La Turquie roule pour l’Europe
L’adhésion d’Ankara est-elle une opportunité pour l’Union ? Les intéressés se prononcent ce 17 décembre. Pour Challenges, cette candidature est légitime.
L ‘Union européenne ferait-elle une bonne affaire en avalant la Turquie ? Dans son bureau du quartier d’Aksaray, cur historique d’Istanbul, Aygün Karakas, patron d’une PME qui porte son nom, s’est soudainement levé en fixant son interlocuteur. L’Europe est un sujet trop sérieux pour y répondre d’une pirouette : « Oui, je suis favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mais attention, nous voulons être membre à part entière. Si on nous octroie un statut spécial ou un partenariat privilégié, cela aura un impact négatif sur la population et affectera nos relations avec l’Europe. » Une opinion partagée par la grande majorité des Turcs. L’Europe ? Oui, cent fois oui, mais pas à n’importe quel prix ! Après plus de quarante ans de négociations, le moment est venu. Ici, tout le monde attend l’échéance du vendredi 17 décembre. Ce jour-là, tous les dirigeants de l’Union européenne se seront prononcés sur l’ouverture de négociations pour l’adhésion de la Turquie, avec en ligne de mire l’échéance de 2015. Le sujet passionne et divise. Giscard, le père de la Constitution européenne, a été l’un des premiers à dire non. Chirac est pour. L’UMP, contre. Tout comme Bayrou et Fabius. Au sein même des institutions bruxelloises, le commissaire Frits Bolkestein a tranquillement expliqué que « la libération de Vienne, en 1683 [du joug ottoman. NDLR], n’aura servi à rien » . La Turquie inquiète car elle est musulmane et que son régime politique n’est pas exemplaire (génocide arménien non reconnu, droits des Kurdes). Mais aussi à cause de ses 72 millions d’habitants, de son territoire à 97 % asiatique frontalier de l’Irak et de l’Iran, du tiers de sa population qui vit avec moins de 3,60 euros par jour, alors que 1 % des Turcs détiennent 30 % de la richesse du pays. La moitié de l’économie est souterraine (80 % dans le textile), l’administration tatillonne, et les relations commerciales parfois risquées. Motorola n’est ainsi pas près d’oublier sa marche turque : son partenaire Telsim, qui n’a pas payé ses équipements de réseaux, lui a laissé une ardoise de plusieurs milliards de dollars. Ankara est-il pour autant insoluble dans l’Europe ? Pas sûr. Bien des arguments mis en avant contre l’adhésion peuvent être retournés. Le poids démographique du pays ? C’est un formidable marché à conquérir. Politiquement, ce n’est pas un réel danger : la Turquie ne pèserait jamais que 14 % des droits de vote à Bruxelles. Les inégalités ? L’apparition d’une classe moyenne prouve qu’elles se réduisent ( lire article page 59 ) . La géographie ? Chypre, déjà membre de l’Union, est plus à l’est qu’Istanbul. La religion ? L’Union, qui compte 13 millions de musulmans, ne s’est jamais considérée comme un « club chrétien ». En outre, une Turquie servant de pont vers l’Orient serait plus utile « à l’intérieur qu’à l’extérieur ».
