La famille, le mariage, les enfants dans la culture turque.

Ilknur Deveci, psychologue, au centre D’Ici et d’Ailleurs

D’après T. Nathan, la culture contient l’âme, la dynamique, la créativité d’un groupe social. En outre, elle permet à ses membres de percevoir le monde sur le mode de l’évidence. Quoique d’origine externe à l’individu, la culture permet avant tout de se mouvoir, de penser, d’aimer et de travailler en évitant frayeur et perplexité. Il existe toujours un mot pour nommer les objets, les expériences perçues, il existe toujours une pensée capable de rendre compte des désordres et des douleurs, c’est-à-dire une manière de concevoir la maladie et en même temps la démarche thérapeutique qui lui correspond. Le rôle primordial de la culture est d’assurer l’existence du groupe en tant que tel. Elle lui confère donc une clôture – la frontière étant la langue – et lui donne une conscience de son identité (exemple : « Nous sommes marocains et non turcs »). Sa langue maternelle est le lieu d’où sera diffusé son sentiment d’identité. L’ethnopsychiatrie considère que nous ne choisissons pas d’appartenir à un groupe culturel, nous naissons dans un groupe. Nous sommes donc des êtres culturels. Ceci ne remet pas en question la liberté de l’être. Le groupe culturel fonde la personne et lui donne sa liberté par le fait qu’elle la fixe.

La conception des relations entre un homme et une femme dans la logique culturelle turque :

Dans la communauté turque, les relations entre un homme et une femme sont imprégnées d’un certain tabou. Ce refus provient de deux facteurs intimement liés. Premièrement, l’importance du « qu’en dira-t-on », donc du regard des autres membres de la communauté. Ce premier facteur renvoie au second qui est l’honneur de la famille. L’essence de ce facteur se trouve être principalement la question de la virginité de la fille. Cette communauté ne peut penser une simple relation d’amitié entre un homme et une femme, puisque, dans sa logique, elle n’existe pas et quelle que soit la nature d’une relation, elle présente un grand risque de perte de virginité pour la femme. Une relation duelle, entre les deux sexes implique nécessairement la sexualité. Cette question de la pureté de la femme est d’autant plus exacerbée que pour la culture turque un homme n’est homme que s’il a un honneur, à tel point que si ce dernier devait être souillé par la transgression de cet interdit touchant une femme, cela peut mener par exemple à la répudiation de la fille. Pour exprimer ces situations, il existe une expression turque qui dit que « l’honneur est placé sous les pieds des personnes » (onur ayaklar altinda ), sous entendant que n’importe quel passant peut marcher dessus.

L’amour et la sexualité :

L’amour allant de pair avec la sexualité, nous pouvons dire que cette dernière est tabou dans la culture turque. Les femmes entre elles en parlent mais d’une manière allusive et non directe. Les choses sont sous-entendues et non dites. La sexualité est surtout mise en avant dans sa fonction de reproduction. Mais en même temps, les femmes connaissent l’importance de la sexualité pour l’homme, puisqu’elles savent qu’un homme peut être amené à tromper sa femme dans le but d’assouvir ses besoins sexuels.

Le trousseau pour la jeune fille :

Le trousseau, fait essentiellement par la mère et la jeune fille, possède une grande place dans le mariage. Dans ce trousseau, nous retrouvons beaucoup d’objets tels que la dentelle, la broderie, etc., qui vont servir à meubler la nouvelle maison de la jeune fille. Le trousseau incarne toute la richesse et les compétences à être une femme pour son mari. Il est constitutif de la préparation de la jeune fille à sa nouvelle vie de femme et de mère. Dans les alliances et dans la préparation de la jeune fille au rôle d’épouse, de belle-fille et de mère, la place de la mère est très grande, c’est d’elle que tout dépend, c’est sur elle que les incompétences de sa fille retomberont. Ne dit-on pas en turque « Anasina bak, kizini al ! » qui signifie « regarde la mère et prend la fille ! ».

Le choix des conjoints :

Dans la communauté turque, l’alliance préférentielle est celle qui se fait entre cousins germains. Il existe un dicton turc qui dit : « elin eyisinden kendi kötümüz eyidir ! » Ce qui signifie : « Un mauvais des nôtres est préférable à un bon des autres ».

La demande en mariage :

En général et dans un premier temps, ce choix revient aux parents. Les parents de l’homme se mettent en quête d’une jeune fille pour leur fils, tandis que les parents de la femme sélectionnent les prétendants qu’ils vont soumettre à leur fille.

