La persécution dans les dépressions à l’Ile de la Réunion : Approche ethnopsychiatrique et conséquences nosographiques. Par A.C. Janin*

Paru dans : Nervure : Journal de psychiatrie, Juin 2003. Disponible à l’adresse : http://www.nervure-psy.com/

*EPSMR, 11 rue de l’Hôpital, 97866 Saint-Paul Cedex.

Dans notre pratique de la psychiatrie à la Réunion, nous nous apercevons qu’il est parfois difficile de faire le diagnostic de dépression, les accès pouvant revêtir des formes qui n’entrent pas dans le cadre des descriptions classiques. Il s’agit, notamment, de rattacher un vécu persécutif à une dépression. Nous nous sommes essayés à une analyse ethnopsychiatrique et nous proposons différents facteurs pouvant expliquer ce qui nous semble être une variabilité culturelle de la dépression à l’île de la Réunion : la rareté de la culpabilité dépressive au profit d’une prévalence de la persécution dans les dépressions. Par ailleurs, la question des sentiments de persécution intriqués à la dépression soulève un problème théorique et permet de relever le point de vue occidentalo- centrique concernant les troubles de l’humeur, dans les classifications internationales.

Dépression et persécution

Dépression et persécution représentent deux notions difficiles à appréhender au sein de la même entité pathologique en raison de la classique dualité schizophrénies/troubles affectifs. Toutefois, l’association dépression et délire de persécution est connue de longue date, même si les auteurs ne s’intéressent que depuis peu à l’influence de la culture à propos des dépressions.

A l’instar de ce qu’ont montré les études sur la dépression dans les sociétés traditionnelles en Afrique, il semble que la persécution soit plus fréquente que le sentiment de culpabilité dans les dépressions observées chez les patients réunionnais.

Au-delà des invariants culturels de la dépression qui diffèrent d’ailleurs selon les auteurs (humeur dépressive avec tristesse et sentiments de désespoir, diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir, ralentissement psychomoteur, troubles du sommeil et troubles de l’appétit pour M. Ferreri et coll. (11), ces symptômes associés aux sentiments de culpabilité, idées de mort et anxiété pour Ch. Hanck et coll. (13) ou seulement les symptômes somatiques pour J. Angst (3)), il apparaît des symptômes à forte dépendance culturelle au cœur de la problématique dépressive dont font partie les modes divers de persécution.

A la Réunion, les auteurs s’accordent pour dire que le modèle culturel de persécution est fréquent dans les états dépressifs et font, ainsi, apparaître une inadéquation entre les repères théoriques classiques et la réalité clinique.

On observe plusieurs modalités d’expression, soit le syndrome dépressif apparaît facilement repérable malgré l’association à un vécu persécutif, soit le syndrome dépressif se manifeste en arrière plan d’un processus psychotique qui le masque et fait prendre au tableau une allure de bouffée délirante aiguë, la symptomatologie dépressive se révèle quand les neuroleptiques ont abrasé les symptômes psychotiques, dans d’autres cas, dès l’éclosion délirante, certains critères suggèrent l’appartenance des symptômes psychotiques à l’épisode dépressif en cours, les antécédents de troubles de l’humeur par exemple. Dans chaque cas, le diagnostic de schizophrénie ne peut être retenu, il s’agit de véritables épisodes dépressifs majeurs. Dans notre étude (14) concernant dix patients réunionnais présentant des idées de persécution, pour quatre d’entre eux, le diagnostic d’entrée ne concorde pas avec le diagnostic de sortie d’épisode dépressif majeur du fait de ce type d’expressivité culturelle de la dépression.

Approche ethnopsychiatrique

En nous aidant des données issues des recherches anthropologiques réalisées à la Réunion, nous avons pu mettre en évidence un certain nombre de facteurs issus de la culture pouvant expliquer cette prévalence de la persécution comme modalité expressive de la dépression à la Réunion.

