Jean-Pierre M’BARGA, « RELATION THÉRAPEUTIQUE TRANSCULTURELLE : INTERPRÉTARIAT, INTERPRÉTATION »

Dans la relation thérapeutique triangulaire créée par le médecin, le patient et l’interprète, la question se pose de savoir quel est le fondement et la valeur d’une telle situation.

Il s’agit, en l’occurrence, de l’interprétation dans le rapport concret langue africaine -français : exemple, sarakolé et n’importe quelle langue européenne de l’ancienne métropole. Dans cette situation, l’interprète traduit, mais il se projette aussi ; le thérapeute interprète deux fois : la première fois ce qu’il entend du traducteur, la deuxième fois ce qu’il croit comprendre du patient par l’intermédiaire du traducteur.

Le résultat ne peut être que positif dans la mesure où le malade s’exprime dans sa langue de désir, s’exprimant au niveau du moi, par opposition à la langue de pouvoir qui, elle, paraît surmoïque.

D’origine camerounaise, nous sommes chargé de la consultation pour les Africains du sud du Sahara au centre F.-Minkowska à Paris. En raison de la diversité des langues africaines et leur caractère souvent local, nous ne pratiquons pas la plupart d’entre elles, en particulier les trois couramment rencontrées ici que sont le bambara, le sarakolé et le wolof. De ce fait, il nous arrive parfois de solliciter le concours d’un interprète malien ou sénégalais.

De cette situation est née une problématique faisant nous interrroger sur le fondement et la valeur thérapeutique d’une telle relation triangulaire, à la fois du point de vue dynamique et du point de vue de la langue.

Nous nous proposons de savoir, en particulier, si l’interprète se contente d’être un simple traducteur bilingue et neutre, de savoir quelle est la part de lui-même projetée dans la situation interculturelle ainsi créée, de savoir enfin quelle est la pratique de l’interprète en tant que spécialiste de l’interprétariat et ce que fait le médecin-psychiatre en tant que spécialiste de l’interprétation,

Pour donner un début de réponse à ces interrogations, nous aborderons successivement :

- La dynamique relationnelle dans la situation transculturelle ;

- L’espace sémiotique et le problème du bilinguisme en Afrique noire ;

- L’interprète : sa pratique et ses limites
- L’interprétation dans le champ thérapeutique.

DYNAMIQUE RELATIONNELLE DANS LE CHAMP TRANSCULTUREL

Il convient d’abord de rappeler ce qui se passe dans toute relation thérapeutique en analysant les principaux termes d’une telle expérience. En effet, cela supppose toujours l’existence d’une demande de soins ou d’aide, déclenchée par un symptôme, une maladie ou un conflit intragroupal. Dès lors, un certain nombre de protagonistes vont se trouver impliqués, qui sont : le patient ou un groupe de patients, le médecin seul ou membre d’une équipe médico-sociale, et enfin le groupe social lui-même virtuellement en arrière-plan.

Ces termes du procès thérapeutique, nous pouvons les examiner :

– D’abord la demande

Celle-ci émane en principe du patient qui veut être soulagé. Or, repérer l’auteur réel de cette demande n’est pas toujours chose facile ; par exemple, chez l’enfant jeune qui est amené à la consultation par ses parents, sur les conseils le plus souvent d’un membre extérieur à la famille. Mais chez l’adulte, on pourrait croire que c’est plus simple ; sûrement en médecine interne, nettement moins en psychiatrie. L’exemple le plus classique est le délirant qui, se trouvant dans son système de réalité en contradiction flagrante avec la réalité physique et anthropologique qui l’environne, ne demande nullement qu’on vienne changer quoi que ce soit dans son monde ima ginaire. C’est donc son entourage familial ou social qui nous interpelle. Une fois le sujet demandeur repéré, il reste à préciser l’objet de cette démarche. Il est clair que le malade souhaite la résolution du symptôme ou la guérisson de sa maladie avec son spectre mortifère.

Cela c’est la demande manifeste du conflit intra psychique, laquelle nous renvoie à l’ambiguïté du désir (1), nous obligeant à rechercher le motif véritable ou latent ; et ce n’est pas toujours facile, et loin de là ; nous y reviendrons. Disons cependant d’emblée que les choses peuvent se compliquer lorsque le conflit et/ou le symptôme est à la fois intra et interpersonnel ; c’est le cas de ce que l’on a appelé le « malade symptôme » de toute une dynamique familiale, au point que certains considèrent que toute pédo psychiatrie ne saurait être qu’une psychopathologie familiale (2).

