La famille à distance : nouvelles stratégies familiales chez les immigrés d’Afrique sahélienne. Par Jacques Barou, CNRS, Grenoble

Les difficultés liées au regroupement familial en France (divorces, insubordination des enfants), le développement des migrations inter africaines (notamment des femmes), ont poussé les migrants à cher cher des solutions pour sauvegarder les villages. Ainsi voit-on émerger des stratégies consistant à choisir parmi les enfants ceux qui, nés en France mais élevés dans la cellule traditionnelle, et ayant eu accès à un bon niveau d’éducation, pourront perpétuer le système migra -par toire tout en permettant le retour au pays de la génération précédente.

Les stratégies familiales des immigrés originaires d’Afrique sahélienne ont considérablement évolué depuis les années soixante, qui marquent le début véritable de cette vague migratoire vers la France.

Aujourd’hui, plusieurs modes de gestion de la vie familiale coexistent au sein de cette population, chacun s’efforçant de répondre à l’apparition de nouveaux facteurs susceptibles de remettre en cause les stratégies dominantes exercées jusque-là. Cet article s’appuie sur les résultats de récentes enquêtes menées en France et au Mali autour de la question des rapports entre les pères immigrés et leurs enfants restés au pays.

Il convient d’abord de rappeler brièvement qu’à l’origine de la migration des principaux groupes d’Africains du Sahel vers la France – Soninké et Peuls principalement -, il existait une stratégie très homogène qui a fait l’objet de nombreuses analyses de la part des chercheurs qui se sont intéressés à ces populations à l’époque. Les hommes partaient vers la France très jeunes et presque toujours encore célibataires. Ils ne pouvaient financer l e u r voyage et les premiers mois de leur séjour que grâce à l’aide de leur parenté. Redevables à la fois à leurs parents restés au village et à leurs aînés qui les prenaient en charge dans le foyer o ils se retrouvaient à leur arrivée en France, ils n’avaient d’autre choix que de se conformer à une stratégie définie à l’avance par les anciens. Ceux-ci voyaient avant tout l’émigration comme un moyen de perpétuer l’existence d’une communauté rurale économiquement fragile. Progressivement, la survie de cette communauté dépendait principalement des envois de fonds effectués par les émigrés. Si ces envois cessaient ou diminuaient en volume, le village risquait de disparaître. Pour les anciens et les notables attachés à la survie de la communauté paysanne, le maintien des femmes et des enfants au pays représentait une garantie de retour de devises, et il y a eu longtemps, de leur part, une forte hostilité à l’émigration familiale.

La vie conjugale des émigrés commençait en général à partir du premier retour au pays, après une période de près de dix années passées en France à travailler pour rembourser les aides avancées par la famille et à épargner pour payer le “prix de la fiancée” et les frais du premier mariage. Par la suite, la gestion de la vie familiale suivait une voie bien définie et partagée par la majorité des hommes. Les séjours en France se limitaient à deux ou trois ans et étaient entrecoupés de séjours au pays de plus en plus longs. Les retours étaient souvent marqués par un nouveau mariage et le migrant découvrait chaque fois de nouveaux enfants qu’il avait engendrés lors de son dernier passage. Quand les hommes se retiraient définitivement au pays, ils se retrouvaient dans la position avantageuse d’un chef de famille polygame nanti d’une nombreuse descendance et savourant le statut d’ancien respecté, statut acquis au fil du temps.

HOMMES ISOLÉS ET FEMMES SOUS TUTELLE FAMILIALE

Cette organisation harmonieuse commença à se transformer à la fin des années soixante-dix, sans disparaître en totalité pour autant. L’interruption de l’immigration économique décrétée par le gouvernement français en 1974, les débuts de la crise de l’emploi, la modernisation de certains secteurs d’activité, comme la voirie, où les Africains travaillaient en grand nombre, tout cela perturba l’organisation de la migration en noria, avec l’amplification des difficultés de retour au pays pour de longs séjours. Alors a commencé à s’installer, chez les hommes, une certaine lassitude vis-à-vis de cette existence loin du pays, loin de la famille, dans laquelle on n’a même pas l’occasion de connaître ses propres enfants.

