J. MORENON, F. PEREA : Le sauvage et le signe

Les enseignements de l’histoire de Victor de l’Aveyron

In : Nervure, Journal de Psychiatrie, dec 04/jan 05,n°9

www.nervure-psy.com

Fin XVIIIeme siècle, un garçon de onze ans, environ, entre dans une maison du canton de Saint-Sernin. Il ne parle pas, se montre farouche, malpropre, violent parfois. Il avait déjà été attrapé par trois chasseurs mais s’était évadé pour rejoindre les bois où il avait déjà été entrevu quelques années auparavant. Il porte des traces et des cicatrices de sa vie solitaire et sans aucun contact humain. Placé en hospice, on ne le laissera plus s’échapper.

Mais, on veut voir le « sauvage » et un ministre le fait venir à Paris. L’enfant n’apprend rien, ne parle pas, déçoit et conserve des manières fort peu policées. Il est déclaré atteint d’un « idiotisme » irrécupérable (Pinel). Confié à l’Institut des sourds-muets que dirige jean Itard, ce médecin reprend la description mais non le diagnostic d’idiotisme :

« Procédant d’abord par l’exposition des fonctions sensorielles du jeune sauvage, le citoyen Pinel nous présenta ses sens réduits à un tel état d’inertie que cet infortuné se trouvait. sous ce rapport, bien inférieur à quelques-uns de nos animaux domestiques ; ses yeux sans fixité, sans expression, errant vaguement d’un objet à l’autre sans jamais s’arrêter à aucun, si peu instruits d’ailleurs, et si peu exercés par le toucher ; qu’ils ne distinguaient point un objet en relief d’avec un corps en peinture : l’organe de l’ouïe insensible aux bruits les plus forts comme à la musique la plus touchante : celui de la voix réduite à un état complet de mutité et ne laissant échapper qu’un son guttural et uniforme : l’odorat si peu cultivé qu’il recevait avec la même indifférence l’odeur des parfums et l’exhalaison fétide des ordures dont sa couche était pleine, enfin l’organe du toucher restreint aux fonctions mécaniques de la préhension des corps. Passant ensuite à l’état des fonctions intellectuelles de cet enfant, l’auteur du rapport nous le présenta incapable d’attention, si ce n’est pour les objets de ses besoins, et conséquemment de toutes les opérations de l’esprit qu’entraîne cette première, dépourvu de mémoire, de jugement, d’aptitude à l’imitation, et tellement borné dans les idées même relatives à ses besoins, qu’il n’était point encore parvenu à ouvrir une porte ni à monter sur une chaise pour atteindre les aliments qu’on élevait hors de la portée de sa main ; enfin dépourvu de tout moyen de communication, n’attachant ni expression ni intention aux gestes et aux mouvements de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif présumable d’une tristesse apathique aux éclats de rire les plus immodérés ; insensible à toute espèce d’affections morales ; son discernement n’était qu’un calcul de gloutonnerie, son plaisir une sensation agréable des organes du goût, son intelligence la susceptibilité de produire quelques idées incohérentes, relatives à ses besoins ; toute son existence, en un mot, une vie purement animale » (jean Itard, 1801).

Influencé par l’empirisme et le sensualisme, Itard va se consacrer à faire sortir l’enfant de son « état sauvage ». Il veut démontrer que le déficit de Victor était dû au manque d’entourage humain et de stimulation appropriée, et qu’il n’avait rien de définitif (1).

L’apprentissage

Le Mémoire de 1801 présente les choix pédagogiques pour l’élève avec les résultats de l’apprentissage.

La progression est présentée en 5 rubriques.

Première vue : L’attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que celle qu’il menait, et plus analogue à la vie qu’il venait de quitter.

Deuxième vue : Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulants les plus énergiques et quelquefois par les vives affections de l’âme.

Troisième vue : Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins nouveau et en multipliant ses rapports avec les êtres environnants.

Quatrième vue : Le conduire à l’usage de la parole en déterminant l’exercice de l’imitation par la loi impérieuse de la nécessité.

Cinquième vue : Exercer pendant quelque temps sur les objets de ses besoins physiques les plus simples opérations de l’esprit en déterminant ensuite l’application sur des objets d’instruction. La démarche s’articule à une approche culturelle. L’enfant doit être situé dans un milieu adapté (vue 1) et à doit expérimenter ce milieu (vues 3, 4, 5).