- Une fois l’origine réelle de la demande et son objet précisés, il importe enfin de dire à qui celle ci est réellement adressée. Autrement dit, que le médecin ou l’institution peuvent être tour à tour interpellés pour euxmêmes, mais aussi comme les substituts d’une image parentale ou sociale. En tout état de cause, nous sommes toujours perçus comme une autorité.

- Les symptômes comme point d’appel : il s agit des manifestations pathologiques qui amènent à consulter et qui font l’objet de la sémiologie médicale. Evoquons par une simple énumération les symptômes les plus couramment rencontrés dans notre consultation :

– le syndrome algique polymorphe, fait de douleur à point de départ précis (le sommet du crâne souvent) et irradiant de façon anarchique ;

– les troubles du sommeil

– les états dépressifs toujours réactionnels ;

– les états d’anxiété, allant de la simple inquiétude à l’angoisse paroxystique ;

– les bouffées délirantes avec onirisme actif ou bien simplement hallucinatoires ;

– les plaintes corporelles d’allure sinistrosique ;

– les troubles de la sexualité, en particulier l’impuissance d’érection chez l’homme et la dyspareunie chez la femme ;

– les troubles digestifs, en particulier douleurs, troubles du transit ayant necessité de multiples explorations parasitologiques dans un service de médecine tropicale. Ces manifestations peuvent être à l’origine de conduites alimentaires restrictives cause d’un important amaigrissement ;

– les préoccupations hypocondriaques ;

– les manifestations pathologiques du postpartum ;

– les difficultés d’adaptation scolaire avec troubles du comportement chez des enfants souvent non scolarisés antérieurement dans leur pays d’origine.

Plus rarement :

– l’autisme et la psychose infantile

– conflits entre famille et institution

– quelques rares cas de géronto psychiatrie.

La relation médecin malade

Une fois repérés les véritables motifs de la demande, la réalité des symptômes, en éliminant leur cause organique éventuelle, nous devons être attentif non seulement à la réponse que nous entendons donner à la demande qui nous est adressée, mais il importe en outre que nous contrôlions ou tentions de contrôler notre propre réaction affective à ce que nous voyons, entendons et comprenons dans le discours du sujet. Cela est particulièrement important dans les situations interculturelles.

En effet, le médecin, face au patient, s’implique nécessairement confronté au matériel livré qui éveille en lui une double inquiétude : celle du « désir de l’Autre » et celle des signifiants culturels, des archétypes du patient. D’ailleurs, il a nécessairement manifesté, vis à vis de son médecin, des sentiments les plus contradictoires qui vont bien entendu de l’amour à la haine, avec ou sans passage à l’acte libidinal ou agressif ; ailleurs, c’est une totale indifférence.

Avant de terminer cette discussion sur les références culturelles implicites, il est bon de rappeler quelques aspects pratiques qui doivent éveiller la vigilance de façon permanente. Il y a d’abord ce que Y. Pelicier (3) appelle « l’écran des stéréotypes » qui peuvent aller des préjugés populaires du genre « l’Anglais est flegmatique, le Français débrouillard, l’Allemand travailleur » le Chinois impassible, etc. », jusqu ) aux incroyables affirmations pseudo scientifiques de A. Porot (4) sur la structure mentale des Algériens, publiées en 1918. D’ailleurs, il existe encore aujourd’hui quelques séquelles de cette idéologie avec le fameux syndrome fonctionnel qui est attribué aux Maghrébins dans le Midi et aux Polonais dans le Nord.

Mais les difficultés de la relation thérapeutique rencontrées au centre Minkowska ne sont pas aussi schématiques. Il convient, pour être complet, de tenter d’analyser la problématique linguistique que nous avons signalée en introduisant ces pages.