Tout d’abord, les idées de persécution dans les états dépressifs semblent en rapport avec les représentations mentales de la maladie mentale à la Réunion où il existe une évocation préférentielle et apparemment exclusive de la causalité exogène. Pour J. Andoche (2), les individus sont soumis à une logique de mise en forme de leur souffrance aux idéaux officiels, elle fonctionne comme leurre dans l’évitement somme toute dangereux d’un regard sur ce qui est culturellement prohibé et ne peut que renvoyer au regard de soi. A la Réunion, il est admis que l’étiologie du mal, de la maladie, provient de l’extérieur (mise en avant des effets malfaisants d’un sort, de la possession par un esprit, de la punition d’un ancêtre, d’un envoûtement) invalidant à première vue la responsabilité personnelle et évitant ainsi la remise en cause dans les troubles psychiques. On note une prééminence de l’attribution à l’autre, au groupe familial ou au voisinage de l’origine de la souffrance, d’autant plus que le sujet est structuré (7) et s’inscrit essentiellement par rapport à son groupe (famille élargie, voisins, amis, communauté ethnique). La persécution peut être mise en relation avec des degrés d’individuation différents, le sujet étant vécu à travers le groupe qui détermine son existence et son statut. Les individus se situent, constamment, les uns par rapport aux autres sur une échelle de relativisme interactionnel social. Cette notion d’appartenance au groupe est renforcée par la proximité de vie de la population et par l’insularité dont découlent une délimitation stricte de l’espace. Des frontières symboliques strictes sont établies et, par conséquent, facilement menacées d’effraction.

Aussi, le modèle culturel prégnant, celui de la projection/persécution associé à la pensée magique entraîne-t-il un codage culturel des symptômes.

Le sentiment de culpabilité dépressive est rare ainsi que les idées d’indignité et d’autoaccusation. En revanche, la notion d’une participation fautive dans la transgression d’un interdit collectif culturel pourrait être l’ébauche d’une reconnaissance d’une participation personnelle (7) et représenter l’équivalent d’un conflit intériorisé. Mais ce délire, cette dépréciation de l’entourage peut également s’entendre comme une auto-dépréciation (12). Mettre l’échec au compte de l’autre suggère une difficulté à l’assumer et, plus précisément, une impossibilité d’intégrer la culpabilité qui en découle. La projection sur autrui sur un mode persécutif peut, tout aussi bien, être le reflet d’une agressivité contre soi. Le moyen traditionnel de régulation sociale des conflits et des tensions est la « logique sorcellaire », selon les termes de F. Laplantine (15). La perception du monde et de l’autre est fondée sur la méfiance, la suspicion et la crainte de la malveillance. La pensée magique propose une dénégation d’une réalité vécue comme intolérable.

D’autre part, la société réunionnaise repose sur une identité créole fragile et chaque jour à reconstruire. Pour B. Tabone (17), le discours est encore marqué par l’interconnexion des thèmes de l’origine, du nom, de l’oubli et de l’identité. Concernant la personnalité, des traits persécutifs prononcés sont souvent rencontrés (12) ainsi qu’une certaine prévalence de l’appréhension des objets comme extérieurs, des phénomènes de l’ordre de la pensée magique un peu plus marqués et où l’insight se voit accorder une moindre place (7).

Notons qu’avec l’acculturation, cette variabilité culturelle de la dépression pourrait se modifier et se faire plus conforme au modèle occidental de la dépression. En effet, le modèle socioculturel métropolitain prône, entre autres, la réussite personnelle et ne va pas sans modifier profondément une société qui ne valorisait pas, jusque-là, le sentiment d’individualité.

Conséquences nosographiques

Au vu de la clinique, on est en droit de penser que la persécution pourrait remplacer le sentiment de culpabilité dépressive à la Réunion et par conséquent représenter un équivalent symptomatique. Cette constatation, déjà relevée en Afrique (1), permettrait d’élargir le diagnostic de dépression dont les formes persécutives impliquent dans les classifications actuelles (CIM 10 (6), DSM IV (10)) que les épisodes soient sévères et les symptômes psychotiques non congruents à l’humeur. Pour D. Meggle (16), la distinction entre les idées congruentes à l’humeur de celles qui ne le sont pas perd de son sens en dehors des sociétés occidentales. Les thèmes de persécution ne sont pas forcément un indice de sévérité et s’avèrent parfois banals dans certains pays, de plus ils ne signent pas forcément un processus psychotique. Il conviendrait d’ajouter l’item persécution aux côtés de la culpabilité et de réévaluer les qualificatifs de sévérité et de non congruence à l’humeur voire de les supprimer lorsqu’il existe des idées de persécution.

Ces observations rendent compte du point de vue occidentalo-centrique adopté et des limites des classifications internationales dites universelles.

Comme le rappelle C. Berganza (4), les classifications internationales doivent répondre à un triple objectif : assurer une fiabilité interjuge, permettant les échanges sur le diagnostic, contenir une certaine validité à l’égard du patient, c’est-à-dire pouvoir être une image de sa clinique personnelle et inférer une thérapeutique, enfin présenter une certaine pertinence culturelle par rapport au système de santé du pays ou de la contrée où est prononcé un tel diagnostic. Mais, en définitive, les critères utilisés sont réducteurs, ils permettent de gagner en fiabilité aux dépens de la validité. Ces classifications doivent pourtant être des instruments utilisables dans des études épidémiologiques internationales.