De l’autre côté, en Afrique, les femmes étaient de moins en moins satisfaites de leur existence au village. Souvent placées sous la tutelle de leur belle-mère ou d’un frère de leur mari, elles avaient à assumer l’entretien des terres et du cheptel, en plus de l’éducation des enfants et des services à rendre aux anciens. Elles imaginaient la vie en France comme beaucoup plus agréable et facile que la vie au pays. Il y a eu de leur part, à cette époque, un fort désir de s’installer en France, désir qui a rejoint celui qu’avaient les hommes de sortir de leur situation d’isolés. Les conditions relativement souples qui existaient jusqu’en 1984 pour réaliser le regroupement familial ont facilité la venue de nombreuses familles en provenance des zones rurales de la vallée du Sénégal.

L’immigration africaine a alors changé de composition. On a vu apparaître des familles très nombreuses, souvent confrontées à des problèmes de logement pratiquement insolubles, rencontrant de nombreuses difficultés administratives et souvent stigmatisées devant une opinion publique française choquée par certaines pratiques, comme la polygamie et l’excision. De 1984 à 1993, la réglementation sur le regroupement familial est allée se durcissant, incluant un souci de plus en plus marqué d’empêcher la venue de familles de toute une classe d’âge née au début polygames. Plusieurs faits divers ont des premiers regroupements familiaux, mis sur le devant de la scène ces familles les conflits se multiplient et les parents pléthoriques allant de logement insalubre en logement insalubre, expulsées d’une commune vers une autre, campant sur le quai de la gare ou sur l’esplanade du château de Vincennes. Au-delà de ces difficultés spectaculaires qui ont contribué à donner une image catastrophique de l’immigration familiale sahélienne, on note qu’un certain nombre de ménages sont parvenus à s’insérer, m a l g r é tout, de façon satisfaisante dans leur environnement local.

Mais une remise en cause de l’opportunité du regroupement familial commence à se répandre au sein même de l’immigration. Elle doit moins aux obstacles administratifs mis en place par la législation française et aux difficultés matérielles rencontrées qu’à l’émergence de difficultés relationnelles croissantes entre parents et enfants. Avec l’arrivée à l’adolescence de toute une classe d’âge née au début de la période des premiers regroupements familiaux, les conflits se multiplient et les parents sont de plus en plus interloqués face à l’irrespect des jeunes à leur égard. L’idée qu’il est impossible d’élever les enfants en France dans le respect des valeurs africaines se diffuse parmi les hommes qui vivent encore isolés et touche aussi les villages d’origine, où l’on voit de temps à autre revenir des enfants renvoyés de France par des parents qui ne supportent plus leur indiscipline et qui ne savent plus comment faire pour restaurer leur autorité. Les divorces se font aussi plus fréquents, souvent à la demande des épouses, ce qui est à l’origine de toute une série de rumeurs colportées jusque dans les zones de départ et qui tend à accréditer l’idée qu’en France, la loi favorise outrageusement les femmes et donne systématiquement tort aux maris. Tout cela produit un certain nombre d’interrogations sur l’évolution souhaitable des modes de gestion de la famille, et il en émerge ensuite de nouvelles stratégies, de la part des hommes comme des femmes.

LA FAMILLE INCERTAINE

L’organisation patrilignagère et le mariage virilocal qui caractérisent la plupart des populations de la zone sahélienne ont permis d’assurer longtemps la domination des hommes sur les femmes et des aînés sur les cadets. L’émigration a permis dans un premier temps de renforcer cette organisation et de perpétuer les rapports de domination qu’elle comportait, donnant de ces sociétés une image très conservatrice. La famille est restée longtemps stable et la transmission des valeurs traditionnelles par l’éducation a pu se poursuivre, incitant les individus à se soumettre aux rôles définis pour les uns et les autres par le système. Au fil du temps, toutefois, l’émigration entraîne des bouleversements à tous les niveaux. Sa généralisation fait d’abord craindre l’issue qu’elle était censée éviter au départ, la disparition de la communauté villageoise.

Le maire d’une commune rurale de la région de Kayes exprime bien les inquiétudes ressenties pour l’avenir des villages des zones de forte émigration : “S’il n’y avait pas l’aide de nos ressortissants en exode, c’est les deux tiers de la population qui auraient pris la tangente et seraient partis ailleurs. Mais ce qui nous fait mal, c’est de savoir que ceux qui sont ailleurs vont finir par y rester définitivement. Il y a des gens qui vont oublier leurs origines, c’est inévitable, on n’y peut rien.” Pour éviter que l’émigration aboutisse à vider la communauté villageoise de ses forces vives, il est souhaitable que les hommes qui émigrent continuent à revenir se marier avec des filles du pays. Ce maire, pensant agir dans l’intérêt de sa commune, prêche pour le maintien des mariages arrangés par les familles afin d’éviter la rupture, à terme, du lien entre les émigrés et leur pays. Il est très fier d’avoir réussi à organiser le mariage de l’un de ses neveux, né et élevé en France, avec une fille du village.

Toutefois, pour que ce type de mariages puisse se poursuivre, il faut que l’émigration soit assez rentable. Avec les difficultés à se rendre en France, ce n’est plus tout à fait le cas. Une migration plus aléatoire tend à se développer vers les pays africains voisins, comme la Côte-d’Ivoire ou le Ghana, quelquefois vers des pays plus lointains, comme le Gabon ou e Congo, soumis à une conjoncture politique troublée. Ces migrations éloignent les hommes du village sans leur permettre de gagner assez d’argent pour payer les frais d’un mariage. Le maire d’une autre commune qui compte de moins en moins de ressortissants en France et de plus en plus dans les pays africains constate que depuis quelques années, le nombre de fil l e s non mariées tend à augmenter. L’absence de prise en charge dans le cadre conjugal entraîne une migration des jeunes filles vers les villes ; les villages risquent ainsi de perdre toutes leurs capacités à se perpétuer. On assiste à un retour de la pression des notables pour que les émigrés laissent leurs femmes et leurs enfants au pays.

UNE REMISE EN CAUSE DE LA POSITION DES HOMMES

Cette solution présente quelques avantages mais pose aussi un certain nombre de problèmes. Les enfants dont le père est au loin sont placés sous la responsabilité d’un oncle paternel. Ils ont souvent tendance à voir en lui leur véritable père et à lui exprimer un attachement de type filial. Dans le contexte du patrilignage, la paternité s’exerce de manière collective. Les frères sont responsables de leurs neveux et nièces au même titre que de leurs enfants. Les fils et filles des émigrés sont considérés comme les autres enfants du village, élevés au sein de la famille étendue dans un esprit égalitaire. L’argent envoyé par le père arrive aux mains de la personne responsable des enfants, qui le redistribue de façon équitable à tous les enfants qui sont sous sa responsabilité, sans favoriser les enfants de l’émigré qui envoyé les subsides. Les investissements collectifs réalisés par les associations villageoises ont permis la construction d’écoles dans la plupart des villages, et les enfants ont dans l’ensemble accès l’instruction primaire. Au cas où le père ne peut plus envoyer d’argent, il y a toujours une possibilité de recours auprès d’autres parents qui sont en migration.

L’éloignement du père a toutefois des effets plus problématiques. Les femmes doivent rester quelquefois seules pendant plusieurs années. Il arrive qu’elles se consolent de l’absence du mari avec un autre membre de leur entourage masculin. Beaucoup d’émigrés ont des enfants adultérins qu’ils se voient souvent obligés de reconnaître en raison de la pression sociale qu’ils subissent pour éviter la dramatisation de l’incident. Comme le géniteur de l’enfant adultérin est souvent un proche parent du mari, la dimension scandaleuse de la chose est vite étouffée, la chose restant dans la famille. Ces pratiques qui tendent à se banaliser dans les zones de forte émigration font cependant quelques vagues à l’extérieur. Certains n’hésitent pas à accuser de pratiques incestueuses les ethnies qui cautionnent ces adultères intrafamiliaux. Tous les hommes n’acceptent pas forcément de fermer les yeux et certains demandent le divorce.

Les demandes de divorce sont cependant beaucoup plus souvent le fait des femmes. Les tribunaux des villes situées en plein cœur des zones de départ comme Kayes, Yélimané ou Nioro sont depuis quelques années de plus en plus fréquemment saisis de telles demandes de la part des épouses des émigrés. Comme la loi malienne considère que l’abandon familial et le défaut d’entretien sont des motifs valables pour accorder le divorce à la requérante, il suffit aux femmes de faire la preuve de la prolongation de l’absence du mari et de l’insuffisance de ses envois de subsides. La position dominante des hommes semble moins assurée que par le passé dans ces villages traditionnellement soumis à la force du système patriarcal. La loi évolue, et surtout, les femmes, mieux informées qu’auparavant, ont appris à l’utiliser à leur avantage. La polygamie, qui représente encore le symbole de la réussite sociale des hommes, n’est plus aussi confortable à vivre pour eux, si tant est d’ailleurs qu’elle l’ait jamais été. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à refuser de signer, au moment du premier mariage, le document qui témoigne de leur accord pour que le mari puisse contracter d’autres mariages ultérieurement.

