La jeunesse turque en Allemagne

source : Britta Meyer ARTE TV MAGAZINE archives arte

Evoquant son adolescence, Türkan Gültepe déclare : « J’ai eu de la chance ». Aujourd’hui âgée de 30 ans, cette directrice de communication est fière de la vision des choses de ses parents : « Ils avaient le sens des réalités. » Au lieu d’économiser tout leur argent pour se bâtir une existence ultérieure en Turquie, ses parents ont investi en Allemagne dans la formation de leurs enfants. « Nous étions six enfants, mais nous avons eu tout ce qu’il nous fallait. Mes parents ont veillé à ce que nous ne soyons pas marginalisés. » Ils assistaient aux réunions de parents d’élèves, ils surveillaient nos devoirs, ils ont voulu que leur fille aille jusqu’au bac, puis lui ont ouvert les portes de l’université. Quand Türkan Gültepe dit qu’elle a eu de la chance, elle pense aussi à la situation qui règne à Neukölln, le quartier de Berlin où elle a grandi : « A l’époque, Neukölln n’était pas comme aujourd’hui. Dans ma classe, les enfants étrangers se comptaient sur les doigts d’une main. » Aujourd’hui, Neukölln, comme Kreuzberg, autre quartier berlinois, est marqué de l’empreinte de familles d’immigrants turcs. « Le fossé s’est creusé entre les riches et les pauvres », déclare cette jeune femme germano-turque, chargée de la communication de l’hôtel Intercontinental de Berlin.

Cem Özdemir, député au Bundestag (Verts), a passé sa jeunesse en Souabe. Fils d’immigrants turcs, il était alors l’exception. Lorsqu’il déclara, en CM1, qu’il comptait aller jusqu’au bac, nouvelle exception. Plus exceptionnel encore, il fut le premier représentant des « Allemands de fraîche date » à être élu député, puis secrétaire au Bundestag. Dans son bureau, le téléphone n’a plus arrêté de sonner, se souvient celui qui se qualifie de « Souabe d’Anatolie ». Ce député des Verts au Bundestag se souvient que beaucoup se demandaient ce que fabriquait ce Turc assis à côté du président du Bundestag. « Beaucoup ne savaient pas qu’il faut avoir la nationalité allemande pour exercer une telle fonction. »

Gültepe et Özdemir ont « réussi », comme d’autres enfants de la deuxième et troisième génération, certains d’entre eux sont présents dans le documentaire d’ARTE « Fils d’immigrés – Turcs d’Allemagne ». Désormais, on les trouve dans tous les secteurs de la société allemande, qu’ils soient jeunes entrepreneurs, artistes, sportifs, médecins, enseignants ou architectes. Cependant, seule une fraction des enfants et des petits-enfants des premiers immigrants turcs est parvenue à s’intégrer parfaitement dans la nouvelle société. Les raisons en sont multiples. Fréquemment, les familles pensaient retourner au pays, et c’est dans cette optique qu’elles économisaient. Avec cette idée en tête, il n’était pas nécessaire d’épouser le « pays d’accueil », d’apprendre la langue, de s’informer sur les us et coutumes. Dans ces conditions, on ne s’attachait pas particulièrement à favoriser l’intégration des enfants.

Mais il serait totalement erroné de ne chercher les raisons de ces problèmes que chez les seuls « travailleurs hôtes » (Gastarbeiter). Les responsables politiques allemands ont manqué tout autant de chances d’intégrer ces nouveaux citoyens. Récemment, le sixième rapport familial demandé par le gouvernement allemand faisait apparaître au grand jour que les hommes politiques se comportent encore comme si la plupart de ces immigrés allaient repartir.

