Comment embêter les filles, pourquoi « attaquer par amour », quels sont les enjeux du « plouf-plouf ». Une plongée dans les cours d’école où se mêlent apprentissage des valeurs et découverte des autres.
Les hurlements stridents des enfants qui retrouvent le plaisir de l’espace. Le ciment qui écorche les genoux, râpe le cuir des chaussures. Le chat, l’élastique et les billes. Les haines d’un jour, les amours définitives. Les « J’te cause », « J’te cause plus »… Lorsque « sonne » la récré de 10 heures à l’école Gillevic, dans les quartiers sud de Rennes, deux cent soixante-sept élèves prennent possession de la cour pour un gros quart d’heure de liberté.
L’ensemble de bâtiments bas qui composent cette école élémentaire de taille imposante est cerné par les tours HLM. Ce qui offre à certains parents une possibilité unique de surveiller, depuis les fenêtres des appartements, le comportement de leur progéniture à l’école… Pour l’il du néophyte, la récréation n’est que désordre. Que voir, sinon des enfants qui courent dans tous les sens en braillant ? Il faut se fier aux explications de l’ethnologue Julie Delalande pour identifier des groupes d’enfants, une division de la cour en différents espaces dont, chacun, apprend-on, remplit une même fonction d’une récréation à l’autre.
Pendant cinq années, Julie Delalande s’est installée, carnet de notes sur les genoux, dans les cours de récréation. Rien de ce qui fait la nostalgie des adultes, et le quotidien des petits, ne lui a échappé. Son livre, La Cour de récréation. Pour une anthropologie de l’enfance (Presses universitaires de Rennes), qui fait suite à une thèse soutenue en 2000 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), dévoile enfin aux parents ce que leur progéniture se garde bien de leur expliquer. Comment « embêter les filles », « attaquer par amour », quels sont « les enjeux du plouf-plouf »…
Avec une infinie patience, la jeune ethnologue a observé des dizaines d’enfants de 4 à 9 ans dans leurs jeux, à la maternelle et durant les trois premières années de l’école élémentaire, au sein de cinq établissements au recrutement social varié. Parmi eux, l’école Gillevic, dans le quartier populaire du Blosne, à Rennes, où Mme Delalande est de retour en cette matinée ensoleillée de septembre.
« A la rentrée, les petits de l’école maternelle ont tôt fait de comprendre le danger de ne pas respecter les territoires déjà conquis par leurs aînés », remarque Mme Delalande. « Petit à petit, ils s’approprient certains lieux où ils mettent en place des habitudes de jeux ». Les recoins secrets, cachés du regard des enseignants, sont les plus prisés. Ils rassurent et créent l’intimité entre amis. A l’école élémentaire Gillevic, les petits ont jeté leur dévolu sur un rectangle de pelouse planté de gros arbres aux branches basses, tout au bout de la cour.
Des gars du cours préparatoire y jouent aux billes, profitant d’une anfractuosité de la bordure en ciment. Quatre petites filles pataugent avec délice dans une flaque que la pluie a creusée dans la terre. L’arrivée d’adultes, même silencieux, interrompt leur jeu. L’ethnologie appliquée aux enfants n’est pas une sinécure. Il faut se faire discret, savoir espionner pour ne pas influer involontairement sur le cours des jeux. Prendre le temps d’aller dans toutes les classes pour repérer, tandis qu’ils sont statiques, les enfants qui tourbillonnent ensuite dans la cour.
« Mais quand on les écoute, ils s’ouvrent facilement, témoigne Julie Delalande. J’ai commencé par leur dire que je n’étais ni maîtresse ni maman, et que j’étais là pour apprendre d’eux. Ils sont tellement habitués à une relation d’apprentissage inverse, dans laquelle ils reçoivent un enseignement des adultes, que certains ne comprenaient pas qu’on s’intéresse à leurs jeux. Ils me demandaient : « Et t’es payée pour ça… ? » »
Pris au sérieux, attentivement écoutés, les enfants ont eu envie de partager quelques-uns de leurs plus précieux secrets. « Certains ont pris goût à venir me montrer leurs jeux, à m’aider dans la compréhension de leurs relations, devenant des informateurs privilégiés », se souvient Julie Delalande. Pour observer et décrypter cet « entre-enfants » qui, assure-t-elle, n’est que trop rarement regardé « puisqu’on ne s’intéresse qu’aux relations de l’enfant à l’adulte », la cour de récréation est l’espace idéal : c’est « l’un des rares moments où les enfants se retrouvent entre eux, sans activité imposée par les adultes. Un moment important où ils s’approprient la société, où ils réutilisent ce qu’ils reçoivent des adultes ».
