La Suède face à ses « fous ».

Par Antoine Jacob

Paru dans « Le Monde », vendredi 03 octobre 2003. p.15

Le meurtre de la ministre Anna Lindh, que la police semble attribuer à un jeune déséquilibré, a profondément choqué la population et relancé le débat sur la politique du- pays en matière de psychiatrie

La porte est ouverte vers l’extérieur. 19 sud de la tirer un peu pour pénétrer dans cet unité de traitement psychiatrique située à Farsta, au sud de Stockholm. Dans la salle de séjour commune, des patients sont assis, le regard inexpressif, ou vaquent à leurs occupations. Le son d’un poste de télévision pet vient d’une pièce mitoyenne, vide. Vu de l’intérieur, le bâtiment, plutôt anodin, se fond dans l’environnement urbain. A droite do sortant, on aperçoit une crèche. En face, 1 cinquante mètres à peine, un lycée en briques rouges. Seuls un parking et quelques buissons le séparent du centre, où vivent plus d’une quinzaine de personnes. Leur état est jugé assez sérieux pour qu’elles aient été admises dans cet établissement de soins dit fermé. Un isolement théorique : la porte est rarement verrouillée dans la journée.

L’emplacement, la configuration et, sur-‘ tout, cette porte ouverte sur la rue symbolisent à eux seuls l’esprit qui prévaut en Suède depuis les années 1980 : intégrer autant que’ possible les malades mentaux dans la société. Cette philosophie est aujourd’hui mise à mal : le pays doute de ses méthodes, ne cache plus ses angoisses. L’unité de traitement de Farsta n’échappe pas au phénomène. « Depuis quelque temps, relève le directeur, Fabio Pittuco, nous recevons des coups de téléphone inquiets de parents du voisinage, dont les enfants vont au lycée ou à la crèche d’à côté. » Selon lui, le personnel de l’établissement finit par en être affecté. « Ce n’est pas facile d’entendre tous les jours que le secteur psychiatrique ne vaut rien », observe cet Italien aux cheveux grisonnants.

Ces dernières années, plusieurs faits divers sanglants impliquant des personnes souffrant de troubles psychiques, ont mis en évidence les carences d’un système affaiblit par d’importantes restrictions budgétaires. Le débat, qui était déjà dans l’air depuis quelques mois, n’a cessé de prendre de l’ampleur après le il septembre. Ce jour-là, la Suède est endeuillée par la íort d’Anna Lindh, ministre sociale-démocrate des affaires étrangères poignardée la veille par un inconnu alors qu’elle faisait des courses à Stockholm. La police acquiert vite la conviction que ce geste est celui d’un déséquilibré. Après quelques tâtonnements, l’enquête aboutit, le 24 septembre, à l’arrestation d’un homme de 23 ans à la santé psychique très fragile (Le Monde du 29 septembre). Les enquêteurs pensent tenir le meurtrier d’Anna Lindh.. A en croire des indiscrétions policières reprises par la presse nationale, des 1 preuves matérielles (ADN et/ou empreintes) ne laisseraient plus de doute. Une analyse plus poussée de l’état psychique du suspect est en cours.

Le 11 septembre, malgré l’émotion qui submerge le royaume, un autre drame parvient à marquer les esprits. A Arvika, une petite commune de l’ouest, un jeune homme se rend dans une crèche, après avoir appris la nouvelle de la mort de la ministre. Sur place, il tue une fillette de cinq ans à coups de couteau. Comme si, selon des experts, les événements de Stockholm avaient ouvert des vannes en lui.

Avec ces deux agressions, c’est une part de l’idéal suédois qui s’envole. Les enfants ne sont-ils pas censés être très protégés dans ce pays où tout est conçu pour leur bien-être ? Une loi interdit même de leur donner une gifle. Quant à Anna Lindh, elle représentait à la fois l’exemple d’une femme ayant réussi à cumuler, avec succès, vie familiale et carrière politique de haut niveau et le côté encore assez accessible des élus scandinaves. Tout comme Olof Palme, premier ministre assassiné dans une rue de la capitale un soir de l’hiver 1986, elle n’était pas accompagnée de gardes du corps.