Une instabilité chronique. Reste le problème du retard économique. Jusqu’en 2001, Ankara ne parvenait pas à se dépêtrer d’un cycle croissance-récession et d’une inflation qui parfois atteignait les trois chiffres. Le pays justifiait alors parfaitement le qualificatif d’ « homme malade de l’Europe », attribué il y a plus d’un siècle par le diplomate russe Alexandre Gorchakov. Une instabilité chronique qui décourage les investissements étrangers. Aujourd’hui encore, ceux-ci sont ridiculement faibles : 1 milliard d’euros en 2003, six fois moins qu’en Inde, cinquante fois moins qu’en Chine. La Turquie, trop loin, trop près… Côté entreprises, le bilan n’est guère plus reluisant. Au début des années 1930, la politique industrielle, définie par le père de la patrie, Kemal Atatürk, repose sur la centralisation et le protectionnisme. Soixante-dix ans après, ce système étatique imprègne encore les esprits. « Il n’y avait pas de concurrence, les marchandises étaient de qualité médiocre, vendues à des prix élevés, et dans de faibles volumes, résume Asaf Savas Akat, économiste à l’université Bilgi d’Istanbul. Les sociétés étaient cantonnées à leur marché intérieur. Pour grossir, elles se sont diversifiées vers d’autres secteurs. » Il en résulte un capitalisme de holdings, détenus par quelques grandes familles : les Sabanci (distribution, banques), les Zorlu (textile, télévisions), les Eczacibasi (pharmacie), les Karamehmet (banque, téléphonie), les Koç (biens de consommation, avec Arcelik, la marque la plus connue en Turquie)… A leurs côtés, on trouve une myriade de PME, dont la plupart emploient moins de 200 salariés. Elles représentent 30 % de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière et 60 % de l’emploi. Le système est remis en question une première fois en 1996, quand le pays conclut une union douanière avec Bruxelles. Les entreprises font alors face à la concurrence. Elles souffrent, mais apprennent. La qualité de la production s’améliore. En résulte un boom des exportations. Principaux bénéficiaires, les voitures, les télés, l’électroménager et le textile. Au sud du pays, le plateau d’Adana devient un des premiers centres de production. Tout comme la ville de Denizli, où se fabriquent les maillots de l’OM et du PSG. Le second coup de semonce survient en 2001. Cette année-là, le pays connaît une récession de plus de 7,5 %. Ce sera la dernière crise. Ankara vote, sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI) et de Kemal Dervis, un plan de réforme drastique ( lire page 57 ). Tout s’accélère. L’inflation retombe aux alentours de 10 %, et la croissance cumulée du PIB depuis trois ans atteint 25 %. Comme une consécration de ses efforts, en janvier sera lancée une nouvelle livre turque qui abandonnera ses six zéros.
Le retour des investisseurs. Cette stabilité nouvelle conduit les entreprises à reconsidérer leur position. Et aujourd’hui, c’est la ruée vers le Bosphore. « Les investissements étrangers pourraient décupler dans les trois ans et atteindre 10 milliards de dollars », assure Levent Erden, président de RSCG Turquie. La plupart des multinationales sont là. Les constructeurs d’automobiles (Renault, Peugeot, Fiat, Toyota, Hyundai…) ont ramené leurs sous-traitants. Chaque semaine, de nouveaux groupes sont annoncés. Ikea s’implantera en 2005. Bouygues réfléchit. « Il y avait vingt sociétés françaises dans les années 1980, rappelle Antoine Esmenjaud, chef du service Turquie au Medef. Près de 300 maintenant. » Le pays intéresse l’Europe des entrepreneurs pour les perspectives de son marché intérieur ( lire article page 59 ) et, bien sûr, pour le faible coût de sa main-d’uvre. La Turquie n’est pourtant pas la Chine. Les salaires y sont plus élevés et elle n’a d’ailleurs aucunement l’intention de devenir l’atelier de l’Europe. Pour casser cette image, les entreprises développent, à l’instar de leurs homologues occidentales, une politique axée sur les gains de productivité et la promotion de marques ( lire page 60) . Le temps des films d’Elia Kazan avec des paysans fuyant leur Anatolie miséreuse est révolu. « Ne craignez pas un afflux de travailleurs turcs en Europe, dit en riant Seyfettin Gürsel, professeur d’économie à l’université Galatasaray. Maintenant, ce sont les Roumains et les Bulgares qui émigrent chez nous. » Elite, consommateurs, entrepreneurs : tous entrent de plain-pied dans l’économie de marché sur fond de réforme avec l’Europe comme accélérateur d’intégration. Quatre-vingts ans après Atatürk, la Turquie refait sa révolution.