LOI FRANÇAISE CONTRE TRADITION PATRILINÉAIRE

Si l’évolution de la famille dans le pays d’origine inquiète les hommes, ce qui se passe en France fait encore davantage peur. Dans les zones de départ, on entend partout des récits qui tendent à accréditer l’idée qu’une fois en France, les femmes africaines ne respectent plus leur mari. Les hommes colportent des histoires dans lesquelles les femmes, à peine arrivées en France, se révèlent cupides et ingrates. Au lieu de témoigner de la reconnaissance envers leur mari qui leur a permis de les rejoindre, elles s’empresseraient de le tromper avec des hommes plus jeunes et surtout plus riches. Ce récit recueilli dans un village près de Nioro est typique des phénomènes de rumeurs au sujet de la perfidie des femmes et des appuis que la France leur accorderait systématiquement au détriment du mari :

“Le frère d’un homme de ce village travaillait en France depuis trente ans comme chauffeur de poids lourds. Il a fait venir sa deuxième femme. Ils ont eu trois enfants. Au bout de quelque temps, la femme s’est mise à sortir avec le fils du patron de son mari. Elle a demandé le divorce et a eu la garde des enfants. Le mari a attaqué en justice pour obtenir des compensations. Mais le copain de sa femme a menacé de le faire expulser de France. Il a dû abandonner les poursuites. Il a alors fait venir sa troisième femme en France. Elle lui a fait le même coup. Il est revenu au Mali pour prendre une nouvelle épouse mais cette fois-ci, il est reparti en France en la laissant dans sa famille à lui.”

Ces anecdotes qui présentent les hommes comme les victimes omettent sans doute un certain nombre de détails qui leur donneraient probablement un sens différent. Elles témoignent surtout de la hantise des hommes de se voir désavouer par la justice française. Ce qui les choque le plus, c’est le fait que ce sont presque toujours les femmes qui obtiennent la garde des enfants. Au Mali, selon la coutume, les enfants appartiennent au patrilignage et doivent donc rester dans la famille de leur père après le divorce de leurs parents. La loi, de son côté, accorde la garde des enfants à celui des ex-conjoints qui dispose des moyens matériels d’assurer leur éducation, ce qui revient la plupart du temps à les confier à leur père. Dans les faits, malgré une indéniable évolution de la législation familiale dans un sens plus équilibré, les conditions de la séparation restent tout de même plus favorables aux hommes. Les juges des régions de forte émigration constatent que des couples vivant en France préfèrent venir divorcer au Mali, ce qui leur coûte en général moins cher et permet aux hommes d’obtenir plus facilement gain de cause.

Les pratiques locales se retrouvent souvent en contradiction avec les lois françaises. Un fait divers qui s’est passé il y a quelques années dans la région de Kayes traduit le malentendu entre les deux systèmes de référence en matière de conflits familiaux. Des enfants confiés à leur mère par la justice française avaient été ramenés au pays par leur père et confiés à sa famille. Ils s’étaient enfuis pour retourner en France. Les médias français avaient donné un certain retentissement à ce fait, présentant les enfants comme des héros, alors qu’au village on les considérait comme des ingrats qui avaient en outre répandu la honte sur tout le pays en tenant, devant les caméras de télévision, des propos hostiles à leur père. On entend aussi d’autres histoires qui témoignent de la distance entre les valeurs éducatives et familiales en Afrique et en France, comme les cas d’enfants appelant la police parce que leur père leur a donné une gifle, ou les cas de parents condamnés par la justice française pour mauvais traitements alors qu’ils ne faisaient qu’exercer leur autorité sur leurs enfants, avec des moyens considérés comme légitimes dans leur culture.

UNE VISION MODERNE DE LA NORIA

Tout cela fait que le regroupement familial fait aujourd’hui peur à beaucoup d’hommes. L’époque où certains développaient des stratégies avantageuses en s’appuyant sur leur position de polygame paraît déjà lointaine. Ceux qui organisaient un relais entre leurs épouses, avec une femme auprès d’eux en France et une autre au pays auprès de leurs vieux parents, et une permutation tous les deux ou trois ans, sont maintenant confrontés au refus des femmes de les suivre dans ce type d’organisation. Là aussi, les récits présentent le mari en victime des femmes et de la justice française : “Un ami à moi avait deux femmes, une en France et une ici. Il voulait qu’elles changent. Celle qui était en France ne voulait pas rentrer. Elle était devenue tellement jalouse qu’elle l’empêchait même de rentrer au pays pour voir l’autre. Elle a demandé le divorce et elle l’a obtenu.”

