La signification psychoculturelle des plaintes gastriques par René Devisch, Hugo Stuer et Hans Verrept*

René Devisch est anthropologue et professeur associé à l’Université de Leuven ; Hugo Stuer, médecin de famille, et flans Verrept, anthropologue, sont assistants en médecine de famille h l’Institution Univers itaire d’Anvers.

Plusieurs médecins de famille de Flandre estiment qu’il est impossible d’établir un diagnostic biomédical précis pour la moitié des plaintes gastriques au sujet desquelles ils sont consultés (Devisch 1986 Heyrman 1986). Les diverses approches psychomédicales et psychosomatiques semblent en effet peu valables en ce qui concerne aussi bier le diagnostic que la thérapie des troubles gastriques (Verdee 1986).

C’est à partir de cette constatation que l’Equipe de recherche Symptôme et Symbole, (équipe multidisciplinaire composée d’anthropologues, de philosophes et de médecins de famille à l’Institut de médecine de famille de l’Institution Universitaire d’Anvers) a entrepris, en 1983, une recherche sur la signification vécue des plaintes des patients, en portant une attention toute spéciale à la valeur symbolique des symptômes et tout particulièrement des symptômes gastriques’.

Il s’agissait plus spécifiquement d’étudier le rapport entre la manière d’être (culturellement déterminée) et la santé telle que définie par l’Organisation Mondiale de la Santé, à savoir un état de bien être physique, psychique et socioculturel (Verdee 1986).

PERSPECTIVE GÉNÉRALE DE LA RECHERCHE

Alors que l’OSM situe les trois pôles déterminants de l’état de santé (les pôles somatique, psychique et socioculturel) à un seul et même niveau et dans des rapports linéraires d’addition ou de soustraction nous avons envisagé la culture comme une troisième dimension partiellement constitutive des trois autres.

Il nous semblait en effet, comme le démontrent de plus en plus clairement les recherches anthropologiques, que la culture influence profondément la manière dont les gens ressentent et entretiennent leur corps (et la maladie) en même temps que leur vécu et leurs relations sociales. Dans cette perspective, la maladie (le symptôme) est considérée comme un élément de sens (un symbole) qui s’inscrit dans la configuration complexe que constitue la culture.

Alors que la recherche médicale a fait des progrès spectaculaires en isolant l’homme de son contexte culturel et en ne le considérant que dans un milieu invariable et expérimental (Rainsberry 1986), le médecin de famille, tout comme l’anthropologue, se trouve confronté à l’influence du contexte familial et culturel sur l’évolution de la maladie et de la guérison. Le médecin de famille est en effet parmi les rares intervenants médicaux et paramédicaux à fréquenter la maison du patient et à pouvoir se rendre compte de l’importance de la culture du malade ; il est ainsi amené à s’intéresser à l’étude systématique des liens entre le mode de vie du malade et ses plaintes. Il est tout particulièrement bien placé pour comprendre que la maladie n’est pas seulement la conséquence d’un certain nombre de processus physiologiques, mais qu’elle fait aussi partie de la biographie individuelle et qu’elle est éprouvée comme telle par le patient. Notre recherche se proposait précisément de mettre au point des instruments de recherche susceptibles d’évaluer ces aspects d’ordre biographique et d’en établir 1’importance. Elle répondait ainsi à l’appel de Rainsberry (1986).

L’étude qui suit traite d’abord du modèle anthropologique moyen duquel nous examinons la relation de la culture à la sani notamment en ce qui a trait aux plaintes gastriques. Elle examine ensuite la contribution de notre approche à la médecine, en montra comment les membres de l’Equipe en ont bénéficié dans leur relation avec les malades.

LA SYMBIOSE CORPS CULTURE

L’approche que nous esquissons ici s’inspire des études que Devisch (1984) a consacrées aux pratiques de guérison chez les Yal du Zaire, ainsi que des travaux de Merleau Ponty, Lévi Straus Barthes et Bourdieu2. Elle s’attache tout particulièrement aux procesus symboliques qui relient les symptômes physiques aux phénomènes sociaux et culturels’. Nous éprouvons notre corps comme i phénomène qui a une nature fondamentalement dualiste : nous vivoi notre corps, d’une part, comme un espace confiné et d’autre part comme un espace d’échange avec le monde extérieur. C’est au niveau de la peau et des orifices, qui fonctionnent simultanément comme barrage et point de contact, que nous acquérons l’expérience d’un « intérieur » et d’un « extérieur ».

