Propos recueillis par Federico Casalegno, chercheur au Ceaq.
Joël de Rosnay, docteur ès sciences et ancien enseignant au renommé Massachusetts Institut of Technology, est actuellement directeur de la Cité des Sciences et de l’Industrie de Paris. Auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels nous pouvons citer Les origines de la vie, Le Macroscope et L’Homme Symbiotique, il porte un regard particulièrement intéressant et original sur la coévolution entre les nouvelles technologies de l’info/communication, la société et líhomme. Il a accepté de recevoir notre groupe de recherche, le Gretech, à La Cité des Sciences et de l’Industrie afin d’explorer ensemble les enjeux du développement technologique dans nos sociétés.
Gretech (Gr.) : Quelle est la méthodologie nous permettant de mieux comprendre nos sociétés en évolution rapide, quelle approche utiliser afin de saisir la complexité qui caractérise nos sociétés, sans pour autant réduire la réalité observée à des champs fragmentés et sans communication entre eux ?
Joël de Rosnay (JdR) : René Descartes nous a aidé à mieux comprendre la complexité du monde en la réduisant à un certain nombre d’éléments simples qu’il est possible d’étudier un à un. Il nous a appris à jeter les bases de l’acquisition des connaissances par le raisonnement rigoureux, l’accès à l’expérimentation pour vérifier ou infirmer les hypothèses. Cette méthode scientifique, toujours appliquée aujourd’hui, a conduit à l’essor de la science, de la technique et de la société. Mais elle a des effets pervers. Elle sépare et isole, disperse et émiette. L’ensemble des connaissance apparaît ainsi « à plat » sans relief ni hiérarchie : au même niveau. Le savoir se fragmente en une multitude de territoires disjoints ; sans cesse des frontières surgissent entre eux, recréant des îlots séparés.
La méthode analytique a fait éclater la complexité du monde en une succession de disciplines. Indispensable pour fonder la science, la démarche analytique ne suffit plus pour expliquer la dynamique et l’évolution des systèmes complexes, les rétroactions, les équilibres, l’accroissement de la diversité ou l’auto-organisation. Il était donc nécessaire qu’émergent de nouvelles méthodologies d’organisation des connaissances face à la complexité du monde. C’est ainsi qu’est née l’approche systémique. Complémentaire de l’approche analytique, elle s’applique à des domaines variés allant de la biologie à l’écologie en passant par l’informatique, les réseaux de communication, l’éducation, la psychiatrie, les sciences du management ou l’économie. Si la méthode analytique consiste à découper la complexité en éléments distincts, la méthode systémique recombine le tout à partir de ses éléments en tenant compte du jeu de leurs interdépendances et de leur évolution dans le temps. La systémique est issue de la convergence de la cybernétique, de la théorie de l’information et de la biologie. Je la définis comme une nouvelle méthodologie permettant d’organiser les connaissances en vue d’une plus grande efficacité de l’action.
Gr. : Il me semble aussi que vous utilisez la métaphore comme instrument de connaissance. Dans cet esprit, le cybionte nous permet de mieux comprendre le rapport entre l’évolution sociale et la technologie, ainsi que l’environnement futur de l’homme. Pouvez-vous en dire plus ?
JdR. : En effet. Toute vie nouvelle a droit à un nom, et je propose de baptiser cet organisme planétaire le cybionte-nom que j’ai formé à partir de « cybernétique » et de « biologie ». Il représente un modèle hypothétique, une métaphore utile pour envisager une des étapes possibles de l’évolution de la matière, de la vie et de la société humaine sur notre planète. Situé dans un avenir dont la date précise importe peu (au cours de la première ou de la seconde moitié du millénaire qui s’annonce ?), ce macro-organisme existe déjà à l’état primitif et vit dans sa globalité. Il ne naîtra jamais en une seule étape et ne sera jamais achevé. Le recours à un tel modèle constitue une forme de prospective qui me paraît nécessaire à la construction des sociétés de l’avenir. Son avantage est qu’il nous permet d’éclairer le présent immédiat par une démarche rétroprospective . En imaginant – ou mieux, en visualisant – les relations symbiotiques entre l’homme et le cybionte il devient possible de choisir telle voie, telle structure, telle étape intermédiaire. Grâce à ce processus itératif entre présent et avenir à partir d’un modèle – point de départ et non point d’aboutissement – les événements, situations, courants, évolutions, prennent un autre relief, se mettent en perspective, se hiérarchisent et facilitent les décisions. Le caractère imprévisible du monde résultant des extrapolations classiques fait place, par application de la démarche rétroprospective, à des hypothèses constructives. L’aller-retour entre prévision, vérifications, cohérence, permet la validation des faits. Plutôt que l’analyse de situations disjointes projetées vers un futur incertain, c’est la synthèse de faits porteurs d’avenir, convergeant vers un modèle transitoire, qui enrichit cette nouvelle vision prospective.