Importance que saisit pleinement Daniel Boulanger, le directeur de l’école de Gillevic, qui a longtemps enseigné dans des établissements à pédagogie alternative de type Freinet : « Certains enfants du quartier n’ont pas le droit de quitter l’appartement familial, ou ne descendent jouer au square qu’avec leur mère assise sur un banc à côté d’eux. » Il lui semble donc crucial de »laisser en l’état cet espace de liberté surveillée », même si les quatre enseignants, qui, à tour de rôle, font les cent pas dans la cour pendant la récréation, ont consigne de prendre au sérieux les petits malheurs que les enfants viennent leur conter. Tout récemment, le plan de la cour a été modifié pour créer en son cur un minisquare protégé par des haies, où les plus petits peuvent vivre leurs aventures à l’abri d ! es regards, et des parties de foot des élèves de cours moyen.
Temps de liberté, temps de l' »entre-enfants », la récréation offre ainsi une belle occasion de saisir l’organisation sociale et la culture commune des enfants. Premier enseignement : appartenir à une bande est de la plus haute importance, surtout chez les plus jeunes. Les enfants « constituent leurs groupes en créant des liens de dépendance par une distribution des rôles dans le jeu et des statuts dans le groupe, en s’appropriant certaines des règles et valeurs des adultes », résume la jeune ethnologue. C’est le jeu qui « fait prendre » la relation entre les enfants. En jouant régulièrement ensemble, ils se mettent d’accord sur des règles qu’ils conservent. Et chacun trouve l’occasion d’affirmer sa place.
Pour se faire accepter, savoir donner s’avère très efficace. Comme faire preuve de solidarité, de loyauté, de gentillesse, montrer sa force physique ou briller en classe. La tricherie, le mensonge, le vol valent exclusion. Autant de règles de savoir-vivre étonnamment inspirées de celles des adultes : « Les enfants voient vite la nécessité de réguler la violence en s’appropriant des règles, des valeurs », souligne Julie Delalande.
Contrairement à bien des idées reçues, la cour de récré, espace commun à des enfants d’âges différents, n’a rien d’une jungle. « Elle n’est pas un univers si violent que cela, sauf pour les enfants isolés, les boucs émissaires, parfois rejetés pour des raisons physiques. » Faire partie d’un groupe de pairs permet d’être protégé des autres groupes.
Dans toutes les écoles, les caractéristiques du chef de bande se révèlent d’une grande constance : il est suffisamment imaginatif et directif pour que ses congénères souhaitent l’imiter dans le jeu. Bon élève, il allie autorité et douceur, impose une discipline dans les jeux et dans les rapports humains, et ose parfois braver les interdits posés par l’adulte. Il organise et fait durer le jeu en le protégeant des agressions extérieures. Il défend également ses acolytes et leur rend justice en lançant, si besoin, sa bande dans la bagarre.
Tous les enfants ne se battent pas, mais, lit-on dans l’ouvrage de Mme Delalande, « tous prennent part à leur manière aux histoires de bagarres, parce qu’elles engagent des questions de morale auxquelles ils sont attachés ».On se bat aussi pour défendre une valeur bafouée, une règle transgressée. En maternelle, l’une des occupations favorites des enfants est d’attaquer en bande un enfant isolé (en fait, courir vers lui en criant « A l’attaque ! »), ce qui ressoude le groupe. Mais la bagarre n’est bien souvent qu’un simple jeu inspiré des dessins animés, ou même, paradoxalement, une manuvre de séduction entre garçons et filles.