Ainsi l’expérience corporelle offre un modèle d’espace différencié (intérieur / extérieur, gauche / droite, haut / bas) qui, projeté sur monde social, ne cesse de façonner l’expérience que nous avons di relations sociales et des coutumes. De la même façon, nous éprouvons dans le domaine social un « intérieur » (par exemple, la famille et li amis intimes) et un « extérieur » (les autres), un « au dessus » et un « en dessous » (des gens qui peuvent nous commander et des gens q peuvent être commandés par nous), etc.

L’expérience corporelle est également très influencée par 14 comportements sociaux et culturels, comme l’ont démontré Huygl (1985) dans son étude sur l’anorexie mentale et Verrept et Schillemai (1988) dans leur étude sur l’inceste.

Il y a une ressemblance de nature symbolique entre notre expérience corporelle et la façon dont nous éprouvons les comportement sociaux et culturels, puisque ces expériences sont à la base d’une même logique spatio temporelle’ : par exemple, la façon de m’habiller e : prime la façon dont je vis mon corps, en même temps que mon stati social et culturel. De même, l’expérience des frontières dans le domaine socioculturel semble fondamentalement se référer à l’expérience de la frontière corporelle : pensons par exemple à la connotation sexuelle que revêt la porte de la chambre conjugale. Dans cette optique, les problèmes somatiques peuvent être considérés comme une expression symbolique de perturbations dans l’expérience de frontières au niveau social et culturel.

Perturbation des frontières et des relations

Notre hypothèse est que la santé est menacée dès que les frontières cessent de séparer et d’unir en conformité avec les normes et les symboles en vigueur dans telle ou telle culture. Autrement dit, le maintien de la santé implique que les frontières ne soient ni trop ouvertes (dans ce cas, intérieur et extérieur risquent de fusionner) ni trop closes (dans ce cas, tout contact avec le monde extérieur risque de se perdre).

Nous estimons que les plaintes gastriques expriment pareille, expérience de frontières perturbées. L’estomac n’est il pas vécu, à un niveau inconscient et pré cognitif, comme une zone de frontière qu tout à la fois sépare et unit intérieur et extérieur dans le processus d l’ingestion et de l’élimination ? C’est du moins ce que de nombreuse plaintes ne cessent de suggérer dans nombre de cultures.

Notre recherche suggère que de nombreuses relations perturbée (par exemple, un partenaire très intrusif) sont somatisées plutôt que psychologisées : cela semble d’autant plus vrai qu’il s’agit d problèmes non dits, indiscutables et indiscutés.

La façon dont une relation dérangée (entre partenaires, par exemple) peut aboutir à des plaintes physiques s’explique à la lumière d la théorie des champs morphogénétiques (De Vries 1985). En physique, on parle de « champ » pour expliquer comment un effet, dans un matière donnée, est le produit d’effets hors de cette matière. L’effet d’un champ (tel le magnétisme) est mesurable bien que la nature exact en demeure toujours inconnue. Nous pouvons penser que les émotions les phénomènes d’ordre mental, les relations sociales, la culture etc sont susceptibles d’exercer,comme les champs morphogénétiques, un influence sur le corps et sur les fonctions physiques.

Cueillette et analyse des données

Nous avons vérifié notre hypothèse sur la base d’une soixantaine d’études de cas. Notre matériel comprend : 1) le dossier médical di patient ; 2) les données que le médecin obtient sur le milieu de vie di patient et 3) les données obtenues à l’aide d’entrevues semi structurée et enregistrées sur vidéo (soit au domicile du patient, soit dans le cabinet de consultation du médecin) concernant le mode de vie et le « roman familial du patient ».