Rappelons tout d’abord que la vocation de celle ci est de donner une réponse thérapeutique aux ressortissants d’Afrique noire qui sont en principe bilingues, c’est à dire parlant leur langue maternelle sarakolé, wolof, lingala ou éwondo et une langue européenne de l’ancienne métropole, et en l’occurrence le français. il s’agit donc, en général, de patients en principe francophones à des degrés divers, mais une fois sur quatre ne pratiquant que le bambara, le sarakolé ou le wolof. C’est cela qui nous amène à aborder le problème du bilinguisme africain.

ESPACE SEMIOTIQUE ET PROBLEME DU BILINGUISME EN AFRIQUE NOIRE

Rappelons que la sémiotique* ou sémiologie (du grec : signe) est définie par F. de Saussure comme « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ».

Elle nous apprend en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale. D’ailleurs, c’est elle qui a permis la sémiotique dans la mesure où le langage (5) (J. Kristeva) est « le plus complexe et le plus répandu des moyens d’expression » ; elle peut devenir, selon Saussure, « le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un système particulier ».

Ceci étant défini, notre préoccupation est de nous interroger sur la place des langues africaines dans le champ sémiotique en général (symboles, rites, mythes, littérature orale) et la langue en particulier.

D’abord, quels sont les rapports que les pays africains entretiennent avec leur histoire récente et, par exemple, avec la francophonie comme parler post colonial ? Ces rapports sont complexes. Ainsi, on constate que 5 à 10 % seulement des habitants de l’Afrique de l’Ouest pratiquent le français (6), c’est à dire deux à trois fois moins que dans la France de 1789. Cela explique pourquoi les patients que nous rencontrons sont peu ou pas francophones. Ils se divisent en effet en trois groupes : le premier maîtrise parfaitement le français, le deuxième le pratique de façon approximative, alors que le dernier groupe est totalement non francophone et nécessite par conséquent un interprète.

Cette dernière situation est susceptible de se présenter, non pas certes à propos de l’une des centaines (7) de langues recensées, mais pour chacune des principales rencontrées dans l’immigration en France, à savoir le bambara, le sarakolé et le wolof, usités au Mali pour les deux premières et au Sénégal pour la dernière.

A propos des langues africaines (8) en général, on constate que pour l’ensemble du continent leur nombre est très variable et oscille entre 200 et 1200, fourchette très large assurément et qui tient à la grande approximation qui règne dans la différence entre langue et dialecte du point de vue de leur définition.

Historiquement, l’idéologie coloniale, surtout française, avait pour mission de péjorer (9) les langues autochtones en invoquant notamment l’alibi du « damier linguistique » ; il était avancé que le maintien de l’enseignement de ces parlers était un obstacle pédagogique à l’apprentissage du français, langue de prestige, d’efficacité technique et conceptuelle (10). Or, la colonisation belge ou anglaise a souvent maintenu l’enseignement des langues locales et il n’est nullement constaté aujourd’hui qu’un cadre ghanéen parle moins bien l’anglais que son homologue camerounais francophone le français.

Il est un autre constat aujourd’hui, qui est la conséquence de ce passé récent, c’est celui de l’appauvrissement des langues maternelles dans les familles africaines des populations urbaines, comme s’il se produisait une sorte de glottophagie à leur égard de la part des langues européennes (11). Nous connaissons dans notre entourage de jeunes Camerounais, nés au Cameroun et ayant vécu sur place, qui connaissent à peine leur langue maternelle. Mais nos patients sont souvent des gens non instruits en français et pour eux l’interprète est nécessaire.

L’INTERPRETE, SA PRATIQUE, SA PERSONNE

Il existe aujourd’hui des écoles d’interprétariat. Elles peuvent être bi ou trilingues. Il est une technique qui s’en rapproche, c’est la traduction d’ oeuvres d’une langue à une autre.

Concernant l’interprétariat, l’on distingue deux situations concrètes : la consécutive et la simultanée. Cette dernière est apparue avec le perfectionnement des moyens audio-visuels, le cas le plus spectaculaire étant la traduction simultanée bien connue des téléspectateurs français au cours des débats incluant des personnalités étrangères, type « Dossiers de l’écran ».