De même, A. Charles-Nicolas (5) formule certaines critiques à propos du DSM IV (10), il souligne le fait que la culture occidentale reste la référence obligée comme norme de pertinence et la prévalence de la pensée nord-américaine. Mais adopter la science dite occidentale, c’est affirmer la position de pouvoir donnée au médecin en quelque pays que ce soit. Dans une société créole, au passé de colonisation, ce peut être d’autant plus préjudiciable à la relation thérapeutique et à la prise en charge.

Le DSM III-R (9) prétend intégrer la dimension culturelle contrairement au DSM III (8), mais il ne concède, en fait, que quelques aspects culturels que nous jugeons trop insuffisants. On peut dire que ce phénomène pathologique à savoir finalement l’importance de la persécution et sa banalisation dans certains états dépressifs n’a pas trouvé de place jusqu’à présent dans les classifications en usage.

Il semble que l’on rendrait une dimension plus humaine à ces classifications avec une plus large prise en compte des facteurs culturels, notamment tel que nous l’avons proposé.

Conclusion

Les classifications n’ont pas pour objectif de rester dans des concepts immuables, elles doivent pouvoir être améliorées et ajustées au gré de l’approfondissement des connaissances internationales. Si l’on admet que certains sentiments de persécution relèvent, au même titre que la culpabilité, de la symptomatologie dépressive et si l’on s’intéresse au poids de la culture sur la symptomatologie avec le désir de garder la pertinence du diagnostic par rapport à l’individu, l’universalité des classifications internationales actuelles en matière de troubles de l’humeur ne serait-elle pas à remettre en cause ?

Bilbiographie

(1) AHYI R.G., GANDAHO P., HOUNGBE-EZIN J., TOGNIDE M., GOURO K., Dépression et culture : l’expérience africaine, Synapse, 1998, 149, 41-43.

(2) ANDOCHE J., Désordre mental et médecine des guérisseurs réunionnais, Prétentaine, Institut de recherches Sociologiques et Anthropologiques, Montpellier III, 1997, 7/8.

(3) ANGST J., La dépression masquée du point de vue transculturel, in KIELHOLZ P., La dépression masquée, Paris, Masson, 1973.

(4) BERGANZA C. in THEVENOT J.-P., Les enjeux scientifiques et culturels des classifications internationales en psychopathologie, L’information psychiatrique, 2000, 76, 3, 273-278.

(5) CHARLES -NICOLAS A. in THEVENOT J.-P., Les enjeux scientifiques et culturels des classifications internationales en psychopathologie, L’information psychiatrique, 2000, 76, 3, 273-278.

(6) CIM 10 / ICD 10, Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement, traduction de l’anglais coordonnée par C.B. Pull, Masson, Paris, 1993.

(7) CRAVERO J.-P. et DIONOT Th., Modalités expressives des dépressions à l’île de la Réunion, Psychopathologie africaine, 1981, XVII, 1/2/3, 64-72.

(8) DSM-III, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, Paris, 1986.

(9) DSM-III-R, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, Paris, 1989.

(10) DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, Paris, 1996.

(11) FERRERI M., BOTTERO A., ALBY J-M., Sémiologie des états dépressifs de l’adulte, Encycl. Méd.-Chir., Paris, Psychiatrie, 37-110-A-10, 1993.

(12) GUIGNARD D., Si je dis « sorcier » ! Regard sur la sorcellerie réunionnaise, Université de la Réunion Institut de linguistique et d’anthropologie de la Réunion, 1986.

(13) HANCK Ch., COLLOMB H., BOUSSAT M., Dépressions masquées psychotiques ou masque noir de la dépression, Acta Psychiatrica Belg., 1976, 76, 26-45.

(14) JANIN A.-C., Dépression et persécution à l’Ile de la Réunion : à partir de l’observation de dix cas cliniques, Thèse pour le doctorat en médecine, Rouen, 2000.

(15) LAPLANTINE F., Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986.

(16) MEGGLE D., Le DSM-III en Afrique. A propos des états dépressifs majeurs en Côte d’Ivoire, Ann. méd.-Psychol., 1984, 142, 5.

(17) TABONE B., Violence sociale, violence dans la clinique à la Réunion, L’information psychiatrique, 1987, 63, 10.

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