Au cours de ces entrevues, nous avons particulièrement explore, les divers rapports que le patient et les siens établissent avec le frontières dans l’espace et dans le temps tant dans les domaine physiques que sociaux et culturels. Nous nous sommes intéressés tous particulièrement aux pratiques en rapport avec l’achat et la préparation de nourriture, ou en rapport avec l’évacuation et les restes. Nous avons également noté la description faite par le malade de la digestion et de effets des médicaments. En plus nous avons examiné la manière di patient de se référer à son corps dans les domaines de l’hygiène, di vêtement et de la sexualité.

La façon de se rapporter à l’espace et au cercle domestique nous fournit aussi des indications intéressantes : le patient reçoit il beaucoup de personnes en visite, le patient préfère t il rester à la maison ou se sent il systématiquement mieux en dehor , du foyer ? Si l’on demande qui, dans la famille, décide de l’aménagement de la maison, on obtient des indications précieuses quant à la façon des divers membres de la famille d’interagir. Quant à l’usage de l’espace domestique, il arrive qu’on voie combien peu cet espace est occupé ou comment il est différemment investi par les membres de la famille. L’horaire des activités journalières et le calendrier nous aident à comprendre le rapport au temps.

Les histoires qu’on se raconte au sujet des générations précédentes de même que les énoncés révélant les valeurs de base de la famille, des hommes et des femmes, des enfants et des alliés par mariage, constituent, tant pour une famille que pour une société, une partie importante de la culture (et requièrent par conséquent une approche anthropologique)5. Dans un certain nombre de cas, on pourrait interpréter la maladie chronique du patient (au sens de « illness career »), comme un impératif non avoué du « sacrifice de soi même » capable de compenser le chagrin d’un des parents (« De quel droit pourrais je réussir mieux que mon parent que j’aime d’autant plus qu’il a été brutalisé par mon autre parent pendant que j’étais témoin impuissant, donc complice et coupable ? »). Un certain nombre de patients tentent de réaliser le projet de vie manqué par ce parent, tout en assumant en même temps ses plaintes, gastriques ou autres. Cela signifie, dans les termes du modèle exposé, que la séparation entre le patient et son parent est insuffisante, la frontière demeurant alors trop ouverte.

Nous avons aussi interrogé le patient sur la manière dont il vit ses relations avec son partenaire, avec ses enfants et les autres membres de sa famille, avec ses collègues et ses amis. Certains patients semblent ne pas réussir à se faire respecter, où qu’ils soient ; alors que d’autres se présentent comme des despotes plus ou moins aimables. Nous pouvons interpréter le premier phénomène comme un signe de frontières trop ouvertes (on ne réussit pas à défendre son propre terrain), et le deuxième, comme un signe de frontières trop closes. Chaque relation est ainsi transformée en une relation hiérarchique de supérieur à inférieur : un contact profondément humain et équilibré devient alors impossible.

Classification des patients selon trois profils

Les données empiriques nous ont permis de tracer trois profils qui se situent sur un continuum. Ces profils ont été conçus, comme des instruments heuristiques susceptibles d’aider le médecin h découvrir et à interpréter un ensemble de données qui confèrent un sens aux symptômes. Il s’agit d’aspects importants de la biographie des patients qui conduisent à une toute nouvelle lecture des symptômes, mais qui ont peu ou pas d’importance dans le discours médical classique. Nous montrerons plus loin comment de tels profils stimulent un contact thérapeutique plus intense et plus approfondi.

A un extrême du continuum se trouvent les patients aux frontièrers closes (profil 1) ; à l’autre extrême se situent les patients qui montrent plusieurs signes de frontières trop ouvertes (profil 3). Entre ces deux extrêmes se situent un certain nombre de patients qui, dans telIe situation, manifestent des frontières extrêmement fermées et qui dans telle autre situation, témoignent de frontières extrêmement ouvertes (profil 2).

Le profil suractif (profil 1). Du point de vue spatio temporel, ces patients font preuve d’une fermeture extrême de leurs propres frontières en même temps que d’une irrésistible tendance à pénétrer dans l’espace des autres.

Dans le domaine physique, leurs plaintes gastriques suggèrent un refus par l’estomac d’ingérer de la nourriture : l’estomac repousse l’intrusion d’en haut, la nourriture regagne l’estomac par l’œsophage.

