Le généraliste face aux migrants : Entretiens de Bichat

Paru dans : Semaine Médicale – 4 oct. 1985, Association française des femmes mèdecins

LA MIGRATION AUJOURD’HUI (Intervention de Marc Gentilini)

Sujet tabou qui ne manque pas d’engendrer des prises de position passionnelles, l’immigration en temps de crise est l’objet de déclarations tantôt alarmistes et xénophobes, tantôt démagogues et irréalistes. En fait, l’immigration porte en elle-même tous les reflets de notre société.

Hier

A la période économiquement favorable (décennie 60-70), on laissa s’installer une situation migratoire anarchique. En 1974, l’arrêt de l’immigration des travailleurs fut décidé, celle des familles en 1975, bientôt abrogée en 1976. Devant la montée du chômage, une politique d’incitation au retour fut proposée en 1977, avec renforcement du contrôle des frontières en 1980.

En 1981, le Gouvernement décidait la régularisation des immigrants clandestins ; cette démarche n’aboutit cependant pas à assainir la situation.

Aujourd’hui

La France compte 4 460 000 étrangers, soit 8 p. cent de la population totale, 51 p. cent d’hommes, 28 p. cent de femmes, 21 p. cent d’enfants. Les ressortissants d’Europe méridionale représentent plus de 40 p. cent de ceux-ci, le Maghreb 33 p. cent.

Les faits dominants sont les suivants :

- stabilisation de l’immigration algérienne et portugaise, représentant les deux principaux contingents (800 000 chacun) ;

- régression modérée de l’immigration espagnole et italienne ;

- majoration de l’immigration marocaine et turque.

Mais surtout :

- l’immigration a vieilli : vieillissement des travailleurs installés en France depuis 1970 et non renouvellement du contingent – le taux des travailleurs âgés de plus de 65 ans dépasse actuellement 10 p. cent, en dépit de la croissance de l’immigration clandestine (sujets plus jeunes) ,

- le groupe des femmes et des enfants, avec la deuxième génération, grossit et pose un problème d’insertion sociale, plus particulièrement dans le cas des femmes maghrébines ;

- l’arrêt de l’immigration, depuis bientôt 7 ans, entraîne une stabilisation relative des contingents, mais ne permet plus que l’entrée clandestine. – La « nouvelle immigration » a donc tendance, sans espoir de régularisation, à renforcer le contingent des clandestins.

Les problèmes de santé prioritaires sont pour une large part liés soit à la clandestinité, soit à la présence des familles, soit aux difficultés d’ordre professionnel, dans un sentiment d’exclusion.


SITUATION MIGRANTE ET PATHOLOGIE (intervention d’Yves Pélicier)

Le migrant est partout plus fragile que la population autochtone. Cela signifie qu’il faut s’interroger sur les raisons de sa vulnérabilité aux agressions. En soi, la migration implique une série de stress. Le migrant éprouve, d’une certaine façon, un deuil de sa culture d’origine. D’autre part, il est engagé dans un effort d’acculturation dans le pays d’accueil. Cet effort mobilise beaucoup d’énergie car il est quotidien et concerne les habitudes de vie, les relations, les communications, etc. Qu’une agression somatique survienne et elle entrera en résonance avec de multiples difficultés au point de créer parfois un effet « d’avalanche ». Ainsi, le traumatisme banal peut aboutir à une invalidation douloureuse, ainsi une atteinte infectieuse se prolonge dans une asthénie insurmontable. Il faut se défier de la pensée toute faite et des stéréotypes et rechercher par quel moyen la migration peut être compatible avec le maintien d’une résistance efficace aux inévitables agressions du milieu. Sans doute, la réponse est dans une meilleure préparation, une sélection des candidats et aussi une attention particulière aux conditions d’accueil, à la fois en milieu professionnel et dans l’habitat quotidien. Il est évident que dans le cas de la pathologie des migrants, les solutions ne sont pas seulement médicales mais médico-sociales.