Gr. : La grande dichotomie qui a marqué la Modernité reposait sur la distinction entre le corps et l’esprit. Baudrillard (), met en avant deux perspectives concernant le rapport corps/technologie. Dans une perspective classique, comme dans celle cybernétique, la technologie est un prolongement du corps. Ainsi, Marx et Mac Luhan, ont mis en avant la même perspective instrumentaliste des machines et du langage : il s’agit de prolongements, d’extensions destinées à devenir le corps organique de líhomme. Le corps n’est plus qu’un medium. Dans l’analyse de Crash () , ensuite, J. Baudrillard montre comment à la vision irationnelle s’oppose une vision baroque et apocalyptique, où la technique est déconstruction mortelle du corps. Il ne s’agit plus d’un medium fonctionnel mais d’une extension de mort. Le corps se confond avec la technique dans sa dimension de viol et de violence. Dans un autre point de vue, l’artiste australien Stelarc, dans sa vision du rapport corps/technologie, montre comment notre corps est obsolète et il ne peut plus suivre le développement technologique. Il doit devenir ainsi un objet d’ingénierie soumis à un projet de reconstruction qui prend en compte les fonctions et les tâches que l’homme doit accomplir dans sa vie. Vous avez une vision particulière sur le rapport que l’homme est en train de construire avec les nouvelles technologies de télécommunication. Le troisième millénaire nous amène donc a réfléchir sur l’évolution de líhomme, et des rapports entre le corps et technologie : l’homme du futur sera-t’il un cyborg, un surhomme ou un biorobot ?
JdR. : Un des grands défis du troisième millénaire sera pour l’humanité la construction réfléchie et consciente de son symbiote planétaire. Cette prochaine étape de l’évolution biologique et socio-technique est déjà entamée. Dans le cadre de l’évolution prébiologique qui conduisit à l’origine des premières cellules, furent sélectionnées les structures et fonctions fondamentales du vivant : ADN, membrane, centrales énergétiques, systèmes de locomotion, métabolisme de base à partir des réactions de fermentation, de photosynthèse et de respiration. Aujourd’hui, nous construisons de l’intérieur une nouvelle vie hybride. Nous sommes les acteurs d’une pièce encore inédite : les nouvelles origines de la vie. Enzymes d’une protocellule aux dimensions de la planète, nous travaillons sans plan d’ensemble, sans intention réelle, de manière chaotique, à la construction díun édifice qui nous dépasse. Prendre conscience que les fonctions, énergétiques, économiques, écologiques, éducatives de nos sociétés sont les fonctions de base d’un super-organisme vivant est non seulement motivant, mais responsabilisant. Elle resitue l’action individuelle au coeur de líévolution du monde. Dans une telle optique la vieille question sur la nature de « l’homme du futur » prend un tout autre sens. Ni surhomme, ni biorobot, ni super-ordinateur, ni mégamachine, l’homme du futur sera simplement l’homme symbiotique, en partenariat étroit – s’il parvient à le construire – avec le système sociétal qu’il a extériorisé à partir de son cerveau, de ses sens, de ses muscles. Un super-organisme nourricier, vivant de la vie de cellules, ces neurones de la Terre que nous sommes en train de devenir.
Gr. : Pour revenir à une approche, disons, méthodologique, comment appréhender la symbiose entre les hommes et les machines, argument qui devient de plus en plus pertinent et complexe à la fois ?