Mais notre propos concerne un domaine particulier de l’interprétariat, celui de la relation thérapeutique qui met face à face le patient (P), le médecin (M) et l’interprète (1)

Dans ce colloque à trois, intéressons-nous à l’interprète en posant une triple question : quand, pourquoi et comment l’interprète intervient-il ?

a- Trois situations cliniques peuvent illustrer la réponse à la première question :

Cas n° 1 : Mme G…. sénégalaise de 32 ans, d’ethnie mandiaque, ne pratiquant que le wolof, est venue consulter pour un problème de stérilité dans un contexte de levirat. Nous faisons appel à une interprète professionnelle d’origine également sénégalaise.

Cas n° 2 : M. B…. ghanéen, d’ethnie Ashanti, est hospitalisé en placement volontaire dans un centre hospitalier spécialisé de la région parisienne. Il y est entré à la suite d’un épisode confuso-onirique avec organisation délirante secondaire, à thème persécutif. Il ne pratique que sa langue maternelle et l’anglais. Un médecin (son interne) l’accompagne et sert d’interprète en anglais. Ce patient est donc privé de l’usage de sa langue de désir et de régression au bénéfice de sa langue surmoïque.

Cas n° 3 : L’enfant K…, âgé de 13 ans, malien d’ethnie Bambara, est amené par ses parents. N’ayant pas été scolarisé (ni en français ni dans l’école coranique), ne parle que quelques mots de sa langue maternelle. Un problème diagnostique rétrospectif se pose à son sujet : encéphalopathie congénitale, psychose infantile ou enfant Nit Ku Bon (12). Bien entendu, ses parents servent d’interprètes.

La personnalité de l’interprète ou pourquoi intervient-il ?

Il s’agit en règle d’étudiants africains, toutes disciplines confondues, qui font ce travail pour gagner un peu d’argent, mais aussi pour aider leurs compatriotes moins favorisés ; un peu comme d’autres participent aux cours d’alphabétisation. Certains le font avec une clairvoyance teintée d’un certain militantisme ; d’autres nous paraissent le faire de façon plus ambivalente.

Quoi qu’il en soit, l’interprète est confronté à la traduction sémantique, syntaxique du discours de « l’Autre », de sa langue maternelle à une langue européenne (anglais, français, portugais ou espagnol).

Il est aussi plus que cela, dans la mesure où il restitue, en français en l’occurence, sa compréhension des éléments culturels du discours de l’autre – du patient.

Ces quelques remarques imposent nécessairement que l’on se préoccupe de la personnalité de l’interprète.

D’abord, ses origines : les trois cas précédents répondent en partie à la question, à savoir qu’il peut être un parent, un ami, un membre de l’équipe soignante ou un professionnel de l’interprétariat.

Il importe aussi de dire qu’il n’est pas indifférent que celui-ci soit, selon le cas, un homme ou une femme. En ce qui nous concerne. nous faisons appel au personnel recruté et formé par le service intermigrant à Paris (13). Dans l’ensemble, nous en sommes satisfait, tout comme les patients. Il importe cependant, nous semble-t-il, de dire que leur formation nous paraît quelque peu empirique dans le domaine de la santé mentale, étant donné que la vocation initiale de ce service est essentiellement « culturelle ». Un effort devrait donc être fait en vue de la création en son sein d’une section spécialisée dans les problèmes d’interprétariat en matière de santé en général et de santé mentale en particulier. Il va de soi qu’une telle spécialisation devra éviter l’écueil d’une psychologisation stérile. Ainsi, peut-être qu’à partir d’un statut le problème du secret professionnel pourrait être en partie résolu.

Est-il possible de repérer la structure mentale la plus favorable au métier d’interprète dans le champ psychiatrique ? A partir d’un entretien que nous avons eu récemment avec un responsable de la formation, il nous est apparu que si l’on ne peut dire quel est le cas idéal, au moins nous pouvons suggérer ce qui constituerait la mauvaise structure pour un interprète. Par exemple, certains types caractériels nous paraissent devoir être récusés, telles les personnalités perverses, phoboobsessionnelles ou paranoïaques. Alors, que reste-t-il, la structure hystérique ? La question est à débattre. En tout cas, dans la langue arabe, au Maroc, ne dit-on pas du polyglotte qu’il a « plusieurs têtes » ? L’interprète parle à la place des autres ; peut-être interprète-t-il, comme au théâtre ou au cinéma, le texte ou le scénario écrit par celui dont il prend la place un instant, l’instant d’une représentation : « le sujet barré ».