LE MIGRANT ET LE LANGAGE DU CORPS (Intervention de Rachid Bennegadi)

Dans la rencontre entre deux personnes, il y a communication habituellement par le langage. A cette communication verbale s’ajoute, comme nous l’expliquent les ethiologues, la méta-communication, ou autrement dite l’infra-verbale.

Dans un dialogue entre un médecin et son patient, il y a intervention plus massive de la méta-communication, qui est en gros le langage du corps. Même dans un contexte endoculturel, il y a parfois des malentendus à cause de cette méta-communication.

Que dire alors, toujours dans le cadre du soin, si le contexte devient transculturel. Qui parle et qui écoute ? Comment on parle et que doit-on écouter ?

Toutes ces interrogations sont assez faciles à transcender si le migrant qu’on soigne parle la langue et a une idée des codes infra-verbaux. Mais la situation est bien plus complexe dans la pratique quotidienne, lorsque d’abord la barrière linguistique fait obstacle, ensuite lorsque la barrière culturelle se dresse devant la clarté des messages émis de part et d’autre.

Pour beaucoup, le fait de ne pas pouvoir user de la langue comprise par le médecin provoque chez le migrant une inflation de signes méta-communicatifs et ce serait là un dialogue où la parole donnée au corps prédomine.

Pour d’autres, le langage du corps s’inscrit dans une personnalité modelée, façonnée, par la culture d’origine.

Il faut donc, non seulement écouter, mais aussi entendre ce langage dans le registre des représentations de la santé et de la maladie. C’est le plus souvent avec cette oreille-là que le symptôme prend son sens dans l’histoire du patient migrant, histoire où le phénomène d’acculturation intervient pour aménager, enrichir ou figer parfois ce langage du corps.

On comprend mieux que le terme de « somatisation » de notre langage médico -psychologique ne renvoie pas simplement à un processus psychique ou psychosomatique, mais également à la sociohistoire du patient migrant.


LA SANTÉ DES RÉFUGIÉS ACCUEILLIS EN France (Intervention de François Bourdillon)

Plus de 20 000 personnes de toutes nationalités ont sollicité le statut de réfugié en 1984. 14 590 l’ont obtenu.

Et si la France a accueilli essentiellement des réfugiés en provenance du Sud-Est asiatique (5 167), des réfugiés du Sri Lanka, d’Iran, dAfghanistan, de Turquie, d’Éthiopie, du Uire, du Ghana, de Pologne, du Chili ont trouvé asile sur notre territoire.

Outre les problèmes quotidiens de l’accueil avec les difficultés que l’on imagine, il nous faut faire face aux problèmes concrets de la santé de ces personnes déplacées.

Sur ce plan, trois aspects sont à envisager sans pourtant qu’il y ait un ordre chronologique :

- Les soins immédiats que nécessitent certains réfugiés à leur arrivée en France. La pathologie rencontrée est très diverse et dépend à la fois du pays d’origine, de la provenance, et des conditions àe l’exil (séjour en camp, boat people … ). Pour les réfugiés d’Asie du Sud-Est, la pathologie est encore dominée par la tuberculose et par les parasitoses.

- Les problèmes de santé publique liés à l’introduction sur notre territoire de maladies transmissibles. Si les personnes arrivées officiellement, c’est-à-dire munies d’un visa d’établissement ou de long séjour, bénéficient d’une visite médicale systématique à leur arrivée en France, ainsi que l’accès aux soins gratuits, les personnes entrées sans autorisation préalable des autorités françaises, et qui demandent l’asile en France, échappent à tout contrôle sanitaire officiel. Nous espérons qu’une visite médicale obligatoire pourra être instituée pour tous les demandeurs d’asile à leur arrivée en France.