Dans le domaine socio culturel, nous constatons un modèle similaire. Les patients affichent un comportement formaliste et insistent su u leur position hiérarchique dans le groupe ; la plupart de ces patients son des jeunes gens « du monde » qui ont réussi. Ce n’est pas par hasard qui la plupart des patients masculins de ce profil épousent une femme passive, et que les patientes épousent un homme « peu viril ». Le., plaintes commencent à se manifester le plus souvent au moment où il arrive quelque chose qui échappe à leur contrôle (divorce, décès d’un parent), ou lorsque quelqu’un pénètre dans leur espace domestique (comme un parent malade qui vient s’installer à la maison). Toutes les relations qui se tissent autour de ces patients sont de type nettement hiérarchique ; ceux ci jouent généralement le rôle du supérieur.

Le profil implosif (profil 3). En termes de la logique spatio temporelle exposée plus haut, ces patients ont des frontières extrêmement ouvertes. Ils sont victimes d’intrusion plutôt que d’être eux mêmes intrusifs. Nous parlons ici d’un profil implosif pour montrer que l’ouverture des frontières de ces patients aboutit à la perte de leur espace propre (comparer à l’implosion du tube d’images d’une télévision).

En ce qui concerne la corporéité, ces patients vivent souvent dans l’angoisse d’une tumeur : le corps est vécu comme un tube vide, dans lequel la nourriture passe, et à l’intérieur duquel un corps étranger risque de se développer, vers où se draîne toute l’énergie, mais privé de tout output. Chez certains patients, toutes les fonctions corporelles qui établissent une relation avec le monde extérieur (respirer, parler, manger, regarder, copuler) tendent à être perturbées. Une gastroscopie suscite chez eux une réaction toute caractéristique : « Docteur, il faut que ça se fasse ». Au cours d’un tel examen, ces patients se plaignent à peine des inconvénients ou d’un malaise. C’est comme si le corps propre était vécu à distance, comme quelque chose qui fait à peine partie d’eux mêmes.

Dans le domaine de la socio culture, nous constatons que les patients de ce profil sont incapables d’assumer le rôle qui correspond à leur sexe et à leur âge. Ainsi ils se sentent (et sont aussi) souvent totalement superflus au travail ou dans le ménage. Ils ne paraissent pas être à l’origine de leurs propres actes ; dans ce qui leur arrive, ils sont plutôt observateurs qu’acteurs : ils observent plutôt passivement l’intrusion des autres dans leur espace, dans leur monde d’idées et d’émotions. Souvent, ils épousent un partenaire beaucoup plus âgé avec qui ils entretiennent des relations dont les caractéristiques sont à la fois celles d’une relation parent enfant et d’une relation de couple. La caractéristique principale de ces patients est un rétrécissement extrême, un repliement sur soi même : ils marchent le dos courbé. Nulle part ils ne réussissent à défendre leur propre terrain ou à faire valoir leurs propres contributions.

Le profil « améboide » (profil 2). Certains patients de ce profil vivent alternativement des périodes où ils montrent les caractéristiques dc profits 1 et 3 ; d’autres se conduisent comme un profil 3 en dehors d leur famille, mais comme un profil 1 à la maison. Dans leurs contac sociaux, ils peuvent faire montre d’une grande dépendance, mais i peuvent aussi chercher à dominer comme pour raâaisser les autres à u niveau inférieur au leur.

APPLICATIONS DU MODELE ANTHROPOLOGIQUE EN MEDECINE DE FAMILLE

La recherche qui vient d’être esquissée était d’abord une tentative de mieux comprendre les antécédents et l’histoire des plaintes gastriques. Bien qu’exploratoire, une telle recherche pourrait bien constitue une contribution importante à l’avancement des connaissances médicales à cause de l’éclairage qu’elle jette sur le rôle des processus symboliques dans la maladie et la guérison. Il arrive par exemple qu’u diagnostic fait en profondeur et formulé dans les termes du patient, mai comportant aussi des allusions symboliques à certains problèmes du vécu, équivale à une véritable thérapie’.

