La culture du compromis.

Gilles Verbunt.

Dans les sociétés occidentales, la médiation sert le plus souvent à mettre fin à des conflits par le compromis, ou au moins par la négociation dans le respect des identités.Cette pratique oppose la médiation à la résolution des conflits par l’exerc i c e en force du pouvoir au bénéfice d’une seule des parties en présence.

La médiation s’oppose à l’élimination d’une des parties, par le refus du narcissisme qui conduit à poser directeur de l’issue du conflit dans des termes du genre : “c’est toi ou c’est moi”, pour chercher la solution dans f o r m a t i o n ” les termes “moi et toi”, ou “moi avec toi”. C’est le cas, par exemple, quand les objectifs de la médiation sont déterminés par l’impératif de l’intégration, par la nécessité de trouver des moyens de coexistence dans le respect de l’identité d’individus ou de groupes sociaux aux intérêts, aux histoires, aux aspirations différentes.

POSITION CULTURELLE

En définissant ainsi la médiation, nous prenons une position culturelle : non seulement il existe ailleurs d’autres modes d’intervention médiatrice, mais notre description suppose déjà un certain acquis culturel chez les autres. Cet acquis est la capacité de voir la société non comme un tout homogène, mais comme un assemblage, dans un certain ordre, de communautés, de valeurs, de langues, d’identités, de religions, de mœurs… différentes.

L’ordre dont il est question dans nos sociétés laïques et démocratiques est le respect d’un ensemble de règles communes qui n’imposent pas aux individus une façon particulière de vivre, de faire, de penser, de sentir, mais qui assure à chaque groupe, à chaque communauté, à chaque confession la possibilité d’exister sans exclure les autres. Ce sont des règles de fonctionnement de la société globale plutôt que des règles qui dictent les comportements à tenir. L’Etat veille sur le respect des groupes et des individus les uns envers les autres et assure, dans cet ensemble complexe et composite, une cohésion suffisante. Ces conceptions de l’Etat et de la société globale comme régulateurs plus que pres-cripteurs sont propres aux sociétés occidentales.

Ailleurs, dans le temps et dans l’espace, des conceptions différentes existent, qu’il n’est pas difficile de déceler dans des milieux immigrés qui ont découvert depuis peu la société moderne, ainsi que dans des milieux bien de chez nous où la modernité est refusée. La modernité se caractérise entre autres par l’éclatement de la société homogène : les individus n’appartiennent plus à une seule communauté qui leur fournit une identité prêt-à-porter, mais sont au centre d’un réseau de groupes d’appartenance où ils ont à fabriquer, à “bricoler” eux-mêmes leur identité.

Dans la société moderne, société et culture ne se confondent pas non plus ; une culture est une certaine façon d’appartenir à, de s’intégrer dans la société globale, qui à son tour, à travers la propagation de mœurs, de langues, de lois et d’institutions s’efforce d’intervenir sur chaque culture en présence pour que la cohésion de l’ensemble soit garantie. La culture se situe au point de rencontre de la société globale d’un côté et des individus et des groupes qui la composent de l’autre. La société homogène, quoique battue en brèche par la mondialisation des échanges, n’en continue pas moins à fonctionner, au niveau des représentations, comme un idéal à atteindre. Dans l’éducation, on propose alors aux jeunes d’être entiers, cohérents, de faire des choix. Dans le langage ordinaire, on confond compromis et compromission. On parle facilement de valeurs suprêmes qui ne tolèrent aucune relativisation. L’adhésion au groupe doit être indéfectible.

MÉDIATEURS OU ALLIÉS

Cette analyse n’est pas seule-ment valable pour les nations du tiers monde. Aux Etats-Unis, au début des années 70, pendant la guerre du Vietnam,certains groupes contestaient la nécessité de la pour-suivre. Sur les murs, en réaction, on voyait fleurir l’inscription “Love it or leave it” (Aimez-la [la société)

Cette conception de l’Etat et de la société globale comme régulateurs plus que comme prescripteurs est propre aux sociétés occidentales. Dans cette vision de la société, aucune reconnaissance des valeurs des autres n’est possible ; toute contestation sur un point précis est considérée comme une trahison. La médiation culturelle en France trouve dans ce décalage entre deux conceptions de la société un problème considérable et… l’une de ses raisons d’être. Une des grandes difficultés que rencontrent les médiateurs et média-trices est justement de se faire admettre comme médiateurs, au lieu d’être considérés comme un(e) allié(e) contre l’autre. Ce ne sont pas seulement les communautés immigrées qui auraient une fâcheuse tendance à se montrer intransigeantes ; les institutions françaises peuvent parfois se montrer aussi réticentes à des compromis que les communautés.