JdR. : Les sciences de la complexité débouchent sur une nouvelle vision des processus d’auto-organisation. Mais la théorie du chaos qui se consacre à de tels processus évoque, par son appellation, son contraire. La génération d’ordre à partir du désordre ne permet pas de se représenter de manière claire et synthétique la généralité des phénomènes considérés. De nombreux auteurs ont cherché à faire la synthèse des grands courants de pensée sur l’évolution, l’organisation et la complexité croissante. Certains avaient noté la différence profonde entre les deux grandes dérives de la matière vers la vie et l’entropie. D’autres, comme Teilhard de Chardin, ont cherché à expliquer par une loi de « complexité/conscience » l’émergence de la vie, de la pensée et de la conscience réfléchie. D’autres encore comme Francesco Varela, Jean Piaget, Edgar Morin, ont mis en avant les conditions d’autonomie d’un système complexe au cours de son évolution créatrice. Je voudrais tenter d’enrichir ces approches en leur intégrant l’apport de la théorie du chaos et des sciences de la complexité. Ces différents domaines pourraient être rassemblés dans le cadre d’une théorie unifiée. Elle se fonderait notamment sur l’étude des organisations complexes et la simulation informatique de leur comportement dans le temps. Je propose de l’appeler théorie unifiée de l’auto-organisation et de la dynamique des systèmes complexes. Mais cette dénomination, qui en résume pourtant l’essentiel, est longue et d’un emploi délicat. De manière plus concise, je propose le terme de symbionomie pour décrire l’ensemble des phénomènes couverts par cette théorie unifiée. Je définis la symbionomie comme l’étude de l’émergence des systèmes complexes par auto-organisation, autosélection, coévolution et symbiose.
Je parlerai ainsi, de processus ou d’évolution symbionomique pour décrire les phénomènes liés à l’émergence de la complexité organisée, comme ceux que l’on peut observer dans des systèmes moléculaires (dans le cadre, par exemple, de l’origine de la vie), les sociétés d’insectes (fourmilières, ruches), les systèmes sociétaux (entreprises, marchés, économies) ou les écosystèmes. Une des voies privilégiées de l’évolution symbionomique est la symbiose. Cette notion s’applique généralement à des organismes vivants, mais plusieurs auteurs l’on étendue à des associations entre l’homme et des systèmes non vivants. Sans entrer dans la discussion sur l’existence ou l’absence de frontière entre le « naturel » et « l’artificiel », et par simple commodité de langage, je considère indistinctement des symbioses se réalisant dans le monde « naturel », avant l’intervention de l’homme et des symbioses intervenant depuis son apparition, dans le monde dit « artificiel », celui des machines, des organisations, des réseaux ou des villes. Je continuerai donc à employer le terme de symbiose pour qualifier aussi bien les liens entre l’homme et ses artefacts (avec les ordinateurs, par exemple) qu’entre l’homme et l’écosystème.
Trois remarques peuvent être faites sur les processus symbionomiques. Il s’agit d’une évolution généralisée s’étendant des particules élémentaires aux sociétés humaines, aux organisations construites par l’homme et en symbiose coévolutive avec lui. Cette évolution n’est pas linéaire, ni même en accélération unidimensionnelle. Elle se produit de manière multidimensionnelle au sein de « bulles temporelles » contemporaines mais présentant des densités, des « qualités » différentes du temps. Chaque évolution symbionomique se fait dans un temps fractal (un temps qui contient à la fois la durée et l’instant. Il existe différentes densités de temps fractal).
Enfin, l’évolution symbionomique peut être représentée par une trajectoire en spirale : à chaque cycle (auto-organisation, coévolution, symbiose, émergence) correspond un nouveau degré dans la complexité et le passage à un niveau hiérarchique supérieur. Dans l’optique symbionomique, il devient possible de retracer les phases essentielles de l’émergence sur la Planète d’une nouvelle forme de vie, une macro-vie, dont l’homme, cette fois, n’est pas le point d’aboutissement évolutif, mais la cellule de départ et le catalyseur. Les principales étapes en sont l’auto-organisation, la coévolution et la symbiose.
