Le mauvais oeil de la lune.

Carmen Bernand.

(Extrait de O. Sturzenegger, Le mauvais oeil de la lune. Ethnomédecine créole en Amérique du Sud, 310 p. Tous droits réservés.)

Préface

Pour la plupart des gens, l’Argentine évoque immédiatement Buenos Aires, dont le rayonnement plonge dans l’obscurité le vaste territoire qui s’étend sous tous les climats, depuis les moiteurs tropicales du nord jusqu’aux bises australes du détroit de Magellan. Mais si les solitudes de la Patagonie attirent toujours les regards des voyageurs, les régions septentrionales de  » l’intérieur  » demeurent encore très peu connues. Dans le Nord-Est du pays, le Chaco, où se déroulent les événements de ce livre, fait partie de cette nébuleuse. Ce territoire est l’un des plus pauvres du pays, et malgré la  » vitrine  » officielle de sa Maison du Tourisme, qui siège en plein centre de Buenos Aires, personne ne songe à visiter une région, dont les rares nouvelles qui parviennent de ses confins ne portent que sur des catastrophes naturelles ou des faits divers. Les limites de cette zone de frontière sont imprécises, car le découpage administratif provincial qui porte en Argentine le nom de Chaco ne correspond pas à son espace géographique, le Grand Chaco  » grand territoire de chasse  » en langue quechua qui comprend, au-delà de l’Argentine, une partie du Paraguay et de la Bolivie.

Dans les années trente de ce siècle, cette contrée septentrionale fut l’enjeu de deux compagnies pétrolières qui exploitèrent la surenchère nationaliste du Paraguay et de la Bolivie, les poussant à la guerre. L’affrontement dura trois ans et fit environ 100.000 morts dans les deux camps. Ce conflit ne contribua point à rendre la région avenante. Il fut un temps pourtant où le Chaco fut un pays exotique. Les grands noms de l’ethnologie américaniste, Erland Nordenskjold, Alfred Métraux, et plus récemment Pierre Clastres y trouvèrent encore des groupes de chasseurs pêcheurs, considérés comme les plus primitifs du continent ; Claude Lévi-Strauss analysa de nombreux mythes de ces populations, qui contribuèrent à leur manière au développement de la méthode structuraliste. C’est à ce titre que le Chaco devint un haut lieu de l’ethnologie. Certes les groupes qui avaient subsisté jusqu’au XXe siècle n’étaient plus que de pâles reflets des tribus guerrières qui avaient défié les Espagnols depuis le XVIe siècle, et qui avaient été encore observées dans toute leur plénitude par les missionnaires jésuites du XVIIIe. Aujourd’hui les descendants des féroces Guaycuru et de leurs frères ennemis sont clochardisés ; beaucoup ont émigré à Rosario ou à Buenos Aires où ils s’entassent dans des bidonvilles et des décharges. D’autres demeurent sur place et mènent une existence misérable, ignorés des pouvoirs publics. Le travail d’Odina Sturzenegger-Benoist ne porte pas sur ces Indiens détribalisés, bien que leur présence soit inscrite  » en creux  » dans le tissu social qu’elle nous décrit, mais sur la population créole. C’est en cela que ce livre est novateur. Personne avant elle n’avait songé à observer la vie et les relations sociales de ces descendants d’Espagnols métissés depuis des siècles, jugés trop  » acculturés  » terme qui dans le contexte ethnologique classique équivaut à inauthentique pour attirer la curiosité scientifique. L’américanisme, discipline intéressée quasi exclusivement par les peuples amérindiens du présent et du passé, écarta la créolité de ses investigations. L’étude que voici démontre l’intérêt qu’offrent pour les sciences sociales ces milieux pluriculturels et ethniquement hétérogènes. Car c’est dans ces zones métissées que se développent des réseaux thérapeutiques complexes, qui font de l’altérité la condition même de leur fonctionnement. La catégorie de  » créole « , dans le monde hispano-américain, mérite d’être expliquée.  » Créole  » est ici la traduction de  » criollo « , terme qui désigne depuis le XVIe siècle, les descendants des Espagnols nés dans le pays.

Si la plupart, pour ne pas dire la totalité des créoles, sont métissés, l’appellation renvoie moins au mélange des races qui est souvent nié qu’à l’influence de la terre natale dans la formation de la personne physique et morale. Dès les premières décennies après la conquête, on considère que les Espagnols nés dans les Indes subissent les effets de la nature américaine, caractérisée par sa démesure et sa puissance génésique, car le lieu de naissance détermine le tempérament et la complexion des individus. Le géographe López Velasco résume ainsi un débat sur le conflit entre l’attachement aux origines ancestrales et l’amour du sol natal :  » Les Espagnols qui passent dans ces contrées et qui y séjournent longtemps, avec la mutation du ciel et du tempérament des régions, reçoivent quelque différence dans la couleur et la qualité de leurs personnes ; mais ceux qui y naissent, les créoles, considérés comme des Espagnols, (par leur ascendance) sont déjà très différents de ceux-là, parce que tous sont de grande taille et de couleur un peu sombre, en accord avec la disposition de la terre. D’où l’on conclut, ajoute-t-il, que, quand bien même les Espagnols ne se mélangeraient pas avec les Naturels, ils finiraient par leur ressembler ; et non seulement quant aux qualités corporelles transformées par ce processus, mais aussi quant à celles de l’âme « *.

Du reste, le qualificatif de  » naturel  » est, dans bien des contextes, utilisé également pour désigner ces criollos américains. Ces considérations géographiques et psychologiques sur les modifications du tempérament des Espagnols américains, s’ajoute l’action fondamentale, sur les complexions des uns et des autres, de l’alimentation locale. Avec l’introduction du régime carné, les Indiens s’affaiblissent ; avec le maïs, les patates et autres ingrédients, les Espagnols perdent leur vigueur initiale : tel est le message que nous livrent ces vastes enquêtes à l’échelle continentale et ibérique promues par Philippe II, les  » Relations géographiques « . Les créoles du Chaco, comme les descendants d’immigrants, arrivés dans la région depuis le début du XXe siècle, sont pour la plupart venus d’ailleurs, notamment de l’Ouest, où l’influence andine s’est exercée depuis des siècles, mais aussi du Paraguay. Cette origine migratoire n’est pourtant pas un obstacle au sentiment d’être des autochtones, une  » race à part  » comme ils se définissent eux-mêmes par opposition à tous les autres groupes avec lesquels ils cohabitent : colons croates, allemands ou polonais, commerçants levantins, petits fonctionnaires de canton, professionnels de la santé ou Indiens Matacos, Pilagas ou Tobas. Ces créoles vivent encore de l’élevage.  » J’ai peuplé en 1929 « , se souvient un informateur. Le Chaco était à l’époque un  » désert « , c’est-à-dire un  » no man’s land  » peuplé d’Indiens seminomades qu’il fallait développer. Tout le monde, sauf les tribus indiennes, y trouvait son compte : l’Etat, qui repoussait la zone de frontière, et les particuliers, dont le seul salut résidait dans l’extension de l’élevage. Les Matacos et les Pilagas vécurent dès lors dans les marges de ce front pionnier, où convergèrent par la suite d’autres peuples étrangers. Leur mode de vie était incompatible avec celui des colons, ainsi qu’avec le souci d’intégration nationale de l’Etat. Spoliés de leur territoire, il ne resta aux Indiens que l’illusion prophétique, que les pasteurs évangéliques, les prêtres charismatiques, et autres groupes religieux s’efforcèrent de nourrir jusqu’à nos jours. Dans ce contexte particulier, les créoles du Chaco puisent des éléments idéologiques, sociologiques et culturels hétéroclites avec lesquels ils construisent un système thérapeutique cohérent. Odina Sturzenegger-Benoist explore les conceptions et les pratiques relatives aux maladies, dans le cadre de ce que les créoles appellent la  » curación « , c’est-à-dire, l’action des hommes sur les aléas de la vie et la manipulation d’un savoir pour obtenir un bénéfice, aussi bien pour maîtriser les orages et la production agricole, que pour obtenir une bonne santé ou une victoire sportive. Cette activité est ambiguë, comme le montre le terme même espagnol, issu de  » curar « , qui signifie à la fois  » guérir « ,  » travailler ou manipuler quelque chose  » et  » curer « .

Cette ambivalence remonte d’ailleurs à l’Antiquité, puisque la langue grecque voyait dans  » pharmakon  » un poison et son contraire. La frontière est ténue, qui sépare l’intervention de la guérison, le bénéfique du maléfique, le naturel du surnaturel ; pour s’y retrouver dans ces perspectives toujours changeantes, il vaut mieux recourir à des thérapeutes divers et rivaux. Car nous sommes ici, comme dans tout système créole de prise en charge de la maladie, dans une compétition constante. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de retrouver dans un même réseau, l’infirmier du dispensaire ou de l’hôpital, la femme habile, le pasteur évangélique et l’Indien. Odina Sturzenegger-Benoist montre bien le travail subtil d’appropriation de pratiques médicales diverses, ainsi que les reformulations individuelles.

L’Indien qui intervient dans les guérisons des métis, par exemple, correspond en fait au stéréotype du chaman que les créoles voient en lui. Son efficacité dépend de la place qu’il occupe dans l’imaginaire de ses patients. La médecine traditionnelle des créoles, enrichie de tous ses apports externes, soumis à une constante réinterprétation, repose sur deux grands principes : d’une part, l’importance des déséquilibres thermiques sur la santé ; d’autre part, la certitude que les  » forces  » vitales des individus ne sont pas réparties de façon égale, et qu’il existe des êtres forts naturellement, ainsi que des faibles. Ces principes explicatifs sont suffisamment clairs pour qu’ils puissent passer au crible tout événement nouveau surgi du monde non créole, et le digérer. Nous les retrouvons dans tous les mondes métissés de l’Amérique latine, avec des variantes qui ne font que confirmer la prégnance de ces représentations. Leur permanence à travers les âges, leur stabilité ou, si l’on préfère, leur indestructibilité, posent d’ailleurs un défi passionnant à l’anthropologie. Les dangers des bouleversements thermiques constituent une composante majeure des systèmes néo-hippocratiques introduits dans le Nouveau Monde par les conquistadores. Nous croyons en effet, à l’instar d’Odina Sturzenegger-Benoist, que ces conceptions étaient partagées par les conquérants, sous des formes plus ou moins élaborées : nous en trouvons des traces importantes dans les chroniques espagnoles du XVIe siècle. Cette transmission orale n’exclut pas d’autres voies, que George Foster avait déjà signalées et auxquelles on peut ajouter l’apport des médecins-guérisseurs d’origine africaine, qui fut prépondérant dans les villes du XVIIIe siècle.

Que ce type de représentations ait une origine européenne est un fait indéniable. Cependant il est important de garder en mémoire que de tels principes qui correspondent aux attentes d’une société qui dépend essentiellement de l’agriculture pour sa survie, se sont diffusés dans un contexte particulier, celui des univers métis américains, marqués par des différences exprimées en termes  » naturels  » entre péninsulaires et gens du pays, entre Espagnols génériques et Indiens, entre esclaves noirs et hommes libres. Les déséquilibres du  » chaud  » et du  » frais  » déclenchent des  » remuements  » d’humeurs, expression toujours utilisée par les paysans andins de l’Équateur. cela s’ajoutent les perturbations émotionnelles qui peuvent agir sur les déplacements d’organes ou du souffle vital qu’il serait impropre d’appeler  » âme « , ce terme étant réservé au fantôme du mort, dans toute la tradition hispanique et chrétienne. Nous sommes dans un système de valeurs qui exclut tout excès. Tel est le système néo-hippocratique que l’on rencontre dans toute l’Amérique métisse, réduit à ses composantes essentielles. La clé de son succès tient sans doute à sa simplicité et à sa capacité de s’adapter à tous les milieux. Dans le Chaco, caractérisé par sa température subtropicale, le court hiver qui culmine au mois d’août constitue une véritable menace que les créoles s’efforcent par tous les moyens de contrecarrer, l’un d’eux étant l’ingestion d’eau-de-vie censée redonner des forces. D’ailleurs, au-delà des frontières nationales actuelles, en Bolivie et au Paraguay, les Indiens Ayoré attribuaient des propriétés nuisibles à cette même période, qui concluait avec le premier cri de l’engoulevent, signal de  » l’ouverture du monde  » et du début des rites de purification.

Par rapport à ce type de croyances, qui s’accompagnaient de rituels longs et contraignants, les systèmes néo-hippocratiques apportent une lecture minimaliste mais universelle des variations climatiques et thermiques, sur laquelle peuvent se greffer des ajouts particuliers.

Reléguée aujourd’hui aux couches populaires, cette médecine qualifiée de  » traditionnelle  » reconnaît quelques pathologies qui n’ont pas été détrônées par la découverte des maladies microbiennes. Ainsi nous retrouvons dans le Chaco les fièvres puerpérales ou  » sobrepartos « , les coliques ( » empachos « ), le  » tabardillo  » et le  » pasmo « , qui résulte du choc sur un corps chaud du froid, et qui peut même se matérialiser comme  » boule de froid  » qui se déplace à l’intérieur du corps. Le  » pasmo  » est une affection courante dans tous les milieux paysans de l’Amérique latine et il n’est pas gratuit de rappeler qu’au XVIe siècle, et probablement avant, ce terme désignait aussi, en Espagne, le saisissement et l’effroi provoqués aussi bien par l’horreur que par l’admira-tion intense. Ces facteurs apparaissent ici dissociés. Le  » susto  » ou  » frayeur  » est surtout une maladie qui frappe les enfants, êtres faibles et incomplets par excellence. Il s’agit là d’une croyance répandue dans toute l’Amérique, dont l’origine doit être cherchée dans le bassin méditerranéen. En Sardaigne et en Sicile, les travaux ethnographiques de Clara Gallini et Elsa Guggino nous donnent des exemples analogues de  » spaventu « ,  » assustu  » ou  » paura « . En Italie, ces perturbations entraînent le grouillement et le déplacement à l’intérieur du corps de vers. Odina Sturzenegger-Benoist rapporte des cas similaires où cette association entre une commotion émotionnelle et les parasites en  » mouvement  » est affirmée. Les systèmes néo-hippocratiques accordent une grande responsabilité dans l’étiologie des maladies aux comportements individuels, qui doivent rechercher l’équilibre à tout prix. Les bouleversements du corps sont décrits en termes de flux -de l’air, du froid, du sang -mais aussi de déplacements d’organes. Là encore nous retrouvons un univers familier, puisque l’hystérie a été considérée depuis des siècles par la pensée populaire du sud de l’Europe, comme un mal lié aux mouvements de la matrice. Dans des aires géographiques aussi distantes que les Andes vénézuéliennes et les basses terres du Chaco, se sont épanouies des conceptions relatives à la  » caillette  » ou  » cuajo « , organe qui nourrit le nouveau-né et qui serait situé à côté de l’estomac. À mesure que l’enfant grandit et commence à manger des aliments solides, l’estomac cesse d’être un  » organe de transit  » et la  » caillette « , devenue inutile, s’estompe. Une même expression est employée aux deux extrémités du continent sudaméricain pour décrire le symptôme de la maladie de la  » caillette « , le  » vaso volcado  » ou  » pot retourné « , consécutif à un faux mouvement. Jusqu’à la mise en place des organes et de l’alimentation, ainsi qu’avec l’acquisition de son indépendance vis-à-vis de sa mère, le petit enfant est un être inachevé. Cependant un élément de singularité vient brouiller l’idéal de tempérance propre aux systèmes néo-hippocratiques : l’inégale distribution des  » forces  » chez les humains. Cette idée est profondément ancrée dans la tradition occidentale, bien qu’elle heurte l’idéologie égalitariste qui s’est développée surtout depuis la fin du XVIIIe siècle. Aussi trouvons-nous un paradigme des  » forces  » dans des interprétations savantes, sous la plume, par exemple, de Pierre Janet, qui fait de l’asthénie un facteur dynamique des troubles psychiques. On peut suggérer que dans le Chaco comme ailleurs, celles-ci ne sont pas en quantité illimitée et que leur cumul chez les uns implique inévitablement un prélèvement dans le stock général disponible, ce qui conduit inévitablement à leur diminution chez les autres. Les forces sont distribuées à la naissance mais des circonstances externes peuvent les accroître ou les affaiblir. Tel est le cas de la pleine lune, source de force ; les enfants de sexe masculin sont censés naître sous son influence. La maladie aussi possède sa force propre contre laquelle le malade doit lutter. Odina Sturzenegger-Benoist analyse cette dynamique dans laquelle le sang joue un rôle essentiel et consacre de belles pages à l’analyse des différentes qualités attribuées à cette humeur. Manger signifie extraire la  » force  » qui se trouve dans la chaleur de l’aliment. Le sang faible est compensé par le lait et par le sang et la viande de boeuf. En Argentine, où la nourriture carnée a toujours eu une place de choix, cette croyance n’est pas étonnante. Le lait et la viande rouge sont au sang ce que l’alcool est au froid et à la déperdition émotionnelle.

