La sociologie de l’intégration

In : L’individu et les minorités, la France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés ; Didier Lapeyronnie ; PUF, Sociologie d’aujourd’hui ; 1993

Dans les « sociétés nationales » comme la France et la Grande-Bretagne l’intégration désigne tout à la fois l’accroissement des relations entre des acteurs sociaux et la fonctionnalité du système social. La sociologie fonctionnaliste a souvent confondu ces deux significations, les identifiant à des sociétés nationales concrètes et leur donnant un fort caractère normatif. En termes empiriques, l’intégration signifiait une correspondance et une hiérarchie entre une culture nationale, un espace civil, une société et une définition de l’individualité.

Appartenance nationale, citoyenneté, intégration sociale et personnalité formaient un ensemble structuré et hiérarchisé. Chaque pays industrialisé a donné une forme particulière et historiquement déterminée, en fonction d’héritages et de choix, à ce modèle de société intégrée.

Dans une telle représentation l’intégration des populations immigrées apparaissait comme un ensemble de processus interreliés. Leur rupture était due à des dysfonctionnements, à des formes de pathologie ou à des accidents historiques. A l’inverse, lorsque l’intégration se produisait, elle permettait à l’individu, non seulement de s’insérer dans la société, de participer, mais par là même d’intérioriser les normes et les valeurs de la culture, d’être socialisé, et par conséquent de pouvoir développer une personnalité cohérente et ses potentialités propres.

Dans ce modèle, les difficultés posées par l’intégration des minorités immigrées proviennent alors non pas tant directement de conflits culturels que de l’incongruence statutaire dans laquelle elles peuvent être placées ou du décalage entre les normes et les valeurs. Ainsi, les processus de constitution d’ « ethnicité » ou la ségrégation résidentielle et les ghettos ont-ils été conçus comme des formes institutionnelles permettant le passage d’une société à une autre et donc l’intégration (1). Gunnar Myrdal a analysé le problème des Noirs américains comme une maladie de la démocratie américaine. Il est le produit du dilemme entre des valeurs civiles d’égalité et d’universalité et une réalité sociale de discrimination et de ségrégation. Ce dysfonctionnement provoque le développement de formes sociales pathologiques destinées à résoudre ces contradictions et à permettre aux individus de conserver leur cohérence personnelle. Le racisme s’inscrit dans ces formes de pathologie du système : il permet aux Blancs de trouver une solution aux dysfonctions créées par l’opposition des valeurs égalitaires et universalistes auxquelles ils adhèrent et leurs pratiques de discrimination (2).

Cette conception « normative » de l’intégration a maintes fois été critiquée : elle est trop identifiée au point de vue des dominants. Le dominé qui ne s’intègre pas ou qui résiste n’est jamais autre chose qu’un élément pathologique et non fonctionnel. Aussi le concept d’intégration est-il souvent rejeté et ramené à une catégorie descriptive. Il est décomposé en une accumulation de « problèmes sociaux » plus ou moins liés entre eux : l’emploi, le logement, la scolarité, la participation politique… L’analyse s’attache à mesurer le niveau d’intégration de la population immigrée sur chacun de ces plans. Le problème est alors inverse : l’intégration ne signifiant plus rien de précis, il devient très difficile de cerner le véritable objet ou de savoir avec précision quelle est la question traitée. Celle-ci n’a plus d’unité.

Ainsi utilisée l’idée d’intégration dispense de tout diagnostic et de toute hypothèse sur la nature de la vie sociale d’aujourd’hui. Pourtant, l’intégration des minorités immigrées ne peut s’analyser et se comprendre sans une image de la société dans laquelle elles s’insèrent. Ces sociétés ne sont plus celles du XIXe siècle ni même celles de l’industrialisation. Elles ont suivi une profonde évolution marquée par la différenciation de deux processus sociaux. Le premier correspond à la place occupée par les groupes d’origine immigrée dans un espace défini par la compétition économique et politique. Les groupes et les individus agissent dans cet espace pour obtenir une plus grande part de la richesse nationale ainsi qu’une « citoyenneté » pleine et entière. Ils se définissent par un niveau de participation. Le second processus correspond au degré d’implication des groupes et des individus dans les conflits culturels et sociaux, dans les rapports sociaux qui lient et opposent les formes dominantes et imposées de consommation ou de définition de soi et les exigences d’autonomie et de reconnaissance de particularités et de subjectivités. C’est le domaine de l’intégration sociale.

Dans la sociologie classique de l’intégration ces deux représentations ou ces deux champs sont étroitement unis. Participation et intégration sociale sont synonymes. Ainsi la sociologie fonctionnaliste conçoit la participation comme une « valeur instrumentale » et par contrecoup comme une fin en soi. Elle est une technique rationnelle permettant de fixer des buts et d’y adapter des moyens, mais aussi une façon pour le citoyen d’apprendre la responsabilité. La participation est la garantie d’un espace social et politique, d’une société fonctionnant sur la rationalité et ayant éliminé les formes irrationnelles et non instrumentales d’action. La participation est donc identifiée à l’intégration sociale. A l’opposé, la sociologie de l’intégration a défini celle-ci par le degré d’implication des acteurs sociaux dans les conflits centraux d’un type sociétal, conflit autour du contrôle des normes et des orientations culturelles. Plus un acteur social est intégré, plus grande est sa capacité de peser sur le conflit et donc plus grande est sa capacité de participer aux définitions des orientations normatives. Une “société nationale moderne” se définit donc par la correspondance entre particicpation et intégration : plus un acteur social participe aux conflits sociaux, plus il est intégré et, inversement, plus il est intégré, plus il participe. La correspondance entre ces deux processus est donnée par l’identification pratique d’un « espace social » et d’un « espace culturel » à travers l’image d’une « société nationale » concrète faite d’institutions, ancrée sur un territoire et contrôlée par un Etat.

C’est cette conception de l’intégration, fortement ethnocentriste, qui est aujourd’hui mise en cause par la séparation entre participation et intégration sociale et par l’écroulement de l’idée de « société nationale ». Les problèmes de l’intégration des populations immigrées doivent s’analyser à partir de cette nouvelle configuration de la vie sociale marquée par la différenciation de ces deux champs de relations. Il nous faut abandonner les raisonnements en termes d’intégration socio-nationale des minorités immigrées pour nous interroger sur les relations entre les acteurs sociaux dans ces deux champs de relations et sur la gestion politique de ces relations.

1. Robert E. Park, Race and Culture, Glencoe, Ill., The Free Press, 1950 ; Louis Wirth, The Ghetto, Chicago, The Chicago University Press, 1928 ; William F. White, Street Corner Society. The Social Structure of an Italian Slum, Chicago,The Chicago University Press, 1943.

2. Gunnar Myrdal, An Arnerican Dilemma. The Negro Problent and Modern Democracy, New York, H arper & Row, 1944.

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