Le glaive et ses mirages.

Par Monique Schneider.

Paru dans « Filigrane », Hiver 2004, volume 12, numéro 2.

Les repères éthiques que nous nous donnons peuvent-ils s’affranchir radicalement à l’égard de toute mythologie, mythologie vis-à-vis de laquelle nous entretiendrions un rapport de croyance ? Un idéal d’absolu dégagement est certainement agissant au sein d’une pensée faut-il dire d’une idéologie ? actuellement dominante. Pensée qui se présenterait comme foncièrement laïque, autonome, située de l’autre côté d’une coupure radicale. Dans un ailleurs, posé comme archaïque ou exotique, survivraient des cultures qui resteraient inféodées à tout un système de traditions, de croyances et de dépendances de tous ordres. Monde d’enfermement avec lequel nous sommes censés avoir rompu et que nous regardons avec quelque condescendance, nous les héritiers des Lumières.

Une telle sacralisation de la coupure n’est pas étrangère à ce qui sert actuellement de cadre à la pensée psychanalytique. L’essentiel n’est-il pas de dégager un chemin qui puisse nous conduire d’une conditions de dépendance initiale à l’ouverture sur une autonomie ? Dans bien des discours se voulant théorico-cliniques, c’est sur un fond quasi-théologique que se découpe l’épopée nous indiquant quelle doit être notre sortie d’Égypte. La figure de Moïse ne s’est sans doute pas présentée au hasard ; elle a fait l’objet, de la part de Freud, d’une promotion considérable, en tant qu’elle a été posée, dans l’éclairage que donne L’Homme Moïse sur le « passage de la mère au père », comme agent d’une Wendung. Terme difficilement traduisible, dans la mesure où il s’insère dans une thématique de la « conversion » ; Wendung renvoie à l’action de se tourner vers une autre orientation. La traduction par « passage » s’est imposée, mais elle ne rend pas compte de la proximité avec le thème, platonicien ou chrétien, de la conversion.

Quelle est cette « conversion » qui est au centre de l’opération psychanalytique et qui l’inscrit dans un dispositif vectoriel ? Analogue à la « conversion » platonicienne qui permet à tout être de passer du sensible à l’intelligible, le passage auquel préside Moïse et qui est au coeur de toute crise oedipienne rend équivalents le partage sensible-intellectuel (ou spirituel) et le partage mère-père. La mère constituerait ainsi cette terre d’Égypte à l’intérieur de laquelle le peuple élu aurait dû subir la captivité, avant de connaître la libération sous la conduite de Moïse. L’évolution de l’enfant dans le cadre parental est donc approchée à partir d’un paradigme emprunté à la théorie du salut, ce que la théologie nomme sotériologie. Le père serait ce sauveur qui préside à une opération de rupture et d’exode.

Le retour aux paradigmes offerts par les modèles sacralisés s’impose d’autant plus que ce diagramme est actuellement pourvu d’une force particulièrement vive. Force qui ne tient pas seulement au dégagement, par Freud, du thème mosaïque, mais à la façon dont s’en est emparé l’héritage post-freudien, lui-même écartelé entre des orientations souvent antithétiques. Pendant les précédentes décennies, avant la restructuration imposée par Lacan, le thème de la carence s’est trouvé focalisé essentiellement d’un manque, manque portant sur ce don originaire qui rend possible cette situation éclairée par Winnicott : « l’enfant hallucinant et le monde offrant ». Dans cette perspective, l’offre initiatique est essentiellement pratiquée par la mère « suffisamment bonne », à qui est confiée la tâche de réaliser cette coïncidence approximative que Freud attribue aux pouvoirs du psychisme solitaire accédant, par le rêve, à la satisfaction hallucinatoire. Or, dans la reprise winnicottienne, l’équivalent d’un processus onirique intervient à l’état de veille, pour permettre, non le repli narcissique, mais l’accès à des objets rencontrés comme « trouvés-créés », créés au sein d’une relative surimpression de deux processus pourvus d’une fonction constituante : l’attente désirante de l’enfant et l’initiative d’une autre personnage, souvent maternel. L’intérêt d’un tel dispositif théorique est d’offrir un type d’intelligibilité qui soit aux antipodes d’une pensée régie par le modèle binaire, en l’occurrence par l’opposition de la captivité et de la liberté. Le modèle winnicottien ne nous met certes pas à l’abri d’un risque d’improvisation maternelle excessive, pouvant conduire à une sorte de gavage, mais un tel danger se trouve d’emblée endigué, dans la mesure où Winnicott nous met en garde contre un dérapage qui reviendrait à casser le jeu bifocal pour ne rencontrer qu’un processus figé, gravitant autour d’un seul foyer d’initiative.