Concrètement, l’interprète est d’abord un bilingue impliqué dans la relation thérapeutique et un traducteur. A ce titre, sa pratique pose deux types de problèmes : les uns d’ordre psychologique (relationnel), les autres d’ordre purement linguistique que nous allons examiner maintenant.

D’abord la traduction, considérée comme contact de langue, entraîne nécessairement des interférences entre les parlers en contact ; il en résulte alors des altérations sous forme d’écarts (14) intervenant dans le parler du bilingue.

On peut se demander si de tels artefacts sont susceptibles de modifier de façon signîficative l’une et l’autre langues en tant que système de signes, par exemple sa morphologie. On a d’ailleurs noté que ces interférences sont moins nettes et moins graves lorsque les deux langues en présence sont investies d’un égal prestige, par exemple le français et l’anglais ; ce n’est souvent pas le cas dans les situations cliniques que nous évoquons.

Ensuite, G. Mounin (15) soulève le problème de la structure du lexique dans ses rapports avec la traduction. Il nous invite à dépasser la vieille notion qui fait du lexique une simple nomenclature, car le fonctionnement de celui-ci est plurifactoriel. Ainsi, outre l’aspect sémantique, interviennent d’autres éléments tout aussi importants comme la vision du monde commune à tel ou tel groupe de locuteurs. En réalité, il s’agit de ce que l’on nomme culture en tant qu’ « ensemble de matériaux dans lesquels nous puisons, individus et sociétés, pour élaborer notre expérience » (G. Devereux).

Nous débouchons ainsi, en définitive, sur la notion de champ sémantique, ce qui intéresse au premier chef la théorie de la traduction puisque tout système linguistique est sous-tendu par une analyse du monde extérieur qui lui est propre : physique et anthropologique.

Enfin, un autre débat important concerne les difficultés que soulèvent le langage, la traduction et la communication interpersonnelle.

Ainsi, un premier obstacle est lié à la notion de vision du monde propre à chaque culture ; ensuite, Nicolas Roubakine (16) affirme que chaque livre ne peut être que le reflet de celui qui le lit et non point de son auteur.

Cela voudrait-il dire que toute communication directe au moyen du langage est impossible ? Assurément non, car la linguistique moderne estime qu’il importe de tenir compte de la part de ce qui est communicable, en laissant dans l’ombre la frange du discours incommunicable (G. Mounin).

Tels sont, évoqués très brièvement, quelques-uns des problèmes linguistiques que pose l’interprétariat en tant que traduction ou interprétation de langue. Cette situation est rendue encore plus complexe dans le domaine qui nous occupe : celui de la relation thérapeutique, celui du contact dans l’intersubjectivité. Parmi les problèmes psychologiques qu’elle pose, il en est un central, c’est celui que recouvre la notion même d’interprétation en tant que pivot de la cure.

L’INTERPRETATION DANS LE CHAMP THERAPEUTIQUE ET ANTHROPOLOGIQUE

Lorsqu’une vérité du sens se dissimule dans Une manifestation déguisée ou symbolique, il est une méthode qui permet d’y accéder, c’est l’interprétation. C’est une méthode propre aux sciences humaines qui permet d’aller du sens apparent, manifeste, littéral, au sens latent, profond, caché. Cette démarche est propre à toutes les cultures et utilise tour à tour la manifestation d’un signe, l’expression d’un geste propositionnel, d’un mot ou tout autre modalité du symbolique par rapport au réel.

Ainsi, à travers les signes et les symboles, nous sommes renvoyés aux mythes, aux rites et, en fin de compte, à la règle archétypale de la loi primordiale, c’est-à-dire au sacré puisqu’à l’origine tout était sacerdotal (17).

Historiquement, c’est J.-G. Droysen (18) qui introduit le concept d’interprétation au siècle dernier pour élaborer la méthode historique qu’il divise en trois temps : l’heuristique (19), la critique et l’interprétation. En réalité, c’est W. Dielthey qui confère à ce concept un statut épistémologique quand il distingue les sciences de la nature et les sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften), autrement dit les sciences humaines. Dès lors, l’interprétation va s’opposer à l’explication causale, de type expérimental. Donc, s’agissant de l’homme, comprendre est plus opératoire qu’expliquer. A la suite, la phénoménologie d’Ed. Husserl et les existentialismes donnent au comprendre une importance capitale en le définissant comme « saisie ou préhension ». Cette saisie se présente alors comme captation du sens dans une expérience, mais aussi rejet de toute chosification ou objectivation du sujet comme objet de connaissance.