Le propre des conceptions néo-hippocratiques, nous l’avons dit, réside dans leur capacité d’intégrer des croyances locales dans leur schéma explicatif. Cette ouverture en fait la richesse. Les  » forces  » permettent également de faire une place à la sorcellerie, bien que la médecine liée à la tradition hippocratique rejette en principe l’intrusion de la magie et de la religion dans les phénomènes pathologiques. Aussi trouvons-nous partout en Amérique latine l’existence d’une catégorie nosologique à part pour les ensorcellements. Les procédés utilisés pour nuire à quelqu’un sont variés et le Chaco recueille des traditions issues des régions environnantes, comme le  » San la muerte « , vénéré au Paraguay et dans la province argentine de Corrientes, et le personnage ambigu de sainte Catherine. Mais la diversité des techniques ne cache pas les fondements des représentations sorcellaires, le déséquilibre d’intensité psychique entre les êtres humains qui implique, pour ceux qui sont forts, la possibilité de tuer et de guérir. Nous avions mentionné le lien très fort que les hommes créoles entretiennent avec leur terre natale. Si celle-ci forge leur tempérament, on peut également dire, comme le fait Odina Sturzenegger-Benoist, que la nature est faite à l’image de l’homme et partage avec lui des sentiments et des similitudes. Animaux et végétaux ont également une force, qui peut s’avérer mauvaise sur un être faible. Ainsi, le  » quebracho « , un arbre à l’écorce rouge typique de la flore de cette région, n’aime pas les hommes et peut les dessécher avec son  » air « . La rue, plante médicinale efficace, est une plante jalouse qui a tendance à se sécher si celui qui l’approche n’est pas son propriétaire. Des plantes affectives, des animaux annonciateurs, des hommes qui se métamorphosent peuplent le monde enchanté de l’espace sauvage, le  » monte « . En Amérique du Sud, c’est un chien noir qui fait office de loup-garou, bien que son nom,  » lobisón « , évoque son frère européen. Ce monstre, qui se métamorphose les mardis et les vendredis, pour se repaître de cadavres dans le cimetière, est en fait une victime, puisque le dédoublement qu’il subit est dû au rang de sa naissance, en l’occurrence le fait d’être le cadet de sept frères mâles et dernier avatar d’une lignée déshumanisée. Odina Sturzenegger-Benoist l’a certainement rencontré, sous son apparence falote de garçon sage, celui qui malgré tout  » a le droit d’être le filleul du président de la République « . Tous ces êtres inclassables, car ils n’appartiennent vraiment ni à Dieu ni à Satan, sont là pour rappeler la présence silencieuse des morts, qui ont pour les vivants un attachement létal. Les éloigner de soi, ignorer leurs sollicitations ou leurs vengeances, déjouer leurs ruses est le grand combat pour la vie que doivent mener les créoles, combat voué inévitablement à l’échec car dans le jeu des forces, celles des disparus seront toujours plus nombreuses. C’est le prix à payer pour rester accrochés la terre et leur identité autochtone.

Chapitre II : Ceux qui soignent

Lorsque différents groupes ethniques partagent un territoire commun, ou bien lorsqu‘ils y sont installés dans un proche voisinage, les divers recours thérapeutiques qui leur sont propres deviennent avec le temps un patrimoine commun à tous. Cette convergence se réalise dans une plus ou moins grande mesure selon le type de rapport qu‘entretient chaque groupe avec chacun des autres. Ce niveau, il s‘agit simplement d‘un constat factuel, que les ethnologues ont pu faire dans beaucoup de sociétés, et qui devient d‘autant plus net que la densité et l‘hétérogénéité ethniques d‘une société sont plus importantes (Benoist 1992).

Le pluralisme médical, donnée directe de l‘observation, est une caractéristique structurelle d‘un système social (Leslie 1980). Cela conduit à s‘interroger sur le fonctionnement de ce pluralisme, sur la logique qui le rend possible, sur la façon dont la vision et l‘action du malade conjuguent (ou non) différentes formes de thérapie. Il s‘agit en fin de compte de déceler la façon dont ces formes de thérapie constituent éventuellement un système. L‘étude du pluralisme et des systèmes médicaux a pu être réalisée sous divers angles, que ce soit celui de leur fonction adaptative (Alland 1970, Dunn 1976), celui des processus de leur changement et de leurs ajustements (Feierman 1979, Freidson 1970, Unschuld 1975), ou encore de leur structure institutionnelle (Leslie 1974 et 1977), ou de leur fonction en tant que système culturel (Kleinman 1978 et 1980).

La notion de système médical, qui à partir de la constatation du pluralisme devient centrale pour l‘interprétation anthropologique du domaine des soins, a été l‘objet de différentes définitions et de multiples discussions chez divers auteurs (Dunn 1976, Mitchell 1977, Kleinman 1978, Worsley 1982, Landy 1977, Fabrega et Silver 1972, Press 1980, McQueen 1978). Nous signalerons ici un des points où les définitions des uns et des autres divergent. Certains ont en effet donné à la notion de système médical le sens d‘une institution (ou d‘un ensemble d‘institutions) à finalité thérapeutique, où les représentations et les pratiques liées à la santé et à la maladie procèdent d‘une tradition culturelle déterminée. Suivant ce point de vue, et si l‘on prend l‘exemple de l‘Inde, les différentes médecines traditionnelles (populaires aussi bien que savantes), la biomédecine et même l‘homéopathie, sont autant de systèmes médicaux présents côte à côte dans la société indienne. D‘autres considèrent le système médical comme une organisation pluraliste formée de divers soussystèmes, le système étant alors formé par la totalité des recours médicaux présents dans une même société. De ce point de vue, les différentes médecines que l‘on vient d‘énumérer pour le cas de l‘Inde constituent un seul système médical pluraliste.

Cette divergence dans la définition du système médical tient à la façon différente dont les auteurs font entrer en jeu (explicitement ou non) les concepts de système et de paradigme. La notion de système implique à la fois un tout complexe et des relations définies entre ses composantes. Celle de paradigme suppose qu‘un axe unique fonde de façon implicite la pensée, et exige que tout questionnement éventuel trouve l‘essentiel de sa réponse à partir de cet axe.

Si l‘on isole un mode de recours thérapeutique et que l‘on ne s‘intéresse qu‘à la cohérence entre ses composants (étiologie, diagnostic, thérapeutique) et le cadre de référence qui le rend significatif, on pourra dire que ce recours constitue, en lui-même, un système. Selon cette optique, si dans une société cohabitent la biomédecine et la thérapie chamanique, par exemple, on dira que la première constitue un système médical et que la seconde en constitue un autre : lorsque l‘un évoque l‘existence de microbes et l‘autre le rapt de l‘âme, l‘explication étiologique, l‘organisation nosologique et les actions thérapeutiques n‘ont apparemment pas de points de rencontre.

Si, par contre, on met l‘accent sur l‘observation des comportements relatifs à la santé et à la maladie, tels qu‘ils s‘expriment sous forme de conduites préventives et thérapeutiques, le panorama prend une autre allure : ce sont alors ces comportements qui organisent le système, et qui intègrent dans une même structure des pratiques qui suivent des chemins parallèles lorsqu‘on les observe en rapport avec leur paradigme. C‘est ce second point de vue que j‘adopterai ici ; c‘est à partir de lui que je définirai le système médical des Créoles tel qu‘il apparaît à Las Lomitas.

En définissant un système médical, Kleinman (1974/5 et 1980 : 24-26) place à un même niveau les comportements et la perception culturelle de la santé et de la maladie. Dans ce qui suit, on préférera réserver une place plus importante aux comportements. L‘observation et le récit d‘itinéraires thérapeutiques concrets permettent de voir que, très souvent, les comportements relatifs à la quête de soins ne répondent pas à la perception que l‘on dit avoir de la maladie et de la thérapeutique, qu‘ils s‘écartent de toute « norme culturelle » explicitée dans un « discours culturel ». Il existe nombre de comportements et d‘attitudes qui non seulement ne trouvent pas d‘explication dans ce que la culture prône, dans l‘espace de possibilités délimité par le cadre de référence, mais qui, de plus, entrent en contradiction ouverte avec ce que contient cet espace. Ils se présentent, dans un premier temps, aux yeux de l‘ethnologue, sous l‘apparence de comportements en quelque sorte autonomes, flottants, que l‘on ne parvient pas à rattacher aux explications sur la maladie, des comportements sans liaison apparente au monde. Ils font parfois surgir des propos qui les légitiment mais qui s‘écartent de ce que la culture préconise ; le discours prend alors une tonalité idéologique : il n‘est plus le discours sur un savoir partagé mais seulement celui de la légitimation d‘un acte individuel ; ce n‘est plus le discours qui se fonde sur des notions sous-jacentes mais celui qui se construit a posteriori pour justifier un comportement préalable. Les Créoles diront toujours que lorsque quelqu‘un tombe malade sous l‘effet d‘un acte de sorcellerie, il faut recourir à n‘importe quel thérapeute, sauf au médecin, qui ne connaît pas le monde des sorciers, qui échouera dans son diagnostic et qui prescrira une thérapie qui nuirait encore plus au malade. Cependant, le médecin apparaît plus souvent que ce que l‘on attendrait parmi les différents thérapeutes à qui on fait appel en cas de maléfice. L‘observateur demandera pourquoi. Parfois, il obtiendra pour toute réponse un regard muet. D‘autres fois surgira une explication qui justifiera l‘action mais qui ignorera la relation d‘opposition que le discours de la société établit entre le médecin et la sorcellerie. Ce cas n‘est qu‘un exemple parmi bien d‘autres, car nous devons savoir que le recours à la médecine moderne manque d‘« at-taches culturelles » dans bien d‘autres circonstances que face à la sorcellerie. Et pourtant cela ne signifie pas que les malades ne s‘adressent à l‘hôpital que pour faire soigner des affections reconnues par le médecin.

Cette remarque n‘implique absolument pas que certains comportements seraient en eux-mêmes vides de sens. Ils ne le sont que pour celui qui supposerait que leur seul support soit le patrimoine des représentations partagées. Par contre, c‘est une tâche vaine que de chercher dans la culture l‘explication de tout comportement relatif à la maladie. La perception de la maladie et la façon de réagir face à elle ne sont pas seulement des faits sociaux et culturels mais aussi les résultats d‘itinéraires individuels, l‘oeuvre d‘une marge de liberté dans laquelle réside souvent l‘explication que la culture passe sous silence.

Le système médical créole : chacun des groupes ethniques établis à Las Lomitas correspondent une ou plusieurs façons de considérer et de traiter la maladie. Je dis « correspondent » en ce sens que chacune est la création d‘un groupe, solidaire d‘une vision culturelle, mais cela ne signifie pas que chacune soit un compartiment étanche auquel seuls les membres d‘un groupe pourraient avoir accès. Même s‘il est vrai qu‘encore aujourd‘hui certaines portes restent fermées.

Commençons par les recours thérapeutiques solidaires des ethnies indiennes. Il y a d‘abord les pratiques propres au chamanisme des Matacos « catholiques », qui a été renouvelé par l‘évangélisation franciscaine. Il y a aussi celles qui s‘accomplissent au sein de la nouvelle forme de culte qu‘est l‘Église évangélique unie, présente chez les Matacos et chez les Pilagas, ou au sein d‘autres formes de culte pentecôtistes (l‘Assemblée de Dieu, la Iglesia del Cristo nazareno, la Iglesia cuadrangular). Enfin, certaines formes traditionnelles de thérapeutique non chamanique, destinées au traitement de fractures et de blessures, persistent presque exclusivement dans le souvenir de quelques individus, car elles ont pratiquement disparu à cause de la présence de l‘hôpital.

La population créole reconnaît comme traditionnelles des pratiques qui, depuis les soins familiaux les plus élémentaires jusqu‘à la thérapeutique des guérisseurs en tant que forme spécialisée de l‘art de soigner, se maintiennent tout à fait vivantes. Des Églises évangéliques présentes depuis quelques années dans le village, dont le prêche s‘adresse aux Créoles, sont devenues autant de nouveaux recours auxquels faire appel en cas de maladie. Au sein de l‘Église catholique, un groupe charismatique réalise des guérisons attribuées au pouvoir du Saint-Esprit. Il y a, enfin, la médecine moderne, présente à l‘hôpital et dans les cabinets privés.

L‘exception de ces derniers, les divers lieux de recours ont des finalités qui dépassent le seul domaine du médical, donc il ne serait pas pertinent de les qualifier de « médicaux ». Si, par exemple, le chamanisme ou les pratiques des guérisseurs n‘étaient considérés que dans leur dimension médicale, cela reviendrait à les morceler, à les assigner à une catégorie qui ne les définirait pas dans leur totalité et sans doute pas dans leur essence. Les pratiques des guérisseurs s‘adressent à des situations fort diverses : elles peuvent par exemple, et tout aussi bien, contrecarrer une difficulté d‘ordre économique (lorsque celle-ci a été provoquée par un maléfice), soigner une crise de « folie » (que son origine tienne à un acte de sorcellerie ou à un dysfonctionnement organique), ou arrêter un orage. Il en va de même en ce qui a trait au chamane, qu‘il serait abusif et erroné de définir seulement comme thérapeute. Les fonctions du chamane dans certains rituels propitiatoires et dans les anciennes activités de guerre n‘ont rien à voir avec le rétablissement de la santé. Les formes contemporaines du chamanisme, dont le champ d‘action a été influencé par le contact avec les Blancs et par l‘évangélisation, et qui remplissent une fonction très importante vis-à-vis de la cohésion sociale du groupe, sont loin de se borner au seul traitement de la maladie.

Quant aux cultes évangélique et charismatique qui se sont développés dans la population créole, la qualification de « médicaux » n‘est pas seulement réductrice, mais elle implique une vue erronée de la réalité sociale. Il est vrai que la congrégation évangélique est formée, pour la plupart, par des individus dont la première approche du culte avait été animée par une tentative de rétablir leur santé ; un comportement analogue, bien que moins marqué, a été observé chez les charismatiques. Mais ces cultes sont, avant tout, des pratiques religieuses même quand leur rituel « semble bien davantage appelé à comprendre et à orienter l‘événement, qu‘à construire une méditation sur le sens de la vie » (Augé 1986a : 41). Événement dont la dimension sociale ne doit pas être reléguée à un deuxième plan.

Ainsi, à la différence de la médecine moderne, le chamanisme, les activités des guérisseurs et la pratique des agents des cultes chrétiens ne font de la prise en charge de la maladie que l‘un de leurs objectifs. Nous avons dit plus haut que nous définirions le système médical à partir des comportements des usagers, tout en tenant compte du fait que les différentes thérapies qui coexistent dans une société ne bénéficient pas du même degré de légitimité dans les différentes couches sociales ni dans les divers groupes ethniques (Press 1980 : 50). Cette situation, que l‘on peut observer sur ce terrain, m‘a amenée à considérer qu‘un système médical se définit à partir d‘un ensemble d‘usagers qui partagent d‘abord des comportements relatifs à la santé et à la maladie, et ensuite des notions qui les expliquent, qu‘il s‘agisse d‘un ensemble d‘individus qui constituent une couche sociale ou d‘un groupe ethnique au sein d‘une société plus large. Chaque secteur d‘une population dispose dans son environnement d‘une série de recours qui procèdent de différentes institutions culturelles et sociales et s‘en sert en conjuguant ses propres notions sur la maladie en général et sur les différentes affections en particulier avec une attitude pragmatique et flexible puisque « ce qui importe c‘est de guérir, à tout prix, et non pas […] de valider ou d‘adhérer à une théorie » (Worsley 1982 : 333).

La population créole a ainsi à sa portée toute la série de recours thérapeutiques que lui offrent à la fois la tradition des guérisseurs, les connaissances thérapeutiques familiales, le chamanisme, le christianisme et la médecine scientifique. Elle a sa façon propre de penser ces recours et elle s‘en sert sélectivement, selon les situations, en adoptant quelques-uns, en laissant d‘autres de côté, en les combinant parfois. Peu à peu elle parvient à les organiser. Il se constitue ainsi une trame qui traverse la société, qui s‘étend audelà des frontières ethniques, bien que la population elle-même ne la reconnaisse pas explicitement comme une organisation unique. Une trame qui n‘est pas visible, mais que les usages, en choisissant la partie thérapeutique d‘institutions non médicales pour la plupart, dessinent peu à peu jusqu‘à lui donner une forme. Une trame que l‘ethnologue décèle à travers les usages des hommes ainsi qu‘à travers les notions qui les sous-tendent, trame à laquelle, une fois reconstruite, il donne le nom de système médical (Kleinman 1980 : 24-26). N‘oublions pas que, chacun pour sa part, les deux groupes indiens opèrent eux aussi de la même façon : chacun tisse peu à peu sa propre trame de recours. Il existe finalement des configurations différentes, qui ne se superposent que partiellement. Ainsi, le concept de système médical se présente-t-il comme une notion qui ne peut pas être disjointe du tissu social et de la modalité des relations qui s‘y déroulent. C‘est un concept qui prend son sens dans un monde relationnel. C‘est un outil qui permet – en traçant le schéma des usages que chaque groupe social concrétise dans des itinéraires et dans d‘autres pratiques thérapeutiques, et en cherchant la signification de ces usages dans le discours et dans les pratiques non verbales – de voir que derrière le phénomène de la maladie, une société fonctionne et une culture s‘exprime. Ainsi, à la coexistence de différents groupes ethniques à Las Lomitas correspond la concomitance de différentes trames de recours thérapeutiques.

Voyons assez rapidement les recours dont se servent les groupes indiens. Les Matacos cherchent la thérapie dans plusieurs directions : à l‘hôpital, dans le culte des chamanes « catholiques », dans celui de l‘Église évangélique unie, et, de façon plus marginale, dans les autres cultes pentecôtistes, cultes de plus en plus marginaux, d‘ailleurs, en raison de l‘expansion de l‘église indienne. Les comportements ne sont toutefois pas simples. C‘est ainsi qu‘apparemment les Matacos membres de l‘Église évangélique unie ne s‘adressent pas aux « catholiques », et vice versa, ce qui indiquerait l‘existence de deux systèmes, ou sous-systèmes, chez les Matacos établis à Las Lomitas.