Les « objets de ses besoins physiques » deviennent alors « objets d’instruction » (vue 5). Plus qu’une variable didactique commode pour un apprentissage empirique, ce milieu est donc vu comme un enjeu d’apprentissage. Il s’agit de revoir tout le rapport que Victor a tissé avec son environnement antérieur en postulant qu’il est possible de reformer sa pensée et ses conduites.

Ce travail systématisé :

- débute par le façonnage des sens, très déficitaires, et de la sensibilité nerveuse (vue 2) ;

- se poursuit par la constitution de nouveaux objets, c’est-à-dire de catégories de la pensée (vue 3) ;

- continue avec la mise en place dune réalité langagière qui donne sens au réel et qui vient se lier, de manière signifiante, à la perception et à l’objet (vue 4) ;

- et trouve son point de d’orgue avec le dépassement définitif de la sensation, d’une pensée sauvage esthétique au profit d’une pensée sémiotiquement organisée (vue 5) dans laquelle le signe doit posséder une valeur substitutive. Le Rapport de 1806, propose trois chapitres débutant par le Développement des fonctions des sens. L’idée est que l’origine de tous les faits psychiques se trouve dans la sensation : rien n’est dans l’intellect qui n’a pas été d’abord éprouvé par les sens. D’où la nécessité d’y accorder une place première dans l’éducation.

Le Développement des fonctions intellectuelles suit la progression sensualiste. Il est largement dévolu au langage qui n’est pas considéré comme une simple expression de la pensée mais, au contraire, comme un déterminant de son élaboration. Une pensée sans signe resterait limitée à la perception et à l’imagination, sans jamais atteindre l’abstraction et la combinaison d’idées (2).

Une mise en forme sociale des fonctions affectives apparaît dans la continuité de ce développement. Il s’agit là de l’entreprise de civilisation du jeune garçon appréhendée à travers ses rapports à la société et aux autres. On peut voir, ici, la quête ultime de cet apprentissage qui consiste en un passage de l’état sauvage à la civilisation à travers la maîtrise des sensations, du langage et donc de la pensée.

Les progrès de Victor

Nous nous proposons d’examiner principalement, la confrontation aux signes linguistiques.

– 1801, les premiers développements
Itard débute son enseignement par un travail sur la voix. Une raison explique ce choix initial : Victor est indifférent aux sons de la voix humaine qui ne paraissent constituer, pour lui, que des sonorités dépourvues de signification. L’attention de Victor, sans cesse aux aguets, paraissait en quête d’autres catégories perceptives :
« … mais en même temps distractions continuelles du sens de l’ouïe en raison de l’occupation que fournissaient à celui de la vue tous les objets qui l’entouraient Le moindre dérangement dans la disposition des meubles ou dans ses vêtements, le plus léger mouvement des personnes qui étaient autour de lui, un changement un peu brusque dans la lumière solaire, tout attirait ses regards, tout était, pour lui, le motif d’un déplacement ».

Il faudra attendre « 4 à 5 mois après son arrivée » pour que l’élève relie l’audition de voix à la proximité d’une personne. Quelques semaines plus tard, il détourne la tête à l’audition du [O]. Pour Itard cette première manipulation d’un « matériau linguistique » signe son accès à la reconnaissance subjective et humaine.

 » Cette préférence pour l’O m’engagea à lui donner un nom qui se terminât par cette voyelle. Je fis choix de celui de Victor. Ce nom lui est resté, et quand on le prononce à haute voix, il manque rarement de tourner la tête ou d’accourir «  (3). Itard exploite cette reconnaissance d’un phénonème pour introduire Victor au signe linguistique. Un élément devrait jouer en sa faveur : le son [0] correspond à un signe (eau) qui réfère à un élément naturel aussi nécessaire à Victor dans son habitat actuel qu’il le fut dans sa solitude forestière. La tentative est un échec : l’enfant ne prononcera pas le son et n’utilisera pas le lien entre le signe et le référent.

Les résultats suivants sont plus encourageants. Victor prononce  » lait  » et associe la suite du son au liquide versé dans la tasse. Mais Itard observe qu’il n’y a là pas de signe stable de communication :

 » Je ne venais d’obtenir qu’une expression, insignifiante pour lui et inutile pour nous, du plaisir qu’il ressentait. A la rigueur, c’était bien un signe vocal, le signe de la possession de la chose. Mais celui-là, je le répète, n’établissait aucun rapport entre nous ; il devait être bientôt négligé ( .. ). Ce n’était le plus souvent que dans la jouissance de la chose que le mot lait se faisait entendre. Quelquefois il lui arrivait de le prononcer avant, et d’autres fois peu de temps après, mais toujours sans intention « .

