La méthode comparative : un luxe anglophone ?

Par Pierre R. Dasen, FPSE, Université de Genève.

Colloque « Construction transfrontalière du champ interculturel », Genève 30/4/2001.

Dasen, P. R. (2001). La méthode comparative : un luxe anglophone ? Bulletin de l’ARIC(36), 68-74.

Lors de la fondation de l’ARIC, au milieu des années 80, nous avons défini la recherche interculturelle comme comprenant deux approches, et cette distinction a été maintenue dans les brochures présentant l’ARIC, sauf dans sa dernière version. L’introduction aux Actes du premier congrès de l’ARIC, édités par Clanet, commence de la façon suivante (Dasen & Retschitzki, 1989, p. 9) :

On peut distinguer deux approches complémentaires dans la recherche interculturelle. Premièrement, l’étude de la diversité culturelle, avec ou sans comparaison explicite entre les cultures, permet de mieux comprendre l’ensemble des sociétés humaines, et par le miroir de l’altérité, de mieux comprendre sa propre société. Dans les sciences humaines, une méthode comparative permet de remettre en question des théories établies dans un contexte particulier, mais trop souvent considérées a priori comme universelles. D’autre part, dans le monde actuel, les contacts entre groupes culturels se multiplient, dans des situations et pour des raisons diverses. Une grande partie de la recherche interculturelle porte sur l’ensemble des phénomènes liés à ces contacts. (Je souligne ici « complémentaires » ; en gras ce qui était souligné dans le texte original.) Nous avions été heureux de découvrir que l’UNESCO (1984, p.3), dans un répertoire des institutions académiques actives dans les études interculturelles, utilisait la même distinction ; selon ce document, la recherche interculturelle portait « soit dans la comparaisons entre différentes cultures (l’étude comparative de phénomènes culturels), soit dans l’interaction entre les cultures (étude sur les processus d’interaction entre individus ou groupes relevant de différents enracinements culturels). »

On retrouve cette dichotomie dans le manuel de Camilleri et Vinsonneau (1996) « Psychologie et culture : concept et méthodes », où l’approche comparative est assez rapidement traitée (sinon écartée) dans le premier chapitre de la contribution de Camilleri (1996, p.9), et confinée à l’étude des « situations culturellement homogènes ».

Je pense maintenant que de stigmatiser cette distinction a été une erreur, car cela peut suggérer que ces deux approches sont contradictoires, que la première appartient au passé et que la seconde est plus actuelle (Camilleri, 1996, p.36, utilise respectivement « auparavant » et « maintenant » pour les situer), autrement dit que l’on peut étudier les processus d’interculturation sans une approche comparative.

Dans notre article en hommage à Camilleri (Dasen & Ogay, 2000), nous avons relevé combien la théorie des stratégies identitaires nous semblait constituer un apport novateur, mais aussi combien il nous semblait dommage qu’elle ait été développée presque exclusivement avec une seule population, les Maghrébins, que ce soit en Afrique du Nord ou en France. Cela projette l’image qu’une dévalorisation de la culture d’origine, et un rejet raciste, sont inévitables, que ce soit dans la situation coloniale ou de migration, et que l’interculturation est donc nécessairement problématique. Cela renforce le ton négatif que l’on trouve aussi dans la plupart des travaux de psychologie clinique par rapport aux migrants, ce que j’ai pris la liberté de critiquer dans la réflexion de synthèse du congrès de psychologie du contact des cultures qui s’est tenu à Lyon (Dasen, 2001).

Quitte à être accusé de radoter, j’aimerais reprendre cette problématique de façon un peu différente, car elle me semble effectivement fondamentale dans une réflexion de ce que devrait être la recherche interculturelle, et de comment elle pourrait s’inspirer de différentes perspectives (souvent liées à des aires géographiques, et donc à des contextes historiques et politiques particuliers), plutôt que de se cloisonner dans des traditions nationales.