Ce refus de chosification permet la pérennisation du projet de la personne et fait que toute compréhension implique le changement ; c’est cela aussi que l’on retrouve dans l’interprétation psychanalytique. Toute cure est en effet fondée sur un pré-supposé : la capacité de changement (20).

D’abord, quelle est la stratégie de l’interprétation dans la cure ? Nous savons que le but de la cure est qu’à partir de la « névrose clinique » on arrive à désigner la « névrose infantile » en passant par la « névrose de transfert ». C’est cette dernière, plus simplement appelée transfert, qui doit être interprétée ; c’est ainsi que l’analyste permet la consciencisation du matériel refoulé. Le transfert est donc porteur de sens, c’est-à-dire qu’il porte une forte ration de signification. Il est intéressant de rappeler qu’étymologiquement, en allemand, les mots signification et interprétation entretiennent des rapports étroits puisqu’ils dérivent du même mot « Deutsch ».

Dans la Traumdeuntung (21) relatée en 1909, le concept d’interprétation se débai ;rasse du sens qui lui est réservé jusque-là, c est-àdire celui qui renvoyait à quelque pouvoir surnaturel de divination. Il devient quelque chose qui concerne directement le rêveur luimême, ou mieux le rêve lui-même dans ce qui est désigné comme le « travail du rêve » (Traumarbeit).

A partir des deux figures de la métaphore et de la métonymie, l’interprétation, c’est aussi le travail fait à partir de la chaîne des signifiants : restes diurnes, fantasmes, lapsus, actes manqués, symptômes. Cette méthode peut aussi être appliquée non plus au dis cours du patient, mais aux productions artistiques, littéraires ou picturales (le président Schreber, la Gradiva de Jansen, les dessins d’enfants, le tableau de Léonard de Vinci) posant tout le problème de la création artistique.

Quoi qu’il en soit, c’est au cours de l’analyse du petit Hans (22) que Freud saisit l’importance de l’interprétation dans la cure (P. Fédida), et le cas de ce petit patient nous intéresse particulièrement. En effet, souvenons nous, son traitement ne se déroulait pas dans une relation duelle, mais triangulaire, dans la mesure où c’est son père – adepte du médecin viennois – qui en assumait la direction. Cette triangulation, il semble que nous la retrouvions chaque fois qu’un parent nous sert d’interprète à propos de son enfant qui peut être non francophone, ne s’exprimant qu’en wolof ou en sarakolé (cas n » 3).

D’autres concepts nous paraissent d’importance capitale ; énumérons-les avec Pierre Fédida :

• la résistance au retour du refoulé,

• la désignation du sens caché abandonné au désir,

• la construction et la déconstruction qui sont en quelque sorte la mise en acte de ce sens caché.

Enfin, il importe de distinguer la compréhension psychanalytique de la compréhension phénoménologique puisque dans cette dernière il est question de retrouver le sens vécu, alors que la première va au-delà et appréhende le sens caché.

Quid de l’interprétation en médecine interne

Si la médecine procède de l’intelligibilité expérimentale – par rapport à l’intelligibilité herméneutique précédemment étudiée -, tout au moins dans le domaine de la recherche fondamentale, il est certain que la pratique médicale clinique interprète elle-même en permanence. Ainsi, en analysant le cheminement du raisonnement médical, on s’aperçoit que les diagnostics positif et différentiel relèvent de l’interprétation des symptômes. Seul, le temps étiologique du diagnostic nous semble devoir échapper à la démarche herméneutique dans la mesure où la mise en évidence de la lésion est nécessairement une preuve expérimentale. Et pourtant, là encore, nous disons : interpréter un électroencéphalogramme, un électrocardiogramme ou un scanner.

Interprétation, psychothérapie d’enfant et transculturation

L’on sait que dans toute psychothérapie, le choix du mode de communication constitue un temps essentiel. On pourrait penser que celui-ci est tout trouvé, s’agissant d’un enfant migrant non francophone, en faisant appel au dessin. Là encore, rien n’est simple et plusieurs problèmes se posent.