Tout autre apparaît le modèle théorique à partir duquel peut être valorisée l’opération de la rupture. Dès le départ, la position du problème déploie un espace différent, s’organisant autour de deux pôles antithétiques ; un pôle de captivité, autour duquel se met en place une expérience d' »aliénation » – « le premier effet qui apparaisse de l’image chez l’être humain est un effet d’aliénation du sujet. C’est dans l’autre que le moi s’aliène et même s’éprouve tout d’abord », dira Lacan (1966, 181)- et un pôle centré sur une fonction de coupure, fonction reposant indissolublement sur le recours au symbolique et sur la place que le discours assigne au père. Une telle grille interprétative est d’emblée porteuse d’un effet de remaniement décisif. L’important n’est plus d’avoir la bouche pleine _ évaluation solidaire pour parvenir à articuler ce qui se joue. Au sein de cette reconversion affectant tout un système de repères, une fonction essentielle est dévolue à la tâche consistant à « poser des mots », des mots dont le pouvoir suppressif, distanciateur, est accentué, dans la mesure où, selon la formule hégélienne, le symbole est défini comme « meurtre de la chose ».

En faisant la part de l’effet déformant inhérent au mode d’éclairage trop hâtif pratiqué ici, éclairage solidaire d’une opération de survol, on peut se demander si on n’est pas passé, dans la reconversion ayant affecté l’élaboration psychanalytique _ telle du moins qu’on peut la repérer en France _ d’une mythologie du don à une mythologie de la rupture. On aboutit en effet à une dichotomie séparant une fonction aliénante, située en territoire maternel _ Pierre Legendre parlera de la « colle maternelle » _ à la célébration d’une fonction de coupure, inséparable de l’efficience attribuée à la fonction paternelle. Lacan a certes lui-même mis en garde contre le recours à une lecture manichéenne, lecture qui s’autoriserait de l’appel à sa propre théorie pour opposer un symbolique salvateur à un imaginaire campé comme lieu impur et dégradé. Mais n’est-ce pas le constat d’un destin inévitable, dans la mesure où un axe théorique décisif, apporté par Lacan, trouve à s’insérer dans une dichotomie elle-même prise dans un lourd héritage culturel, s’enracinant dans une tradition spiritualiste ou intellectualiste ?

Rien d’étonnant à ce que le discours, implicite ou explicite, à une thématique de la coupure salvatrice se rencontre actuellement dans ce qui est d’emblée présenté comme demande d’analyse, comme si une telle opération était d’emblée porteuse d’un effet magique. Dans ce décodage manichéen, le lien est devenu l’ennemi ; il ne se trouve valorisé que lorsqu’il intervient au sein de liturgies cruelles, mettant aux prises un baron de Charlus avec ses dévoués tortionnaires ; lien sacralisé sur fond de célébration maudite. En dehors de ce lieu clos, le lien se présente essentiellement comme ce à quoi il importe d’échapper ou ce qu’il faut savoir dénouer.

Un aveu : il m’est difficile d’aborder cette thématique de la rupture sans avoir l’impression de jouer avec les éléments d’un catéchisme inversé, me laissant aussi incrédule que l’endoctrinement inhérent à ce que Freud nomme, à la fin de L’Interprétation des rêves, « notre leçon de morale périmée » (unsere überjärte Morallehre) (1899-1967, 527). Les mots _ celui de rupture en l’occurrence _ ne sont pas des instruments neutres qui se contenteraient de baliser des démarches de pensée. La simple insertion d’un vocable vaut souvent comme mot d’ordre et « mot de passe », dirait Lacan. Prononcer le mot, dans cette perspective, c’est déjà supposer le problème résolu, puisque le mot seul peut valoir comme prescriptif ou comme mise en garde. Il constitue ainsi, à lui seul, un condensé de mise en scène, une suggestion campant l’espace d’une célébration ou d’un blâme. Or le terme de rupture, actuellement auréolé de connotations héroïques _ qu’on songe aux pouvoirs dévolus à la notion de « rupture épistémologique » _ risque de fonctionner comme mot-piège. Il ouvrirait d’emblée sur un programme d’affranchissement, alors que l’émancipation entrevue m’est apparue, dans bien des démarches, comme reposant sur un effet de théâtralisation théorique.

