Gallimard, nrf, coll. Idées, Paris, 1954.
Formé par la phénoménologie, Jean-Paul SARTRE a créé l’existentialisme. Selon l’existentialisme, le sujet est ce qu’il se fait, ainsi « l’existence précède l’essence » (L’existentialisme est un humanisme).
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le monde découvre l’horreur totale, où tout semble devenu possible. Le réveil est difficile, et les remises en question de l’histoire, de la politique, de la société, de la modernité commencent à peine, avec quelques intellectuels comme Hannah Arendt. En France, Sartre juge trop faible la mise au jour du sort des Juifs, et intervient alors activement et médiatiquement pour réveiller les consciences, avec Réflexions sur la question juive.
Sartre élabore une phénoménologie de l’antisémitisme, dans la continuité de Portrait de l’antisémite, publié en 1945, prémisses aux Réflexions. L’antisémitisme n’est pas une opinion dont on pourrait se débarrasser, c’est un choix existentiel, dirigé en faveur de la haine, contre la raison. L’antisémite se comporte donc comme un En-soi, il fuit sa propre conscience en abandonnant sa liberté à des valeurs figées. Devant la condition humaine, il fuit sa responsabilité. Sartre pose alors ici le Juif comme un prétexte : le Juif n’est qu’un prétexte, comme l’est le Noir, prétexte à ce qui se trouve en fait être une haine de soi.
Sartre s’interroge ensuite sur la judéité. Rejetant la notion de race, il pose une théorie existentialiste de l’identité juive. La source de cette identité est basée sur une situation commune, celle d’être perçu comme Juif. On n’est pas juif par sa religion, ni par son passé, son histoire, mais l’on est juif car perçu comme tel. Ici, l’identité est une pure création sociale. Sartre exclue toute constitution interne et positive de la communauté. « Le Juif est un homme que les autres tiennent pour juif ». C’est l’antisémite qui finalement crée le Juif. Nous voyons bien ici apparaître une limite théorique et éthique certaine : Sartre fait en quelque sorte du Juif un En-soi, il ne lui laisse pas son faire. Pour dépasser la limite, Sartre distingue le Juif « authentique » du Juif « inauthentique ». Le problème est qu’il ne décrit pas, et ne saurait ni ne pourrait le faire, l’authenticité du Juif.
Une deuxième limite théorique et éthique apparaît lorsqu’il cherche à remettre en question des stéréotypes. Il reconnaît l’existence d’un physique juif, pour rentrer dans le jeu des stéréotypes, dans le but de renverser un système de valeurs, et de montrer que les juifs peuvent s’intègrer à l’Etat français. À partir de stéréotypes sociaux dévalorisants, il opère finalement une « revalorisation dévalorisante », en utilisant les critères qu’il condamne lui-même. Il fait des images sociales des caractéristiques.
On ne saurait aborder les Réflexions sur la question juive sans prendre en considération la question marxiste de la lutte des classes. Sartre décrit l’antisémitisme comme une aristocratie figée, s’introduisant dans la bourgeoisie. Le bourgeois antisémite veut fondre la distinction des classes par une distinction Juif / non-Juif, contre le bourgeois juif.
Au-delà des limites éthiques et théoriques, les Réflexions sur la question juive présentent un fort intérêt historique, dans son témoignage sur l’histoire des idées, et éthique et politique : on peut y lire la critique sartrienne du démocrate universaliste, qui fonde son discours sur les Droits de l’Homme, « il ne connaît pas le Juif, l’Arabe, le nègre, l’ouvrier, mais l’homme en tout temps et tout lieu égal à lui-même ». Sartre relève la menace universaliste de dissoudre la diversité culturelle dans un cadre trop abstrait pour être humain.