D’abord celui de l’interprétaiton du dessin en général, et que décrit très bien D. Wildâcher (23), et qui note qu’après avoir étudié le message du dessin dans ses signes manifestes – valeur expressive, valeur projective, valeur narrative liée au thème qui est précisément relaté – on en vient à l’interprétation symbolique proprement dite et qui distinguera : « les allégories conscientes, voulues par l’enfant et qui sont rares, les allégories implicites dont il n’a pas claire conscience tellement elles participent de son monde imaginaire (signification anthropomorphique des animaux, par exemple), enfin des allégories inconscientes qui mèneront à l’étude psychanalytique du dessin ». Il ajoute que les résultats de ces études seront indissociables de « l’ensemble des productions de la psychothérapie (rêves, lapsus, etc.).

Pour les enfants africains, parfois non scolarisés, non francopohones et d’origine villageoise que nous voyons, il existe une véritable disgraphie ; l’enfant ne possède pas non plus ce mode d’écriture qu’est le dessin, ou si peu que la production en est inutilisable.

Pour les autres, les dessins seront proposés et/ou interprétés en tenant compte des références culturelles implicites. Deux exemples peuvent permettre de comprendre l’esprit de cette remarque : il est souhaitable de ne pas proposer à un enfant mulsulman de commenter le dessin de patte noire. De même que l’absence de cheminée dans le dessin de la maison chez un enfant mauritanien en France de fraîche date doit être intreprétée en tenant compte des origines géographiques.

Interprétation et rencontre des cultures

Pour illustrer ce problème, il n’est que de rappeler le débat historique concernant l’existence ou la non-existence du complexe d’OEdipe dans les sociétés non occidentales. Ce conflit des interprétations commence avec le voyage de B. Malinowski (24), qui part en 1927 chez les Trobriendais. Après son séjour, il rapporte que l’enfant craint l’oncle maternel, lequel intervient pour lui interdire l’accès à sa soeur.

Ce débat n’a alors jamais cessé. C’est ainsi que vingt-cinq ans plus tard, Frantz Fanon (25) s’interroge sur la réalité même de cette problématique chez le Noir antillais. Nous arrivons ainsi en 1966 avec M.-C. et Ed. Ortigues (26), qui partent de Paris (ou de Rennes) à la recherche du jeune CEdipe, enfant noir, sous le soleil brûlant du Sénégal. Dans le même temps, ils soulignent à juste titre la difficulté, voire l’impossibilité qu’il y a à établir une relation analytique interculturelle, quand ils notent à propos d’un travail effectué au Mali par trois auteurs européens : « Ainsi, la position qu’ont adoptée P. Parin (27), F. Morgenthaler et G. Parin-Mathey pour leurs entretiens psychanalytiques avec les Dogon nous paraît discutable. Peut-on vraiment parler d’entretiens psychanalytiques ? Les sujets ne demandaient rien, ils venaient sur invitation, pour parler… pour se distraire peut-être, on ne sait, pour un peu d’argent, les auteurs cités calquant leur démarche sur celle des ethnologues payaient leurs consultants-informateurs, Autrement dit, c’est ici la demande de l’analyste qui structure les entretiens et c’est son désir latent qui aurait dû être décrypté ».

En définitive, il nous semble que cette discussion ne saurait aujourd’hui faire l’économie du travail fondamental du docteur 1. Sow (28), qui y pose les fondements de toute psychiatrie dynamique africaine dont la vérité herméneutique se doit de partir des réalités sociales et biologiques de ce continent.

CONCLUSION

Dans toute relation thérapeutique, il est primordial de préciser trois points :

- la demande qui nous renvoie au désir à travers la chaîne des signifiants ;

- le sujet demandeur, c’est-à-dire le patient, le groupe familial, social ou les trois ;

- enfin, celui à qui elle est réellement adressée.

On aura ainsi répondu à cette triple question : « Qui » demande « quoi » « à qui » ?

La facilité avec laquelle on aura à surmonter ces obstacles dépend dès lors du problème clinique posé, mais aussi de la personnalité et de la qualité de la formation du médecin. Dans le cas qui nous occupe – situation interculturelle – les choses se compliquent de l’impossibilité de communiquer avec le malade en raison du non-partage d’une langue commune.