En cas de maladie, les Pilagas s‘adressent eux aussi à l‘hôpital, au culte de l‘Église évangélique unie, et de moins en moins couramment à d‘autres cultes pentecôtistes. Ils peuvent, parfois, solliciter les services de l‘un des chamanes qui, en nombre très réduit, habitent vers le Pilcomayo. On envoie alors un message par la radio12 pour le « faire venir d‘urgence », et il réalisera sa thérapie au sein du culte de l‘Église évangélique unie. Il faut remarquer que l‘Église évangélique unie se présente sous une forme propre à chaque ethnie. Elle n‘est pas le lieu d‘un rassemblement de celles-ci, et par « culte » on entend toujours le culte propre à chaque ethnie ; chaque culte a ses spécificités, dont l‘usage de la langue de chaque ethnie. Les membres d‘un groupe ethnique – à quelques occasions très particulières près13 – n‘assistent pas au culte de l‘autre.

Le fonctionnement des recours thérapeutiques des Matacos et des Pilagas dans la vie quotidienne n‘est pas l‘objet de cette étude, centrée sur les Créoles, mais il importait d‘en présenter l‘essentiel, aussi bien pour montrer comment la délimitation d‘un système médical est l‘affaire de chaque ethnie et non de la société globale, que pour situer, plus tard, certains spécialistes indiens qui s‘insèrent dans le système médical créole.

Les Créoles disposent, d‘abord, de pratiques qui appartiennent au fond de la médecine traditionnelle créole en général, qui réunit des traditions et des connaissances apportées par les migrations de Salta et du Paraguay. cela se sont superposées les Églises évangéliques (l‘Assemblée de Dieu, la Iglesia de Dios, la Iglesia de santidad), qui sont surtout acceptées comme recours thérapeutiques par leurs propres fidèles mais qui, dans une plus ou moins large mesure, le sont par tous. Mentionnons également le groupe charismatique de l‘Église catholique, auquel, comme dans le cas des Églises protestantes, s‘adressent surtout ses propres fidèles. Au-delà se situe la médecine, sous sa forme publique, gratuite, ou sous sa forme privée. Enfin, les Créoles disposent aussi de thérapeutes indiens. Mais un groupe social n‘accepte pas des pratiques telles qu‘elles ont été pensées par d‘autres. Lorsqu‘il se les approprie, il les reformule en leur donnant un nouveau sens. Les contacts lui permettent d‘acquérir des « objets » d‘une autre société, mais il se réserve la tâche de leur conférer une nouvelle signification. Le recours adopté s‘intègre dans le cadre de référence propre à chaque groupe ; certains de ses aspects peuvent même demeurer d‘une interprétation difficile pour les usagers eux-mêmes : ils se placent sous un point d‘interrogation, mais l‘adhésion au paradigme du recours qu‘on adopte n‘est en rien nécessaire à l‘acceptation du recours lui-même ; en tout cas, elle n‘en pas un préalable.

Ainsi, si les Créoles s‘adressent à l‘hôpital, ce n‘est pas parce qu‘ils ont adhéré préalablement à la médecine scientifique ; et même s‘ils y adhèrent un jour, cela tiendra à des raisons étrangères à ce recours à l‘hôpital. On verra plus loin14 comment les soins exercés à l‘hôpital ont été confrontés par les Créoles à leur propre façon de soigner et réinterprétés à partir de leur vision, qui oppose le naturel à l‘artificiel, le traditionnel au moderne.

Ce phénomène de réinterprétation ne concerne pas seulement les notions sur lesquelles s‘appuie la thérapie, mais également les thérapeutes. Il existe à ce sujet à l‘hôpital une catégorie d‘individus particulièrement intéressante : c‘est le corps infirmier. Au niveau institutionnel, les infirmiers sont solidaires de la médecine moderne. Mais ils sont des Créoles de la région qui partagent avec le reste de la population le savoir traditionnel sur la maladie. Par ailleurs, ils n‘ont pas eu une formation officielle en soins infirmiers (à une seule exception près). Leur poste à l‘hôpital leur a conféré le statut de thérapeutes ou, au moins, d‘individus « qui s‘y connaissent en maladies ». Ils deviennent ainsi des thérapeutes qui se servent aussi bien d‘antibiotiques et du savoir que leur a donné leur expérience hospitalière, que de prières et de plantes médicinales, issues du savoir ancien, et leur situation interculturelle joue un grand rôle dans leur réputation.

Le thérapeute indien qui exerce ses activités chez les Créoles mérite lui aussi un commentaire. Il ne s‘agit là ni du chamane, ni du prédicateur de la nouvelle religion mais bien d‘Indiens non initiés au chamanisme qui pour une raison ou pour une autre se sont approchés plus que d‘autres de la population créole, et que cette population a transformé en thérapeutes alors qu‘ils ne le sont pas dans leur propre groupe.

D‘une façon générale, les Créoles évaluent très souvent la capacité d‘un thérapeute selon une caractéristique extrinsèque à celui-ci : c‘est un critère de distance. On considère comme meilleur thérapeute, soit celui qui habite loin du lieu de résidence de la population et dont la consultation exige un déplacement coûteux en temps et en argent, soit celui qui vient d‘ailleurs et qui ne reste sur place que quelques jours afin de soigner des malades. Il ne s‘agit pas d‘une caractéristique exclusive aux Créoles du Chaco, mais elle met en évidence un aspect propre au système médical étudié : son ouverture. Chercher un soignant hors du village et de la région proche implique parfois le recours à des pratiques très éloignées de celles que l‘on voit couramment à Las Lomitas : on m‘a parlé de spirites, de boules de verre, d‘eaux magnétiques. Le système est ouvert en permanence à de nouveaux recours thérapeutiques, et si ces recours ne s‘y intègrent pas définitivement, cela ne tient, vraisemblablement, qu‘à la nature sporadique des relations sociales qu‘ils supposent.

Plusieurs façons de soigner, venues de différents horizons culturels, apparaissent ainsi comme les composantes du système médical créole. Aux pratiques traditionnelles s‘en sont ajoutées d‘autres, qui ne se confondent pas avec elles. L‘adoption de nouveaux recours ne signifie pas qu‘ils se syncrétisent avec la médecine créole, même quand l‘emprunt d‘éléments étrangers les conduit peu à peu à être utilisés à la façon traditionnelle. Tel est le cas de certains produits pharmaceutiques apparemment intégrés à des recettes anciennes. Aussi, bien que pensées à partir du cadre de référence créole, les nouvelles thérapeutiques ne sont pas pour autant assimilées à la médecine créole traditionnelle : la thérapie du médecin, celle de l‘indien, celle du pasteur, se définissent avant tout selon des critères d‘opposition par rapport aux pratiques du guérisseur. Mais, dépourvus du sens qui avait été le leur dans leur culture d‘origine, et réélaborés dans le monde qui les adopte, ces recours thérapeutiques se présentent comme une constellation de composantes complémentaires, alternatives ou hiérarchiques, selon la maladie dont il s‘agit et selon la situation sociale et religieuse des usagers (Benoist 1980 : 30-33).

C‘est surtout à travers les itinéraires thérapeutiques que se révèle l‘intégration des différents recours en un même système15. L‘utilisation d‘un recours, ou le passage d‘un recours à un autre n‘est pas toujours compréhensible à partir du discours tenu par le malade. Il ne s‘agit pas de manque de cohérence, mais cette cohérence doit être cherchée ailleurs que dans l‘adaptation des actes à un raisonnement discursif. Cette cohérence – « la structure qui relie » (Bateson 1984 : 16 sqq.) – tient à une logique d‘une toute autre nature, qui vise à s‘adapter aux situations de tous les jours, qui est gouvernée par le contingent et le pragmatique, dans une logique propre à un monde (et à des situations) « où le besoin de comprendre ne tient pas au besoin de connaître mais à celui de vivre » (Benoist 1981 : 11).

Les acteurs sociaux des pratiques de soin : Les praticiens de la médecine traditionnelle

La médecine créole traditionnelle comprend aussi bien les connaissances familiales élémentaires que les pratiques spécialisées de ceux qui sont reconnus comme guérisseurs. La diversité de traitements reflète la détention inégale des connaissances selon les individus. De loin, on pourrait croire qu‘un savoir s‘échelonne en catégories successives, depuis celui qui se limite à quelques tisanes, jusqu‘à celui du plus réputé des guérisseurs. Mais vu de plus près, le tableau est tout autre.

Au cours d‘un travail de terrain, le moment arrive où il faut essayer de dresser une liste des guérisseurs du village. Sans savoir encore vraiment comment se passent les choses, je demande à quelqu‘un de m‘aider. On commence à me donner des noms d‘individus en y ajoutant un qualificatif qui souligne, atténue, ou spécifie les capacités de thérapeute de chacun : « Doña Ernestina16, une dame qui est guérisseuse-guérisseuse ; Doña Marta, une dame qui soigne les maladies des enfants ; Doña Adela, spécialiste en ojeo17 et empacho18 ; Doña Teresa, une dame, je ne sais pas si elle est très guérisseuse, mais elle connaît pas mal de remèdes… » Et la liste continue, toujours selon le même schéma. Par la suite, je demande de l‘aide à quelqu‘un d‘autre ; celui-ci me donne une liste similaire mais il ajoute un nouveau nom et, omet l‘un de ceux qui m‘ont été déjà donnés. Cela arrive chaque fois que j‘essaie de revoir ma liste. la fin, la disparité entre les listes est importante. Il y n‘a jamais eu d‘oublis, mais le consensus n‘est que relatif. Quelques uns sont reconnus par tous (ou quasiment tous) comme des guérisseurs. Mais au-delà de quelques spécialistes unanimement reconnus commencent des variations, qui obéissent principalement au fait qu‘il existe beaucoup d‘individus capables de soigner des affections mineures – celles qui, sauf en cas d‘épidémie virulente, sont les plus fréquentes – et que parmi ces individus le savoir ne s‘échelonne pas de façon hiérarchique : les uns savent certaines choses et d‘autres en savent d‘autres. Le tableau se révèle confus, les connaissances et les capacités thérapeutiques laissent la porte ouverte à une large possibilité de combinaisons : il émerge une grande diversité de nuances autour de l‘image de celui qui sait soigner. D‘autres raisons, plus contingentes, expliquent aussi ces écarts entre informateurs : l‘habitude d‘avoir recours à quelqu‘un parce qu‘il habite à proximité, la confiance que l‘on a en quelqu‘un et que l‘on refuse à quelqu‘un d‘autre. Les faits sont complexes. On les présentera ici en fonction des divers niveaux de connaissance de la médecine traditionnelle créole.

Les connaissances familiales, au niveau le moins spécialisé, consistent en conduites préventives et en soins initiaux. Acquises peu à peu dès l‘enfance au sein du groupe social le plus proche (en général de parents qui partagent la même unité d‘habitation) elles sont un patrimoine partagé par pratiquement tous les adultes de la population créole.

La prévention des maladies infantiles se fait principalement suivant deux voies, selon le type d‘affection : les soins relatifs à l‘alimentation et le port d‘objets qu‘il est impossible, souvent, de classer clairement comme amulettes ou comme médicaments préventifs.

Chez les adultes, le fait d‘ajouter des feuilles de plantes médicinales au « maté » (ce qui est en rapport avec des troubles chroniques ou des affections passées dont on essaie d‘éviter la rechute) transforme la coutume de prendre cette infusion, qui a avant tout un sens social, en une habitude prophylactique quotidienne. Le maté est une infusion typique de l‘Argentine, du Paraguay et de l‘Uruguay, préparée à partir des feuilles sèches d‘un arbuste, « yerba mate » (Ilex paraguayensis). Diverses affections bénignes, fréquentes tant chez les enfants que chez les adultes, peuvent recevoir un premier traitement familial, qui est souvent le seul. La première place est réservée aux « thés » (sous forme d‘infusions ou de décoctions), à « l‘eau de plantes » (préparée en immergeant des plantes dans l‘eau froide) et aux bains faits à partir de plantes médicinales. Les pommades faites avec la graisse de divers animaux sont également fréquentes. Un nombre réduit de médicaments venus de la pharmacie se fait aussi une place, peu à peu, dans la pratique familiale. Pour augmenter l‘efficacité thérapeutique, on accompagne le remède d‘une prière, d‘une invocation, ou de la mention du nom de Dieu.

Les promesses aux saints en vue d‘obtenir leur faveur pour récupérer la santé sont faites individuellement, et elles sont d‘autant plus fréquentes qu‘il s‘agit de maladies chroniques. Parfois, elles constituent la seule pratique thérapeutique ; mais elles peuvent aussi compléter un traitement plus spécialisé.

Sans qu‘il y ait une coupure nette avec le savoir familial élémentaire, les connaissances de certains individus sont notablement plus larges sur les propriétés curatives des plantes médicinales ainsi que sur leurs possibles combinaisons. La population reconnaît leur capacité dans la guérison d‘affections bénignes, telles qu‘un rhume ou un mal d‘estomac. Il s‘agit, pour la plupart, de femmes. En effet, le domaine des plantes médicinales est avant tout un domaine féminin, même s‘il ne l‘est pas de façon exclusive. Cela tient, évidemment, à son étroite liaison avec d‘autres domaines qui sont du seul ressort de la femme, comme l‘alimentation et les maladies infantiles bénignes.

Ces individus n‘ont pas d‘appellation distinctive ; on les connaît, simplement, comme « ceux qui savent faire des remèdes ». En général, ce sont leurs voisins les plus proches qui s‘adressent à eux, non seulement pour un traitement, mais aussi, très souvent, pour un premier diagnostic qui leur permette de prendre une décision quant au chemin à suivre dans la quête de la thérapie. On peut situer à un autre niveau la connaissance du « secret », qui est la prière curative. Il ne s‘agit plus cette fois de la prière qui appartient au patrimoine partagé et qui exprime une demande, mais d‘une formule puissante en elle-même et dont l‘efficacité disparaît dès qu‘elle est révélée à d‘autres. La prononciation de la formule peut être accompagnée d‘infusions, de fumigations ou d‘autres pratiques rituelles. Les individus qui possèdent le secret ne sont désignés par aucune appellation particulière ; on dit d‘eux qu‘ils « savent soigner telle maladie » en particulier (ou « telles maladies », mais toujours en nombre réduit).

Ils ont des profils fort variés. Il y a ceux que l‘efficacité de leur thérapeutique a rendus « spécialistes » d‘une maladie, pour laquelle ils sont aussi réputés qu‘un guérisseur, tels les spécialiste de l‘ojeo ou de l‘empacho. l‘autre bout de l‘échelle, nombreux sont ceux dont la possession du secret n‘est connue que par leurs proches, et qui se servent de leurs dons thérapeutiques de façon très sporadique.

Certains ont plusieurs secrets, sans qu‘on leur attribue pour autant une efficacité plus importante qu‘à ceux qui n‘en ont qu‘un seul.

La connaissance du secret ne suppose pas un savoir herboriste plus riche que celui du reste de la population. Elle ne suppose pas non plus une initiation : il n‘y a pas de connaissances acquises de façon méthodique et par étapes, et le « donneur » du secret ne joue pas du tout le rôle d‘un initiateur.

Finalement, on ne reconnaît vraiment comme guérisseurs que ceux qui ont la capacité de diagnostiquer et de traiter un nombre élevé de maladies. Il s‘agit d‘individus qui, presque sans exception, se consacrent exclusivement à l‘art de soigner. Bien qu‘il existe à Las Lomitas des guérisseurs des deux sexes, le nombre des femmes est nettement supérieur à celui des hommes19.

Leur apprentissage de la médecine traditionnelle commence durant leur enfance, comme pour tous ceux qui ne deviennent pas guérisseurs, dans le processus général de socialisation de l‘enfant. C‘est l‘un des aspects de tout ce qu‘on apprend peu à peu des adultes sur la vie. Dans certains cas, pourtant, il existe une volonté de la part d‘un adulte en vue de former un enfant, généralement membre de sa famille. Ce n‘est que plus tard que peut avoir lieu un événement qui a valeur de consécration, et qui peut être ou le transfert au jeune du pouvoir d‘un guérisseur, qui abandonne alors ses pratiques, ou un rêve révélateur, ou une expérience métasensible. Cet événement imprime définitivement dans l‘individu sa nouvelle condition.

La diversité de cet ensemble que sont les thérapeutes créoles s‘exprime de façon frappante au sein du groupe restreint d‘individus reconnus comme vraiment guérisseurs. Des variantes apparaissent à tous les niveaux : dans les modalités d‘apprentissage, dans le nombre et la diversité des connaissances et des pratiques, dans les champs d‘action respectifs des uns et des autres.

Le pasteur évangélique

Las Lomitas quatre Églises évangéliques effectuent leur travail missionnaire dans la population créole. Parmi elles, seuls les l‘opposé, les thérapeutes indiens en milieu créole sont surtout des hommes. Les fonctions de médecin ou d‘infirmier, par contre, sont exercées aussi bien par des hommes que par des femmes.

Témoins de Jéhovah ne pratiquent pas de soins, alors que les trois autres (l‘Iglesia de santidad, l‘Iglesia de Dios et l‘Assemblée de Dieu) ont des fonctions thérapeutiques qu‘elles accomplissent en implorant Dieu, lors du culte ou en dehors de lui. Dans trois des quatre Églises, les responsables sont des individus issus de la société créole de la région. L‘une de ces communautés, l‘Iglesia de santidad, illustre bien ces cultes.

Don Francisco Sánchez, qui a aujourd‘hui plus de soixante-dix ans, l‘a fondée et il en est le seul pasteur. Don Sánchez, d‘origine catholique, fut atteint à quatorze ans d‘une maladie à manifestation cutanée. vingt-huit ans, après des années de traitements infructueux chez guérisseurs et médecins, il fut l‘objet d‘une guérison miraculeuse. Il se convertit et entra dans une Église évangélique. Il demanda à Dieu le pouvoir de guérison et l‘obtint : une série de troubles dans ses voies digestives a été le signe du nettoyage intérieur qui s‘opérait en lui par l‘Œuvre du Saint-Esprit. Depuis, il a consacré sa vie à prêcher la parole de Dieu, à donner témoignage de ses miracles et à guérir les malades. Il a son église à Las Lomitas et des fidèles dans plusieurs villages voisins, auxquels il rend visite assez souvent. Il s‘agit d‘individus qui, comme lui, ont adopté la nouvelle religion à la suite d‘une quête de soins. La présence, chez le pasteur et chez ses fidèles, d‘un épisode de maladie comme préalable à la conversion rend compte de l‘importance de la thérapie dans ce culte, de la quasi-assimilation entre miracle et guérison, du glissement permanent du discours vers le thème de la maladie. Le culte, qui s‘effectue deux ou trois fois par semaine, est plus une séance thérapeutique qu‘un rituel religieux ; l‘aspect religieux apparaît plus comme le prétexte du culte que comme son véritable objectif, si du moins la distinction a un sens pour les fidèles.

Voyons succinctement une séance20 qui se tient dans le lieu de culte, pièce très modeste construite par le pasteur : Le culte commence par deux chants où est mentionné le Christ thérapeute. Puis, après quelques mots du pasteur pour remercier Dieu de la réunion, suivent des propos didactiques sur la bonté infinie de Dieu et la multiplicité de ses « bénédictions », très souvent synonymes d‘actes thérapeutiques efficaces. Après un chant de louange a lieu la guérison de malades, que le pasteur annonce en invitant à s‘approcher de lui tous ceux qui auraient besoin de la « bénédiction ». Chacun fait sa supplique individuelle à haute voix. Parmi toutes les voix se détache celle du pasteur, qui implore Dieu pour la santé de chacun des huit fidèles qui se sont placés en demicercle ce soir-là autour de l‘autel. Les supplications du pasteur suivent toujours le même ordre. Il demande d‘abord Dieu de bénir le « frère » ou la « sŒur ». Ensuite il sollicite le pouvoir de Dieu (ou sa miséricorde, ou son assistance), nécessaire pour la guérison, parfois en remerciant en même temps, au nom du souffrant, de l‘aide déjà apportée. Enfin, il rappelle au malade que la foi suffit pour guérir. Plusieurs points sont à noter dans le contenu de ces supplications thérapeutiques :

- Le fréquent aveu par le pasteur de son ignorance du diagnostic des maladies de ceux qui sollicitent la « bénédiction », et l‘accent mis sur le fait que Dieu, le sanador21, est le seul à connaître leur état, leur infirmité.

- La demande à Dieu de « détacher les ligatures sataniques » qui ruinent l‘état de santé du malade, et de « réprimander Satan », de « réprimander les esprits des ténèbres », pour les éloigner des malades.

- L‘utilisation des notions de « purification » et de « nettoyage » lorsqu‘il demande la guérison : « Je te demande au nom de Jésus-Christ de lui rendre sa santé, de purifier sa foi, de purifier son cŒur, son âme et son esprit. Nettoie-le de tout mal. »

« Croyez, ma sŒur, croyez que la parole divine de Jésus est en train de purifier votre être ; recevez-la dans votre cŒur, car elle fait déjà son Œuvre de nettoyage au moyen du Saint-Esprit de notre Dieu. » « Purifie son sang, sa chair, ses os, sa moelle, purifie son cŒur, son foie, ses poumons et tous ses intestins ; ses organes ont besoin d‘une réfrigération et d‘une restauration au moyen de ta grâce bénie, et je sais que tu peux le faire. » Ensuite le pasteur demande Dieu de bénir l‘assistance et de la protéger des maladies. Voici une de ses phrases : « Je te prie, Seigneur, pour les présents et pour les absents. Où qu‘il y ait une personne malade, je te prie, mon Père, d‘enlever tout cancer, tout ulcère, toute maladie de foie, de dissiper toute hernie, de détruire toute plaie incurable, par le pouvoir de ta grâce, par la vertu de ton Saint-Esprit. »

Suite à des chants et des propos de louange, quelques fidèles s‘avancent pour raconter à l‘assistance des faits miraculeux dont ils ont été eux-mêmes les témoins ainsi que (presque toujours) l‘objet. Chacun d‘eux expose un malheur, une maladie ou une menace dont il ne parvenait pas à sortir, et il dit comment la prière de Don Sánchez l‘en a libéré. Celui-ci intervient alors pour rappeler que c‘est Jésus qui comme dans les Évangiles continue à accorder son secours.

Arrive le moment de la lecture de l‘Évangile et du sermon. Comme lors d‘autres séances, quel que soit le passage de l‘Évangile qui a été lu, la guérison est le sujet récurrent tout au long du sermon, auquel le pasteur arrive inévitablement à partir de n‘importe quel thème. On garde l‘impression que ce qui compte dans tous les cas, c‘est de répéter sans cesse qu‘il y a de nombreuses maladies sur la terre et que toutes peuvent être guéries avec le pouvoir de Dieu.

Après le sermon, la bénédiction marque la fin du culte : « Que nous tous nous sentions bénis ! Détruis toute hernie, tout appendice ! Détruis, Seigneur ! Détruis, mon Père, toute maladie, tout esprit de rhumatisme, tout esprit de cancer ! Détruis-les, mon Père, au nom de Jésus ! Détruis toute plaie, toute plaie incurable ! Détruis au nom de Jésus ! Détruis ! Toute sorcellerie, toute sub-stance du diable, détruis-les dans le corps de mon prochain et de mes frères et sŒurs ! Gloire à Dieu ! Et maintenant permets-nous de partir en paix, Seigneur, pour rentrer dans notre foyer contents et reconnaissants, car tu es avec nous. » J‘ai assisté plusieurs fois au culte de l‘Iglesia de santidad. La structure de la cérémonie et le langage employé ont été toujours les mêmes. Le nombre d‘individus qui cherchaient la guérison était à chaque fois d‘une dizaine. L‘assistance comptait entre vingt et trente fidèles.

La place prépondérante du diable dans l‘étiologie de la maladie telle que la présente Don Sánchez se rattache clairement aux religions évangéliques. Même si dans le discours « théorique » sur l‘énumération des causes de la maladie l‘épreuve de Dieu apparaît au même niveau d‘importance que l‘ingérence du diable, dans le récit concret de soins l‘allusion au péché et à l‘action diabolique est par contre presque immanquable, alors que l‘épreuve de Dieu occupe une place tout à fait secondaire. La « réprimande » de « l‘esprit immonde » est, avec la prière et l‘onction avec de l‘huile, l‘un des aspects habituels de la thérapeutique de Don Sánchez. La présence permanente du diable pour perturber la vie des êtres humains devient la cause éventuelle de n‘importe quelle sorte de maladie ; même une fracture peut avoir son origine dans une pierre que le diable a posée sur le chemin et qu‘il a lui-même cachée à la vue du voyageur. Cette vision est totalement étrangère à la représentation créole traditionnelle, qui n‘évoque l‘action du diable que dans les cas où cette action se manifeste par un signe extraordinaire22.

Étant donné que le diagnostic n‘est pas un point important pour le traitement, la recherche et l‘interprétation des signes sont totalement absentes de la démarche de Don Sánchez. Car ce n‘est pas lui qui rétablit la santé du malade, mais Dieu. L‘action du pasteur consiste à présenter le malade à Dieu, thérapeute par excellence, et à lui demander de le guérir. Lorsqu‘il demande l‘aide de Dieu, il énumère les symptômes sans les rassembler sous le nom d‘une entité nosologique : il les mentionne comme pour évoquer la partie affectée du corps, peut-être même comme une façon d‘identifier le malade aux yeux de Dieu. Il rappelle constamment, même dans ses suppliques, sa propre impossibilité de diagnostiquer. Il s‘agit là aussi d‘un point de vue étranger à celui de la tradition, où un diagnostic préalable aux soins est indispensable, où ne pas savoir le poser est un signe de l‘incapacité du spécialiste, où le fait de « soigner avec les saints » ne signifie pas que ce soient les saints qui rétablissent la santé du malade, mais a, par contre, des implications d‘une toute autre nature23.

Lorsque le pasteur prie Dieu pour la guérison du malade, il lui demande de le libérer du diable. Une légère amélioration traduit le succès de sa prière : le diable a commencé à abandonner le corps du malade. Le pasteur continuera avec ses supplications autant de fois que ce sera nécessaire. Certains fidèles souffrent depuis longtemps et se font soigner régulièrement au culte. Ils assurent que la prière du pasteur les a peu à peu améliorés, mais que leur maladie demeure. C‘est pour eux le signe que le diable ne les a quittés qu‘en partie, notion incompatible avec la médecine créole traditionnelle, où l‘idée qu‘une maladie provoquée par le diable puisse abandonner progressivement le corps de la victime n‘existe pas.

L‘attitude négative du pasteur et de ses fidèles envers ceux qui pratiquent la médecine traditionnelle créole s‘explique selon eux comme une façon de respecter la parole de l‘Évangile, qui s‘exprime souvent contre les guérisseurs. La congrégation reconnaît trois sources différentes d‘efficacité. Il y a, d‘abord, l‘efficacité de Dieu, qui se manifeste surtout dans les « bénédictions » des cultes évangéliques, et aussi au sein du catholicisme – au sein du groupe charismatique -, quoique d‘une façon moins achevée. Il y a, ensuite, l‘efficacité scientifique, celle de l‘hôpital, qui est acceptée, et les pratiques du médecin sont souvent renforcées par la prière du pasteur. En troisième lieu existe l‘efficacité du diable, caractéristique des pratiques des guérisseurs : elle concerne toute action efficace qu‘on ne peut rapporter ni à Dieu, ni à la science. Le raisonnement est le suivant : le guérisseur a du pouvoir pour guérir et pour ensorceler ; c‘est un pouvoir qu‘il n‘a obtenu ni de la science, ni de Dieu, étant donné que Christ n‘accepte pas les guérisseurs, qu‘il assimile aux sorciers ; donc, la seule source possible d‘un tel pouvoir se trouve dans le diable. Cette perception du guérisseur, assimilé à celui qui travaille avec le pouvoir du diable, n‘a aucune incidence négative sur la perception des pratiques familiales de la médecine traditionnelle, qui sont considérées comme efficaces sans connotation négative. Elles relèvent d‘un autre ordre, celui des recettes de la vie quotidienne.

Bien que le pasteur ne se dise pas thérapeute, mais seulement intermédiaire, certains faits montrent qu‘il est plus qu‘un simple intercesseur. Le pasteur a reçu du Saint-Esprit le don de guérison, qui lui donne une capacité spéciale pour que son intercession devant Dieu soit efficace, mais qui ne lui permet pas de faire des guérisons (selon ses propres affirmations). Or, il est évident que le glissement entre l‘un et l‘autre est inévitable, comme le montre souvent le comportement des malades. En cas de maladie, les fidèles s‘adressent au pasteur pour bénéficier de l‘efficacité de sa prière, qui est plus importante que celle de la prière des profanes ; ceux qui n‘appartiennent pas à son Église ont recours à lui sans se demander comment ou pourquoi il guérit. On vient alors comme on va chez le guérisseur traditionnel, même si, du moins explicitement, le pasteur ne peut pas accepter cette assimilation. Le pasteur ne donne pas de traitements médicaux, mais il bénit de l‘huile pour ses fidèles, huile que ceux-ci utilisent à la façon d‘un remède : la bénédiction du pasteur donne à l‘huile le pouvoir du Saint-Esprit. Lorsqu‘on se frictionne avec cette huile, le Saint-Esprit se pose sur la partie affectée et calme la douleur. Le don de guérison et le pouvoir de bénir l‘huile font du pasteur une figure dépassant le domaine strictement religieux.

D‘autres similitudes se fondent sur un glissement sémantique entre la « purification » dont parle la Bible et le « nettoyage » conseillé par la médecine créole où l‘ingestion de tisanes afin de nettoyer l‘organisme fait partie des soins préventifs quotidiens. Lorsque, suite à la prière du pasteur, le Saint-Esprit entre dans le corps du malade, il chasse le diable, comme il purifie l‘âme du pécheur repenti tombé malade par sa superbe ou par sa désobéissance. Mais l‘action du Saint-Esprit s‘adresse à tout son être : en même temps que la purification de l‘âme, il effectue le « nettoyage de l‘organisme ». Don Sánchez demande souvent à Dieu que son Saint-Esprit fasse la purification des os, du sang, de la chair, de la moelle, du coeur, du foie, des poumons et des intestins d‘un fidèle, purification qui a clairement le sens d‘un « nettoyage ». Lorsque, à la suite de sa conversion sincère, le Saint-Esprit entre dans un individu pour y habiter, il réalise aussi (outre la purification de l‘âme) son action de nettoyage, mais cette fois-ci non plus comme la guérison qui est sollicitée mais comme une mise à neuf. Cette action du Saint-Esprit à l‘intérieur du corps est très souvent ressentie comme une sensation de fraîcheur. Ce lien entre la guérison et la sensation de fraîcheur n‘est pas fortuit : le remède par excellence est celui qui est froid, celui qui « rafraîchit » l‘organisme.

Dans les deux autres Églises évangéliques, les notions générales sur la maladie et sur son traitement ne diffèrent pas significativement de ce qui vient d‘être exposé. Ce qui diffère est le degré d‘importance accordé à la maladie au sein du culte. L‘objectif du culte des autres Églises, de façon explicite mais aussi implicite, est de prêcher la parole de Dieu et non de guérir des malades. S‘il y a un malade (ce qui n‘arrive pas chaque jour) on essaie de le guérir de la même façon que le fait Don Sánchez : en priant Dieu de lui restituer la santé au moyen du Saint-Esprit. Mais, même si le fait que les autres pasteurs ne s‘attribuent pas le « don de guérison » réduit remarquablement le nombre de guérisons miraculeuses chez eux, cela n‘entame en rien la force de la croyance en ces guérisons ; les pasteurs racontent lors du culte des guérisons effectuées par d‘autres pentecôtistes et publiées dans des recueils de témoignages.

Comment sont perçus les évangélistes dans une société où le catholicisme populaire est très fortement enraciné ? L‘assimilation entre le pasteur et le guérisseur n‘implique pas qu‘au moment de la quête de thérapie le pasteur apparaisse de façon spontanée, aux yeux des Créoles non évangélistes, comme un guérisseur parmi d‘autres. Dans la population catholique, le recours au pasteur n‘apparaît comme une possibilité que lorsqu‘il est suggéré par un voisin, un ami, ou un parent qui y a déjà eu recours et ce malgré la perception négative que les catholiques ont des protestants : ils ont osé changer de religion dans une société traditionnellement catholique, ils s‘adressent à Dieu en criant au lieu de prier à voix basse, ils méconnaissent le pouvoir des saints et ils parlent d‘eux sans respect. C‘est sur ce dernier point que l‘on insiste le plus, à cause de la place privilégiée des saints dans la religiosité créole.

Le groupe charismatique

Vers 1983, une initiative individuelle, dictée par des difficultés économiques, a été à l‘origine de la naissance d‘un groupe charismatique au sein de l‘Église catholique locale. Peu à peu des adeptes sont venus à la nouvelle forme de culte. La plupart ont fait leur entrée dans le groupe à la suite d‘une maladie ou d‘un trouble qu‘ils décrivent assez vaguement et auquel ils n‘accordent qu‘une importance secondaire. Le fait que parmi les différents charismes accordés par le Saint-Esprit, le « don de guérison »24 n‘ait pas encore connu un grand développement, pourrait ne pas sembler tout à fait en accord avec cette première approche motivée par une maladie. La maladie est souvent une excuse a posteriori, symbole de l‘infortune en général, utilisée pour expliquer l‘adhésion à une « communauté des affligés […] pas spécialement orientée vers la santé » (Worsley 1982 : 335), où l‘on cherche surtout une affirmation sociale à travers des liens interpersonnels solides et grâce à la possibilité d‘accéder soi-même directement à la manipulation du pouvoir sacré. Il convient de distinguer ces objectifs de celui qui est plus explicite et qui consiste à propicier la manifestation du Saint-Esprit.

La brève histoire du groupe charismatique a souligné son importance en tant que lieu de rassemblement pour des individus marginalisés. Au début de l‘année 1987, les réunions du groupe remplissaient l‘église, et plusieurs fidèles faisaient de spectaculaires démonstrations de différents dons du Saint-Esprit, surtout du don de langues. Attirés par la nouveauté, selon leurs propres propos, les jeunes étaient largement majoritaires, et c‘était exclusivement chez eux que les dons se manifestaient. Mais l‘opposition du curé à une forme cultuelle qu‘il n‘approuvait pas et qui avait lieu dans l‘enceinte de l‘église, a progressivement éloigné ces jeunes ainsi que d‘autres adeptes. Un an et demi plus tard la situation contrastait avec les apparences prometteuses des débuts. Les jeunes avaient disparu. L‘absence d‘individus faisant montre de dons avait terni l‘ambiance du culte, qui rassemblait alors à peine une vingtaine de femmes de quarante-cinq à soixante-cinq ans environ. Elles appartenaient à un milieu social sans grands soucis matériels mais qui est avant tout une société masculine, où la situation de la femme, à partir d‘un certain âge, est souvent difficile.

