revue du Service Social d’Aide aux Emigrants.
M’BARGA Jean-Pierre (1992), CENTRE FRANÇOISE MINKOWSKA.
Parmi les co-auteurs : Bourdin (Marie-Jo).
Le docteur J.P. M Barga, psychiatre au Centre Françoise Minkowska présente un aspect de l’activité clinique de la consultation pour l’Afrique noire : le travail avec les équipes médico-sociales extérieures et avec les familles. Il illustre son propos à partir du cas d’enfants maltraités ou considérés comme tels en France.
En dehors de la psychiatrie destinée aux individus présentant des désordres psychiques caractérisés, nous répondons à la demande des équipes médico-sociales et éducatives. Celles-ci rencontrent en effet sur le terrain de leur pratique, des situations ou des comportements dont le sens leur échappe. Elles ont ainsi besoin d’un éclairage culturel qui leur permette de comprendre la signification et partant de prendre des décisions sinon les meilleures, du moins les moins intempestives possibles.
C’est donc dans ce cadre que nous sommes aussi consultés. Nous proposons alors le travail en deux étapes. Dans un premier temps, l’équipe médico-sociale vient au Centre pour nous exposer le problème à propos d’une famille ou de l’un de ses membres considéré comme sujet symptôme. Au cours de cette séance, nous donnons un éclairage culturel sur la manifestation clinique la plus saillante et la plus problématique. Dans un second temps, nous rencontrons les familles auxquelles nous proposons un travail qui s’articule sur deux axes : la médiation familiale et lés entretiens familiaux, l’ensemble s’inspirant du modèle traditionnel de la palabre.
Nous nous proposons ici de présenter un exemple d’éclairage culturel à partir d’un fait très couramment rencontré et parfois mal compris par les équipes dans sa motivation. Il s’agit de celui qui a trait aux coutumes considérées en France comme mauvais traitement à enfant et comme tels criminalisées.
Nous abordons ainsi la notion de mauvais traitement à enfant et culture, en voyant successivement : la population concernée ; le concept de culture ; les systèmes éducatifs et leur violence potentielle ou effective ; enfin les autres formes de violence à enfant.
La population concernée.
La population concernée est celle que nous rencontrons majoritairement au Centre Minkowska. Il s’agit de travailleurs essentiellement d’origine rurale qui viennent des trois pays riverains du fleuve Sénégal : le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Sur le plan ethnique on trouve dans le haut bassin les Soninkés, les Bambaras, les Peuls, les Maurs, les Wolofs, les Malinkés, qui sont des agriculteurs sédentaires. Quant à la moyenne vallée et le Delta, ils sont occupés sensiblement par la même population avec prédominance des Wolofs dans le Delta. Au total, les Bambaras, les Soninkés sont maliens, ou mauritaniens, les Wolofs, les Serers et les Peuls sont sénégalais.
La culture et sa transmission.
Tellement galvaudé aujourd’hui, le mot culture a fini par se diluer dans un flou artistique. En effet, quand on évoque ce terme, on laisse supposer automatiquement qu’il désigne les loisirs liés aux créations artistiques : musique, peinture, danse et littérature.
En réalité, la culture est tout ce que l’homme ajoute à la nature : la sienne propre et son environnement ; ce qu’on peut définir avec Laplantine et Devereux comme « l ensemble des matériaux dans lesquels nous puisons, individus et sociétés, pour élaborer nos expériences », ou bien comme « La totalité des comportements acquis et socialement transmissibles ». Cette transmission se fait à travers le système éducatif dans le cadre institutionnel et familial. Ces méthodes éducatives se présentent sous deux aspects, exotérique et ésotérique, à travers lesquels une certaine violence peut être véhiculée.
Education exotérique,ses leviers pratiques et violence.
L’éducation exotérique est le mode d’enseignement le plus courant qui est ouvert au plus grand nombre et destiné à permettre l’intégration sociale grâce à l’acquisition de connaissances conceptuelles et techniques.
Il est basé sur l’acceptation, la coopération, l’imitation et l’identification de la part de l’enfant. Il arrive alors que celui-ci résiste ou bien s’oppose à cette transmission du savoir, ce qui peut entraîner la réaction des parents ou des éducateurs qui utilisent alors d’autres moyens, en particulier les punitions corporelles. On peut ainsi faire appel à la chicote (l’équivalent du martinet), la restriction alimentaire (l’équivalent de la privation de dessert) et enfin certaines corvées domestiques. Il est cependant conseillé de procéder de façon graduelle, en commençant par la réprimande, le sarcasme et l’humour.