D’autres productions apparaissent alors, fruits de l’imitation spontanée : « lli lli » prononcé en donnant (sûrement motivé par la présence de Julie, fillette de douze ans) et « Oh Diie ! Oh Diie ! », en reprise de l’exclamation familière de Madame Guérin qui s’occupe de lui (4).

La gamme expressive s’étend et :  » … toutes les voyelles, à l’exception de l’u, entrent déjà dans le petit nombre de sons qu’il articule .. «  (avec seulement les trois consonnes (l), (d) et (j) (l mouillé)).

Mais le développement de l’expression orale rencontre un frein de taille : le  » langage à pantomimes  » ainsi désigné par Itard, et auquel recourt Victor avec une redoutable efficacité : « Il suffit à Mme Guérin, pour l’envoyer quérir de l’eau, de lui montrer la cruche et de lui faire voir qu’elle est vide en donnant au vase une position renversée »…

Si le 4eme chapitre du Mémoire met l’accent sur ce développement de l’oral et ses limites, le 5ème va porter l’accent sur le signe écrit. C’est ici que les progrès sont les plus marqués.

Une première étape consistera à faire saisir un rapport entre un signe iconique et le référent. Pour ce faire, on dispose une collection d’objet en vis-à-vis de dessins les représentant. Puis, on demande à l’enfant de les apparier. Dans un second temps, on remplace les dessins par le mot écrit : l’élève sourd-muet n’est généralement pas décontenancé par ce changement. Or, Victor se retrouve en échec dans cette seconde phase.

Itard fait alors construire des petites boites au fond desquelles sont dessinées les lettres de l’alphabet. On forge, par ailleurs, des lettres en métal que l’enfant devra placer dans les boites. Victor parviendra à mener à bien cette tâche au prix de pentes confusions. Les lettres sont alors combinées entre elles pour former le mot LAIT et la réussite est ici plus encourageante : « …on le vit Prêt à partir le soir pose l’Observatoire, se munir, de son mouvement, des quatre lettres en question ; les mettre dans sa poche, et à peine arrivé chez le citoyen Lemeri où, comme je l’ai dit plus haut, il va tous les jours goûter avec du lait, produire ces caractères sur une table, de manière à former le mot lait ».
Le succès sera à nuancer : le signe n’est formé qu’en présence de la boisson ; il ne se substitue pas à la chose (5).

– 1806, les nouveaux développements

Le travail du langage passe par un dressage des sens. L’ouïe est à l’honneur, Les progrès sont tels (§VIII) que Victor est capable de distinguer les phonèmes de la langue et les intonations expressives. Il ne reste plus, espère Itard, qu’à développer les « facultés imitatives  » qui permettront à l’enfant d’accéder à la parole. Le travail se fait laborieusement par la reproduction de mimiques qui visent à conditionner le visage, les lèvres et la langue à cet exercice (§ XL). L’échec est rude : « tout ce que je pus obtenir de cette longue série de soins se réduisit à l’émission de quelques monosyllabes informes, tantôt aiguës, tantôt graves, et beaucoup moins nettes encore que ceux que j’avais obtenus dans mes premiers essais ».

Victor ne parlera jamais et n’utilisera jamais la communication verbale. Or, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas développé d’autres facultés du langage et n’a pas appris la manipulation sémiotique. L’enfant refusant le travail sur les sons, Itard entreprend de procéder par le développement d’un autre sens, la vue.

Victor parvient à reconnaître les lettres de métal et celles tracées au tableau. Il peut apparier des listes de mots jumeaux et les épeler, toujours visuellement. Il accepte ce travail et lit sans prononcer, percevant une correspondance stable entre un objet et un graphisme. Mais il n’y reconnaît pas une signification. La discrimination visuelle existe mais n’est pas, réellement, porteuse de sens.

Cette stérilité sémantique était présente dans l’utilisation du mot LAIT que Victor réalisait avec les lettres métalliques.

Itard le rappelle aux paragraphes XVIII et XIX : « Si le mot lait eût été pour Victor le signe distinct de la chose et l’expression du besoin qu’il en avait, nul doute qu’après cette privation subite, le besoin continuant à se faire sentir. le mot lait n’eût été de suite reproduit. Il ne le fut point ; et j’en conclus que la formation de ce signe, au lieu d’être pour l’élève l’expression de ses besoins, n’était qu’une sorte d’exercice préliminaire, dont il faisait machinalement précéder la satisfaction de ses appétits (…). Ainsi quoique le mot lait ne soit pour nous qu’un signe simple, il pouvait être pour Victor l’expression confuse de ce liquide alimentaire, du vase qui le contenait, et du désir dont il était l’objet (…) Plusieurs autres signes avec lesquels je l’avais familiarisé présentaient, quant à leur application, le même défaut de précision ».

Nous ne sommes donc pas en présence d’un signe plein, porteur de signification avec sa face signifiante et son autre signifiée. Le mot lu par Victor n’est que l’accompagnateur de la chose dont il fait esthétiquement partie. Ainsi ce mot ne vaut que pour un objet précis (et non une classe) : le ciseau de la chambre par exemple, et pas un autre. Itard va conduire Victor à surmonter ces limites au fonctionnement sémiotique. Il va, d’abord, s’attacher à faire fonctionner les étiquettes en dehors de la présence de ce qu’elles désignent : il commande à son élève d’aller chercher les objets désignés dans une autre pièce. Il va ensuite l’exercer à utiliser les noms dans leur valeur générique : il s’agit là de faire des liens de sens et de s’éloigner de la chose iriitialement désignée.

Ces travaux sont largement récompensés et le lexique écrit de Victor s’enrichit jusqu’à référer à des notions abstraites (§ XXVI à XXXIV).

tard entreprend, alors, l’apprentissage de la syntaxe. Par combinaison de mots écrits sur des cartons Victor parvient à combiner les adjectifs aux noms. Fort de ces avancées, son professeur entreprend – avec succès – de lui faire appréhender la catégorie du verbe.

Il ne reste qu’à apprendre à Victor, par imitation directe, les « mouvements corporels » nécessaire à l’écriture (au tableau). Mais les succès seront, ici comme pour la parole, loin d’être à la hauteur de ceux obtenus dans le domaine de la lecture. Et Itard de conclure que : « l’on trouve, entre autres changements heureux, la connaissance de la valeur conventionnelle des signes de la pensée, l’application de cette connaissance à la désignation des objets et à l’énonciation de leurs qualités et de leurs actions d’où l’étendue des relations de l’élève avec les personnes qui l’environnent, la faculté de leur exprimer ses besoins, d’en recevoir des ordres et de faire avec elles un libre et continuel échange de pensées ».

Quelques enseignements

Prototypes sémiotiques

L’ambition d’Itard est de faire parvenir Victor à deux objectifs, indissociables :

- un comportement socialisé en coordînation avec ses semblables ;

- une pensée réellement sémiotique, organisée par les signes de la langue dotés d’une valeur substitutive.

Nous examinons ici la seconde ambition, celle qui vise une pensée organisée, reposant sur « la valeur conventionneé des signes », en nous concentrant sur la genèse de la pensée sémiotique. Nous mettrons de côté les résultats obtenus en fin d’apprentissage : classes d’objets, catégories grammaticales (6)). Les premières productions apparentées à des signes linguistiques sont révélatrices du mode de pensée de Victor. Les moments forts sont :

la composition spontanée du mot « lait », par combinaison de lettres métalliques ;

- la mise en relation des étiquettes avec les objets qu’elles désignent.

Il y a là quelque chose qui ressemble à un signe et qui pourtant n’en est pas un :

- parce que le mot n’est produit qu’en présence de la chose. Ainsi pour « lait » qui apparaît devant le verre de lait proposé par le « citoyen Lemeri ».

- parce qu’une étiquette n’est sélectionnée qu’en présence de la chose qu’elle désigne.

Par la suite, Itard entrainera Victor à aller chercher l’objet désigné dans une autre pièce mais il remarque qu’il y a un lien de combinaison (et non de substitution) entre le mot écrit et la chose qu’il désigne. Pour preuve, l’exigence de contiguité qui impose, à Victor, de réduire la distance temporelle : « Victor par un acte d’intelligence bien digne de remarque, chercha et trouva dans l’agilité de ses jambes un moyen sûr de rendre la durée de l’impression plus longue que celle de la course. Dès qu’il avait bien lu, il partait comme un trait ; et je le voyais revenir un instant après, tenant à la main l’objet demandé ».