Selon les charismatiques, les maladies sont pour la plupart d‘ordre « spirituel » : elles ont leur origine dans le péché, dans les fautes commises contre Dieu. Dans l‘étiologie de la maladie, le sentiment d‘être coupable occupe une place beaucoup plus importante que celui d‘être victime. On juge comme d‘importance secondaire l‘action du diable ou des sorciers. Le péché n‘est pas, comme pour les évangéliques, une situation dont le diable profiterait pour posséder un individu et le rendre malade, mais la maladie apparaît plutôt comme une forme d‘auto-condamnation. La guérison s‘effectue dans l‘église ou chez le patient, chez qui les charismatiques prient et chantent en groupe pour la santé du malade. Les réunions dans l‘église sont loin d‘avoir l‘ampleur, en ce qui concerne leur caractère thérapeutique, du culte de Don Sánchez.

Si je n‘ai eu l‘occasion d‘assister à aucune guérison, plusieurs m‘ont été racontées, qui répétaient le même schéma de prières et de chants ; une seule offrait des aspects moins habituels : un homme avait une gangrène à une jambe, et le traitement qu‘il suivait depuis quelque temps chez un guérisseur avait fait empirer son état. Il se rendit à une réunion du groupe charismatique. Quelqu‘un a parlé « en langues » et quelqu‘un d‘autre a traduit : le Saint-Esprit se manifestait pour révéler le nom de la plante avec laquelle le malade devait faire des bains. Celui-ci a suivi les indications et il a guéri définitivement.

Les charismatiques acceptent la médecine moderne, qu‘il complètent avec la leur. D‘autres formes de soins sont rejetées dans leur discours (mais pas dans les faits). Si face à la thérapie des cultes évangéliques, ils ont plus une attitude de mépris que des raisons de refus vraiment argumentées, l‘activité des guérisseurs est qualifiée d‘oeuvre diabolique, ainsi que celle de toute pratique où un pouvoir de nature magique semble manipulé. L‘assimilation du guérisseur au sorcier n‘implique cependant pas le rejet des pratiques traditionnelles familiales, alors que, souvent, elles ne diffèrent pas de celles du guérisseur. La population créole extérieure au groupe charismatique a une attitude assez réticente envers lui. Elle vit mal le caractère récent de cette forme de culte. On n‘apprécie pas le sectarisme de ses membres, dont le discours révèle un sentiment de supériorité et exhorte constamment à la conversion, même lorsqu‘il s‘adresse à un catholique pratiquant, ce que beaucoup jugent tout à fait incohérent. Les moyens qui conduisent à l‘état de transe (des cris et des gesticulations lors des chants et des invocations) sont d‘autant moins acceptés qu‘ils ont lieu dans l‘enceinte de l‘église. Les chants et les invocations qui ressemblent à des cris sont également très mal vus lorsqu‘ils font partie d‘un rituel thérapeutique, puisqu‘ils sont censés faire empirer la maladie. Les confessions publiques à haute voix sont considérées comme un manque de pudeur envers la vie privée.

Pour l‘instant, le recours au culte charismatique pour récupérer la santé se cantonne presque exclusivement aux membres du groupe. Le reste de la population ne s‘adresse que rarement à lui, suite à l‘échec répété d‘autres formes de thérapie.

L‘infirmier

Les pratiques de deux des figures du système médical créole se caractérisent par la combinaison d‘éléments issus de deux traditions culturelles différentes : celles de l‘infirmier et celles de « l‘indien qui soigne ». En ce sens, ces deux thérapeutes peuvent être considérés comme « interculturels ». Alors que même le plus traditionnel des guérisseurs incorpore à ses soins des éléments qui procèdent de la thérapie du médecin, comme certains produits pharmaceutiques, il ne serait pas pour autant légitime de le considérer comme interculturel. En effet, ce comportement, chez un guérisseur, n‘implique pas qu‘il ait la volonté de soigner à la façon du médecin. Il s‘agit uniquement de l‘appropriation d‘un produit efficace, qui sera interprété selon le cadre de référence traditionnel.

L‘infirmier, par contre, pratique deux sortes de thérapie, apprises l‘une dans sa famille et son milieu et l‘autre à l‘hôpital ; il en est conscient, et il croit à l‘efficacité de l‘une comme de l‘autre. Aussi, est-ce son rôle de pont entre deux traditions médicales qui caractérise l‘infirmier, rôle inconnu des autres thérapeutes.

Il y avait en 1989 vingt-neuf infirmiers en poste officiellement à l‘hôpital, dont seulement dix-huit travaillaient de façon effective. La différence tenait à des congés de diverses sortes et aussi au séjour en prison de deux infirmiers… Un seul était diplômé ; les autres avaient suivi un cours d‘un an à leur entrée à l‘hôpital, où ils travaillaient surtout en raison de l‘attrait pour un emploi stable, prestigieux, et comportant des avantages sociaux.

Ils sont tous des Créoles. Pour la plupart, ils sont nés et ils ont vécu toute leur vie dans la région du Chaco, voire à Las Lomitas. Socialisés dans le monde créole, ils partagent la vision de la maladie du reste de la population, vision que n‘a pas modifié dans ses fondements le contact avec le milieu hospitalier, mais à laquelle s‘est ajoutée la connaissance de certains éléments médicaux de diagnostic et de thérapeutique.

La population créole établit une séparation nette entre l‘infirmier et la médecine moderne. Car les fonctions infirmières vont bien au-delà de ce qu‘implique son poste à l‘hôpital. leur domicile, les infirmiers, en tant qu‘individus « qui s‘y connaissent en maladies », soignent des patients qui les consultent, en général pour des maladies bénignes. Leurs ordonnances combinent la plante médicinale, la prière curative et le médicament de pharmacie, qui, ainsi qu‘on peut s‘y attendre, apparaît bien plus souvent que chez les thérapeutes traditionnels. Dans l‘enceinte de l‘hôpital, l‘infirmier est souvent le lien avec la médecine traditionnelle ; dans sa famille et dans son quartier, il l‘est avec la médecine moderne. Il se situe dans l‘espace intermédiaire entre deux formes de thérapie tout en étant à la fois dans l‘une et dans l‘autre ; en pratiquant en même temps les médecines traditionnelle et moderne, il n‘est ni médecin ni guérisseur, mais il relie l‘un à l‘autre.

Les Créoles font souvent appel au guérisseur pour « aider », « appuyer » le soin médical avec le « secret », avec la prière puissante qui agit en même temps que le médicament pour éliminer la maladie. Mais, alors que le pasteur, en tant que représentant d‘une religion, a libre accès à l‘hôpital pour prier Dieu à côté du lit de ses fidèles, l‘entrée est interdite au guérisseur, même s‘il entend faire la même chose que le religieux : compléter une thérapie au moyen d‘une autre. Cette situation est vécue comme injuste et incompréhensible, et c‘est l‘infirmier qui est chargé de la corriger, en indiquant à la famille du malade le moment le plus sûr pour faire entrer le guérisseur. Il s‘agit d‘une tâche que les infirmiers accomplissent tous les jours.

Mais l‘infirmier agit aussi comme lien dans le sens inverse. En effet, tout infirmier figure parmi ceux à qui on demande conseil au moment de prendre une décision quant à la thérapie à suivre. Il n‘hésite pas à conseiller le recours à l‘hôpital s‘il le croit nécessaire, et face aux éventuelles réticences du malade ou de sa famille, il proposera de les accompagner. cause du poste qu‘il a, il se gardera beaucoup plus que quiconque, surtout lorsque le malade a des signes qu‘il juge graves, de la responsabilité qu‘il pourrait encourir quant aux éventuelles conséquences d‘avoir conseillé à un malade de consulter un guérisseur.

L‘infirmier admet tout autant l‘efficacité thérapeutique des pratiques traditionnelles que celle de la médecine. Dans son exercice quotidien, il essaie d‘intégrer leurs ressources respectives. Il parle de cette intégration de manière explicite, et de façon fort différente du médecin. Pour le médecin, l‘intégration consiste en l‘assimilation de ce qui, dans d‘autres thérapies, possède une efficacité scientifiquement démontrable. C‘est ainsi que les plantes médicinales sont acceptées dans la mesure où l‘analyse chimique démontre qu‘elles ont des propriétés thérapeutiques. On cherche l‘incorporation d‘éléments étrangers en les transformant en éléments familiers ; on procède alors à l‘évacuation de leur sens initial et à leur réinterprétation au sein du nouveau modèle qui les adopte. Attitude symétrique de celle des médecines traditionnelles lorsqu‘elles incorporent des produits pharmaceutiques et leur attribuent un certain degré de « froid » ou de « chaleur », ou un pouvoir curatif magique. Ces façons de concevoir l‘intégration au sein d‘une thérapie, de fragments venus d‘autres thérapies, en les pensant à partir d‘un axe unique, entravent l‘émergence d‘un pluralisme médical stricto sensu.

L‘intégration que pratique l‘infirmier est d‘une toute autre nature. Il connaît les actes thérapeutiques qui correspondent à deux médecines différentes, sans que se pose à lui le moindre problème d‘adhésion à des paradigmes contradictoires. Il voit des remèdes efficaces d‘un côté et de l‘autre. Pourquoi ne pas enrichir l‘arsenal thérapeutique de la médecine avec celui de la tradition créole ? Un infirmier voit qu‘un médecin s‘intéresse aux plantes médicinales, il lui parle des effets thérapeutiques de certaines d‘entre elles. Il explique, par exemple, que la décoction de feuilles de vinal (Prosopis ruscufolia) est efficace contre le diabète. Le médecin l‘écoute attentivement. Il ne pense pas que ce qui intéresse le médecin soit une éventuelle propriété pharmacologique et non pas une « vertu » à laquelle on croirait. L‘infirmier est au courant des maladies pour lesquelles la réponse de la médecine est pauvre. Aussi, un autre jour, dit-il au médecin qu‘il a entendu parler d‘un remède très efficace contre le cancer : une décoction de vingt-cinq nids de colibri25… Il se rend compte que l‘intérêt du médecin est loin d‘être le même que lors de leur conversation précédente, sans se rendre compte pour autant qu‘ils parlent alors deux langages différents. L‘infirmier effectue une intégration dont le fondement est une raison pragmatique où savoir ancestral et connaissances scientifiques sont au même niveau. Si un remède que le médecin ne connaît pas peut mériter son attention, pour quelle raison un autre ne la mériterait-il pas ?

Cette démarche de l‘infirmier coïncide avec celle des malades qui cherchent leur guérison sans s‘embarrasser des considérations théoriques qui conduisent à nier l‘efficacité d‘un recours, avant même de l‘essayer, parce que l‘on considère que ses fondements sont faux. Agir à partir d‘une « pensée de tous les jours, occupée par le contingent et le pragmatique » (Young 1976 : 9) non seulement permet, mais aussi favorise, dans une société, la coexistence de différentes formes de thérapie, auxquelles les malades puissent s‘adresser « parfois consécutivement et parfois simultanément, comme pour ne pas laisser de source de soulagement inexploitée » (Eisenberg 1977 : 14).

Cette façon d‘articuler les uns aux autres les divers courants de soin s‘accorde également avec celle des représentants de formes de thérapie autres que la médecine moderne. S‘il est vrai que le guérisseur réinterprète en général le médicament de la pharmacie selon le cadre de référence traditionnel, il se peut aussi qu‘il adresse un malade à l‘hôpital, et cela en dehors des cas où il a diagnostiqué une « maladie de médecin ». Cette attitude répond à un choix pragmatique : le guérisseur sait que pour le malade aucun itinéraire n‘est illégitime. La pratique quotidienne de l‘infirmier incarne ce point de vue de la façon la plus achevée.

L‘Indien

C‘est pour d‘autres raisons que l‘Indien qui soigne les Créoles peut être considéré comme un thérapeute interculturel (Sturzenegger 1996). Il ne pratique pas la thérapie indienne traditionnelle car il ne la connaît pas. Ce qu‘il fait, c‘est imiter la partie visible des techniques chamaniques, de la même façon qu‘il imite ce qu‘il a pu voir faire par un guérisseur. Sans estimer que ce qu‘il fait réponde à sa tradition et aux connaissances indiennes, il tient le rôle que les Créoles attendent de lui. Étrangers au monde indien, ceux-ci attribuent une force à la thérapeutique indienne mais ils la reçoivent à travers des Indiens qui viennent à eux, et non en allant eux-mêmes rencontrer les chamanes.

L‘Indien se situe donc entre deux thérapies sans pratiquer ni l‘une ni l‘autre, et en occupant un espace créé par l‘imaginaire créole. Ce véritable jeu de rôles est en relation directe avec la distance sociale et culturelle entre les Créoles et les Indiens de la région. Les relations de voisinage ont conduit tout au plus à une interprétation créole très limitée du monde indien : un monde vu avant tout comme étranger, inférieur et digne de mépris.

On a déjà évoqué le renouveau des institutions qui, chez les Indiens, prennent en charge les domaines religieux et thérapeutique, domaines où le chamanisme demeure toutefois très présent. Dans l‘Église évangélique unie, qui rassemble la plupart des Indiens et qui continue à faire des adeptes, ont lieu des cultes thérapeutiques auxquels la participation (au moins à Las Lomitas et jusqu‘à présent) est exclusivement réservée au groupe ethnique concerné. Un observateur extérieur ou un malade d‘une autre ethnie en quête de soins n‘y ont accès qu‘à travers une relation proche ; ce fait ne semble pas ancien et autrefois les séances chamaniques chez ceux des Indiens qui font maintenant partie de l‘Église évangélique unie acceptaient des observateurs extérieurs. C‘est encore le cas chez les Matacos « catholiques », qui se considèrent eux-mêmes comme très tradition-nels face aux « évangéliques ». Si les Créoles ne cherchent pas les soins des Matacos « catholiques », c‘est d‘abord parce qu‘ils ne connaissent pas l‘existence de leurs séances, qui ne se tiennent pourtant qu‘à 2 km du village ; rien ne pourrait cependant nous conduire à penser que les Matacos les rejetteraient.

Ainsi le recours des Créoles de Las Lomitas au spécialiste indien n‘implique-t-il de nos jours le recours ni au chamane, ni non plus au pasteur de la nouvelle religion, mais à de tous autres individus, qui au sein de l‘ensemble indien ne font pas partie de l‘univers des thérapeutes : les Indiens qui jouent le rôle de thérapeutes chez les Créoles ne le jouent pas dans leur propre milieu, mais ils s‘inspirent des pratiques indiennes pour en user auprès des Créoles.

Dans tous les groupes amérindiens du Chaco, la fabrication de paquets de magie s‘apprend dès l‘adolescence. Certains Indiens se sont plus approchés des Créoles que d‘autres, et à un moment donné ils ont commencé à leur vendre des paquets de magie ensorcelante ou amoureuse. Pour les Créoles, une telle technique ne peut être un savoir profane, mais bien un savoir de spécialiste. Sans imaginer que chez les Amérindiens les choses puissent se passer autrement, ils ont vu dans l‘Indien fabricant de talismans la figure d‘un thérapeute. Les Créoles se sont alors adressés à cet Indien érigé en thérapeute pour traiter leurs maladies ; parfois, en modulant le chant chamanique, il a imité les thérapeutes de sa propre culture ; d‘autres fois, il s‘est inspiré des guérisseurs créoles et il a demandé la guérison aux saints ; d‘autre fois enfin, il a combiné les deux sortes de pratiques. Mais le renom que ces nouveaux thérapeutes ont souvent gagné chez les Créoles ne leur a jamais valu de devenir des thérapeutes aux yeux des membres de leur propre ethnie, car ils manquent du savoir-pouvoir chamanique qui caractérise les spécialistes indiens.

L‘Indien qui exerce la thérapie chez les Créoles reçoit très rarement le nom de guérisseur ; on l‘appelle surtout brujo (sorcier) ou, simplement « Indien qui soigne ». Cette utilisation du terme « brujo » est un signe de distance qui indique à quel point sa perception est négative. Un Créole censé pratiquer la sorcellerie ne reçoit jamais le nom de sorcier. On dira que c‘est « quelqu‘un qui fait », expression où il est sous-entendu qu‘il fait de la sorcellerie, mais on ne lui donnera pas d‘autre appellation. D‘ailleurs, on conçoit de façon différente le rôle de thérapeute et celui de sorcier selon que l‘on parle des Créoles ou des Indiens. Aux yeux d‘un Créole, il y a dans le monde créole quelques guérisseurs qui, outre leurs pratiques thérapeutiques, effectuent de la sorcellerie, alors que dans le monde indien il y a quelques Indiens qui, en plus d‘ensorceler, traitent des maladies. On attribue au spécialiste indien l‘habitude quasipermanente de pratiquer la sorcellerie, comme si la malignité était un caractère inné de l‘indianité.

Pourquoi, alors, le recours à l‘Indien, pourquoi l‘acceptation de ses pratiques ?

Chez les Pilagas et chez les Matacos, comme dans le monde amérindien en général, la maladie a pour origine l‘action de certains êtres que, sous l‘effet de l‘évangélisation, on nomme « démons », « diables », ou « esprits malins ». Chez les Créoles, la maladie par sorcellerie est attribuée à quelqu‘un qui « travaille » avec le diable du christianisme. Ce serait toutefois une sursimplification que de penser que certaines notions seraient équivalentes chez les Indiens et chez les Créoles en ce qui a trait à la genèse de la maladie.