On peut dire que dans le monde anglophone de cross-cultural research (p.ex. représenté par la Society for Cross-Cultural Research, SCCR) ou de cross-cultural psychology (International Association for Cross-Cultural Psychology, IACCP), l’approche comparative est mieux implantée, même si elle reste aussi toujours marginale (Berry, Poortinga, Segall, & Dasen, 1992 ; Martin, 2000 ; Ogay, 2000 ; Segall, Dasen, Berry, & Poortinga, 1999). Elle est vue d’avantage comme une méthode que comme une discipline autonome. Il est vrai qu’elle comporte aussi ses controverses. Par exemple, les études portant surtout sur les migrants dans les sociétés occidentales sont souvent décrites sous le chapeau « ethnic psychology » (Berry & Annis, 1988 ; Ekstrand, 1986) et il avait été question, dans les années 80, d’une scission de l’IACCP en deux associations. Plus récemment, il y a eu la controverse à propos de la psychologie culturelle comme une discipline nouvelle qui refuserait la comparaison à cause de son idéologie relativiste (Dasen & Mishra, 2000 ; Poortinga, 1997 ; Segall, 1993). Finalement, il faut bien reconnaître qu’une grande partie de la recherche qui se déroule sous le chapeau de psychologie (inter)culturelle comparative est très critiquable : Il s’agit souvent d’une comparaison entre deux pays (l’Etat-nation étant pris comme unité culturelle, alors que l’échantillon ne comporte le plus souvent que des étudiants), p.ex. les Etats-Unis et le Japon. Or

D.T. Campbell (1961) avait démontré que toute comparaison entre deux cultures était de façon inhérente ininterprétable, et nous n’avons cessé de le répéter dans nos manuels (p.ex. Segall et al., 1999, p. 47). En effet, dans l’expérience naturelle que représentent les différences culturelles (autrement dit dans la méthode dite quasiexpérimentale), il y a toujours trop de variables qui varient en même temps. Il faut donc avoir au moins trois points de comparaison, où la variable d’intérêt diffère dans les échantillons choisis selon une hypothèse formulée au préalable. Mais dans une grande partie des recherches actuelles (publiées souvent dans le Journal of Cross-Cultural Psychology (JCCP), quand il y a comparaison multiple, il s’agit très souvent d’un questionnaire ou d’une échelle d’attitudes ou de valeurs, envoyée par courrier électronique à une série de collègues dans différents pays en les priant de bien vouloir faire passer ces instruments à leurs étudiants.

Je ne me fais donc pas le chantre de n’importe quelle méthode comparative ! Ce que je défends, c’est la possibilité d’utiliser la comparaison pour vérifier si et comment une théorie établie dans un contexte particulier peut être généralisable, voire universelle. En effet, et c’est un autre point important, ce qui est commun m’intéresse autant que ce qui est divers.

Dans l’ARIC, cette façon de concevoir la méthode comparative est représentée, me semble-t-il, surtout dans les études portant sur le développement de l’enfant et de l’adolescent (par exemple Bril, 1999 ; Bril & Lehalle, 1988 ; Bril, Sabatier, Dasen, & Krewer, 1999 ; Guerraoui & Troadec, 2000 ; Sabatier, 1994, 1997 ; Troadec, 1999). Cela reste un groupe très restreint, et dont les références théoriques sont en large partie la niche développementale de Super et Harkness (1997) et le cadre théorique éco-cultural de Berry (Segall et al., 1999), auxquels je rattache aussi mes travaux (Dasen, 1998, 2000), et qui nous viennent du monde anglophone.

J’ai eu l’occasion de participer dernièrement à une journée du nouveau DEA « Sociétés et Multicultures » à Amiens, mis en place en particulier par Claude Carpentier, Geneviève Vinsonneau, et Jean Wallet, d’orientation plutôt psychologie sociale et psychologie du contact des cultures. Les étudiants et doctorants y présentaient leurs travaux en cours. J’ai été très heureux de constater premièrement une diversification des groupes étudiés, par exemple les stratégies identitaires de migrants africains, cambodgiens, coréens, turcs en France, ou des femmes indiennes face au changement social rapide à New Delhi. Voilà qui répond donc aux vœux exprimés par Dasen et Ogay (2000). Egalement, l’étude de groupes ou sousgroupes « culturels » définis de façon non-ethnique par des pratiques (le piercing), des choix musicaux (la culture rap ou techno) ou des professions (policiers, conseillers principaux d’éducation). Plusieurs recherches en cours sont aussi explicitement comparatives, quoique parfois avec deux groupes seulement (Africains et Français, Parisiens et Moscovites) mais parfois plus (Maghrébins, Européens, et Européens convertis à l’Islam ; Béninois, Français, Français au Bénin, Béninois travaillant avec des Français). Et les résultats de certaines de ces recherches permettent effectivement la non-confirmation d’hypothèses (ou de stéréotypes). Par exemple, des Africains en situation interculturelle se montrent plus « internes » (dans l’attribution de causes de maladie, selon l’échelle de Rotter) que des Français, dont l’attribution est plus « externe ». Cette étude ne comporte que deux groupes, mais les Africains étant en France depuis un à dix ans, cela permet de prendre en compte la variable acculturation.