Notre recherche nous a permis de constater que le médecin, qu s’est familiarisé avec cette approche, réussit à travailler d’une autre façon. Ce changement de regard porte autant sur les attitudes et que su les aptitudes.

Le développement de nouvelles attitudes

L’approche anthropologique de la maladie et de la santé prédis pose le médecin à prendre en considération tout le contexte du malades et de sa maladie. La recherche a confirmé l’intuition de nombreux médecins que les problèmes d’ordre relationnel ou social trouvent souvent une expression somatisée. L’anthropologie aide également les médecins à tenir compte des capacités d’auto guérison du patient

Quand nous considérons la maladie comme une donnée significative dans la biographie du patient (et dans certains cas comme une phase indispensable de son évolution), nous parvenons à comprendre le rôle du médecin dans l’évolution tant physique que biographique du patient Pour autant que le médecin évoque ce qu’il estime être important e qu’il permet au patient de faire des choix, son travail est maïeutique L’objectif final est l’émancipation du patient : il ne s’agit pas tant de le rendre plus indépendant, mais bien de l’aider à explorer et à réaliser ses potentialités propres.

La préoccupation fondamentale du médecin devient alors celle d’un guide qui accompagne au lieu de diriger. Cela signifie sans doute qu’il se reconnaît davantage lui même dans son patient ; mais cela peut aussi susciter une certaine angoisse chez le thérapeute lui même. Ce n’est certes pas par hasard que plusieurs aspects de la pratique médicale (tels l’uniforme, l’humour typique entre médecins, leur jargon, etc.) servent précisément à maintenir la différence entre médecin et patient. L’approche proposée suppose que le médecin puise son inspiration dans son évolution personnelle : comment pourrait il en effet réussir à guider un patient dans des voies qu’il n’a pas lui même explorées ?

Pour le patient, la relation thérapeutique revêt un autre caractère. Il n’est plus uniquement un malade face à un médecin : sa relation au médecin doit s’approfondir et devenir plus humaine. Par contre il faut éviter que cette relation en miroir ne devienne angoissante pour le patient parce que trop révélatrice de troubles profonds.

Le modèle anthropologique implique en outre certaines aptitudes relativement à la communication, à l’observation et à la thérapie au sens strict.

La communication métaphorique

Examinons d’abord l’anamnèse et la communication métaphorique. Il est courant que le patient, face au médecin, abandonne l’idiome populaire pour adopter le jargon du médecin. Certains patients ne disent plus : « il y a quelque chose qui pèse sur l’estomac », mais, « ma gastrite me fait souffrir de nouveau ». Il s’agit là d’une espèce de « proto professionnalisation » caractéristique de patients chroniques qui cherchent à donner à leur maladie une légitimation pseudo scientifique. Pour contrecarrer cette tendance au discours médicalisé, le médecin devrait encourager une communication plus simple, plus spontanée et non censurée. Ce n’est qu’ainsi qu’il réussira à déceler les problèmes qui se cachent derrière le symptôme.

Au cours de notre recherche, la communication métaphorique (indirecte) s’est révélée particulièrement féconde en ce qu’elle ouvre des pistes diagnostiques et thérapeutiques. Certaines questions favorisent la communication métaphorique : « quels livres as tu lus ces derniers temps ? » « qui est ton acteur ou ton film préféré ? » « dans la jeunesse, quel conte de fées trouvais tu le plus joli ? » « si ton père vivait encore, quel avis te donnerait il à ce moment ? » Les réponses à ces questions posées de façon imprévue laissent entrevoir les valeurs du patient et sa façon d’évaluer sa propre existence. Elles laissent entendre au patient que le médecin s’est authentiquement engagé dans ses problèmes. « Il m’a posé des questions comme jamais personne ne m’a posées, je pense qu’il m’aimait », disait un patient après une telle entrevue qu’il avait eue avec son médecin en compagnie de l’anthropologue. Installé depuis six mois dans sa maladie, ce patient venait de « débloquer ». Peu de temps après, il reprenait son travail.