- L’adaptation et l’insertion de ces personnes en France. Si tout au long de leur installation, les réfugiés comme les migrants ont traversé plusieurs remaniements de leur personnalité qui correspondent à différents stades d’adaptation, les réfugiés ont pour beaucoup d’entre eux des souvenirs pénibles qui ne s’effacent pas : l’exil dont le terme pouvait être la mort (boat people), l’humiliation (piraterie avec les violences que l’on connaît), le déshonneur, l’abandon et enfin la torture ; les conséquences médico-psychologiques sont souvent dramatiques.

Il faut souligner que la France fait depuis plusieurs années un effort appréciable envers les réfugiés puisqu’une réelle politique d’insertion a été mise en place en collaboration avec les associations chargées de l’accueil.


PÉRINATALITÉ ET PETITE ENFANCE EN MILIEU TRANSPLANTÉ (Intervention de C. Huraux-Rendu)

Les nouveau-nés de mère migrante présentent en fait peu de problèmes pathologiques spécifiques. Il s’agit plutôt de situations à risque du fait de l’environnement si différent.

Il existe de grandes disparités dans les modes d’élevage coutumiers, et les conseils prodigués ici paraissent parfois étranges et risquent d’être fort mal compris.

Cette inadéquation entraîne des situations périlleuses dont le nouveau-né risque de faire les frais lors du retour à la maison.

L’allaitement maternel reste un facteur de protection très positif et doit être favorisé au maximum, évitant ainsi les déshydrations sévères du premier mois, liées souvent à une erreur dans la préparation des biberons.

La relative faiblesse du poids de naissance dans certaines ethnies (Afrique du Sud-Sahel, Antilles) ne doit pas être confondue avec un retard de croissance intra-utérin et tout doit être fait pour maintenir le contact mère-enfant et l’allaitement maternel dès les premiers jours.

En fait, comme pendant la grossesse, le problème majeur est celui de la communication entre les parents et l’équipe soignante. Certaines réactions ou attitudes de la mère sont souvent incomprises et mal interprétées, et nos conseils hygiéno- diététiques paraissent pour le moins étranges. Ce n’est qu’en tenant compte-de toutes les disparités de préoccupations, de culture, de moyens matériels… que l’incompréhension peut être levée.

La prévention passe par une communication réelle entre la famille et les soignants dans les institutions médicales et surtout au niveau des structures médico-sociales de quartier.

Certes, les conditions de vie, souvent dramatiques, et en particulier de logement n’en seront pas modifiées, or on sait qu’elles expliquent la plus grande fréquence des accidents ou intoxications domestiques de l’enfant. Néanmoins, ces difficultés ne doivent pas trouver comme réponse un placement de l’enfant en pouponnière « à caractère sanitaire ». Ce placement est une rupture dramatique dans la vie affective de l’enfant, souvent très prolongée et risquant d’entraîner des séquelles psychologiques définitives faisant de cet enfant un étranger dans sa propre famille.


LA GROSSESSE CHEZ LES MIGRANTES (Intervention de Mariam Diakite)

Les femmes migrantes en France viennent surtout

- du Maghreb ;

- d’Afrique du Sud-Sahel, d’Europe du Sud (Portugaises, Yougoslaves), d’Asie du Sud-Est (réfugiées politiques le plus souvent) ;

- des Antilles.

Parce qu’elles sont différentes et vivent dans un milieu différent du leur, dans des conditions souvent difficiles leurs grossesses présentent certaines particularités.

Dans l’ensemble (sauf les Asiatiques peut être) le risque d’accouchement prématuré est important parce qu’il s’agit de femmes qui :

- sont salariées avec un travail physique pénible ou qui sont mères de familles nombreuses (surtout Maghrébines et Africaines) donc écrasées par un lourd travail ménager ; dans un cas ou l’autre elles n’ont pas de repos ;

- ne parlent pas ou parlent mal le français : donc leurs grossesses sont mai suivies.

En plus chaque groupe a sa pathologie propre.

