Par Hortense Flamand, M. Ps. Dossier : Psychologie Interculturelle.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la recherche portant sur les effets psychologiques subis par des personnes soumises à des situations extrêmes s’est beaucoup développée. L’Holocauste est certainement l’un des événements les plus connus et les plus étudiés du XXe siècle. La souffrance des survivants nous a beaucoup appris sur les traumatismes apparaissant après un événement d’une telle amplitude et sur la difficulté de les traiter.
L’impossibilité pour les victimes de parler de leurs expériences trop douloureuses est due à des mécanismes de déni, de honte, de culpabilité ou d’anxiété. Ce silence aura des conséquences sur les relations interpersonnelles et familiales. Vers la fin des années 1960, des cliniciens de divers continents ont remarqué la présence de troubles psychologiques chez les enfants1 de survivants de l’Holocauste, particulièrement des troubles liés à l’identité. Ils ont observé que leurs symptômes ressemblaient à de réels traumas. Ils ont alors émis l’hypothèse que les traumatismes extrêmes pouvaient se transmettre d’une génération à l’autre, la deuxième génération s’appropriant les traumas parentaux comme si elle les avait vécus elle-même. Pour leur part, les enfants de survivants qui n’ont jamais été confrontés aux atrocités vécues par leurs parents admettent ne pas saisir ce qui les fait souffrir mais relient leurs angoisses à celles de ces derniers, comme s’ils s’appropriaient une partie de leur existence. Cet article présente un survol des principales recherches se rapportant à la transmission intergénérationnelle des traumatismes et des réflexions qu’elles suscitent. Comment les problèmes de la deuxième génération se forment-ils (et même de la troisième, selon certains) ? Comment le traumatisme parental se transmet-il ? Et quelles sont les caractéristiques que les parents transmettent à leurs enfants ?
Quelques études :
De façon générale, deux modes de fonctionnement ont été observés chez les traumatisés extrêmes : le premier fait référence à un état dépressif constant, et le deuxième à un refoulement massif et un blocage de l’affectivité (Sigal, 1981). Ces traits reviennent dans la plupart des travaux. Plusieurs survivants qui ont fondé une famille après la Deuxième Guerre sont décrits comme étant continuellement préoccupés et fonctionnant en mode de survie sur tous les plans. Les carences affectives observées dans les familles sont reliées aux traumatismes massifs, ceux-ci étant, selon Sigal, un prolongement de traumatismes cumulatifs.
Barocas et Barocas (1973) observent les mêmes manifestations chez les enfants que chez leurs parents, soit : une fragilité de la relation parentale, une grande vulnérabilité dans les situations de stress, des sentiments de culpabilité, de l’anxiété, de la dépression, des phobies et des réactions de panique. Pour les auteurs, la transmission des symptômes se fait par le biais de certaines attitudes relationnelles, les enfants héritant de l’angoisse de séparation et de mort des parents. Ces conclusions sont reprises par d’autres. Ainsi, dès la grossesse, certaines mères éprouvent une anxiété élevée, une peur de ne pas être de bonnes mères et de contaminer leur enfant, un investissement massif sur lui, destiné à réparer la chaîne brisée de la famille, à remplacer un disparu. À l’adolescence, elles vivront une angoisse de séparation et une difficulté de maîtriser les émotions devant les manifestations agressives des enfants (Vegh, 1989 ; Baumann, 1980).
Le silence des parents sur leurs expériences est source d’anxiété aussi. Il en résulte, particulièrement chez l’adolescent, des troubles de l’identité, avec un manque d’affirmation de soi, une ambivalence envers les parents, des sentiments de honte se mêlant à de la pitié et de l’admiration. Les adolescents oscillent entre le désir de s’épanouir, de se délivrer de ce rôle de sauveur de la famille et un sentiment de culpabilité face à leurs parents qui ont beaucoup souffert. L’hypothèse d’un « complexe d’enfant de survivant », présent chez tous les descendants mais pas nécessairement pathologique, a aussi été soulevée (Kestenberg, 1983). L’auteur émet l’idée que l’enfant s’accapare les faits passés des parents et les vit dans le présent.