Mettre en avant la nécessité d’une séparation ou d’une coupure présuppose un contexte préalable fait d’enfermement ; c’est donc implicitement postuler l’efficience d’un agent qui s’acharnerait à nous tenir captifs, qui serait ainsi passionnément attaché à notre présence. On aboutit ainsi à un jeu de forces antithétiques : à un effort personnel de libération et de rupture s’oppose la tentative déployée par une puissance qui nous voudrait captif. or, dans le parcours clinique suivi à l’occasion de La Part de l’ombre (Schneider, 1992), comme dans bien des situations analytiques, il m’a semblé que cette présentation initiale du problème pouvait constituer l’équivalent d’un leurre. Dans l’analyse de Claire, le projet de rupture fut mis de l’avant dès les entretiens préliminaires, projet de rupture visant le lien à une mère présentée comme enfermante, intrusive, persécutrice. Une telle figure en vint à se déliter au cours du travail analytique, pour laisser la place à une mère foncièrement déçue, coupée ; le rapport avec elle semblait fait de proximité spatiale sur fond de communications interdite. La naissance des enfants pouvait avoir constitué un piège pour le père. Que représentait-elle pour la mère ? Claire se trouvait apparemment confrontée, non à un excès de désir enfermant, mais plutôt à une aporie, à une structure d’impasse.

N’est-ce pas la confrontation à une aporie créatrice de silence qui contraint l’enfant à se figer dans la question indéfiniment posée à la mère : que me veux-tu, que me voulais-tu ? Le mutisme maternel contraint l’enfant à rester dans la proximité de la mère, à se trouver pris dans une structure de collage. Collage inséparable d’une aspiration par le vide. La représentation d’une éventuelle rupture est alors porteuse d’un effet conjuratoire : plus la rupture est envisagée comme difficile, plus on attribue à l’autre une volonté de vous tenir prisonnier, alors que c’est précisément cette volonté de capture originaire qui fait l’objet d’un doute. Une dépendance effective peut advenir, mais elle s’enracine dans le besoin de revenir constamment là où on n’est pas sûr d’avoir été attendu. Une telle structure évidée de l’intérieur ne facilite pas le travail de séparation ou de deuil. Comment faire le deuil de ce qui était exigé, attendu, plus que rencontré ? La tentation est grande de rester indéfiniment dans les parages, au cas où un appel venant de l’autre se ferait miraculeusement entendre. Infinie est la puissance adhésive du vide.

La nécessité de situer, dans l’espace familial, un désir d’enfermement se trouve d’ailleurs redoublée du fait d’une dissymétrie agissant dans l’espace culturel. Du côté des figures sublimées du père, s’installe un lieu d’absence. Absence du dieu, silence du dieu. Depuis « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » jusqu’à la plainte qui, partant du poème « Le Roi des Aulnes », traverse l’espace freudien – « Père, ne vois-tu donc pas… ? » -, s’inscrit un espace blanc, espace de non-écoute et de non-réponse. Nul vouloir excessivement autoritaire ne saurait être attribué à ce lieu devenu inhabité. En un effet de vases communicants, on voit apparaître, du côté maternel, cet excès d’intensité qu’on a renoncé à inscrire du côté paternel. Au père absent correspond ainsi magiquement une mère surabondante, affamée de présence et d’enfants, une mère qui serait animée par un vouloir fondamental : aspirer tout ce qui peut se rapprocher d’elle. La terreur liée à cette image enfermante n’est peut-être que le contrepoids d’une terreur antithétique, celle qu’inspirerait l’appréhension d’un lieu de solitude constituant l’équivalent de l’espace blanc où est censé évoluer le père. Ce qui est prêté à la mère, en fait de désir engloutissant, rend ainsi tolérable le retrait fondamental affectant la figure paternelle.