Que faire alors pour les hommes tenus de poursuivre leur séjour en France afin de contribuer à l’entretien de la famille au pays ? Certains en reviennent au vieux système de la noria, mais avec une vision beaucoup plus moderne. Ils s’efforcent par là d’éviter les difficultés dues au regroupement familial et de préparer certains de leurs enfants à les relayer en France, leur permettant ainsi de rentrer au pays avant d’être trop vieux. Certains élaborent une véritable stratégie traduisant une forte capacité d’anticipation. Ainsi, un homme rencontré au cours d’une récente enquête dans un foyer du XIIearrondissement parisien prépare son retour depuis quinze ans. Il a fait venir sa première épouse en France et a eu un enfant avec elle dès la première année du séjour. Malheureusement pour lui, il s’agissait d’une fille. Il a rapidement renvoyé la femme et le bébé au pays et fait venir une deuxième épouse. Cette fois-ci, il a eu un fils, qu’il a aussi renvoyé au pays avec sa mère au bout d’un an. Ce qui comptait pour lui, c’était que l’enfant naisse en France pour avoir la possibilité d’obtenir la nationalité française à sa majorité. Depuis, cet enfant fait l’objet d’un fort investissement de sa part. Il est le seul de la fratrie à avoir été scolarisé et fréquente le lycée de la ville la plus proche. Son père paye sa pension en ville et lui envoie les livres et les fournitures nécessaires à ses études, lui téléphone souvent pour s’enquérir de l’avancée de sa carrière scolaire et se prépare à le faire venir près de lui pour pouvoir ensuite rentrer au pays en comptant sur l’aide que le fils pourra lui envoyer depuis la France.

Ce cas est très révélateur d’une nouvelle stratégie familiale qui vise à la perpétuation du cycle migratoire dans des conditions plus adaptées au contexte contemporain. Pour beaucoup d’hommes analphabètes venus tenter leur chance en France, l’instruction apparaît aujourd’hui comme un atout indispensable pour réussir en immigration. En même temps, l’éducation leur paraît meilleure dans le milieu d’origine car elle prépare mieux les jeunes à suivre la volonté de leur père. Ils s’efforcent donc de donner tous les atouts possibles, sur les plans administratif, intellectuel et culturel, à ceux de leurs enfants qu’ils ont choisis pour les remplacer dans leur fonction de pourvoyeur de devises au profit du pays.

L’objectif final d’une telle stratégie est de permettre la reproduction du système migratoire, en ayant pour cela choisi des enfants qui auront acquis les valeurs de la culture d’origine – grâce à une éducation dans le milieu traditionnel -en même temps que les moyens d’entrer en France et d’y travailler – grâce à une plus grande possibilité d’accès à la nationalité française et à une scolarité aussi poussée que possible. Une telle stratégie témoigne d’une grande lucidité et contraste avec l’imprévoyance des hommes venus avec leurs familles au début des années quatre-vingt, qui ne pouvaient imaginer les difficultés qu’ils rencontreraient et qu’ils créeraient à leurs enfants, obnubilés qu’ils étaient par le seul souci de se conformer à l’image du chef de famille africain traditionnel, dont le prestige se mesure au nombre de femmes et d’enfants qui l’entourent. Cela montre qu’avec l’expérience, les migrants sont de plus en plus à même de penser leur migration et de s’adapter à la nouveauté du contexte, en utilisant toujours les ressources que peut leur offrir le maintien du lien avec le pays d’origine.

Bibliographie :

Rozenn Delafontaine, “Les femmes et la famille, au cœur de la communauté comorienne de Marseille” Dossier Les Comoriens de France, n° 1215, septembre-octobre 1998

Catherine Quiminal, “La famille soninké en France” Dossier Histoires de familles, n° 1185, mars 1995

Claudette Bodin et Catherine Quiminal, “Le long voyage des femmes du fleuve Sénégal” Dossier Elles… Femmes en mouvement(s), n° 1141, mars 1991

Lydie Dooh-Bunya, “La condition des femmes noires en France” Dossier Les Africains noirs en France, n° 1131, avril 1990

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