Des recherches avec des groupes contrôles et l’utilisation de tests arrivent à des résultats divers. Ainsi, en Israël, différents tests ont été administrés à des étudiants de niveau secondaire. Les chercheurs n’obtiennent aucune différence significative concernant la présence d’une pathologie spécifique entre les deux groupes. Les résultats nous renseignent davantage sur le caractère : le enfants de survivants démontrent un plus grand besoin de relations interpersonnelles positives, d’un groupe d’appartenance, tandis que les autres, un plus grand besoin d’accomplissement (Last et Klein, 1981). Malgré ces résultats, les auteurs sont convaincus qu’il existe « un type d’évolution multigénérationnel de l’impact traumatique ». Deux études réalisées aux États-Unis comparent des enfants de survivants de l’Holocauste à des enfants d’immigrés d’Europe de l’Est et à des groupes contrôles. Ils n’obtiennent aucune différence entre les trois groupes. Les auteurs concluent que leurs études donnent une vision plus optimiste que les autres et qu’il faut éviter de stigmatiser les enfants de survivants (Weiss et al., 1986 ; Rose et Garske, 1987). Le degré de dépression des parents s’avère aussi un élément essentiel dans la transmission des traumatismes à cause de son impact direct sur la disponibilité émotionnelle des parents.
Une majorité de chercheurs et de cliniciens attribue la pauvreté des résultats aux méthodes et aux outils utilisés et maintiennent que les enfants de survivants présentent des particularités propres. Il peut être intéressant de comparer ces résultats à des recherches se rapportant à d’autres situations extrêmes. Les travaux de Yeghicheyan (1983) et Altounian (1990) concernant le génocide des Arméniens affirment qu’il faut au moins deux générations pour intégrer un tel traumatisme, d’autant plus que les enfants de survivants font face à un déni du génocide qui brouille leur trame historique. Mais ce sont surtout les études portant sur les victimes de torture et de répression qui présentent le plus d’analogies avec les survivants de l’Holocauste. Les enfants de parents ayant subi ce genre de traumas présentent des troubles psychologiques divers. La ressemblance avec les séquelles de génocide s’accentue encore lorsqu’il s’agit d’enfants de disparus par enlèvement en Argentine. Ces recherches effectuées par des psychologues sud-américains sont bien documentées (Vinar, 1988 ; Kaës, 1989 ; Serrano, 1988).
Culture et histoire :
Devant la quasi-impossibilité d’accéder à une théorie satisfaisante, des cliniciens se tournent vers d’autres méthodes pour tenter de dresser un portrait plus étoffé du processus de transmission intergénérationnelle des traumatismes. Ils suggèrent une approche psychohistorique et basée sur l’ethnopsychologie comme cadre d’analyse. À défaut d’identifier des pathologies spécifiques, ils cherchent à comprendre la place que prend l’événement historique dans le psychisme des enfants et leurs réactions face à l’expérience parentale (Prince, 1980 ; Zajde 1995 ; Adelman, 2000).
À partir d’entretiens semidirectifs, les parents et leurs enfants sont invités à raconter (souvent pour la première fois), individuellement ou en groupe, pas nécessairement leur vécu personnel mais l’histoire de leur famille en remontant le plus loin possible dans le temps et en la reliant à celle de leur communauté et à l’histoire générale. Par cette technique, ils obtiennent des informations sur la façon dont les participants se situent par rapport au passé en tenant compte du contexte sociologique, culturel, politique et historique dans lequel s’est déroulé l’événement.
Ainsi, les chercheurs concluent qu’il n’y a pas d’enfant de survivants type. Ils discernent que la qualité du contrôle affectif et la cohérence de la communication de l’expérience jouent des rôles importants dans la transmission du trauma. En effet, la modulation affective des parents exerce une influence sur la façon dont l’enfant assimile le vécu parental et développe sa capacité de supporter et d’exprimer les émotions douloureuses. En pouvant tolérer les décharges émotives de leurs enfants, les parents leur permettent de briser la relation symbiotique. Le niveau de communication (verbale et non verbale) et l’ambivalence face à ce que l’on doit dire ou ne pas dire provoquent de l’angoisse tant chez les uns que chez les autres. On a remarqué que les parents qui n’ont jamais parlé de leur expérience ont souvent la plus mauvaise capacité de contrôle affectif et de tolérance. De plus, ils révèlent la présence d’une constance : la destruction a produit une symbolique particulière sur le plan psychique. En plus des thèmes habituels rencontrés chez les descendants, cette symbolique est telle qu’elle peut ankyloser le psychisme de la même manière que la situation réelle avait produit un engourdissement chez les parents. La façon dont ils se situent face au passé et ce, à partir des réactions parentales, détermine leur identité.