Gr. : Quand Stelarc affirme que notre corps est obsolète, il se réfère aussi au fait que nous ne pouvons plus contrôler notre environnement ni avoir accès aux informations et au savoir qui augmentent chaque jour. Il nous suffit de prendre en considération Internet pour voir comment une multitude d’informations peuvent nous intéresser mais nous ne les utilisons pas à cause de nos limites humains. Quel est votre sentiment ?
JdR. : Se repérer, naviguer, « surfer » dans ces réseaux, accéder à ces services en-ligne, utiliser d’innombrables mots de passe, clés informatiques et codes divers, va constituer une mission impossible pour notre cerveau. Il lui faut un assistant intellectuel zélé et fidèle. En d’autres termes, un « agent intelligent » capable de se repérer dans les méandres des interconnexions, de trier et sélectionner les informations pertinentes, de proposer des stratégies d’accès aux connaissances, de classer et de retrouver la masse de données générées par les ordinateurs au cours de leurs conversations numériques, de négocier avec d’autres « agents » pour défendre les intérêts de son patron.
Gr. : Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par ces agents intelligents, et à quoi ressemblent ces créatures virtuelles que Negroponte décrit comme grand-mère numérique.
JdR. : Cette curieuse expression désigne des programmes experts jouant un rôle d’assistance électronique permanente à l’ensemble des fonctions proposées par les ordinateurs et les réseaux. Paradoxe de l’informatique : plus les ordinateurs se perfectionnent et plus ils nécessitent une participation accrue de la part de leurs utilisateurs. Aujourd’hui les menus déroulants, icônes et zones de dialogue, font partie du paysage familier de tout écran d’ordinateur. Mais les logiciels attendent de manière passive que l’utilisateur décide ce qu’il veut demander à sa machine. Les agents, eux, tentent d’anticiper les actions les plus probables de l’utilisateur. Après une période de rodage et d’expérience partagée avec leur patron, ils apprennent à exécuter automatiquement des tâches de routine : à la réception de messages sur une boîte aux lettres électroniques, un agent peut décider de les classer par ordre de priorité ou de les transmettre à d’autres collaborateurs. Il peut aller directement chercher des informations dans un tableur et les faxer à un correspondant. Des agents peuvent négocier entre eux sur le réseau les meilleurs créneaux pour établir des rendez-vous entre cadres très occupés. Ils peuvent accéder aux services boursiers et suivre les placements d’un porte-feuille ; collecter des informations sélectives selon le profil d’intérêt de l’utilisateur, ou l’assister dans le choix de produits en fonction du meilleur prix en parcourant des centaines de catalogues de produits. Des agents pourront également sélectionner des programmes de films ou de télévision, lire les journaux et signaler à leur patron un article intéressant. Ils deviendront vite indispensables pour joindre des correspondants au moment où on en a le plus besoin.
Les études montrent qu’en cas d’urgence un appel sur quatre aboutit réellement, les autres se dispersant dans la nature et faisant perdre du temps. Des grandes entreprises du téléphone et de l’informatique comme ATT, Motorola ou IBM, développent des systèmes de messagerie intelligents. Ils permettent de relier différents moyens de communication pour repérer et retrouver quelqu’un où qu’il se trouve. Pour joindre la personne, il suffit de taper un message sur un micro-ordinateur. L’agent prend alors en charge la suite des opérations en tentant toutes les possibilités de connexion : téléphone, fax, messagerie électronique, portable ou bip. Les agents vont rapidement constituer une nouvelle population d’êtres virtuels. Comme des virus informatiques contrôlés, ils vont se reproduire, constituer des groupes, des « cultures ». Représentants de la vie artificielle, ils vont progressivement coloniser des continents entiers du cyberespace. Des agents travailleront en équipe. Munis de « permis » et « d’autorisations » (d’achat, de négociation), ils pourront se partager un travail et comparer des informations. Leurs compétences s’accroissant au fur et à mesure de leurs travaux de recherche ou de préparation de dossiers. Circulant sur les réseaux, ces « intra-terrestres » d’un nouveau genre offriront leurs services. Grâce aux algorithmes génétiques des programmes d’agents pourront muter, s’autosélectionner, évoluer pour résoudre des problèmes de plus en plus complexes. Leur valeur augmentera à la bourse des emplois électroniques. Mais les agents représenteront aussi des dangers potentiels. Sachant tout sur les habitudes, préférences ou secrets de leurs patrons, ils pourront être kidnappés sur les réseaux et utilisés contre leurs employeurs. Des agents en négociation sur certains sujets épineux pourraient même s’organiser entre eux pour s’opposer aux demandes ou refuser certaines contraintes.