Un garçon peut attaquer une fille tout en s’en déclarant amoureux : c’est sa façon d’entrer en contact avec elle sans être la risée du groupe masculin. A la maternelle, lorsque l’année scolaire est bien avancée, on se déclare sa flamme, on s’étreint, on échange des baisers. Comportements impensables à l’école primaire ! Les tabous sont apparus…
Dans la cour de l’école Gillevic, on ne repère quasiment aucun jeu, aucun groupe mixte. « La dimension sexuelle de la relation mixte est toujours présente, assure Julie Delalande, mais elle est enterrée, niée, alors qu’elle était couramment mise en plein jour et crûment énoncée entre enfants de 5 ans. » Entre grands, lorsque l’année scolaire est bien engagée, ce sont les jeux de chat (et parfois de « chat-bisou ») qui permettent « d’attraper, d’enlacer, d’exprimer une sensualité naissante », a noté Daniel Boulanger.
A tout âge, les liens qui unissent les enfants de sexe opposé diffèrent de ceux qui se créent entre enfants de même sexe. Les amitiés non teintées d’amour sont rares. Le traditionnel jeu du « papa-maman » demeure le support idéal pour manifester son attirance envers un enfant de l’autre sexe (en jouant au couple), comme pour consolider une amitié entre copains (en jouant les frères et surs). Il est alimenté par des scènes-clés censées résumer l’essentiel de la vie familiale : le repas à la maison, le moment du coucher, les courses, le départ en voiture pour les vacances. Les parents sont-ils originaires d’un pays étranger ? Ont-ils divorcé ? Le jeu de « papa-maman » ne sera que très peu empreint de ces spécificités.
« La situation familiale dont ils s’inspirent est davantage une reconstruction idéale, fondée sur le modèle de la famille occidentale et alimentée par l’environnement culturel qu’ils côtoient (livres de classe, publicités et films) », remarque Julie Delalande. Ils font « l’apprentissage symbolique des rôles familiaux, cherchent à comprendre le monde des adultes et à se l’approprier ».
Soumis à une saisonnalité qui demeure largement énigmatique (Pourquoi, partout, joue-t-on plutôt aux billes à l’automne, au football le printemps venu ?), les jeux de récréation résultent, pour l’essentiel, d’une transmission qui s’effectue entre les murs de l’école. L’auteur témoigne de l' »existence d’un folklore enfantin qui se transmet entre pairs et perdure d’une génération à l’autre en connaissant quelques variantes adaptatives ».
Non seulement des jeux comme la corde à sauter, l’élastique, les billes résistent à l’envahissement de produits médiatisés, mais même des éléments plus précis, tels que les formulettes chantées à la corde à sauter ou lors d’un « plouf-plouf » (« Am stram gram pic et pic et colégram, Une vache qui pisse dans un tonneau c’est rigolo, mais c’est salaud »), bravent le temps. Pour le plus grand bonheur des anciens enfants, Julie Delalande explore ainsi dans son livre les subtilités de quelques jeux immuables, comme la fabrication de sable doux, qui devient monnaie d’échange une fois purifié de ses cailloux. Ou comme le « plouf-plouf », jeu à part entière à la maternelle, simple outil de démarrage d’un autre jeu à l’école élémentaire.
Tout à la fois « temps d’expérimentation et d’assimilation des règles sociales » et « temps de découverte et d’appropriation d’une culture enfantine », la récréation mériterait, selon l’ethnologue, de figurer au programme de formation des maîtres dont elle est curieusement absente. A l’école Gillevic, elle marque, tout autant que les temps de classe, la mémoire des instituteurs. Avec les mauvais souvenirs de récréations sonores et bousculées, sous le préau, les jours de pluie, ou de bagarres de fin d’année, quand les élèves, exténués, s’énervent pour une broutille.
Mais surtout les bons souvenirs, qu’égrène en souriant Annie Rouault, institutrice de CM1 : « Les tout-petits qui font le satellite autour de nous, sans rien demander, en début d’année, parce que la cour leur semble grande par rapport à celle de la maternelle. Les bandes de petits qui viennent faire des bisous. Et nos anciens élèves, qui viennent causer, qui apprécient qu’on leur adresse un petit clin d’il de reconnaissance. » La récré, résume-t-elle, « ça fait du bien à tout le monde ».
Le Monde, « La récré racontée aux parents », 24 septembre 2002