En un second temps, la décision finale revient aux jeunes. Les parents possèdent un droit de regard sur le choix du conjoint puisque dans la culture turque, le mariage n’unit pas deux personnes mais deux familles, ce qui met en évidence la place du groupe culturel dans les événements de la vie. La demande en mariage se fait par la personne la plus âgée de la famille qui dit : Allah’in emri peygamberin gavliyle kizinizi oglumuza istiyoruz, ce qui veut dire « Avec l’ordre d’Allah et la permission du prophète, nous demandons votre fille pour notre garçon ». Si la réponse est positive, la famille du garçon envoie quelques hommes et femmes pour faire le söz kesme, c’est-à-dire l’officialisation de la promesse de mariage. Lors de cette rencontre, les hommes et les femmes âgés parlent du baslik parasi c’est-à-dire de la dot. Pour la famille de la fille, la dot est un moyen de la protéger du divorce consécutif au moindre conflit avec sa nouvelle famille. Pendant cette rencontre, il est demandé également de l’argent pour l’ana sütü c’est-à-dire la dot du lait maternel, le droit de la mère, et la quantité d’or à offrir à la jeune femme. En cas de divorce, cet or revient à la jeune femme.

Le matin du premier jour du mariage (bayrak hommes de se kaldirma), le drapeau turc est hissé sur le toit de la mariée et de maison et, le soir, les femmes préparent les feuilles de vigne et les repas pour le lendemain.

Pendant toute la journée du deuxième jour (kina günü, le jour du henné), les invités reçoivent à manger. La famille du garçon apporte également un mouton qu’on appelle Kina gogunu (le mouto du henné, le sacrifice). Ensuite, une personne ayant des enfants et n’ayant été mariée qu’une fois va mettre du henné sur la main droite du couple et sur la nuque de la fille.

Le mariage religieux est très important et très peu de personnes y assistent. Les tous derniers moments de la cérémonie, dans la maison de son père, la jeune fille va devenir une femme. Elle est soutenue en robe de mariée par un homme de sa famille, père, frère ou oncle qui lui tient le bras droit pour l’accompagner et la confier à sa nouvelle famille. Tout le long du trajet, une femme de confiance tient un miroir devant la mariée. Le miroir l’accompagnera jusqu’à sa nouvelle maison et y restera. Il laisse entrevoir à la mariée l’espoir que son chemin sera aussi lumineux (aydinlik), clair et sans embûches que la clarté du miroir. Cette signification est le premier niveau de l’étiologie turque de l’objet miroir. Un autre niveau de cette étiologie serait que grâce au miroir la jeune fille emporte son monde, son réseau d’appartenance familiale, ses ancêtres et ses morts. Elle appartient d’abord à son père. L’image qui se reflète dans le miroir, c’est celle du couple constitué par son père et elle. Le miroir est un objet qui acte cette alliance mais qui lui signifie également son appartenance à son réseau familial, à son père.

Avant l’épisode du miroir, le père met un voile rouge sur la tête de la mariée, ensuite il fait tourner trois fois un ruban rouge autour de sa taille avant de l’attacher. Ce faisant, le père lit des sourates du Coran. Il donne donc sa bénédiction à la jeune fille quant à sa nouvelle affiliation. La couleur rouge signifie le sang. Le pardon, la protection, la filiation et l’affiliation demandent un sacrifice, c’est-à-dire l’écoulement du sang. Le sacrifice donne également à manger à un autre monde, aux ancêtres, aux morts. La couleur rouge du voile et du ruban signifie entre autre la pureté et la virginité de la jeune fille.

Les signes de l’alliance :

L’emplacement de ces objets n’est pas sans importance. Le ventre est le lieu de la fécondité, de la maternité. Lieu qui doit être pur pour la filiation et la descendance. Ici, la notion de pureté est utilisée dans le sens où, si la jeune femme n’est pas vierge, c’est l’honneur de sa famille et de son père qui est souillé. Le ventre et la tête sont des endroits très sensibles à l’attaque des djinns, il faut les protéger. L’expression turque : kafayi üsütmüs correspond à « sa tête a pris froid », mais en fait cela signifie qu’il a perdu la tête et, de manière implicite, que la tête a été prise par les djinns.

Dans le mariage, le ruban, le voile, le trousseau, le miroir sont tous des éléments de fondation de l’alliance qui vont fermer la jeune fille pou permettre son ouverture vers la nouvelle famille. Autrement dit, ce sont des éléments qui fabriquent une mariée pour sa nouvelle affiliation. De plus, la jeune mariée enjambe le sang du mouton égorgé devant la porte de sa nouvelle maison. Cet acte s’inscrit également dans le processus de sa nouvelle affiliation. C’est un des éléments qui va fermer la maison pour permettre l’ouverture vers l’extérieur.