Les Maghrébines

Les mariages consanguins étant fréquents, la constance d’une tare génétique familiale éventuelle est pratiquement sûre.

La thalassérnie existant au Maghreb, il est bon de la rechercher chez toute femme de cette région.

Dans plus de la moitié des cas la sérologie de la toxoplasmose est négative (habitude alimentaire), d’où surveillance et conseils à donner afin d’éviter une séroconversion et ses conséquences.

Chez les femmes de plus de 38 ans, le diagnostic anténatal de la trisomie 21 pose un problème : l’amniocentèse est souvent refusée (malgré les explications données) parce que leurs convictions religieuses ne leur permettent pas d’envisager une interruption de grossesse.

Les Africaines du Sud-Sahara

Elles sont souvent très jeunes et très peu informées déclaration de grossesse tardive.

La polygamie est courante mais pas reconnue en France ce qui fait que la deuxième épouse n’a pas de papier, sa grossesse est mal suivie.

Pathologie liée ou associée à la grossesse

Les 3 premiers mois de la grossesse sont marqués par les vomissements incoercibles. L’hypersialorrhée peut persister pendant toute la grossesse.

Devant un BW positif se pose le problème : pian ou syphilis ? Question difficile qui conduit à des cures répétées de pénicilline.

L’anémie, fréquente, peut être importante, liée

- tout simplement à une mauvaise alimentation – aux grossesses trop rapprochées ;

- à une drépanocytose (hémoglobinopathie des Noires), d’où l’intérêt de l’électrophorèse de l’hémoglobine.

Avant de traiter cette anémie, avoir à l’idée que beaucoup d’Africaines noires ont tendance à manger de la terre (kaolin acheté en pharmacie) pendant leur grossesse ; dans ces conditions, le fer administré par voie orale n’étant pas efficace, il est indiqué de le faire par voie intramusculaire.

Elles sont porteuses chroniques d’antigène HBS (10 à 20 %) : il y a risque de contaminer l’enfant à la naissance, d’où l’intérêt du dépistage durant le dernier trimestre de la grossesse et prophylaxie : injection à l’enfant de gammaglobulines plus un premier vaccin dans les 2 h qui suivent la naissance plus 2 autres vaccins à un mois d’intervalle.

Ne pas oublier la possibilité d’un accès palustre.

Quant à la bilharziose ou l’anguillulose, on ne peut les traiter qu’après l’accouchement.

A signaler – chez les Africaines venant des villes, la fréquence dans les antécédents d’avortements provoqués inavoués, donc la possibilité d’une béance cervico- isthmique.

Mode de terminaison de la grossesse

Les Africaines ont de petits bassins mais n’accouchent pas si mal que ça. C’est une erreur d’essayer d’adapter les normes françaises de mesure du bassin aux Africaines et c’est ce qui conduit à un taux élevé de césariennes chez elles. Il est plus raisonnable de faire une confrontation foeto,pelvienne associée à une bonne surveillance foetale avant de prendre une décision finale.

Quant aux excisées, elles sont nombreuses mais ne posent pas de problème majeur ; une épisiotomie suffit pour calmer l’angoisse de l’accoucheur devant ce cas, inhabituel en France.

Les Européennes du Sud

Outre le risque d’accouchement prématuré à noter

- chez les yougoslaves : taux élevé d’avortements provoqués dans les antécédents, donc risque de béance cervico-ïsthmique ;

- chez les Portugaises : fréquence de césariennes (femmes petites et obèses).

Les Asiatiques du Sud-Est

Comme les Africaines, elles sont porteuses chroniques d’antigène HBS à 10-20 % (même conduite à tenir).

Parasitoses fréquentes.

Les Antillaises

Elles sont Françaises, mais l’aspect socio-culturel est différent.

Elles arrivent seules en France pour travailler, pas mariées : demande d’IVG fréquente. Comme chez les Africaines noires, il est important de faire une électrophorèse de l’hémoglobine afin de rechercher une drépanocytose.

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