Ces productions ne sont donc pas des signes. Mais elles relèvent d’un code et consistent en une combinaison de ses éléments (ainsi lorsque Victor combine les lettres formant le mot « lait »). Que dire alors de ces signes qui n’en sont pas ?Nous formulons ici l’hypothèse &une incomplétude du signe.

Dans la tradition saussurienne (7), le Signe linguistique est une entité biface composée d’une image acoustique appelée signifiant (l’empreinte psychique de la,< forme du signe ») et d'un concept associé à cette empreinte : le signifié. Ainsi, le signe « lait » renvoie à une fibrine signifiante (la reconnaissance pertinente de la suite de phonèmes île]) et à un concept signifié (une représentation mentale générique de la chose). Les deux faces du signe le signifiant et le signifié - sont liées de manière arbitraire : ce n'est pas un lien naturel ou analogique qui les unit mais une convention. Ainsi, le concept de " lait » n'est lié à la suite de son ou à la graphie qui la représente qu'en vertu d'un pacte avec les autres membres de la communauté linguistique et la langue pose par convention qu'il aura pour signifiant lait milk milch leche lasse etc. Odgen et Richards (8) inscriront la dichotomie dans le triangle sémiotique signifié - signifiant - référent. Le référent est, pour le linguiste, la "réalité extra-linguistique« . Pour un « locuteur ordinaire » l’étiquette « lait » correspond au signe : le signifiant est associé à un signifié et de leur conjonction naît « la signification » qui se passe du référent. Pour Victor le signe est incomplet : le signifiant n’est pas associé au signifié (il n’y a donc pas de concept) et ne peut donc remplir son statut de substitut. Il est au contraire directement, pour ne pas dire physiquement, lié au référent et seul ce dernier fait sens pour lui, dans l’expérience immédiate, sensible.

Ceci fait dire à Itard que ce « signe » n’est qu’une  » expression confuse de ce liquide alimentaire, du vase qui le contenait, et du désir dont il était l’objet « , cette expression étant prise dans des associations, incapables de se substituer à une chose mal délimitée et inséparables d’elle. Nous trouvons dans cette confusion des frontières entre les choses et ce qu’elles font ressentir, une des explications de la différence notée par ltard entre Victor et les enfants acquérant « normalement » la parole :  » il est bien différent, dans l’application des mots, des enfants qui, commençant à parler, donnent aux noms individuels la valeur des noms génériques dans le sens restreint des noms individuels « .

L’emploi par un enfant de mots « sans permanence référentielle » (9) lui permet de circonscrire en accompagnement de son expérience des éléments qui seront ultérieurement sémiotisables et codés, codifiés par la langue et la communauté (10). Ce travail constitue une étape essentielle dans la genèse du signe linguistique et son lien à l’objet. Or, cette étape manque à Victor (11). Si plus tard il devient capable de désigner, par l’étiquette  » livre « , le livre de son chevet, le journal ou encore un cahier ou un registre, ce n’est que sous l’enseignement acharné de son professeur qui parvient à lui faire saisir la dimension générique des éléments du lexique (12).  » Il s’agissait de lui apprendre à considérer les objets non plus sous le rapport de leur différence, mais d’après leur point de contact « .