Gr. : Il y a, aux États-Unis, un courrant de pensée naissant, défini comme le néo-luddhisme, qui s’oppose avec vigueur au développement et à la substitution des hommes par les machines. On pourrait presque croire que beaucoup díactivités humaines sont destinées, inexorablement, à se faire remplacer par líinformatique, surtout en considérant le potentiel des ëagents intelligents que vous venez de décrire.
JdR. : Une bonne secrétaire fait évidemment tout ce qu’un agent fait, mais on noue avec elle des relations humaines autrement – et heureusement – plus riches qu’avec un être virtuel. Les agents intelligents ont pour eux de travailler à la vitesse de l’électronique. Ils peuvent, en association, effectuer des dizaines de tâches simultanément, des travaux de routine rebutants et ennuyeux sans se décourager, dialoguer avec d’autres agents. Encore à l’état de prototypes, ils représentent le modèle des nouvelles générations d’agents proposés par les grandes entreprises de logiciels. La secrétaire traditionnelle pourra se consacrer à des tâches plus enrichissantes et nécessitant un vrai contact humain. Les mondes virtuels des cyberespaces seront de plus en plus peuplés d’êtres électroniques indispensables au fonctionnement de la société en temps réel. La population la plus répandue sera celle des agents intelligents vivant en symbiose avec l’homme.
Gr. : Quelles sont les caractéristiques principales des agents ?
JdR. : Ils sont des programmes experts ayant trois caractéristiques principales. Premièrement : leur programmation est orientée « objet », ce qui leur donne une grande souplesse d’adaptation aux missions qui leur sont assignées. Deuxièmement : ils sont extrêmement mobiles dans les réseaux, connaissant toutes les procédures de connexion et d’interfaces. Troisièmement : ils sont paramétrables et peuvent prendre les formes et les styles souhaités. Les agents exercent bien des métiers différents : agents de communication pour la gestion des messageries électroniques textuelles et audiovisuelles, secrétaires, documentalistes, consultants pour l’achat ou la vente de produits et services, gestionnaires de portefeuilles boursiers, commis, coursiers ou agents de sécurité. Cousins des virus informatiques, ils se déplacent dans les réseaux avec une grande mobilité, mutent, se recombinent, constituent des sous-populations.
Gr. : On peut présupposer que dans cette coévolution entre l’homme et les nouvelles technologies, une nouvelle forme de communication se mettra en place, et cela aussi grâce à la diffusion des agents intelligents.
JdR. : Au lieu de la communication séquentielle traditionnelle (x parle, les autres écoutent ; z parle à son tour, etc.), la communication se fait simultanément : chacun affiche le contenu de son message sur des espaces consultables en temps réel et dans un ordre géré par les agents, d’une manière analogue au déroulement d’une séance de communication scientifique par « posters ». Dotés de la parole et d’expressions quasi humaines, représentés sous formes d’icônes explicites, les agents vont devenir de véritables assistants intellectuels, tantôt amusants, ironiques ou critiques, toujours familiers et souvent indispensables.
Gr. : On est bien loin de la communication télévisuelle.
JdR. : Oui, car l’ingrédient de base d’une bonne communication télévisée est l’émotion, pas la raison. La télévision est devenue progressivement la télémotion.
Gr. : En pensant à la communication télévisuelle, et à la pratique du zapping en particulier, pensez-vous que cela puisse déformer la vison de la réalité, en conduisant les téléspectateurs a avoir une perception du temps qui n’est pas le temps réel, le temps de la vie vécue sur cette terre ferme et matérielle ?