L’image du royaume est ternie. Qu’arrive-t-il donc à cette société réputée sûre pour ses enfants et leurs parents, relativement ouverte et transparente, plus harmonieuse et égalitaire qu’ ailleurs en Europe ? Le débat sur le système psychiatrique s’en trouve relancé. « Lorsque quelque chose de terrible survient on cherche inconsciemment à l’expliquer par des causes qui sont à l’opposé de ce qui vous ressemble », regrette Marianne Kristiansson, chef de la clinique psychiatrique de l’hôpital de Huddinge, une banlieue de Stockholm.

Les faits n’ont pas contribué, au contraire, à démentir cette grille de lecture des malheurs frappant le pays. Ni le tueur d’Arvika ni le meurtrier présumé d’Anna Lindh n’étaient soignés dans des unités de soins fermées, malgré leurs antécédents alarmants. L’un et l’autre présentaient pourtant tous les symptômes d’une psychose profonde.

Le premier avait été interné pendant quatre mois avant qu’un médecin ne décide de le laisser sortir, son état s’étant momentanément amélioré. Quant au second, suspecté d’avoir tué la ministre, il s’était de lui-même rendu dans une clinique pour se faire soigner. Il en était sorti cinq jours avant l’agression. Une semaine après le drame, il s’est présenté au service des urgences d’un hôpital spécialisé parce qu’il se sentait mal. Alertée, une patrouille de police l’a accompagné, sans se douter de qui elle véhiculait… Mais l’individu a été refoulé : il n’y avait plus de places disponibles.

« Le soi-disant welfare state [système d’aide sociale] suédois n’existe plus, encore moins pour ces gens laissés à l’abandon » ANNELIE EDRÉN, ASSOCIATION STADSMISSIONEN

Ces deux jeunes gens sont, à leur façon, des victimes du virage radical, visiblement mal négocié, pris par la psychiatrie suédoise. Dans les années 1960, le royaume disposait en effet de quelques 36 000 lits d’hôpitaux psychiatriques pour une population totale de huit millions d’habitants. « C’était le record du monde » se souvient Alain Topor, un français, psychologue de formation, arrivé à cette époque dans le pays. Ces patients vivaient dans d’immenses asiles construits au tournant du siècle précédent. Des lieux dont on risquait facilement de ne pas revenir, mais qui procuraient un sentiment de sécurité à leurs occupants.

Pourquoi tant de monde ainsi interné ? Les Suédois étaient-ils plus fous que les autres ? D’après M. Topor, qui dirige un service de recherche en psychiatrie pour la région de Stockholm. Cela s’explique par « le degré plus poussé d’industrialisation du royaume au lendemain de la deuxième guerre ».

Epargné par le conflit grâce à une neutralité à géométrie variable, le pays a pu développer son potentiel industriel au même rythme qu’il bâtissait l’Etat- providence, deux piliers du fameux « modèle suédois ». Le second a servi de filet de secours à ceux qui ne supportaient pas la cadence soutenue du développement industriel et l’émergence, en en parallèle, d’une société au contrôle social fort. Les impôts élevés payés par les contribuables finançaient cette prise en charge sans faille.

Pendant des décennies, les asiles ont aussi été peuplés de gens aux comportements ou aux moeurs jugés déviants ou asociaux, ainsi que par les Tatars, les Tziganes suédois. On en retrouve une partie chez les quelque 60 000 personnes, essentiellement des femmes, stérilisées contre leur volonté au cours du XX siècle. Une pratique institutionnalisée par une loi édictée en 1934 – au nom de rédification d’une « société meilleure » -, qui ne sera formellement abolie en 1975.

A partir des années 1980, un vent nouveau souffla sur la psychiatrie suédoise. Un vent venu d’autres pays européens et des Etats-Unis. On ferma les mouroirs géants qu’étaient devenus les hôpitaux spécialisés. « Ce fut la rencontre heureuse entre l’économie et l’humanisme, indique Alain Topor. D’un côté, on s’est rendu compte que les patients vivaient dans des conditions inacceptables pour une société moderne et qu’il existait des types d’organisation mieux à même de répondre à leurs besoins. De l’autre, on a réalisé qu’il était trop coûteux de continuer à gérer indéfiniment 36 000 lits. »

Revirement complet en deux décennies la contrainte a laissé place au volontarisme. On fait confiance au patient pour qu’il vienne consulter un medecin ou chercher des médicaments lorsqu’il ne se sent pas bien. « La logique a été poussée très loin », estime Ritta – Leena Karslon, l’ombudsman (médiatrice) pour les handicapés physiques et mentaux pour la capitale. Comme le veut la règle générale, les soins ne doivent être imposés que si quelqu’un représente « un danger pour sa vie ou celle d’autrui ».