Entre contiguïté et similarité

Si l’acte sémiotique de Victor est marqué par cette défaillance, peut-on s’interroger sur les motifs de cette orientation et sur les particularités qui expliqueraient cet état du signe ? Itard souligne le non-détachement de l’objet et des formes lexicales. Autrement dit, ce qui est proposé pour le représenter ne cesse jamais d’en faire partie. Le signe ne devient jamais un élément autonome d’échange communicatif entre les êtres. Pour la tasse de lait, très investie, les commentaires d’Itard montrent que les quatre lettres participent certes d’une volonté de communication avec les êtres en présence, mais il s’agit d’une communication élémentaire, festive, sur un registre émotionnel. « Je remarquais que Victor au lieu de reproduire certains mots avec lesquels je l’avais familiarisé, pour demander les objets qu’ils exprimaient et manifester le désir ou le besoin qu’il en éprouvait, n’y avait recours que dans certains moments, et toujours à la vue de l’objet désiré. Ainsi, par exemple, quelque vif que fût son goût pour le lait, ce n’était qu’au moment où il avait coutume d’en prendre, et à l’instant même où il voyait qu’on allait lui en présenter, que le mot de cet aliment préféré était émis, ou plutôt formé selon la manière convenable. Pour éclairer le soupçon que m’inspira cette sorte de réserve, j’essayai de retarder l’heure de son déjeuner et ce fut en vain que j’attendais de l’élève la manifestation écrite de ses besoins quoique devenus plus urgents. Ce ne fut que lors ue la tasse parut que le mot lait fut formé. J’eus recours à une autre épreuve : au milieu de son déjeuner et sans donner à ce procédé aucune apparence de châtiment, j’enlevais la tasse qui contenait le lait, et l’enfermais dans une armoire. Si le mot lait eût été pour Victor le signe distinct de la chose et l’expression du besoin qu’il en avait, nul doute qu’après cette privation subite, le besoin continuant à se faire sentir, le mot lait n’eût été de suite reproduit. Il ne le fut point ; et j’en conclus que la formation de ce signe, au lieu d’être pour l’élève l’expression de ses besoins, n’était qu’une sorte d’exercice préliminaire, dont il faisait machinalement précéder la satisfaction de ses appétits. ( .. ) Ainsi, quoique le mot lait ne soit pour nous qu’un signe simple, il pouvait être pour Victor l’expression confuse de ce liquide alimentaire, du vase qui le contenait, et du désir dont il était l’objet ».

Une autre observation d’Itard – non moins importante – suit ce commentaire : « lorsque laissant tous ces objets dans l’un des coins de la chambre et emportant dans un autre toutes les étiquettes, je voulais, en les montrant successivernent à Victor, l’engager à m’aller quérir chaque objet dont je lui montrais le mot écrit, il fallait pour qu’il pût m’apporter la chose qu’il ne perdit pas de vue, un seul instant, les caractères qui servaient à la désigner. S’il s’éloignait assez pour ne plus être à portée de lire l’étiquette, si, après la lui avoir bien montrée, je la couvrais de ma main, aussitôt l’image du mot échappait à l’élève qui, prenant un air d’inquiétude et d’anxiété, saisissait au hasard le premier objet qui lui tombait sous la main ».

Ce comportement témoigne de l’incapacité de fixer dans la pensée l’image détachée de l’objet et d’en appliquer ailleurs la représentation. Il confirme une défaillance des facultés de comparativité avec, pour conséquence, l’obligation de privilégier les rapports de contigu aussi bien spatiaux que temporels : on a vu, plus haut, comment il savait compenser cette lacune par l’agilité de ses jambes.

L’action réelle chez l’enfant

L’interrogation première sur les comportements de Victor, acquis dans sa vie forestière, conduit à considérer les modalités de l’action réelle chez l’enfant, et son rôle dans le détachement des éléments du réel. On avance, généralement, qu’au sein d’une confusion entre monde extérieur et monde inténeur, et avant tout langage, la connaissance dit corps et de l’espace environnant « est pratique, utilitaire, fondée sur une expérience sensori-motrice » (13).

Cette activité conduit le tout jeune enfant à individualiser les objets sous l’effet d’une exigence intérieure. Ces objets sont donc requis par le besoin et, en conséquence, tout ce qui n’apporte pas de réponse n’est pas extrait du chaos primitif.

Mais chaque geste de l’enfant ne ramène pas à détacher mécaniquement un objet. La réalité des faits doit être vue autrement : elle est dans la notion de combinaison entre l’action directe et l’élément réel. La seule activité dirigée vers un élément distinct ne suffit pas. Par contre, s’il advient la réduction d’une tension (par exemple une satisfaction) cet élément émerge du réel, vient à la connaissance puis à la reconnaissance de l’enfant dont il a transformé la réalité interne. Un élément du réel qui serait manipulé sans produire un résultat transformateur ne sera pas détaché du fond du monde. Indifférent, il ne deviendra pas « objet ». Sous réserve de transformer la relation entre l’enfant et l’univers qui l’entoure, un élément « détaché » de cet univers devient objet (au sens que les psychologues donnent à ce terme.)

Nous sommes ici au coeur des facultés maîtresses de connectivité et, pour ce qui nous concerne présentement, on soulignera que le geste intentionnel qui combine une action réelle à un élément réel, n’émet aucun un message

Ce mode de connaissance sous le registre de la conguïté empirique directe, non verbale, est le mode exclusif de rapport au monde de Victor, à son arrivée dans la communauté humaine. Ainsi avait-il survécu en forêt et il faut convenir que ce type de relation avec l’environnement lui a permis d’assurer sa survie.