Les éléments tels que le mouton donné en sacrifice par la famille de l’homme à celle de la femme, le trousseau, la dot, « la dot du lait maternel » et l’or sont des objets qui constituent et actent l’alliance entre les familles. Ces rituels sont des éléments fondamentaux dans la construction de la fondation de la nouvelle alliance. Ils sont également très importants dans la question de la transmission au niveau des enfants.

Lorsque la mariée entre dans la voiture, la personne tenant le miroir l’accompagne. Le hoca commence à lire des versets et des sourates ; tout le monde ouvre les deux mains vers le ciel ; à la fin de sa récitation, ils lisent tous la sourate El Fatiha, passent leurs mains sur leur visage et disent Amin (Amen). Cette sourate est connue pour être celle qui ouvre. Elle est une ouverture. C’est elle qui est lue pour commencer la prière.

Le lendemain matin, tout le monde attend impatiemment la preuve de la virginité de la fille. Seules quelques femmes, dont la belle-mère, vont voir le sang sur un tissu blanc. Celle-ci va faire parvenir la nouvelle à la famille de la fille. Nous pouvons constater que, même à ce moment, la question de la virginité n’est pas uniquement l’affaire du couple, mais aussi celle des deux familles.

La conception de l’enfant :

La nomination :

A la naissance, la question du nom se pose pour l’enfant. Souvent, ce sont des noms de prophètes, d’hommes religieux, d’anciens de la famille ou de parents qui sont donnés à l’enfant. Dans les rituels de nomination turcs, un homme pieux et sage de la famille ou un hoca prend le bébé dans ses bras. Il lit des sourates et des versets du Coran, ensuite il appelle trois fois l’enfant par son prénom au niveau de l’oreille droite.

Le garçon roi !

La place des enfants au sein des alliances et, par conséquent, du couple est donc grande. Avoir des garçons change le regard que portent la famille et la communauté sur le couple, ainsi que celui porté par chaque conjoint sur l’autre. De plus, avoir des garçons apporte un changement de place pour les conjoints et également dans la dynamique relationnelle entre eux. C’est en donnant un garçon qu’une femme acquiert le statut de mère. Statut qui lui confère le droit à la parole au sein de la communauté et aux égards de son mari.

La stérilité du couple et l’absence de garçon :

Citons pour commencer les propos de Hassaïm Kadri Z. (1997, p. 136), sur la conception de la famille et de la stérilité dans la culture kabyle : « Le mariage n’a pas pour but d’unir une femme et un homme, mais deux familles, deux lignages. Le but du mariage est la procréation. La stérilité définitive est considérée comme une malédiction ou un mauvais oeil, une action punitive provenant des volontés divines ou d’une désobéissance ».

Nous avons déjà dit l’importance de l’homme et du garçon dans cette culture. Nous pouvons constater qu’il existe plusieurs recours pour la femme qui n’arrive pas à donner naissance à un garçon. Après plusieurs grossesses et accouchements, si elle ne donne naissance qu’à des filles, l’enfant est prénommé Döne, ce qui veut dire « tourne » pour que le prochain enfant soit un garçon. Si ses fils meurent en bas âge, elle peut donner des prénoms tels que Yasar, qui signifie « vivra » pour que le nouveau-né reste parmi eux dans ce monde. Elle peut aussi avoir recours aux thérapies traditionnelles telles que consulter un guérisseur ou s’affilier à un Türbe, c’est-à-dire un lieu saint où repose la tombe d’un homme sage et pieux. Dans ce dernier cas, l’enfant portera le nom de ce saint. Avoir des enfants et surtout un garçon est de la responsabilité la femme. Que l’homme sache que, médicalement, il est responsable dans la détermination du sexe de l’enfant, ne change rien à la situation, à moins d’une impuissance totale laquelle pourrait notamment s’expliquer par la sorcellerie. Dans ce cas, il a souvent recours aux thérapies traditionnelles.

Cette insistance pour avoir un garçon est essentiellement due au fait que seul ce dernier perpétue le nom de la famille et le soy, terme qui fait référence aux origines ; il représente le garant de l’héritage patrimonial. Comme dit le proverbe turc : evin ocagini erkek tütürür, « c’est par l’homme que la cheminée de la maison fumera ». Une famille sans homme est une famille qui va vers la mort. Une autre expression montre l’importance du garçon quant au statut du père et de sa virilité : Erkek adamin erkek oglu olur, « Seul un vrai homme aura un vrai garçon ».

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