JdR. : L’approche des sujets est souvent superficielle, la forme est favorisée au détriment du fond. La pratique du zapping procure au téléspectateur l’illusion de la sélection consciente alors qu’il ne répond souvent qu’à des réflexes immédiats d’ennui passager. Avec le « replay » du magnétoscope ou la console de jeu vidéo, on peut en une fraction de seconde ressusciter les morts, reconstruire la maison écrasée, reconstituer la voiture accidentée. Cette manipulation du temps, qui transforme chaque joueur en démiurge, ne s’applique pas à la vraie vie qui, elle, n’est pas « zappable ». Cela peut expliquer en partie la difficulté que connaissent parfois de nombreux jeunes, habitués à la réversibilité d’un monde intemporel contrôlable, à s’engager dans la vie réelle avec son cortège de responsabilités et ses contraintes d’irréversibilité.
Gr. : Dans votre hypothèse concernant l’homme symbiotique, quelle est la place de la création individuelle ainsi que le rôle du travail en groupe, le groupware ? C’est-à-dire, est-ce que nous allons assister à la mise en place d’une intelligence collective qui soit vraiment telle et non le résultat d’une simple addition entre unité ?
JdR. : Aujourd’hui la formation, la création, les modes de récompense sont centrés sur l’individu. Le travail en groupe résulte le plus souvent d’une série d’actions individuelles intégrées par la suite afin de faire bénéficier la collectivité des apports de chacun. Or il existe une nouvelle conception des groupes et des collectivités. Elle considère des systèmes intégrés faits de personnes reliées par des réseaux de communication et travaillant selon des méthodes qui favorisent la création collective. L’ancienne notion des structures pyramidales, avec le commandement au sommet et les forces vives à la base, fait place à un modèle en réseau conduisant à une aplatissement des niveaux hiérarchiques traditionnels.
C’est ce qui se traduit par la reconfiguration des entreprises, le re-engineering. La question qui se pose cíest comment catalyser l’émergence de l’intelligence collective ? Plutôt que d’imposer des normes et de contrôler les résultats, comment favoriser la naissance de structures catalytiques qui amplifient l’intelligence d’une collectivité ? Pour travailler en groupe nous utilisons des bureaux. C’est une logistique de communication qui intègre des moyens classiques, papiers, lieux de réunion, secrétariat et des machines diverses à traiter l’information. De manière plus sophistiquée, les messageries électroniques, le « groupware », Internet sont les nouvelles manifestation de cette logistique de création collective. Nous allons assister à mon avis à un essor très rapide de ces moyens d’amplification de l’intelligence. Ils deviendront même de plus en plus intégrés aux fonctions biologiques de l’homme.
Gr. : Et quel est le rapport entre ce que vous définissez comme temps potentiel et la création collective ?
JdR. : L’information constitue en effet une forme de temps potentiel. Comme l’avait déjà remarqué Aristote : s’informer c’est reconnaître une forme (une information) et informer c’est donner forme à la matière (créer une information). Je reconnais la forme d’une bouteille et je l’appelle bouteille. Mais je peux aussi donner forme à du verre fondu (l’informer) pour créer une bouteille. De même je peux lire ou recevoir passivement de l’information ou créer un texte original. La grande différence est que la création exige de la durée. La consommation est à la limite instantanée ou se réalise dans un temps « vide ». Des millions de personnes peuvent regarder simultanément une série télévisée et son coût est identique même si un ou dix millions de personnes la « consomment ». Dans l’acte de création l’original est unique, la copie est banale. Il faut du temps pour créer un original (un tableau, une symphonie, un livre, un logiciel) mais avec les moyens modernes de duplication, les copies de ces oeuvres peuvent être diffusées dans le monde entier, théoriquement en un instant. C’est pourquoi je dis que créer c’est sauver du temps. Le réservoir de temps potentiel représenté par cette création pourra être utilisé par d’autres, légué à la collectivité ou aux générations à venir. Dans la création collective cet effet est cumulatif. Un créateur sauve du temps réutilisable. Il constitue en quelques sorte un capital-temps qui produira des « intérêts » en temps directement utilisable ! D’où l’importance de valoriser la création individuelle et collective dans l’enseignement comme dans l’entreprise. Sur un réseau mondial comme Internet, le travail collectif de centaines de milliers de programmeurs et d’utilisateurs sauve du temps, crée un capital qui génère du temps utile car pertinent. L’usager-producteur n’est plus seulement rémunéré en monnaie comme dans l’économie classique mais en informations et en temps potentiel. Sur Internet l’information accumulée crée de l’information à plus haute valeur ajoutée.
Gr. : Aux États-Unis il y a parfois une vision un peu trop optimiste concernant le fait que la participation démocratique des individus, ainsi que leur support à la gestion de la respublica, peut augmenter avec l’utilisation des nouveaux systèmes de communication en réseau. Les nouvelles technologies sont vues comme « tools for empowerment », des instruments qui peuvent renforcer les individus face à la surpuissance de l’État et des institutions bureaucratiques. Les reflexions sur le social capital et ses corrélations avec les nouvelles technologies, les actions du volontariat ou la participation démocratique des citoyens en temps réel sont au cúur du débat américain et européen. Qu’ en pensez-vous ?
JdR. : Des formes d’action collective coordonnées et de coopération sont impossibles sans information en retour et en temps réel. Il est indispensable de mesurer les effets de son action et de la comparer à celle des autres. Aujourd’hui naissent des outils et des systèmes de communication et de traitement permettant la remontée des informations depuis la base des organisations jusqu’aux niveaux décisionnels. Les formes actuelles de cette « rétroaction sociétale » restent limitées. Le vote ne traduit que de manière rudimentaire les choix des électeurs, mais des moyens variés et indirects de rétroaction sont nés de l’essor des médias. Devant les caméras, une manifestation de rue acquiert une force d’expression émotionnelle d’une influence considérable. Autre forme de rétroaction, plus subtile celle-ci : les sondages d’opinion relayés par la presse. Déjà, le téléphone et le Minitel sont largement utilisés dans le cadre d’émissions de radio ou de télévision pour renvoyer des informations personnalisées vers les régies. L’interactivité électronique naissante amplifiera le rôle de ces boucles de rétroaction sociétale dans les années à venir.
Gr. : Ce type de rétroaction sociétale globale peut-il être un danger pour la démocratie ?
JdR. : Oui, cela est particulièrement dangereux et susceptible de conduire à de redoutables effets pervers. La réponse instantanée à des questions posées par les plus hautes instances dirigeantes peut créer des effets de mode, des engouements passagers et irrationnels, rendus rapidement obsolètes par les besoins de l’actualité. Ce « court-circuit » sociétal ne respecte pas les délais de réponse inhérents à ladynamique particulière des systèmes sociaux. Il se situe dans les temps courts de nature émotionnelle favorisés par les médias, mais sans réelle capacité de construction pour le long terme en s’inscrivant dans la durée. C’est pourquoi les relais intermédiaires (élus locaux, représentants, notables, députés) sont indispensables dans le processus de « remontée » des informations : ils créent des « effets tampons » amortissant les oscillations sociales et réduisant les conséquences de l’amplification médiatique. Les frottements, filtrages, délais et contraintes du système social assurent ainsi indirectement sa protection. Ils ont pour effet d’écrêter les amplitudes des oscillations, de réduire le « bruit » parasite et de révéler, sur une durée plus longue, les tendances de fond sur lesquelles peut se construire une politique. Les nouveaux contre-pouvoirs issus des réseaux interactifs doivent désormais trouver leurs modes d’expression. Encore tâtonnants, ils représentent cependant une des grandes chances de régulation sociétale pour les démocraties du troisième millénaire.
NOTES.
1 – Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Éd Galilée, 1981, Paris p.163/176. P. Tackussel s’est également exprimé sur ce sujet en Sorbonne lors d’une soutenance de Thèse.
2 – J. C. Ballard, Crash, Calmann-Lévy, 1974, Paris.
3 – Nicholas Negroponte, Being Digital, Alfred A. knopf, Inc, New York, 1995 (Éd. française, L’homme numérique, Robert Laffont, 1995).