L‘utilisation, pour désigner l‘étiologie du mal, d‘un terme dont le signifiant correspond à deux signifiés différents selon qu‘il s‘agit de la vision du malade ou de celle du thérapeute, conduit, aussi bien chez l‘un que chez l‘autre, à nommer la maladie « chose faite par le diable » ou « avec le diable ». De plus, chez les Matacos comme chez les Pilagas, la maladie se matérialise, à l‘intérieur du corps du malade, sous la forme d‘un être vivant qu‘en espagnol les Indiens dénomment « bicho » (bête). La matérialisation du mal et la dénomination de « bicho » apparaissent aussi chez les Créoles dans certains cas de maladie par sorcellerie.

Cette analogie formelle entre la maladie indienne et la sorcellerie créole, conduit à une identification de surface qui cache la différence entre les notions qui, dans un monde et dans l‘autre, donnent sens à la maladie. Ce que les Indiens dénomment « diable » correspond à chacun des êtres puissants qui envoient la maladie et à chacun de leurs esprits auxiliaires, dont aucun ne peut être rapproché du diable du catholicisme populaire. On peut faire une observation identique quant à la « bête ». L‘analogie peut tout au plus rendre possible un dialogue où l‘utilisation des mêmes mots ne s‘accompagne pas d‘un partage de notions. Un dialogue où, lorsqu‘il est question du diable ou de la bête, le malade le comprend à sa façon et le thérapeute à la sienne.

Ce dialogue cesse lors du rituel thérapeutique, qui est complètement incompréhensible au patient et qui souvent lui fait peur. Même si le thérapeute indien affirme, pour aller dans le sens de son patient, qu‘il soigne « avec les saints », il se sert aussi de techniques empruntées au chamanisme qui pour les Créoles sont extrêmement étranges. Or, lorsqu‘on cherche la guérison on ne s‘occupe pas de savoir si l‘acte thérapeutique est compréhensible ou s‘il ne l‘est pas ; on va simplement à la recherche de l‘efficacité. S‘adresser au thérapeute indien c‘est s‘adresser à un personnage particulièrement puissant, capable d‘agir avec succès là où d‘autres ont échoué. En effet, l‘Indien est rarement un premier recours, mais plutôt quelqu‘un à qui on fait appel lorsqu‘au moins la thérapeutique créole traditionnelle s‘est montrée insuffisante. Bien que rejeté, méprisé, ignoré dans la vie quotidienne, il devient face à certains événements un acteur pris sérieusement en compte : au Chaco comme ailleurs dans le monde il n‘y a pas de distances infranchissables lorsqu‘il s‘agit de chercher un individu puissant pour traiter une maladie grave, pour réaliser un charme amoureux, pour commander une pratique de sorcellerie ou pour faire une prière destinée à favoriser la victoire d‘une équipe de football.

Certains Indiens ont une grande réputation ; ils sont censés être de meilleurs thérapeutes que les guérisseurs créoles, que les pasteurs, ou que les médecins de l‘hôpital. On ne leur prête pourtant aucun savoir, mais une dose de pouvoir telle qu‘elle fait d‘eux les plus efficaces des thérapeutes, que ce soit dans le traitement de la maladie ou dans la réalisation d‘un ensorcellement. Il en va exactement à l‘opposé pour le médecin, qui se situe à l‘autre extrémité de l‘échelle sociale : tout le monde reconnaît son savoir, mais un savoir totalement dépourvu de pouvoir.

Les médecins et les structures médicales

Dans une première période, il n‘y eut à Las Lomitas qu‘un petit poste sanitaire. Rapidement cependant un médecin militaire arriva pour soigner les hommes de la gendarmerie nationale et leur famille. L‘hôpital s‘ouvrit plus tard. Le nombre de médecins s‘accrût progressivement, pour atteindre la dizaine vers 1990, dont un pédiatre, un gynécologue et un chirurgien. Ils sont tous venus de l‘extérieur de la province. L‘hôpital dispense des soins gratuits à toute la population. La médecine moderne est aussi accessible à titre onéreux dans des cabinets privés.

Cette médecine, qui se considère elle-même comme seul système de classification, de diagnostic et de traitement, se trouve relativisée au Chaco par la logique culturelle et par les comportements sociaux : elle n‘est que l‘une de diverses portes auxquelles il est possible de frapper lorsque l‘on cherche des soins. La nosologie locale distingue les « maladies de médecin » des « maladies de guérisseur ». Toutefois, cette classification laisse place à une zone intermédiaire au contour flou où des affections peuvent relever aussi bien d‘un traitement traditionnel que d‘un traitement moderne.

Les « maladies de médecin » sont principalement : les fractures, les états jugés comme très graves à cause d‘une fièvre très élevée ou d‘une douleur très intense, la tuberculose, la maladie de Chagas, la lèpre, et les cas qui nécessitent une intervention chirurgicale. Les « maladies de guérisseur » possèdent une dénomination et une représentation issues de la tradition créole, comme peuvent l‘être le susto26, le mauvais oeil27 ou le pyarurú28. Les maladies en situation intermédiaire sont nombreuses, les plus représentatives étant les parasitoses, les affections cutanées et les troubles digestifs.

Cette classification laisse aussi une place au pasteur, à l‘Indien ou à l‘infirmier en tant que thérapeutes. Le domaine de l‘infirmier est celui des affections bénignes et il chevauche, en partie, celui du médecin et celui du guérisseur. Les capacités du pasteur et de l‘Indien se manifestent à l‘intérieur du champ du guérisseur, dans un sous-champ qui s‘élargit ou qui se réduit selon les expériences thérapeutiques préalables et la confession religieuse des individus.

Ainsi, la division majeure est-elle celle qui distingue entre « maladies de guérisseur » et « maladies de médecin », qui recouvre toutes les maladies possibles. Mais dire, par exemple, qu‘une maladie provoquée par un acte de sorcellerie est une « maladie de guérisseur », n‘exclut que le médecin, mais ni l‘Indien, ni le pasteur, ni n‘importe quel thérapeute capable de la diagnostiquer et de la traiter en tant qu‘effet de la sorcellerie. Malgré la place importante accordée au médecin par cette nosologie, les Créoles manifestent envers la médecine moderne une méfiance assez marqué. Le traitement reçu à l‘hôpital est évalué en opposition avec la thérapeutique traditionnelle, qui est hautement valorisée.

Le médicament venu de la pharmacie s‘oppose au remède traditionnel préparé à partir de plantes et de graisses d‘animaux, sur la base de concepts qui distinguent l‘« élaboré » ou « artificiel » du « naturel »29. La qualité « élaborée » du médicament de pharmacie fait de lui un produit imparfait et, dans son essence, nuisible pour la santé ; il « calme mais ne guérit pas ». Un comprimé n‘est pas curatif au même niveau qu‘une tisane, qui nettoie l‘organisme et expulse la maladie. De plus, selon une logique qui attribue une certaine dose de « chaleur » ou de « froid » aux aliments et aux remèdes30, le médicament de pharmacie est considéré comme « chaud », étant entendue la chaleur dans son sens négatif, excessif, qui agresse l‘organisme31.

Deux correctifs peuvent se greffer alors sur la prise de médicaments : le premier, absolument général, consiste à faire une prière au moment de prendre le médicament, comme on le fait avec le remède traditionnel ; le second, moins fréquent, associe au médicament des tisanes « froides » pour éliminer la « chaleur » excessive des comprimés.

Les médicaments que l‘on rejette le plus sont ceux qui s‘injectent. la notion d‘artificiel s‘ajoute la piqûre, qui n‘a d‘équivalent dans aucune pratique traditionnelle créole. Cela conduit aussi au rejet des vaccins et surtout des perfusions. La vaccination n‘est pas une question simple : même si on reconnaît que quelques maladies ont disparu depuis que les vaccinations massives ont commencé, certaines mères ne font vacciner leurs enfants que si elles y sont obligées, ou si elles reçoivent quelque rétribution en échange.

De même, la chirurgie entre-t-elle dans le domaine de l‘artificiel, en raison de sa démarche, opposée à celle de la médecine traditionnelle : celle-ci cherche à restituer l‘équilibre perdu tout en laissant l‘organisme intact. L‘intervention chirurgicale apparaît comme la conséquence de l‘incapacité du médecin à administrer le traitement dont l‘organisme a besoin pour se défaire du mal. On n‘estime nullement méritoire une pratique qui, afin d‘extraire la maladie, nécessite d‘extraire la partie de l‘organe où elle est installée.

Ce contexte trouble souvent le médecin, qui ne s‘explique pas les conduites de beaucoup de ses malades, et il se demande pourquoi les rapports avec les Créoles posent beaucoup plus de problèmes qu‘avec les Indiens (Sturzenegger 1993). La distance avec ceux-ci est incomparablement plus importante qu‘avec les Créoles : distance des pratiques thérapeutiques impliquant l‘extase et la transe ; distance entre les extrêmes de l‘échelle sociale ; distance de la langue enfin, d‘autant plus que ce sont les femmes, qui ignorent en général l‘espagnol ou qui le comprennent à peine, qui s‘adressent le plus souvent à l‘hôpital, pour elles-mêmes et surtout pour leurs enfants.

Confronté à une situation où des « facteurs socioculturels » semblent bloquer ses rapports avec ses patients, le médecin pense à des représentations et à des pratiques directement liées à la maladie et qui entreraient en conflit avec son message. En fait, l‘attitude négative des Créoles face à la médecine moderne n‘est pas simplement le résultat de leur façon de percevoir les médicaments, la vaccination ou la chirurgie. C‘est dans le domaine des rapports sociaux et des représentations bâties à partir de ces rapports que l‘on peut trouver une explication. Le rapport du médecin avec les Indiens fait partie du rapport plus général entre Blancs et Indiens. Aux yeux des Indiens, les Blancs sont à la fois les Créoles de la région et ceux qui « viennent de dehors » (de la ville). Les Blancs sont ceux qui ont battu les Indiens dans la guerre et qui ont par la suite adopté une attitude paternaliste que les vaincus ont été obligés d‘accepter. Ils ont construit une société où les Indiens n‘ont qu‘une place marginale. C‘est aux Blancs qu‘on s‘adresse pour demander et d‘eux que l‘on peut éventuellement obtenir quelque chose. Rapport sans équivoque entre un groupe supérieur et un groupe inférieur.

Le rapport entre Créoles et médecins est d‘une toute autre nature. Pour un médecin, un Créole est un individu qui, appartenant à un niveau de civilisation inférieur au sien mais supérieur à celui des Indiens, devrait être en mesure d‘accepter la médecine moderne mais qui pourtant lui reste fermé. Cela peut conduire le médecin à adopter avec ses patients créoles une attitude paternaliste. Mais ceux-ci n‘ont aucune raison de l‘accepter : pour un Créole, un médecin est, d‘abord, quelqu‘un qui s‘est installé au village pour y faire de l‘argent. Même si dans un certain sens le médecin a le prestige de ce qui vient de la ville, cela ne suffit pas pour qu‘il fasse sentir à ses patients créoles l‘infériorité de leur tradition médicale vis-à-vis de la sienne.

Il est un autre rapport dont le médecin lui-même est absent : c‘est le rapport entre Créoles et Indiens, marqué par un mépris absolu des Créoles envers les Indiens. Aussi le médecin qui s‘adresse à un Créole comme il s‘adresserait à un Indien est-il condamné à l‘échec. Avoir avec un Créole une attitude paternaliste n‘est pas accepté parce que le Créole n‘est ni un vaincu ni un mendiant, et il en a conscience. Mais un Créole se sent également « traité comme un Indien » si le médecin fait un diagnostic qui de son point de vue correspond à une « maladie d‘Indiens ». Cette situation, assez fréquente, crée un problème sérieux, car elle se pose surtout à propos de la tuberculose. Elle conduit presque toujours le Créole à quitter son médecin et à chercher n‘importe quel diagnostic ailleurs.

Ainsi le médecin, qui se perçoit comme un technicien, apparaît-il aux yeux des autres comme un acteur social au sein de rapports et de représentations qu‘il a du mal à déceler. Un point essentiel échappe souvent aux médecins : la médecine traditionnelle est, avec l‘alimentation et le catholicisme populaire, un lieu où l‘identité créole s‘exprime très fortement. Dans ces domaines, qui sont par ailleurs très étroitement liés, le qualificatif de « traditionnel » a une valeur incontestablement positive, et par opposition, on juge négativement aussi bien la médecine moderne que l‘alimentation industrialisée ou les cultes évangéliques. Ainsi, l‘attitude face au médecin renvoie-t-elle à quelques différences essentielles entre Indiens et Créoles.

Chez les Indiens, la thérapeutique est une composante, au sein de cultes qui ont une forte valeur de cohésion sociale. La médecine moderne ne met aucune entrave à la nouvelle religion. Par ailleurs, la différence de paradigmes entre la médecine moderne et la thérapie indienne est telle, que l‘une et l‘autre deviennent complémentaires plutôt qu‘elles ne donnent lieu à des confrontations.

L‘opposé, entre un médecin et son patient créole, un certain nombre de notions en partie partagées rendent la communication bien plus difficile que si rien n‘était partagé. Par exemple, l‘idée d‘efficacité est présente dans la notion de « médicament » aussi bien pour le médecin que pour son patient, mais cette idée n‘est pas la même pour l‘un et pour l‘autre. Il en va également ainsi, entre autres, pour les notions rattachées aux termes de « dysfonctionnement » ou de « sang ». De plus, du fait que chez les Créoles le savoir thérapeutique ne se restreint pas à des spécialistes, le malade a toujours son avis sur la pratique du médecin, notamment lorsqu‘elle peut apparaître comme une menace pour la thérapie traditionnelle et pour l‘identité qui s‘exprime à travers elle. On ne doit cependant pas tomber dans le piège qui consisterait à voir dans ces freins à la communication des obstacles infranchissables, tout en ignorant d‘autres obstacles fort tangibles, tel que le fonctionnement souvent déficient des structures médicales elles-mêmes.

Une autre lecture des recours thérapeutiques

Le plus significatif qui ressort de ce qui précède est que la perception de ce qu‘offrent ces recours thérapeutiques dépend plus de l‘appartenance de celui qui en fait usage que du groupe ethnique où chaque ressource a son origine. Cela tient à ce que le système médical ne peut pas être disjoint de l‘ensemble du tissu social et de la forme des relations entre les acteurs sociaux.

Notons d‘abord que la médecine des guérisseurs créoles a indiscutablement une forte valeur identitaire. C‘est l‘espace des pratiques familiales, de ce que l‘on a vu faire depuis l‘enfance et de ce qui, dans l‘esprit de chacun, a été fait depuis toujours par des ancêtres à qui on n‘attribue d‘autre identité que l‘identité créole : la mémoire sociale a en effet effacé le lien avec les traditions hispanique et amérindiennes qui ont été à l‘origine du peuple créole. Ces traditions, même si leurs traces sont toujours présentes, sont devenues étrangères. C‘est aussi l‘espace où se rencontrent d‘autres aspects de la vie sociale qui définissent également l‘être créole, tels que le catholicisme populaire et l‘alimentation traditionnelle.

Le catholicisme populaire se caractérise d‘abord par le culte des saints, qui occupent dans la vie religieuse une place plus importante que la figure même de Dieu. L‘exercice de la thérapie traditionnelle, depuis la tisane faite à la maison jusqu‘aux rituels des guérisseurs, n‘a lieu que dans le cadre de cette religiosité où la prière aux saints est omniprésente.

Quant au lien entre la médecine traditionnelle et l‘alimentation, il apparaît dans le discours sur les effets (préventifs, thérapeutiques ou nuisibles) des aliments consommés sur l‘organisme. Le mode d‘alimentation traditionnellement créole est tout aussi valorisé que la thérapeutique créole. Ce lien se manifeste aussi dans le savoir créole sur les qualités et capacités des plantes, qui implique un savoir sur le monde vivant et sur le milieu physique environnants. C‘est, en effet, à travers son alimentation, sa religion, sa géographie, et sa médecine, que la société se reconnaît. partir de ce noyau de marqueurs identitaires l‘interprétation aboutit toujours à la valorisation de ce qui représente la tradition créole.

Mais des groupements religieux contestent cette identité. Les charismatiques adoptent des formes cultuelles et thérapeutiques non seulement étrangères à la tradition, mais aussi contraires à elle. Les évangélistes y ajoutent l‘élimination des saints au profit de la Bible et du saint-esprit. Dans un cas comme dans l‘autre, ce sont des rassemblements d‘individus marginalisés à qui l‘identité créole traditionnelle ne suffirait peut-être pas et qui se tournent vers une autre en adhérant à un groupe très intégré où les liens entre les membres sont particulièrement forts. Cette contestation se fonde avant tout sur des raisons sociales dont la dimension religieuse n‘est qu‘une conséquence. En effet, on n‘invoque jamais des raisons spirituelles à l‘origine de la conversion ; la maladie est la cause des premiers contacts, mais elle n‘est pas nécessairement une raison suffisante pour rester dans le groupe, dès que la santé a été recouvrée ; les facteurs qui y conduisent les individus doivent être cherchés dans leur intégration difficile à la société créole.