Même dans notre tradition, le compromis est encore souvent consi-déré comme un acte de faiblesse, une perte d’honneur, si ce n’est comme une trahison, de sa communauté, de sa religion, de sa culture ; pour les immigrés, le compromis peut être vécu comme un pas vers l’assimilation non souhaitée. Peu de personnes se sentent valorisées parce qu’elles ont accepté (ont “dû accepter”) un compromis, alors que c’est le fondement même du fonctionnement démocratique. C’est comme si la per-sonne perdait de son identité, alors que celle-ci est constituée par cette capacité de négocier et de rester soi-même dans les sollicitations et les obligations provenant d’appartenances multiples.

On comprend une certaine raideur chez des adolescents, qui sont à la recherche de leur identité personnelle. Mais les adultes, reconnaissant la primauté de la vie sur celle de la cohérence logique, sont capables, en général, de sortir de cette logique du tout ou rien, à la façon des sages d’autrefois. Deux questions se posent au médiateur ou à la médiatrice ; les réponses conditionnent tout avancement dans le rapprochement des points de vue. La première est orientée vers l’institution (française) : donne-t-elle au médiateur suffisamment de marge de manœuvre pour négocier, ou le (la) considère-t-elle essentiellement comme une courroie de transmission ? L’autre question s’adresse aux personnes en conflit : acceptent-elles de voir le médiateur ou la médiatrice autrement que comme un(e) allié(e), qui doit donc prendre fait et cause pour elles du fait d’une origine cul-turelle partagée ? La première tâche des médiateurs et des médiatrices est parfois de promouvoir la culture du compromis.

AXES DE RÉFLEXION

Comment cette évolution dans la conception que l’on a de la société peut-elle être encouragée ? Je propose quelques axes de réflexion dans une perspective pédagogique, partant du présupposé que les deux parties, dans leur vie quotidienne, ont déjà dû composer avec leurs principes, même si elles ne l’admettent pas. Les représentations qu’elles se font d’elles-mêmes et de leur culture ont pris du retard par rapport à la réalité qu’elles vivent. Le médiateur aide les autres à se situer dans un contexte plus glo-bal. Un contexte géographique d’abord : plus personne, aujourd’hui ne peut vivre en vase clos ; l’interdépendance n’est pas de l’ordre du souhait, mais de la réalité ; elle demande la reconnaissance de l’Autre et la nécessité de s’entendre avec lui. Un rappel de la dimension his-torique peut être utile : la coexistence a été réelle dans le passé ; elle peut être meilleure dans l’avenir. Un avenir, d’ailleurs, où le sort de l’un est lié à celui de l’autre.

On peut essayer de démontrer, en particulier à ceux qui exercent une activité professionnelle, comment ils ont d’abord acquis une logique professionnelle qui possède une certaine autonomie, et ensuite comment chaque sphère de l’existence (religieuse, politique, familiale, nationale…) a sa propre logique, afin d’amener les interlocuteurs à comprendre et reconnaître les motivations et contraintes des uns et des autres.

Si le médiateur connaît tant soit peu une autre culture, il peut donner des exemples pour expliquer comment, dans un autre contexte culturel, on peut voir, penser, sentir les choses autrement, et éventuellement rendre conscient chaque opposant de ses propres déterminants culturels. Cela suppose que le médiateur lui-même soit en permanence en état d’éveil pour détecter ses propres conditionnements culturels. Enfin, le médiateur peut aider à faire passer ses interlocuteurs du monde des représentations (souvent à base de préjugés, de stéréotypes, d’interprétations hâtives) à la réalité, ou au moins à des représentations plus conformes à la réalité. Déconstruire des représentations que l’on a de soi et des autres est une entreprise délicate à cause des répercussions identitaires. Cela peut aller jusqu’à déculpabiliser l’interlocuteur qui ressentirait un éventuel compromis comme une trahison de soi et de son groupe. Le médiateur peut essayer de rendre évidente une réalité que la plupart des interlocuteurs vivent déjà, mais que souvent ils ont peur de reconnaître, à savoir le fait de vivre sur plusieurs registres, dans des sphères de vie dont les cultures manifestent un certain degré d’autonomie.

Il est temps d’en finir avec la dévalorisation du compromis au nom de je ne sais quelle fidélité. Certes, en acceptant le compromis, je cède à l’Autre. Mais, au lieu de considérer ce compromis comme une concession, ne peut-on pas le voir comme une forme de reconnaissance de l’Autre et de son droit à son propre mode d’existence ?

Le compromis est souvent considéré comme un acte de faiblesse, une perte d’honneur, voire une trahison.

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