Les résultats de cette politique d’intégration manquée sont particulièrement visibles dans des quartiers comme Kreuzberg. Comme le note une travailleuse sociale d’origine turque, on peut y naître et y mourir sans avoir jamais parlé un mot d’allemand. Les voisins parlent turc, comme le boulanger, le charcutier, le médecin ou le personnel de l’agence de voyage ; les programmes de radio et de télévision viennent directement de Turquie via la parabole, presque tous les quotidiens turcs sont vendus au kiosque à journaux. Et même la publicité parle turc : cet « ethnomarketing » permet de cibler directement les 2,2 millions de personnes qui constituent la plus grande communauté d’immigrants en Allemagne. Dans ces quartiers marqués par l’immigration, l’éducation et la formation professionnelle sont dans une situation souvent catastrophique, même si, sur l’autre versant, les étudiants turcs sont toujours plus nombreux dans les amphis allemands, même si le Centre d’études turques d’Essen a récemment constaté que leur nombre a doublé au cours des dix dernières années, pour dépasser les 23.000. Plus d’un cinquième des jeunes Turcs quittent l’école sans diplôme, proportion à rapprocher des 9% à peine chez les jeunes Allemands. Le Centre d’Essen constate un recul du nombre de Turcs en formation. Les jeunes filles turques doivent souvent renoncer à leurs ambitions professionnelles, pour des raisons familiales et culturelles. Plus de la moitié des adolescentes turques est sans formation, bien que beaucoup d’entre elles soient fortement motivées. Les chercheurs du Centre d’Essen expliquent ce phénomène par le foyer familial : les parents ne sont généralement pas en mesure d’appuyer les efforts de leurs enfants, n’étant eux-mêmes pas familiarisés avec le système allemand d’éducation et de formation. Il s’agit souvent de familles ouvrières, dépourvues des ressources nécessaires pour permettre à leurs enfants de suivre une qualification professionnelle, mais aussi de familles qui ne connaissent pas les nombreuses aides publiques dont elles pourraient bénéficier. Pour y remédier, il faut développer d’intenses efforts d’information et de communication. Et à cet égard, les écoles auraient un rôle non négligeable à jouer. Mais les enseignants sont complètement dépassés par la situation – en particulier dans des quartiers  » sensibles  » comme Kreuzberg. Nulle trace d’une compétence interculturelle des enseignants ; rares sont ceux qui, pendant leurs études, sont formés à travailler dans une classe avec une forte proportion d’élèves d’origine étrangère. Autre problème redoutable, la maîtrise défectueuse de l’allemand. Des enseignants toujours plus nombreux doivent se rendre à l’évidence : les connaissances linguistiques de leurs élèves turcs, loin de s’améliorer, vont en se dégradant. Les raisons identifiées ont trait à la ghettoïsation de l’habitat et à la présence envahissante des médias de langue turque. Divers projets d’intégration ont été lancés pour améliorer la situation. Pour le moment, les instances scolaires et les politiques en charge de l’éducation nationale considèrent que c’est le bon dosage qui compte. A leur sens, il faudrait que les enfants d’immigrants suivent des cours aussi bien en allemand que dans leur propre langue, et que ces cours débutent dès la maternelle. Autre idée : attaquer les problèmes à la racine, au sein de la famille. En Turquie, l’éducation des enfants est l’affaire des femmes. Compte tenu de la tendance, toujours plus marquée depuis des années, à aller se fiancer dans le pays d’origine, le problème de la langue resurgit à chaque génération. Des cours de langues dispensés à ces jeunes femmes turques leur faciliteraient, à elles-mêmes et à leurs enfants, l’intégration dans la société allemande. Özdemir, député vert, y voit lui aussi une approche à ne pas négliger. De son point de vue, il faudrait qu’à l’avenir tous les étrangers suivent des cours de langue. Evoquant d’autres aspects juridiques en rapport avec la nationalité et la naissance, il souligne que « le seul moyen de s’intégrer, c’est de ne plus se sentir comme dans un pays d’accueil. » Mais il ne s’agit pas de balayer d’un revers de main la langue et la tradition turques. Comme le dit Türkan Gültepe, « dans certaines familles, l’allemand est la seule langue pratiquée. Or je pense qu’il est enrichissant de maîtriser deux langues, d’avoir grandi dans un autre pays et de s’être frotté à deux cultures. Je pioche dans les deux cultures et je me brasse ainsi ma propre culture. »

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