Voici quelques exemples de situations qui peuvent justifier une punition :
le manque de respect vis-à-vis d’un parent ainsi que le refus de tenir compte des conseils prodigués ;
le fait d’avoir dans son comportement de nettes tendances individualistes qui peuvent aller jusqu’à l’appropriation par des chapardages
le mensonge utilitaire répétitif
le non-respect de la parenté qui peut se manifester par le refus de la solidarité ethnique préférentielle, par des tendances incestueuses ;
aujourd’ hui enfin, l’insuffisance du rendement scolaire quand celui ci est manifestement imputable à la mauvaise volonté de l’enfant. On peut ranger dans ce cadre le glissement vers la prédélinquance ou la délinquance.
Quoiqu’il en soit, il peut arriver que le geste de punition soit disproportionné, mais l’intention n’est jamais sadique, du moins rarement dans la tradition villageoise africaine. Est-ce à dire que, dans cette tradition, il n’existe point de parents maltraitants ? Assurément, non.
Voici le profil de quelques parents considérés comme tels, du moins potentiellement. Autrement dit, si une mère ou un père inflige une punition même « justifiée » au départ, sa propre personnalité est dès le principe disqualifiée, ainsi :
les parents éthyliques anciennement connus dans le village ou le quartier comme dépendants vis-à vis des boissons alcoolisées ;
il en est de même de la toxicomanie ;
un parent qui sévit la nuit, même verbalement ; ceci parce que le monde nocturne est peuplé de forces invisibles et malfaisantes, lesquelles peuvent dépasser l’intention éducative de départ et déboucher sur un malheur, un accident ;
chez certains peuples, une épouse volage, de même qu’un parent qui vante en public les mérites de ses enfants, ce qui est une façon d’attirer sur eux le mauvais fil ;
il existe enfin des cas particuliers qui semblent devoir être considérés comme étant à la limite de la pathologie, par exemple, tel enfant est perçu par la famille comme habité par l’esprit malin, donc envoûté et menaçant. Une telle perception peut aussi être franchement délirante avec risque de sévices graves sur l’enfant.
Education ésotérique, intégration sociale et violence.
Contrairement à l’enseignement exotérique, ouvert au grand nombre, le point de vue ésotérique fait appel à quelques élus qui doivent passer par l’initiation avant d’intégrer le groupe auquel on les destine. Pour être reconnus comme membres à part entière, la société impose aux individus des rites de passage ou d’intégration.
On entend par rite un acte cérémoniel individuel mais le plus souvent collectif, qui reproduit avec une certaine invariabilité ce qui a été effectué par un ancêtre ou un Dieu. Il s’agit là d’une véritable réactualisation du temps sacré ou temps mythique. Cet acte paradigmatique a toujours comporté une violence initiale qui, dans certains cas, s’est commuée en rite purement symbolique ; mais ailleurs la violence physique perdure. C’est le cas de la circoncision, de l’excision, des scarifications, entre autres.
La situation en France.
Comment ce problème est-il concrètement posé dans le milieu migrant en France ? Pour répondre à cette question, contentons-nous de résumer l’ensemble des situations que nous avons jusqu’à ce jour rencontrées à notre consultation. On peut les regrouper en trois catégories : les cas qui relèvent à l’évidence d’une maltraitance caractérisée, ceux qui sont à la limite du mauvais traitement et enfin les actes que les parents, en toute bonne foi, considèrent comme légitimes en tant que levier éducatif de leur système culturel.
Cas de mauvais traitement évident.
Une femme maltraite le fils de sa co-épouse.
Une femme malmène les enfants de son mari issus d’un premier lit.
Violence d’un père éthylique sur sa femme et ses enfants. On peut rapprocher de ce cas toutes les violences d’origine pathologique : perversion avec sadisme, délire paranoïaque, délire hallucinatoire pouvant aller jusqu’à l’infanticide.
Cas limites.
L’enfant est perçu par les parents comme étant habité par un esprit mauvais ou considéré comme sorcier potentiel. Cela peut être délirant ou relever d’une représentation culturelle. En tout cas, il peut être victime de mauvais traitement.
Accidents domestiques. Ceux ci menacent constamment les enfants, surtout en bas-âge et sont favorisés par l’exiguïté et l’inconfort des logements. Types d’accidents rencontrés habituellement : brûlures par eau chaude, chutes avec fracture, enfin intoxication par des produits d’entretien ou des médicaments mal rangés.
Quant aux actes relevant de l’intégration sociale traditionnelle, ils vont de la fessée à l’excision.
Dans tous les cas, le problème se pose pour les équipes de savoir quand et comment faire le signalement au juge pour enfant. Selon les situations et en fonction de la gravité et de l’intention réelle des parents, on peut essayer de négocier avec eux en faisant appel à une médiation extérieure telle que nous la proposons.
En définitive, ce travail avec les équipes et les familles, selon notre expérience s’est avéré être très efficace sur le double plan curatif (résolution des conflits) et préventif contre la désintégration de ces familles ainsi que de la décompensation psychique de leurs membres.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES.
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