La valeur mythique inhérente à une telle image maternelle peut sans doute s’entrevoir si on revient à la manière dont Freud rencontre, dans L’Interprétation des rêves (1899), l’énigmatique désir maternel concernant l’enfant. L’interrogation sur le désir à l’oeuvre dans le rêve s’entrelace en effet avec le questionnement concernant une autre figure du désir, celui qui préside à la naissance de l’enfant. C’est en effet au moment où il remet en question la « théorie du rêve-désir » que Freud se fait attentif à des rêves de patientes, rêves malmenant quelque peu l’image officielle de la mère. Devant ces femmes qui avouent leur recul devant la maternité, Freud se fait compréhensif : « elle aurait volontiers joui quelque temps encore de sa liberté, écrit-il, avant les misères (Beschwerden) de la maternité »(1899-1967, 116). D’autres rêves affluent, dans lesquels Freud croit voir à l’oeuvre un voeu « infanticide », « crime spécifiquement féminin », précise-t-il. Un étrange affrontement se met ainsi en scène autour du rapport au désir : devant l’effroi de la femme confrontée à son éventuel désir d’enfant, Freud, dans son combat théorique, se fait le défenseur de la puissance du désir, un désir posé comme la force créatrice du rêve. Si nous ne sommes pas sûrs d’être enfants du désir, au moins nos rêves assumeront-ils à notre place cette fonction consistant à surgir comme fruits du désir. La force inconsciente productrice du rêve ne vient-elle pas prendre la relève d’une mère à laquelle il semble difficile de faire radicalement confiance ?

Confronté à ces figures féminines animées par un rapport ambigu au désir, le rêve de la bouchère ne se charge-t-il pas d’une coloration imprévue ? Le rapport à la place laissée vide a été souligné par Lacan, mais sans que le terme allemand permettant de métaphoriser cette revendication visant un « désir insatisfait » soit interrogé. Le terme « insatisfait » renvoie en effet au thème du remplissement, puisque le vocable allemand « unerfüllt » pourrait aussi bien être traduit pas « non rempli ». Une continuité souterraine ne relie-t-elle pas ce mouvement de recul vis-à-vis de la maternité _ et du remplissement non métaphorique qu’elle implique _ et ce souci qui animerait la rêveuse : laisser une place « non remplie », vacante, dans son rapport au désir ?

Freud ne se trouve-t-il pas lui-même écartelé entre l’acuité insoutenable de son écoute – le message qu’il reçoit de femmes ne rend-il pas ténu le fil qui le rattache à l’existence ? – et la passion théorique qui le contraindra, pour une part, à remplir ou à combler cet espace que la partenaire ou la patiente voudraient peut-être laisser « non-rempli » ? Non seulement le rêve est défini par son pouvoir de Wunscherfüllung _ accomplissement ou remplissement de désir _, mais la théorisation de la féminité fera du remplissement, en tant que comblement du manque supposé, le désir obligé de la femme. La femme devient ainsi structurellement dévoreuse, puisqu’elle ne peut être réparée, dans son manque fondamental _ manque du « morceau » (Stück), dira l' »Abrégé « _ que par le pénis ou par l’enfant qui se présenterait comme son substitut. La théorie a ainsi pour fonction de réparer ou de bâillonner une parole que Freud s’est néanmoins permis d’entendre. Une peur essentielle se dessine, dans l’écoute comme dans la théorisation freudienne, peut d’avoir dû forcer l’habitacle maternel, d’avoir pénétré dans un lieu que l’hôtesse ne voulait pas nécessairement, ou pas uniquement, voir « rempli ». Confronté à cette incertitude, tout être devrait revêtir l’identité du passager clandestin ou, comme dans Le Château de Kafka, être là sans être sûr d’avoir été invité. Une solution s’impose alors : rester dans les parages, tenter de façon répétitive de faire valider une éventuelle convocation à exister. La captivité de fait est tout le contraire de celle qui émanerait d’un vouloir se voulant abusivement enfermant. Il est sans doute plus commode d’inverser magiquement la situation initiale _ la théorisation analytique est là pour nous aider dans la mise en place de ce leurre _ et de nous voir comme régulièrement convoqué d’urgence par cette « cavité primitive » laissée derrière nous, cavité à laquelle nous prêterions, vis-à-vis de notre être singulier, une faim inextinguible. Faim à laquelle il faudrait savoir dire non en une décision héroïque de rupture. Au lieu de combler l’espace vacant, comme risque de le faire l’activité théorique, Kafka laisse à découvert le lieu peut-être vide.