L’observation

Cette méthode, largement tributaire du modèle anthropologique, nous a permis d’élargir et d’enrichir notre champ et nos techniques d’observation. Elle a confirmé la conviction des médecins de l’équipe que les visites à domicile constituent un aspect important de leur action médicale. Elle leur a par exemple permis de constater que les patients prennent leur mode de vie comme allant tellement de soi qu’ils n’en parlent pas au médecin, comme s’ils craignaient de n’être pas écoutés s’ils se référaient à des habitudes qui, à leurs yeux, n’ont pas d’importance notable.

Celle méthode, outre qu’elle permet de visualiser l’espace domestique, aide à mieux saisir l’histoire de la famille ou le roman familial en remontant jusqu’aux grands parents du patient. En voyant par exemple les photos de famille, de nombreux sujets surgissent qui mènent à une meilleure compréhension de la signification de la maladie lorsqu’elle est considérée à la lumière de l’histoire familiale, comme par exemple des dettes symboliques qui se transmettent de (grand ) parent à (petit) enfant.

La thérapie

Puisque, dans un assez grand nombre de cas, les plaintes gastriques témoignent de frontières perturbées, il semble indiqué d’utiliser la thérapie en vue d’influencer la façon dont le patient vît ou protège ses frontières. Ainsi, nous nous sommes parfois penchés, avec nos patients, sur l’investissement d’un espace à soi l’installation d’une chambre, le réaménagement de la salle à manger, etc.). Dans d’autres cas, il importait plutôt de revaloriser le repas en commun et sa fonction de contact. Enfin, il nous paraissait quelquefois souhaitable d’aider le patient à éprouver plus consciemment ses frontières corporelles par le recours à certaines activités, comme des exercices de détente, le sport, le bain, la natation, afin de développer chez lui une plus grande conscience de son intégrité et de son autonomie.

CONCLUSION

Grâce à leur collaboration avec les anthropologues, les médecins impliqués dans notre recherche ont acquis une meilleure capacité d’écoute et d’exploration du vécu du patient et de son monde, ainsi qu’une meilleure prise en compte des éventualités inattendues de guérison. Nous ne prétendons pas que le médecin doit nécessairement devenir un spécialiste de l’anthropologie. Il s’agit surtout d’ouvrir la médecine de famille au savoir populaire, au vécu du patient et à son registre symbolique.

NOTES

1. Les auteurs aimeraient exprimer leur reconnaissance envers les membres de l’équipe de recherche Syinpiôine et Symbole de l’Université d’Anvers pour leur collaboration si enrichissante : Gérard Beretta, Louis Ferrant, Tom Jacobs, Rémy Maes, Chirstine Rouneau, Léo Schillemans, Paul Smits, Eddy Springael et Bart Van den Eynden. Nous aimerions aussi exprimer notre gratitude envers Koen Van Peel pour sa traduction. Remercions tout particulièrement le professeur Hugo Janssens : la collaboration entre anthropologues et médecins de famille n’aurait probablement pas été réalisée sans son ouverture d’esprit et son accueil.

2. En ce qui concerne l’information sur l’examen stomacal, soulignons que les profils décrits sont le résultat d’une première recherche exploratoire et qualitative. Au moment de la rédaction de cet article, nous avons commencé une vérification quantitative de notre hypothèse. Pour le développement d’une technique visant la vérification de l’hypothèse, nous pouvions compter sur l’appui du professeur Jean François Saucier (Université de Montréal).

Voir Devisch (1984) pour mieux saisir l’horizon épistémologique de notre recherche.

3 Le domaine social est ici considéré comme l’ensemble des relations d’un individu avec les autres. Le domaine culturel comporte essentiellement les modes de vie, comme les habitudes alimentaires, l’hygiène du corps, l’habillement, les traditions fanùliales, etc.

4 Dans ce contexte, un article de De Tollenaere (1975) est particulièrement intéressant.

5 Cela correspond bien à l’expression « family myth » développée par Ferreira (1963).

6 Une étude comparable concernant des victimes d’inceste (Verrept et Schillemans 1988) a déjà permis aux médecins de se montrer à la fois plus alcrtes et plus rassurants.

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