L’âge de Victor est estimé à une douzaine d’année, son abandon à l’âge de 4 ans (14). Le retard pris est considérable. Mais ne convient-il pas de parler plutôt d’une orientation spécifique de ses facultés, et aussi d’une remarquable capacité d’adaptation. Y a-t-il lieu d’être surpris que les pseudo-signes acquis par Victor aient été défaillants ? La véritable question étant de comprendre pourquoi le passage au langage comme instrument symbolique s’est, ultérieurement, avéré impossible.

Le non-apprentissage de la langue chez Victor

L’aptitude à utiliser des signes linguistiques, se développe chez l’enfant grâce à la pensée comparative, c’est-à-dire par une activité mentale qui suppose la saisie de ressemblances, de similarités, la capacité de substitutions, celles-là mêmes que Itard s’est efforcé de mettre en jeu avec son élève. L’enfant normal, sous l’influence sonore du milieu langagier ambiant entre, par imitation, dans un univers sémiotisé où règne l’immutabilité des signes.

Mais, il est évident qu’un enfant ne peut cultiver son langage oral s’il n’en entend aucun. Victor, isolé dans la forêt ; ne pouvait acquérir de langue parce qu’il n’en entendait aucune.

L’entreprise de Itard repose sur l’hypothèse que son élève n’étant pas sourd, nul obstacle ne devait entraver l’acquisition de la parole, fut-elle tardive. Or le processus est plus complexe que la simple apposition d’une étiquette attachée à une chose. Une structure aussi élémentaire ne serait pas compatible avec le rôle substitutif du langage caractéristique de notre espèce. Pour que le travail du sens se fasse au niveau des signes, communicables et communiqués, cela suppose l’oubli du geste intentionnel dirigé vers l’objet du bénéfice des acquis d’un code substitutif (15). Pour faire bref, on peut dire que sur une pensée liée à la mise en rapport à l’expérience directe du réel se superposent jusqu’à l’occulter, en la saturant de signification, une activité et une pensée reposant sur une mise en réalité par les signes.

Le passage de la nature au langage : l’enfant « se fait circonstance »

Les plus précoces expressions sonores de l’enfant sont vocales et non verbales. Elles se résument à  » des cris, des pleurs, des sons végétatifs et réactionnels de malaise et de confort  » (16). Le babil s’entend au moment où le nourrisson est en situation syncrétique, cet état de contiguïté indifférencié où la frontière entre soi et le monde extérieur n’est pas encore esquissée.

On soulignera le statut singulier, à ce stade, de rêtre et de sa voix :

- le nourrisson qui pleure à l’heure de la tétée dont dépend son bien-être est, certes, motivé par ses forces pulsionnelles ; mais il est assujetti à la circonstance (le monde extérieur, la mère ou la nature) en laquelle réside le sujet psychologique de l’action. L’enfant qui attend de ce monde extérieur une transformation interne est en position de « patient psychologique » ;

- ces productions (braillements, gazouillis) peuvent être considérées comme des décharges musculaires de la tension montante, décharges étayées sur les organes de la phonation ; la voix est alors pure « matière somatique ».(17)

Les productions orales de Victor relatées par Pinel, puis par Itard, s’accordent à cette description. Ainsi : « … il pousse un cri de joie en s’éveillant, quitte le lit, court à la fenêtre, puis à la porte, va, vient avec impatience de l’une à l’autre, s’échappe à moitié habillé, et gagne le jardin. Là, faisant éclater sa joie par les cris les plus perçants, il court, se roule dans la neige… ».

Ces productions vocales n’ont que valeur d’indices : elles annoncent, à l’observateur, un état psychologique de celui qui les produit mais elles ne sont pas produites à fin de signifier.