Cette tentative de responsabilisation et d’intégration des « personnes à difficultés psychiques de fonctionnement », selon la terminologie officielle locale, s’accompagna dune réforme qui transféra aux communes une partie des responsabilités à leur égard. Il fallait bien trouver des logements, individuels ou collectifs pour pallier la disparition des asiles. A partir de1995, on confia cette tâche aux communes, ainsi que le suivi social des malades, alors que leur traitement médical restait du domaine des régions. C’est cette réforme qui est aujourd’hui au coeur de la controverse.

« Autant la majorité des patients a pu bénéficier de ces changements, autant les cas les plus lourds ne réussissent pas à s’en sortir. Ils ne prennent plus leurs médicaments et manquent totalement de motivation », constate Marianne Kristiansson. Ebranlées par la crise économique qui a frappé le pays dans les années 1990 – la plus sérieuse depuis soixante ans -, la plupart des communes n’arrivent pas à respecter leurs obligations. Les budgets rétrécissent. Conséquence : au moment des arbitrages, l’école et les lycées et la prise en charge des personnes âgées ont la priorité.

Pour les personnes les plus fragiles, la situation n’en est devenue que plus critique. Souvent seules, sans ressources, elles se retrouvent dans la rue, sans domicile fixe. Un phénomène inconnu de la population il y a seulement une dizaine d’années, tant la société prenait tout le monde en charge. Ainsi croise-t-on régulièrement, à la gare ferroviaire ou dans les parcs de la capitale, des gens errant dans leur petit monde intérieur, absents ou se parlant tout haut. « Le soi-disant welfare state [système d’aide sociale] suédois n’existe plus, encore moins pour ces gens laissés à l’abandon », déplore Annelie Edrén, responsable des sans-abri à Stadsmissionen, une organisation caritative.

« Quand j’ai commencé à travailler ici à la fin des années 1980, 10 % des sans-abri avaient des problèmes psychiques. Aujourd’hui, non seulement le nombre des sans- domicile fixe a beaucoup augmenté – il est d’environ 3 200 à Stockholm -, mais la moitié d’entre eux souffrent de troubles mentaux » Dans cette catégorie, la proportion de ceux qui se droguent ou abusent de l’alcool devient alarmante. Les crises de démence se font plus fréquentes, les automutilations aussi. Selon une récente étude, les personnes à lourd handicap seraient à l’origine de la moitié des crimes avec violences commis dans le pays.

Dans le même temps, il est devenu plus difficile de se faire admettre au sein d’une unité de soins fermées, lesquelles offrent moins de places « auparavant pour -cause de restrictions budgétaires… Les médias nationaux brandissent des statistiques : 30 000 places ont disparu en trente ans ! « Cela donne une image incorrecte, tempère toutefois Alain Topor, parce qu’on oublie les 8 000 lits en services de soins ouverts, qui dépendent des communes. »

La réforme de 1995 ne fonctionne pas non plus en ce qui concerne la répartition des responsabilités entre régions et communes.

« Ce sont deux institutions avec des cultures et des logiques différentes », note Leif Wahiquist, médecin chef en psychiatrie pour le nord de la région de Stockholm. Beaucoup préconisent aujourd’hui un rassemblement de leurs prérogatives et ressources respectives sous une même autorité. Dans son discours d’ouverture de la session parlementaire, cinq jours après la mort d’Anna Lindh, le premier ministre, Göran Persson, a annoncé la nomination d’un coordinateur chargé de proposer des améliorations au système d’ici trois ans. En attendant, regrette Fabio Pittuco, « les préjugés à l’encontre de toutes les personnes aux comportements différents se renforcent » dans la société. Le risque existe qu’on en fasse les boucs émissaires d’un modèle défaillant.

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