Il nous arrive alors de faire appel à un interprète. En effet, les langues africaines sont nombreuses, non enseignées pour la plupart et ont un caractère souvent local. Ceci explique que nous ne parlions que la nôtre, celle de notre région (une partie du Cameroun). L’autre problème est celui de la francophonie relative des pays africains dont sont originaires nos patients. L’explication peut être cherchée dans les rapports ambivalents que ces pays entretiennent avec la langue française, quand ils ne sont pas ouvertement antagonistes. Cette situation prend ses racines dans la colonisation – dont la volonté était de péjorer les langues indigènes – et laisse apparaître aujourd’hui des séquelles comme par exemple leur glottophagie par le français devenu langue officielle des pays devenus souverains.

On note en effet, entre autres, un appauvrissement du champ sémiotique, et notamment sémantique.

C’est dans ce cadre que l’interprète en psychiatrie doit se débattre ; c’est dire que sa tâche n’est encore que plus compliquée dans cette relation triangulaire qui se veut thérapeutique. Quels sont les obstacles les plus saillants ?

Ce sont les altérations qui s’introduisent nécessairement dans le parler du bilingue à type d’écarts et de glissement de sens ; c’est l’inégalité qui peut exister entre la langue de désir (langue maternelle : sarakolé, wolof, etc.) et la langue de pouvoir à fort prestige international (le français), ajouté au passé idéologique de la domination coloniale ; c’est le problème de la personnalité du bon interprète dont la structure hystérique serait peut-être le modèle.

En tout cas, il existe une situation triangulaire médecin – patient – interprète. Le patient présente un symptôme ou une maladie, il parle de ça ; l’interprète nous le traduit en français (interprétariat), le psychiatre traduit ou s’efforce de traduire ce qu’il entend, comprend et voit, en une vérité du sens : c’est l’interprétation.

Nous constatons ainsi que ce concept est au centre de l’épistémologie des sciences humaines.

Abordons donc le problème de l’interprétation dans le champ thérapeutique transculturel en tant que méthode propre aux sciences humaines, basée sur la recherche du sens caché sous le sens apparent. Cette démarche utilise à son tour la manifestation d’un signe (dans n’importe quel cadre sémiotique), l’expression d’un geste propositionnel, d’un mot ou tout autre modalité du symbolique par rapport au réel.

Dans le domaine qui est le nôtre, celui de la psychiatrie transculturelle, nous retrouvons la démarche herméneutique à chaque instant : l’instant de la psychothérapie, en particulier dans la situation analytique, mais aussi dans les psychothérapies d’enfants à travers le dessin dans lequel il importe de distinguer les allégories conscientes voulues par l’enfant et qui sont culturelles, celles implicites dont il n’a pas claire conscience tellement elles participent de son monde imaginaire, enfin les allégories inconscientes qui nécessitent une interprétation analytique. L’instant de la médecine interne quand il s’agit de poser le diagnostic positif et différentiel, on interprète. L’instant de la rencontre des cultures à travers l’histoire du débat concernant l’universalité de Voedipe de Malinowski en passant par F. Fanon, M.-C. et Ed. Ortigues jusqu’à I. Sowqui, plaide pour une psychiatrie africaine réellement dynamique.

NOTES

* Le champ sémiotique ou champ du signe inclut trois domaines :

1 ) La syntaxique : relation des symboles avec d’autres symboles.

2) La sémantique : relation des signes avec les faits ou les objets qu’ils désignent.

3) La pragmatique : relation des signes avec celui qui les interprète

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

(1) LACAN J. : « Ecrits », Seuil, Paris, 1971.

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(10) Ibidem.

(11) Ibidem.

(12) ZEMPLENI A. et RABAIN J. : « L’enfant Nit-Ku Bon. Un tableau psychopathologique traditionnel chez les Wolof et Lébou du Sénégal ». Psychopathologie Africaine 1965, 1, 3 : 329-342.

(13) Centre intermigrant, 12, rue Guy de la Brosse, 75005 Paris.

(14) MOUNIN G. : « Les problèmes théoriques de la traduction », Gallimard, Paris 1963, 296 p.

(15) Ibidem.

(16) Ibidem.

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