Faire effraction dans un lieu qui n’est pas censé vous attendre, forcer le passage, n’est-ce pas ce à quoi s’emploie, sur le mode tourbillonnant, Don Juan ? On met volontiers en avant son inconstance, son désir de rupture renouvelée, sans interroger son mode d’irruption. Pourquoi doit-il donc se présenter masqué, prêt à s’enfuir, ne pouvant pénétrer qu’à la condition de ne pas se faire reconnaître ou de se faire prendre pour un autre ? Il n’est pas impossible de lire derrière les mise en scène de lecture dans Don Juan et le procès de la séduction (Schneider, 1964) – l’envers d’un interdit de naître. Interdit sur fond duquel l’émergence indéfinie de soi – Don Juan n’est-il pas toujours prêt pour un nouveau départ ? _ se vivrait comme transgression continuée. Est-ce parce qu’il y rencontre une expérience de saturation que Don Juan veut quitter un lieu donné ? Dans les pièces qui le mettent en scène, la décision portant sur le départ ne résulte pas nécessairement d’une lassitude consécutive à un retrait du désir. Chez Tirso de Molina, le projet de rupture est affiché avant qu’il y ait eu pénétration. « Voici venir la pauvrette », dit le serviteur lorsque s’approche la femme convoitée, Tisbea. « Va-t-en préparer les juments » (1966, 77), réplique Don Juan, faisant allusion aux juments qui viennent d’être présentées comme instruments permettant la fuite. Dans cet échange très ramassé, c’est le décret de fuite qui devient mode de pénétration, comme si le bref séjour dans la femme n’était rendu possible que pas la représentation aménageant une fuite intervenant immédiatement après la pénétration. La femme est ainsi traversée plus que visitée, Don Juan étant imaginairement dehors, au-delà de la rencontre, avant de se trouver furtivement dedans. Faut-il imputer cette inversion du vecteur temporel à une prompte lassitude ou à une stratégie visant à négocier un interdit ? La volonté réitérée de rupture ne sert-elle pas de paravent pour que soit passé sous silence une incertitude concernant le désir féminin ?

Il est vrai que, dans les diverses oeuvres, Don Juan est régulièrement présenté comme étant l’enfant du père. « J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles », avoue Dom Louis, le père de Don Juan chez Molière (1665-1967, IV, 4). La mère n’est convoquée, dans cette lecture du mythe, que pour représenter quelque ordre moral, puisqu’elle est censée se réjouir de la conversion de son fils. En tant qu’enfant d’un désir qui le produise au jour, Don Juan n’est également rapporté, dans le Burlador de Tirso de Molina, qu’à la passion avec laquelle le père couvre perpétuellement l’existence du fils : « c’est ma vie même que la vie de ce fils rebelle »(1966, 87). Les mises en scène de ruptures spectaculaires, ruptures débouchant sur l’abandon de quelque femme, n’ont-elles pas pour fonction de créer rétroactivement, dans une scène indéfiniment répétée, l’exhibition magnifiée d’un désir féminin blessé, désir dont le caractère initialement insaisissable ou hypothétique constitue peut-être le moteur de la progression. Progression perpétuellement condamnée au modèle de la fuite, afin de donner corps à la représentation manquante, représentation campant un être féminin viscéralement et originairement attaché à la capture de sa proie.

Références

Freud, S., 1899, L’interprétation des rêves, tr. Meyerson-Berger, Presses Universitaires de France, 1967, Paris.

Lacan, J., 1966, Écrits, Seuil, Paris.

Molière, J.-B., 1665, Dom Juan, Gallimard, 1967, Paris.

Schneider, M., 1992, La part de l’ombre. Approche d’un trauma féminin, Aubier, Paris.

Schneider, M., 1994, Dom Juan et le procès de la séduction, Aubier, Paris.

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