Les signes linguistiques participent d’un changement de statut lié à une transformation sémiotique qui va conduire à un état de conscience. Ce changement est introduit par le revirement capital que voici : si le cri du nourrisson, en position de patient psychologique, alerte la mère de l’heure de la tétée, plus tard l’enfant saura rutiliser pour un autre motif : par exemple pour faire venir la mère. Nous sommes en présence d’un analogon de comportement en fait, l’usage détourné d’un acte corporel « naturel » : le cri qui, dès lors, a valeur de signe et n’est plus un indice. L’enfant, même s’il n’imite que lui-même, entre dans un comportement actif, non sans l’intention d’agir sur le milieu qui l’entoure, ce qui a fait dire qu’il se fiait circonstance (18) et donc se fait lui même agent psychologique. Et, de toute évidence, cela suppose un vis-à-vis, un alter ego sans lequel le geste phonique ne pourrait jamais se transformer en signifiant Telle fut la situation singulière que rencontra Victor.

Dans les débuts du langage il ne s’agit certes pas de signe verbal mais de signe vocal, toutefois, dans les deux cas, les postulats psychologiques sont ceux du système signifiant tel que codifié en une langue (19). Cet avènement implique un complet renversement des positions patient/agent qui ne pouvait donc advenir chez le sauvage de l’Aveyron.

L’importance de ce revirement, chez l’enfant normal, n’échappera pas au lecteur et il convient de noter que cela n’advient pas massivement aussitôt que se forment les premiers actes imitatifs vocaux puis verbaux : la mise en réalité de la pensée par les signes progresse avec l’acquisition des unités sémantiques.

Les incerfitudes de la personne

Il est connu qu’en langue, l’enfant ne s’exprime pas de la manière qui serait attendue comme la plus évidente : malgré un égocentrisme bien ancré, il ne se désigne pas à la première personne. Certes, il construit des phrases, à deux termes, à trois termes, ce qui constitue aux yeux de l’entourage un signe flatteur de son développement Mais, bien qu’en position de sujet de l’énonciation et parlant de lui, il recourt a une utilisation pronominale singulière. Dans la phrase « Bébé il est sage  » la personne qui parle est le sujet de l’énonciation, le substantif « bébé » et le pronom « il » sont, ensemble, le sujet de l’énoncé. Cette construction paraîtrait chargée d’une intention stylistique s’il ne s’ agissait d’un enfant chez qui ce mode d’expression est si constant qu’il est, sans aucun doute, contraignant. Dans ses débuts, dans l’univers de la parole le jeune locuteur n’a pas le choix : il ne peut jamais produire verbalement son être à la première personne.

Certes, l’enfant s’expérimente dans l’accompagnement des seuls « sons langagiers » qu’il entend : ceux d’autrui parlant de lui à la deuxième ou troisième personne (20). Mais il convient d’observer que ce phénomène n’est pas propre aux jeunes années. Dans le discours de l’adulte on rencontre des substitutions pronominales, qui, sous le nom d’énallage, conduisent à des constructions similaires (21). En voici deux exemples.
Ainsi, répondraient agacé, à la boulangère qui tous les matins demande
 » Qu’est-ce qu’il lui faut à ce Monsieur ? »
 » Il lui faut une baguette » (il = je).

Ou encore cet énoncé « emphatique » du mari à sa femme : « _ « eh bien ton mari, il a été à la Une cet après-midi ». Le procédé est connu et plusieurs modalités sont décrites.

Deux cas particuliers nous retiendront parce que le locuteur adulte s’y trouve, précisément, dans les mêmes conditions que l’enfant, soumis aux mêmes contraintes :

- le premier cas accompagne la réserve pudique ou le locuteur substitue le « on » à la première personne quand le discours devient trop précis sur des faits d’intimité sexuelle : « Je lui dis drague les plus jeunes toi quand même.. et quand tu étais avec tes petites copines au lieu de te faire ch… là à regarder la télévision, va voir ce qui se passe dans leurs petites culottes … Ben on… à neuf ans on l’a tous fait mais on a tous eu une soeur ou une petite copine, une cousine.. quand on avait neuf dix ans … on l’a tous fait » ;

- le deuxième cas est celui de l’alcoolisme où la démesure n’est jamais énoncée par le sujet lui-même sinon sous cette forme :  » On est tous alcoolique  » Pour « je suis alcoolique » qui est indicible par un patient non Sevré Q2).

Le rapprochement avec le langage premier de l’enfant est plus que formel. Les deux exemples cités (pudeur sexuelle et inhibition linguistique de l’alcoolique) sont deux cas oÙ le sujet de l’énonciation aurait à rendre compte, outre de sa pulsion mise à nu, de son assujettissement à l’objet dans la position de patient psychologique.

Ainsi, soumis à la même contrainte, le

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