Je mentionne ces recherches en cours sans détails et sans noms d’auteurs (que je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de relever avec précision), puisqu’elles ne sont pas encore publiées, mais pour constater surtout le dynamisme des « jeunes chercheurs », déjà mis en évidence lors du congrès de l’ARIC de Nanterre (Sabatier & NN, sous presse), et qui présage bien du colloque de jeunes chercheurs dans le congrès à Genève cet automne.

Un autre point que j’aimerais relever est la possibilité de ce qu’on pourrait appeler des micro-comparaisons : au lieu de comparer à travers des groupes culturellement très différents (ce qui permet de maximiser la variation sur une variable d’intérêt, mais présente d’autres difficultés méthodologiques), il est possible de travailler avec des sous-groupes relativement proches (p.ex. une des recherches présentées à Amiens porte sur des migrants cambodgiens, kmers ou sinocambodgiens), voir même des mêmes individus dans des situations différentes. C’est le cas par exemple de la recherche de N. Mekideche (2001) présentée au congrès de Nanterre, qui étudie l’identité exprimée par de jeunes lycéennes algériennes dans le contexte de leur famille, du lycée et du quartier (« houma »). Pour le quart de ces adolescentes, le contexte importe peu, mais les autres, « à l’image du caméléon, modulent et ajustent leurs comportements en fonction des trois espaces éco-culturels dégagés pour l’étude » (manuscrit, p.10). Parmi ces dernières, environ la moitié ressent une unité de la personnalité malgré l’adaptation de leur comportement, alors que l’autre moitié déclare ressentir un sentiment de diversité de soi. Au lieu d’une conception substantialiste de l’identité, cette approche micro-comparative permet une conception plus relativiste, et permet de faire la distinction entre une certaine flexibilité ou plasticité identitaire et une identité fragmentée ou contradictoire.

Dans l’exemple particulier de cette recherche, il me semble qu’il serait maintenant intéressant de passer à la macro-comparaison, c.à.d. de répliquer la recherche dans un autre contexte culturel. Alors que les jeunes lycéennes algériennes se sentent moins libres dans le quartier qu’en famille, ne serait-ce pas l’inverse en Suisse ou en France ?

En conclusion, je défends l’idée que la méthode comparative n’est pas une approche différente et opposée à la recherche portant sur les processus d’interculturation, mais, comme nous l’affirmions déjà dans les Actes du premier congrès de l’ARIC (Dasen & Restchitzki, 1989, p.9), les deux sont réellement « complémentaires ».

Références.

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Berry, J. W., Poortinga, Y. H., Segall, M. H., & Dasen, P. R. (1992). Cross-cultural psychology. Research and applications. Cambridge : Cambridge University Press.

Bril, B., & Lehalle, H. (1988). Le développement psychologique est-il universel ? Approches interculturelles. Paris : PUF. Bril, B., Sabatier, C., Dasen, P. R., & B. Krewer (Eds.) (1999). Propos sur l’enfant et l’adolescent : quels enfants pour quelles cultures ? Paris : L’Harmattan.

Camilleri, C. (1996). Le champ et les concepts de la psychologie culturelle. In C. Camilleri & G. Vinsonneau. Psychologie et culture : concepts et méthodes (pp. 7-80). Paris : Armand Colin/Masson.

Camilleri, C., & Vinsonneau, G. (1996). Psychologie et culture : concepts et méthodes. Paris : Armand Colin/Masson.

Campbell, D. T. (1961). The mutual methodological relevance of anthropology and psychology. In F. L. K. Hsu (Ed.), Psychological anthropology (pp. 333-352). Homewood, IL : Doresey Press.

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Dasen, P. R. (2001). Conférence de clôture : « Plaidoyer pour une méthode comparative ». In M. Lahlou (Ed.), Colloque de psychologie interculturelle « La psychologie au regard des contacts de cultures » Université Lumière Lyon 2, 25-26 mars, 1999. sous presse.

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Martin, H. (2000). Pespective sur la psychologie interculturelle comparative. In P. R. Dasen & C. Perregaux (Eds.), Pourquoi des approches interculturelles en sciences de l’éducation ? (pp. 85-104). Bruxelles : DeBoeck Université (Collection « Raisons éducatives » vol. 3).

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Segall, M. H., Dasen, P. R., Berry, J. W., & Poortinga, Y. H. (1999). Human behavior in global perspective : An introduction to cross-cultural psychology. Revised second edition. Boston : Allyn & Bacon.

Super, C. M., & Harkness, S. (1997). The cultural structuring of child development. In J. W. Berry, P. R. Dasen, & T. S. Saraswathi (Eds.), Handbook of cross-cultural psychology, second edition. Vol. 2 : Basic processes and human development (pp. 1-39). Boston : Allyn & Bacon.

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