Conclusion :
Beaucoup de choses ont été dites sur le sujet, mais la recherche en est encore à ses débuts dans le domaine. Je n’ai fait que soulever la question de la trans-mission des traumatismes extrêmes aux générations subséquentes. Les recherches sont complexes : les variables nombreuses. Il apparaît difficile d’établir un modèle clair. La place du non-dit, le blocage massif des affects et l’état dépressif des parents semblent des éléments essentiels dans le développement de symptômes chez les enfants. Les enfants qui ne savent pas ce qui arrive à leur famille et à qui on ne donne pas d’explication présentent plus de symptômes que les autres (Rousseau, 1994). Pour que le tableau soit plus complet, il faudrait élaborer sur le sens de l’événement, directement lié aux aspects socioculturels, historiques et politiques, parler de la honte (pas assez prise en compte selon moi) toujours présente dans la culpabilité des survivants, des deuils non résolus et impossibles, de l’impact de l’exil dans le cas de réfugiés, du fonctionnement familial.
Les situations extrêmes provoquent une réelle désintégration de la personnalité qui change la façon d’appréhender la vie. Les approches psychohistorique et ethnopsychiatrique apportent des dimensions que les approches plus traditionnelles ne touchent pas. Les survivants et leurs enfants cherchent à faire le lien entre leur histoire et le monde qui les entoure. Il est primordial de les aider à retrouver une identité,non seulement individuelle mais aussi sociale. La réparation doit aussi passer par le champ social, car lorsque le traumatisme vient du social et est de l’ordre de la terreur ou de la répression, il est très difficile que la réparation puisse venir seulement de la psychothérapie individuelle (Vinar, 1988).
Bibliographie :
Adelman, A. (2000). « Mémoire traumatique et transmission intergénérationnelle des récits de l’Holocauste ». Revue française de psychanalyse, 1, p. 221-225.
Altounian, J. (1990). Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie. Un génocide aux déserts de l’inconscient, Paris, Les Belles Lettres.
Barocas, H. et Barocas, C. (1973). « Manifestation of Concentration Camp Effect on the Second Generation ». American Journal of Psychiatry, 130, p. 820-826.
Baumann D. (1988). La Mémoire des oubliés. Grandir après Auschwitz, Paris, Albin Michel.
Kestenberg, J. (1983). « Psychoanalysis of Children of Survivors of the Holocaust : Case Presentation and Assessment ». Journal of the American Psychoanalytic Association, 28, p. 775-804.
Prince, R. M. (1980). « A Case Study of a Psycho-historical Figure : The Influence of the Holocaust on Identity ». Journal of Contemporary Psychotherapy, 11 (1), p. 44-60.
Rose, S. L. et Garske, J. (1987). Family Environment, Adjustment and Coping Among Children of Holocaust Survivors. A Comparative Investigation, American Journal of Orthopsychiatry, 57, 3, p. 332-344.
Rousseau, C. (1994). « La place du non-dit : éthique et méthodologie de la recherche avec les enfants réfugiés », Santé mentale au Canada, hiver 1993-1994, p. 13-17.
Vinar M. (1988). Exil et torture, Paris, Denoël
Vegh, C. (1979). Je ne lui ai pas dit au revoir, Paris, Gallimard.
Weiss, E. et al. (1986). « Comparisons of Second Generation Holocaust Survivors, Immigrants, and Non Immigrants on Measures of Mental Health », Journal of Personality and Social Psychology, 51, 4, p. 828-831.
Yeghicheyan, V. (1983). « Des problèmes de filiation après le vécu collectif d’un génocide (à propos de la minorité arménienne en diaspora) ». Revue française de psychanalyse, 4, p. 971-985.
Zajde, N. (1995). Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob.