Joel DOR : Structure et Perversion

D’aprés un livre édité chez Denoêl, 1987

On sait que pour la psychanalyse le désir de l’homme obéit à une logique « phallique » actualisée sur fond de drame oedipien, associant fermement le désir à la Loi et à la symbolisation. L’identification phallique du sujet consiste donc en l’attribution d’un signifiant, précisément celui du manque qui conditionne tout désir. L’identification déployant le processus pervers n’échappe pas à la dimension phallique, même si, dans le contexte infantile « prégénital  » où elle intervient, elle se réduit à instituer le sujet pervers en unique objet (phallique) du désir de la mère. Celle-ci incarne la jouissance en apparaissant tout d’abord comme un Autre tout-puissant, puis comme un Autre manquant : il le faut bien pour que l’enfant puisse se proposer de combler ce manque et régler son propre désir à cette enseigne. Cette identification phallique n’est rien moins qu’imaginaire et se voit contrariée par le réel de la castration sans cesse entrevu, sans cesse dénié. Cela a pour conséquence de barrer l’accès à la castration symbolique, celle qui consiste à assumer ce manque grâce à l’intervention médiatrice et symbolique du père. Sur ce terrain imaginaire, le père reste un rival lui-même réduit au rang d’objet supposé du désir de la mère. Le phallus n’est pas encore cette fonction (et accessoirement cet organe) dont on dispose, dans le registre de l’avoir, mais cette chose imaginaire que l’on s’imagine être. Pour le sujet pervers, c’est plutôt la mère qui a le phallus, attribution qui résume l’objet réel de son désir, soit la complétude ou la jouissance maternelle. Une telle disposition psychique, si manifestement irréaliste, ne peut qu’engendrer une  » angoisse de castration  » (l’angoisse étant une confusion des ordres de l’être et de l’avoir) et un ensemble de dispositifs défensifs destinés à la neutraliser. Freud en distinguait deux principaux : la fixation et le déni de la réalité, déterminant respectivement ces deux figures classiques de la perversion que sont l’homosexualité et le fétichisme. L’homosexuel reste  » fixé  » sur l’image d’une mère possédant un pénis, de telle sorte que les femmes réelles manquent toujours de ce précieux attribut, ce qui narcissiquement le conduit à courtiser les hommes. Quant au fétichiste, s’il parvient à faire son deuil du pénis réel, il s’empresse de lui trouver des équivalents, ce qui l’autorise à vivre des situations de compromis en désirant des femmes  » pourvues  » de ce pénis. Bref, dans tous les cas, le désaveu de la castration maternelle empêche le sujet d’accéder à la castration symbolique, dans la mesure où le père est vu comme un concurrent imaginaire et non comme un allié symbolique pouvant instituer une Loi neutre. Un père qui sera l’objet de tous les défis, une Loi qui sera l’objet de toutes les transgressions. Ce que le pervers ne peut pas symboliser autrement que sur le mode du tout ou rien (mode de l’être), et ce que représente justement la fonction paternelle dans la mesure où un père est toujours  » pour une femme « , ce n’est pas autre chose que le réel de la différence sexuelle. La castration n’est pas autre chose que cette symbolisation qui institue le droit au désir en tant que désir du désir de l’autre (le père est cet Autre médiateur pour l’enfant), et abandon du droit narcissique à l’objet initial du désir. – Cependant on n’admettra pas aussi facilement cette détermination de la fonction désirante par la médiation symbolique, la réduction proprement castratrice du désir au « droit au désir » (ne soyons pas étonnés que d’aucuns tournent ce droit en devoir obsessionnel ou en volonté perverse de jouissance). On remettra en cause la dialectique de l’être et de l’avoir comme recouvrant une distinction forcée entre deux sortes de castration : d’une part la castration maternelle en tant que manque réel, censément désavoué par le pervers, et d’autre part la castration symbolique, celle du sujet, qui désormais doit intégrer ce manque. Mais le statut « réel » de la première n’est pas clair : la toute-puissance imaginaire de la mère n’est-elle pas d’emblée …symbolique (dans le battement arbitraire de son absence/présence) et langagière, comme le suggère Lacan lui-même ? La possession du phallus n’est-elle pas d’abord signifiante ? En réalité la dialectique phallique se soumet à la règle faussement universelle, et anthropologiquement réductrice, d’un désir de l’Autre thématisé par le discours analytique comme désir de jouissance. Théorie infantile de la psychanalyse qui imagine l’homme désirant le réel, comme l’enfant désire le corps maternel ! Le discours sur le désir incestueux est largement surdéterminé par cette théorie elle-même incestueuse à l’égard du Réel, posé tantôt comme Autre absolu (la Chose…) tantôt comme différence radicale (différence sexuelle). La doctrine de la jouissance (incestueuse) s’enracine dans la première version, tandis que la théorie du désir (castré) découle de la seconde. Autrement dit, pour la psychanalyse le Réel ne détermine la jouissance que sur un mode circulaire, dans la mesure où il est simultanément visé comme objet de jouissance. D’une certaine façon le pervers prend acte de ce réel castré, réduit, objectivé, en le mettant lui-même en acte ou en scène, et l’exhibe comme pierre de touche de l’analyse. Il montre à sa manière qu’il est possible de vivre-en-jouissance la castration, bien décidé de n’en rien laisser perdre ! Il prend acte également de la place et de la fonction que lui réserve la psychanalyse, celle de l’objet phallique fantasmatiquement « joui » par la mère. De cette place de castré, de recalé de la psychanalyse (« laissez tomber » conseille-t-on à l’analyste débutant embarqué avec un patient pervers), il transforme la jouissance castrée en jouissance de la castration : c’est bien ce qu’on lui reproche, il jouit de la castration du psychanalyste ! Quant au « non-psychanalyste », il jouit tout simplement de la psychanalyse en tant que doctrine réussie de la castration et théorie manquée de la jouissance. Il ne s’agit bien sûr ni d’une jouissance sexuelle (le réel ici n’est plus sexuel) ni d’une méta-jouissance abstraite, mais, comme dans le cas du pervers.

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