La médecine, issue quant à elle de l‘État national et de la science, représente la modernité. Or, on adhère à la modernité tant que cette adhésion n‘implique pas de renoncer à sa propre identité. Les biens de consommation et les objets d‘origine industrielle qui constituent des signes d‘aisance économique sont vraiment désirés, même s‘il s‘agit de produits plus chers, moins confortables ou de moindre qualité que les produits traditionnels équivalents. Mais on cherche, par ailleurs, à maintenir l‘identité créole traditionnelle : la différence entre le toit de paille et le toit de tôle ondulée distingue le Créole « retardataire » du Créole progressiste, tandis que le maintien de la religion, de la médecine et de l‘alimentation traditionnelles est une façon de valoriser son identité. Les médecins et la médecine qu‘ils pratiquent ne bénéficient pas du prestige social attaché à ce qui vient de la ville. Le moderne, le technique, l‘artificiel des pratiques médicales sont évalués négativement par opposition à ce qui définit la pratique traditionnelle. La médecine de l‘hôpital, que l‘on accepte en tant qu‘individu, est en même temps celle que l‘on rejette dès que l‘on veut s‘affirmer en tant que créole.

Par contre, l‘appartenance du personnel infirmier au groupe créole et son adhésion à la tradition font de lui un introducteur de la médecine moderne acceptable pour la population. L‘inobservance, de la part des Créoles, du traitement administré à l‘hôpital, ne semble pas aussi importante lorsque le soignant est l‘infirmier. Celui-ci est bien placé pour intégrer la modernité dans le champ de la médecine, sans que cela implique la perte de l‘identité traditionnelle.

Les Indiens sont l‘expression de l‘ambiguïté de l‘exotique : leurs rituels produisent la peur de ce qui relève d‘une altérité presque inhumaine, les individus sont redoutés à cause du pouvoir qui leur est attribué, mais en même temps ce pouvoir les valorise. Ces deux images s‘unissent dans la figure de « l‘Indien qui soigne ». Sa situation de marginalité se concrétise dans le fait que, en tant que thérapeute des Créoles, il est situé en dehors de sa tradition ethnique ainsi qu‘en dehors de celle de ses patients : en imitant le chamane et le guérisseur, il ne devient pas ni l’un ni l’autre. C‘est en fait un thérapeute fabriqué par l‘imaginaire créole.

Ainsi, la lecture sociologique de l‘ensemble formé par les recours thérapeutiques montre que chacun est l‘un des lieux à travers lesquels s‘articulent des valeurs des différents sous-ensembles sociaux.

Le système médical apparaît comme un révélateur privilégié de la trame d‘un univers social fait d‘acteurs, de comportements et de représentations ; l‘explicitation des conduites de soin ne se limite pas à montrer comment s‘exprime une culture mais elle montre aussi comment s‘exprime et fonctionne une société.


Chapitre IV

La nature, ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas

« Nature », c‘est la nature en tant qu‘univers physique, la nature d‘un remède, la nature d‘un être humain, ou encore la qualité naturelle d‘une plante. Au Chaco, ce terme n‘a pas la même signification que dans d‘autres régions où l‘on parle également l‘espagnol. J‘analyserai ici comment s‘établit et s‘étend le champ sémantique de « nature » et de « naturel » chez les Créoles du Chaco, ainsi que d‘autres notions qui s‘intègrent à ce champ, ou qui s‘y opposent.

Que ce soit dans la brousse, au long du chemin ou près de la maison, il se peut qu‘un arbre ne vous aime pas. Le consensus s‘établit aisément pour dire qu‘il s‘agit alors de l‘arbre dénommé quebracho, sous l‘une ou l‘autre de ses deux variétés : colorado (Schinopsis balansae) et blanco (Aspidosperma quebracho). Mais l‘accord à ce propos n‘est pas général. Certains disent que seule la variété colorada peut avoir un sentiment, d‘autres assurent que non seulement les deux variétés de quebracho mais aussi l‘algarrobo negro (Prosopis nigra) en sont capables ; selon d‘autres cela peut arriver (ne serait-ce que de manière exceptionnelle) avec un arbre de n‘importe quelle espèce. En tout cas, tout le monde est d‘accord pour dire que c‘est l‘hostilité d‘un quebracho colorado qui a les conséquences les plus graves pour un être humain.

En été, les arbres ont de la force. « En hiver, quand il fait froid, rien n‘a cette force-là qui dégage de l‘air48, mais en été oui » (Amalia Pardo). Or, en été, le quebracho est en fleur. Par nature, sa fleur « a de l‘air ». Il ne s‘agit pas de l‘air que nous respirons, mais d‘un élément capable de rendre quelqu‘un malade. Par nature également, le quebracho est jaloux. La jalousie du quebracho est l‘expression du sentiment négatif de l‘arbre, qui peut rendre malade celui qui, n‘étant pas aimé par lui, passe près de lui. La maladie en question est « l‘air du quebracho », qui peut prendre deux formes : la plus grave laisse la victime dans un état de semi paralysie ; l‘autre, nommée aussi « sarna del quebracho49 », a pour symptôme principal l‘apparition d‘éruptions cutanées qui sont cause de démangeaisons.

On peut traiter de plusieurs façons l‘air du quebracho. Pour lutter contre la forme bénigne de l‘affection, la sarna del quebracho, on accomplit un acte rituel assez simple qui vise à « se faire compère » avec le quebracho. Dès que le malade se réveille, au soleil levant, il s‘approche d‘un quebracho quelconque. En arrivant de l‘est vers lui, il lui dit « Bonjour, compère ! », il laisse à côté de lui l‘offrande d‘un « gâteau de cendres » (une pâte faite avec des cendres et de l‘eau) et il attache une ficelle rouge autour de son tronc. Puis il rentre chez lui en reprenant le même chemin, sans se retourner pour regarder.

La jalousie du quebracho et l‘air de sa fleur « sont quelque chose de la nature même, de l‘arbre même » (Manuela Pardo). En été, saison de la chaleur, la nature déploie toute sa force, à l‘inverse de ce qui se passe durant la période hivernale. L‘air du quebracho, dans ses deux formes cliniques, est une maladie naturelle. Son étiologie tient à la jalousie du quebracho et à l‘air de sa fleur, mais la nature de la victime agit aussi comme adjuvant. De plus, c‘est la nature du quebracho qui lui permet de guérir la maladie qu‘il a lui même provoquée, et le soleil levant a une nature que l‘on peut faire intervenir dans la thérapeutique non seulement de cette affection mais aussi d‘autres.

La signification de « nature », telle qu‘elle se dégage du paragraphe précédent, pourrait sembler aisément intelli-gible dans chacun des contextes où le terme est employé. Pourtant, l‘explication détaillée de son sens, ainsi que de ses nuances, est nécessaire si l‘on vise à comprendre cette notion dans toutes ses dimensions.

Un monde sensible a l’homme

La nature en tant qu‘univers physique n‘est pas perçue au Chaco de la même manière que dans les manuels de biologie. Le cas du quebracho colorado nous parle d‘une nature qui n‘est pas indifférente à la présence de l‘être humain. Ce n‘est pas le seul : la rue (Ruta chalepensis) aussi est une plante « jalouse », non pas parce qu‘elle fait tomber des gens malades mais par sa tendance à sécher si quelqu‘un qui n‘est pas son propriétaire s‘approche d‘elle pour cueillir ne serait-ce que quelques feuilles. D‘une manière générale, la « jalousie » d‘une plante consiste en un mode particulier de réaction qui obéit, dans le cas des plantes, à un sentiment d‘insociabilité. Ainsi la rue, par sa jalousie, oblige son propriétaire à la mettre loin de la portée des visiteurs et des voisins, ce qui empêche en même temps leurs regards, que la plante n‘apprécie pas. La jalousie du quebracho et ses conséquences obligent également l‘homme à adopter une attitude particulière envers lui : l‘exigence thérapeutique de se faire compère avec l‘arbre dans une société où ce lien de parenté rituel oblige sérieusement à l‘amitié et au respect à vie, est extrêmement significative : le rituel oblige le quebracho à abandonner son attitude asociale qui a été à l‘origine de la maladie.

Ces deux exemples, et d‘autres, n‘impliquent pas que toutes les entités du monde physique se conduisent de la même façon, qu‘elles éprouvent une certaine capacité de réaction devant la présence de l‘être humain ou qu‘elles soient douées de « quelque chose » qui leur confère de la volonté ou des sentiments. Nous sommes loin des sociétés où toutes les entités du monde naturel ont « quelque chose » que les ethnologues ont généralement traduit par « âme », sociétés dans lesquelles ces entités s‘organisent en groupes, sous la tutelle d‘un « maître ». On est plutôt dans un monde où tout se passe comme si une sorte de principe de vie avait touché certaines entités, une minorité d‘entre elles, et leur avait donné une dose de volonté et une singulière capacité de réaction.

Cela n‘implique pas que l‘intégration du quebracho ou de la rue au monde physique soit différente de celle de l‘algarrobo ou de l‘oranger, par exemple. On ne pourrait pas dire qu‘il existe une discontinuité au sein de l‘ensemble des plantes : touché ou non par cette sorte de principe de vie, chaque arbre est un arbre au même titre que tous les autres, chaque arbre est aussi « naturel » que tous les autres. Mais en même temps, cette façon de penser la nature admet qu‘un certain arbre manifeste un comportement qui va au-delà de ce qui est strictement végétal, comportement qui, en principe, ne serait pas attribué à tous les arbres. Par suite, le fait de pouvoir attribuer à l‘un d‘entre eux un comportement déterminé, comme celui du quebracho, rend possible qu‘un autre arbre, perçu dans le même cadre, se voit éventuellement attribuer la capacité de rendre quelqu‘un malade au moyen de son air. N‘importe quel arbre peut alors être mis en cause, il suffit qu‘un jour un homme ait soupçonné chez lui la présence d‘air et de jalousie.

Un autre arbre, le palo-cruz (Tabebuia nodosa), assez courant au Chaco, fleurit trois fois par an. Il est également nommé « l‘almanach créole » car, par l‘intensité de la couleur de ses fleurs, il annonce des pluies ou de la sécheresse pour la période qui suit immédiatement chaque floraison : si ses fleurs sont d‘un jaune vif, il y aura des pluies ; si elles sont plutôt blanchâtres, il y aura de la sécheresse. Il ne s‘agit pas d‘une perception qui parte du raisonnement – vrai ou faux, peu importe – selon lequel la couleur de la fleur serait le résultat d‘un processus climatique déterminé qui serait suivi par une période ayant telles ou telles caractéristiques. Il s‘agit d‘un savoir ancien, attribué à l‘observation des gens de la campagne. Observation et savoir qui, coïncidant ou non avec la réalité climatique, ne se limitent pas à cette référence à la tradition mais qui ont incité les Créoles à voir chez le palo-cruz la capacité d‘annoncer le climat. Capacité qui dans la région reçoit de manière indistincte les noms de « vertu », « secret », « nature », et qui a été déposée dans l‘arbre par la main de Dieu. Cette capacité, cette « nature », sera analysée un peu plus loin.

Certains animaux aussi ont la capacité d‘annoncer des événements au moyen de leur cri ou de leur présence : un renard qui se laisse voir ou entendre dans les environs d‘une maison, annonce la proximité de la maladie pour l‘un des membres de la maisonnée ; un caburé (Glaucidium ferox) qui vole près d‘une autre maison, annonce l‘arrivée de visiteurs.

Un jour Doña Amalia me montrait les plantes de la cour de sa maison. un moment, elle évoqua combien il était difficile de les faire pousser, à cause du manque d‘eau et de la présence des fourmis. Elle nomma tous les produits chimiques qu‘elle avait essayés pour tuer les fourmis, et elle me dit enfin qu‘en réalité il n‘y avait pas de produit comparable à la queue de fourmilier pour lutter contre elles. Ma pensée était sur le registre des poisons efficaces et je croyais qu‘elle me parlait d‘une décoction toxique pour les insectes qu‘elle préparait à la maison. Mais la procédé était beaucoup plus simple : il faut éparpiller des poils de fourmilier dans toute la cour ; les fourmis ne reviendront plus, croyant que dans cette cour habite un fourmilier et craignant qu‘il ne les mange.

L‘heure de l‘angélus, les Créoles entendent parfois une voix qui dit : « Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » C‘est le pajarito de San Francisco51, qui de cette façon fait sa prière à Dieu en se couchant, avant de dormir.

Des plantes qui réagissent pour une raison affective, des plantes et des animaux qui annoncent des événements de l‘avenir immédiat, un insecte que l‘on peut tromper en vertu de sa capacité d‘association d‘idées, un oiseau qui a l‘habitude non seulement humaine mais chrétienne de prier. Ces faits qui se passent dans le monde créole montrent la continuité entre les êtres humains et la nature : même si l‘affectivité, le raisonnement, la connaissance et la religiosité sont considérés, en principe, comme des caractéristiques spécifiquement humaines, ils peuvent s‘incarner parfois dans un animal ou dans une plante comme pour attester, dans les faits, que la qualité du monde environnant n‘est pas essentiellement différente de celle du monde humain.

Vivre les discontinuités…

Or, lorsque le monde physique dans lequel se déroule la vie des hommes est perçu à travers le prisme de l‘espace et du temps, le regard reconnaît en eux des discontinuités.

… de l’espace…

Au sein de l‘espace où les habitants de la région se déplacent habituellement, deux milieux s‘opposent clairement : la brousse (el monte) et le village (el pueblo). Le village est un lieu familier, relativement à l‘abri de l‘inconnu, où, même s‘il peut arriver que se manifestent des esprits ou d‘autres êtres inquiétants, rien n‘atteint l‘intensité, la gravité de ce qui peut se dérouler dans la brousse. Cependant, le village lui-même n‘est pas un espace entièrement homogène ; au sein de ses frontières se trouve le cimetière, enclave hostile à l‘homme située au cŒur même de la résidence des hommes.

La brousse est à la fois dangereuse et imprévisible, et il est coutume, si l‘on doit la traverser, de prévenir d‘éventuelles apparitions par le port d‘amulettes et la récitation de prières. Il ne s‘agit pas, là non plus, d‘un milieu homogène. Certains lieux sont plus menaçants que d‘autres, il y a des parties du chemin dont on affirme que les manifestations de présences hostiles à l‘homme y sont très courantes. Il peut s‘agir de présences aisées à reconnaître, comme celle d‘une âme en peine. Ou, au contraire, l‘apparition a une attitude et un aspect qui ne permettent de l‘assimiler à aucun des êtres que les représentations créoles ont élaborées comme expression du nonhumain ; il peut même s‘agir d‘une présence invisible. Mais dans tous les cas, d‘une façon ou d‘une autre, il s‘agit de présences qui s‘assimilent au domaine du néfaste, du démoniaque.

Les récits sur ce sujet ont été très nombreux ; voici celui de Justino Palma :

« Il y a un passage qui est un endroit plat, plein de sable. Là un cheval ne peut passer durant la nuit. Vous n‘y voyez rien d‘étrange et pourtant on dirait que quelqu‘un attache les pattes avant du cheval, et il ne peut pas marcher ; il est obligé de sauter. Si vous descendez du cheval et que vous faites devant lui une croix avec le couteau, il marche à nouveau. Mais un peu plus loin il est encore attaché. Une charrette de bŒufs ne peut pas non plus passer par là la nuit ; les bŒufs tombent, c‘est comme s‘ils étaient dans un marécage, ils ne peuvent pas marcher. Ils se couchent et… vous ne pouvez pas passer ! Et on ne voit rien, rien, là-bas !

C‘est peut-être qu‘on ne fait pas attention à cette heure-là, et que dans ce passage il y a la luz52… Mais on ne peut pas savoir ce qu‘il y a. […] Et pendant la journée, il n‘y a rien ; c‘est pendant la nuit que ça arrive. Quel problème peut-il y avoir là-bas ? C‘est une plaine. Quel peut être le problème ? Oui, là se passent beaucoup de choses. »

Une bonne orientation dans l‘espace rend parfois efficaces les objets et les actes à finalité thérapeutique. Quand on désire préparer une tisane de plantes médicinales, on ne coupe pas pour cela n‘importe quelle pousse, mais on la choisit avec beaucoup d‘attention en fonction de son orientation par rapport au soleil. Les Créoles de Las Lomitas prennent, pour la plupart, une pousse orientée vers l‘est, car ils sont d‘accord sur le fait que « quand le soleil se lève, il vient avec toute sa force » (Amalia Pardo). d‘autres occasions, le soleil ne sert pas de référence à une orientation mais à une période de temps, ou même à l‘un et l‘autre à la fois. Mais ce n‘est pas le cas ici : il ne s‘agit pas de couper la pousse au moment où l‘on voit le soleil apparaître sur l‘horizon ; il faut seulement qu‘elle soit orientée vers l‘est, et on peut la couper à n‘importe quelle heure de la journée. l‘opposé, quelques individus choisissent une pousse orientée vers l‘ouest car ils allient à la notion de l‘efficacité solaire une autre notion qui se rattache aux propriétés de la tombée du jour, ce moment où le soleil, en se couchant, emporte avec lui les maladies. On retrouve là, sous une autre forme, l‘idée qui guide bien des attitudes : l‘acte thérapeutique peut utiliser la force du soleil.

… et du temps

Le temps de la vie est une succession discontinue de périodes qui résultent de rythmes personnels, comme de rythmes sociaux et culturels, et cela donne un sens aux heures et aux jours de l‘année. La journée s‘écoule calmement à Las Lomitas, puis survient le moment de l‘imprévisible, la nuit, où les chemins de la brousse deviennent dangereux, où on entend parfois siffler les âmes en peine.

C‘est le moment des présences redoutables, celles qui « ne sont pas de ce monde ».

Mais la journée elle-même n‘est pas un temps homogène, et cela compte en ce qui concerne l‘efficacité des actes thérapeutiques. La tombée du jour, en lune descendante, est le moment le plus propice à une série de pratiques de guérison, tout particulièrement celles qui sont destinées aux maladies de la peau : selon l‘expression de Doña Ernestina Espínola, « tout ce qui pousse sur la peau, le soleil l‘enlève et la lune l‘emporte » – le soleil qui se couche et la lune dans son dernier quartier. D‘ailleurs, ces traitements se font en regardant vers le couchant. La lune fixe la période optimale, tandis que le soleil définit à la fois la période et l‘orientation.

Dans le même ordre d‘idées, certains jours de la semaine se distinguent de la « la masse des jours qui coulent sans bruit » (Hubert et Mauss 1929 : 223). La seule description des faits montre des variantes qui pourraient être interprétées comme contradictoires : il est parfois dit que mardi et vendredi sont des jours favorables ; d‘autres fois, on affirme que l‘un et l‘autre sont néfastes car ce sont des jours où règnent les esprits diaboliques ; certains enfin affirment que l‘un est favorable et l‘autre néfaste. Cette mosaïque de réponses laisse intact le fait central, celui d‘un temps porteur de discontinuités qui lui donnent un sens dans la vie humaine. Un sens qui n‘a pas de causes connues (personne n‘a jamais pu me dire pourquoi telle ou telle journée est associée aux forces positives ou aux forces négatives) mais qui reçoit une interprétation pragmatique : mardi et vendredi découpent le cours du temps neutre, et sont des temps forts, propices à certains actes : thérapeutique, pratiques divinatoires, transmission du pouvoir à un futur guérisseur.

Voici la vision qu‘en donne Doña Ernestina :

« C‘était un vendredi qu‘elle [la guérisseuse qui l‘a initiée] m‘a donné le pouvoir. Un vendredi, parce que le vendredi est le jour de bons esprits, alors que le mardi est le jour des mauvais esprits. Le mardi sert à enlever de la personne tout ce qui est mauvais. Et le vendredi sert à lui apporter tout le bonheur de Dieu. Le vendredi est pour avoir toutes les bénédictions des saints. On dit toujours que les mardis il y a le mauvais esprit qui rôde, et qu‘il apparaît, quoi ! Comme ça ! »

Le cycle annuel lui aussi est marqué de temps forts : le 25 Décembre et le Vendredi saint sont souvent considérés comme favorables à l‘apprentissage des pratiques thérapeutiques, beaucoup plus même qu‘un mardi ou un vendredi quelconques. Cependant, pour le catholicisme populaire local, le Vendredi saint, jour où Dieu est mort, le diable règne sur le monde. « Ce jour, Vendredi saint, il faut se lever à l‘aube pour couper de l‘altamisa (Parthenium hysterophorus). Il faut l‘attacher en croix et l‘accrocher quelque part dans la maison » (Amalia Pardo). C‘est de cette manière qu‘on prévient encore aujourd‘hui, dans certains foyers, les effets éventuels d‘une puissance néfaste qui un jour par an se déploie sans frein.

Vers la fin de septembre arrive « le temps des âmes ». Le jour des morts étant proche, les âmes en peine commencent à se faire entendre chaque jour, dès les premières heures du soir, pour rappeler aux vivants qu‘elles ont besoin d‘une prière, d‘une messe, ou de l‘offrande d‘un cierge, ce qui leur permettrait d‘alléger leur châtiment ou d‘en finir avec lui. Les morts qui n‘ont pas atteint le paradis révèlent alors leur présence au moyen de sifflements nocturnes. « Ce sont des esprits qui sont morts il y a longtemps, et leurs parents n‘allument jamais de cierges pour eux ni ne prient pour eux […]. Alors, dès que ce temps arrive, ils se font entendre pour qu‘on pense à prier pour eux » (Rogelia Palma). Le 2 Novembre chacun prie pour ses morts et ceux-ci y trouvent un certain soulagement qui les tiendra silencieux jusqu‘à l‘année suivante. Bien qu‘on affirme que les sifflements des âmes ne fassent que rappeler leur souffrance, le fait qu‘elles soient tellement proches rend cette période dangereuse car l‘éventualité d‘une apparition imprévisible et aux conséquences souvent malheureuses est beaucoup plus probable que durant le reste de l‘année.

Le mois d‘août est lui aussi perçu comme dangereux. Les Créoles ont oublié les racines historiques de cette croyance, qui se trouvent dans les cultures andines, mais une série de pratiques est destinée à pallier la force de cette période, force beaucoup plus intense que celle des êtres humains et de la nature en général. Août est le mois de la maladie et de la mort par excellence.

Eugenia Frías explique :

« Mon père nous disait : « Faites attention, dans le mois d‘août il y a souvent la mort subite ; il faut prendre beaucoup de rue avec de l‘eau-de-vie. C‘est ce que notre père préparait : des bouteilles comme ça, pour toute la famille. […] Il n‘y a pas d‘explication pourquoi. Mon papa disait que c‘était le mois le plus malheureux. »

Ainsi s‘opposent, dans le temps et dans l‘espace, certains segments où peut se manifester tout ce qui « n‘est pas de ce monde », et d‘autres où la vie est en général à l‘abri de ces présences (la brousse / le village ; la nuit / le jour). Cette opposition fait contraster deux qualités d‘existence différentes dont l‘une provient de Dieu, et l‘autre du diable et des êtres « non naturels ». Notons toutefois que dans cette façon de qualifier le temps et l‘espace, le vécu du sacré, au sens où l‘entend Mircea Eliade, se réduit à la perception de ce qui est démoniaque : le temps et l‘espace où se manifeste ce qui est autre, ce qui est extraordinaire, sont associés à la figure du diable. Par contre, les temps et les lieux qui sont gouvernés ou protégés par Dieu sont bien plus vécus comme des espaces profanes que comme ceux où se manifeste un pouvoir supérieur. En effet, tout ce qui fait partie de la création se caractérise par une sacralité qui n‘établit pas de discontinuités au sein du monde de la nature. Ainsi, la propriété tinctoriale d‘une plante, la propriété curative d‘une autre, et la guérison miraculeuse appartiennent-elles à un même domaine, celui du « naturel ».

D‘autres discontinuités n‘appartiennent pas à ce champ d‘oppositions, mais elles traduisent le fait que certaines périodes et certains lieux (comme le levant et le mois d‘août) émergent du commun, manifestant une caractéristique qui n‘existe pas dans le reste de l‘espace et du temps dont ils rompent l‘homogénéité.

Naturel, surnaturel, artificiel

« L‘homme n‘est pas jeté dans la Nature comme une pure ignorance sur laquelle il n‘y a rien d‘écrit » (Lenoble 1969 : 40). Il n‘y a pas de sociétés où les hommes observent la nature comme si, avant de se disposer à l‘observer, ils ne savaient rien sur elle. Au contraire, ils savent préalablement de quelle manière et dans quel but il faut regarder ce que l‘on voit, et nous allons voir comment l‘interprétation des rapports à l‘environnement passe par les notions de « naturel », de « surnaturel » et d‘« artificiel », qui conditionnent toute observation.

Les termes « naturel » et « surnaturel » ont été employés en ethnologie avec la valeur qu‘ils possèdent dans la culture occidentale, celle d‘où l‘ethnologue est en général originaire. En ethnomédecine, surtout aux États-Unis et sous l‘inspiration de l‘idéologie du « grand partage », ils ont été utilisés comme base des catégories capables de classer des systèmes médicaux et des étiologies. La projection du modèle de pensée de l‘anthropologue a conduit à répartir certains phénomènes culturels en deux secteurs, l‘un étant nommé « empirique » ou « naturel », et l‘autre, « magique » ou « surnaturel », suivant une division qui n‘est cependant pas celle qui surgit spontanément dans d‘autres sociétés (Augé 1986 : 82-83)53. En effet, la valeur que prennent ces expressions dépendent de l‘angle sous lequel chaque culture se place pour les penser. Au Chaco les termes « naturel » et « surnaturel » sont effectivement utilisés par les Créoles eux-mêmes lorsqu‘ils qualifient tel ou tel aspect du monde. Mais l‘axe central, celui qui sépare le naturel du surnaturel est déplacé par rapport à celui qui nous sert d‘appui lorsque, partant d‘une autre perspective, nous identifions le naturel au monde matériel, minéral, végétal ou animal et le surnaturel à ce que le dépasse. Quelques exemples permettront de mieux analyser ces notions telles qu‘elles se dégagent alors.

Tous les peuples ont l‘habitude de se protéger des ennemis au moyen de mots ou formules magiques ou de talismans. Au Chaco, selon une coutume ancienne qui n‘est tombée en désuétude que depuis quelques décennies, on se protégeait au moyen d‘une prière à sainte Catherine, ou d‘une « Sainte-Catherine incarnée ». La prière, qui était secrète, permettait de devenir invisible lorsqu‘on était l‘objet d‘une poursuite jugée dangereuse. La prévention au moyen de la « Sainte-Catherine incarnée », qui était une pratique exclusivement masculine, était jugée plus efficace que la prière. Pour se protéger des poursuites de brigands ou de la police, les hommes se faisaient introduire, sous la peau d‘un bras, une petite statuette de sainte Catherine, préalablement bénie.

La petite intervention chirurgicale nécessaire dans ce cas était complètement étrangère aux pratiques des guérisseurs de la région, qui étaient incapables de la réaliser. Aussi fallait-il s‘adresser à un médecin. On allait pour cela au Paraguay, où l‘attitude des médecins par rapport aux pratiques traditionnelles a toujours été beaucoup plus tolérante qu‘en Argentine. Suite à l‘opération, l‘homme qui possédait la Sainte-Catherine incarnée acquérait la capacité de s‘évader en cas de danger : il pouvait d‘abord fuir à une vitesse extraordinaire, puis il pouvait, dans les moments les plus difficiles, se rendre invisible aux yeux de ses persécuteurs.

Autre exemple : quelqu‘un commence à se sentir malade, ou bien voit diminuer les recettes de son magasin, ou encore se trouve dans une situation qu‘il juge malheureuse. Peut-être soupçonne-t-il, ou même a-t-il la conviction, qu‘il est la victime d‘un acte de sorcellerie ? Il s‘adresse à un guérisseur en qui il a confiance et celuici lui confirme ce qu‘il craint. Le maléfice peut avoir été réalisé de plusieurs façons : l‘une, assez fréquente, consiste à enterrer un paquet de magie noire dans la cour de sa maison. Si l‘objectif était de lui nuire de manière générale (dans la santé, les finances, l‘amour), il est très probable que l‘on ait utilisé un crapaud. « Le crapaud est pour revenir en arrière, pour qu‘on puisse pas progresser. » Parmi d‘autres éléments, on peut avoir utilisé des ficelles rouges (qui symbolisent l‘origine diabolique du maléfice), des ficelles noires et de petits sachets remplis de terre de cimetière (qui transmettent la mort), la photographie de la victime (celle-ci, qui désigne l‘individu à ensorceler, est pinchada en cruz (transpercée en croix), c‘est-à-dire, traversée par une croix faite de piqûres d‘épingles. La fabrication du paquet doit avoir été accompagnée d‘une formule magique, adressée au diable, et récitée deux fois. Pour détruire le maléfice, le guérisseur déterre le paquet, brûle son contenu, en accompagnant son acte de prières prononcées trois fois car elles sont adressées à Dieu et aux saints. Il entreprend enfin la « guérison de la maison », qui consiste en fumigations, assorties d‘autres prières et d‘aspersions d‘eau bénite.

En raison de la signification culturelle de l‘adjectif « naturel », on ne considère pas comme également naturels tous les êtres qui existent dans le monde : un crapaud au bord d‘une lagune est perçu comme naturel, mais il n‘en est pas de même d‘un autre que l‘on trouve dans un paquet de magie noire. l‘opposé, ce ne sont pas tous les êtres classés comme naturels dans l‘univers créole, ni leurs propriétés, qu‘une optique positiviste accepterait comme tels. En ne considérant que les propriétés que la biologie leur donne, elle placerait hors du naturel le fait que le basilic (Ocimum cf. basilicum) soit utilisé, entre autres, pour chasser les mauvais esprits, ce que les Créoles jugent comme une propriété seulement naturelle.

De même, la Sainte-Catherine incarnée, qui est à la fois un objet fabriqué par la main de l‘homme et aussi la représentation d‘un être doté d‘un pouvoir supérieur, entre également dans la catégorie du naturel. Cette vision traduit la façon dont s‘établit la division entre ce que les Créoles appellent « naturel » et « surnaturel ». Le naturel, qui porte la marque du bien, se regroupe autour de la figure de Dieu, et il inclut tout ce que Dieu a créé ou en quelque sorte touché grâce au pouvoir de sa bénédiction. C‘est pour cela que non seulement la Sainte-Catherine incarnée, mais aussi le pouvoir qu‘elle confère à celui qui la porte dans son bras, sont de l‘ordre du naturel. Le don qu‘un guérisseur reçoit de Dieu ou d‘un saint est lui aussi naturel, de même que tout acte thérapeutique réalisé au moyen de ce don. Est également naturelle une maladie que Dieu a envoyée ou permise, c‘est-à-dire une affection à l‘origine de laquelle la volonté du diable n‘a pas participé. Bien entendu, la bénédiction qui rend sacré un objet est elle aussi naturelle. Sont également naturelles, et naturelles au même niveau, toutes les sortes d‘eau, que ce soit l‘eau du robinet, l‘eau de pluie, l‘eau exposée au soleil55, l‘eau exposée au serein56, l‘eau curative préparée par un guérisseur57 ou l‘eau bénie par le curé.

Au sein de cette catégorie du naturel, il existe une continuité entre les entités qui sont « naturelles sans plus » du seul fait qu‘elles font partie du monde physique, et celles qui, ayant été touchées par le pouvoir de Dieu, portent en elles une empreinte particulière. Ces dernières sont jugées comme plus sacrées, mais elles n‘en sont pas pour autant plus, ou moins, naturelles que les premières : l‘eau bénite est plus sacrée que l‘eau de la lagune, mais aussi naturelle qu‘elle. Ce qui ne contredit pas l‘affirmation selon laquelle l‘eau bénite a « plus de nature » que l‘eau de la lagune, mais cela sera analysé plus loin58.

On ne pourrait pas dire non plus que le miracle s‘oppose au naturel. Au contraire, le pouvoir qui rend possible l‘acte que nous appelons miraculeux, ainsi que cet acte lui-même – qu‘il soit accompli par l‘homme, par un saint ou par Dieu -, n‘ont rien en euxmêmes qui les écarte du domaine du naturel : le miracle, en tant que suprême manifestation du pouvoir de Dieu, est essentiellement naturel, tout autant que peut l‘être par exemple une plante, qu‘il s‘agisse de la plus appréciée des plantes médicinales ou d‘une simple herbe sans nom du bord du chemin. En effet, il n‘y pas de différence qualitative entre ce qui est miraculeux et ce qui est seulement naturel ; cette différence est en réalité quantitative : le miracle est une manifestation plus intense que d‘autres d‘un pouvoir qui reste naturel. D‘ailleurs, opposer le naturel et le miraculeux serait immédiatement démenti par la façon dont est perçu le monde physique. Une part importante des entités classées comme naturelles agit au moyen d‘une capacité intrinsèque qu‘il est impossible et en tous cas erroné de dédoubler en propriétés organiques et pouvoir magique. Prenons le cas d‘une plante médicinale. Elle a – ou se voit attribuer – une vertu curative déterminée. Propriété qui n‘est pas seulement un attribut de la plante en tant que simple organisme, mais qui est, en même temps, un pouvoir, « un mystère qu‘il y a dans la nature de cette plante ». Il n‘y a pas d‘incompatibilité entre ce que l‘ethnologue appellerait physique et ce qu‘il pourrait qualifier de magique : des propriétés qu‘une perspective positiviste ne peut comprendre qu‘en les considérant comme qualitativement distinctes, se trouvent fusionnées dans une pensée pour laquelle chaque entité est une totalité insécable. De la sorte, il n‘est ni possible ni pertinent d‘essayer de tracer une frontière entre la propriété organique et le pouvoir magique.

Au pôle opposé du naturel, celui du « surnaturel », se trouvent les êtres, les actes et les objets qui ont pour point commun leur relation avec la figure du diable, qu‘ils dérivent de lui ou qu‘ils lui soient associés. Un acte de magie noire est surnaturel, de même que le paquet utilisé dans le maléfice, la prière prononcée par le sorcier en fabriquant ce paquet, et les effets de l‘ensorcellement sur la victime. Le sont également, surtout dans le contexte de la sorcellerie, une série d‘animaux considérés comme les créatures du diable59, parmi lesquels se trouvent le crapaud, largement utilisé dans la sorcellerie, le serpent, l‘araignée, le singe et le chat.

Dans le contexte de cette classification, ce qui est « surnaturel » est également nommé « artificiel ». Il ne s‘agit pas de synonymes absolus, car « artificiel » a un champ un peu plus réduit : seule la qualification de surnaturel convient au pouvoir du diable, alors que ce que réalise le sorcier au moyen de ce pouvoir peut être qualifié de surnaturel ou d‘artificiel indistinctement. Le terme « artificiel » réfère au travail de médiateur du sorcier qui manipule une dose de pouvoir diabolique pour confectionner des paquets de magie et pour provoquer le mal en forçant le cours naturel des choses. « Artificiel » évoque ici ce qui est faux, ce qui est factice, ce qui est réalisé par l‘homme à partir de quelque chose qui ne lui est pas offert par le monde naturel ou à partir de quelque chose qui, bien que provenant du monde naturel, est « dénaturé » au moyen de sa technique, de son travail, de son « artifice ».

Il ne s‘agit pas du seul sens qu‘« artificiel » prend chez les Créoles. Le terme a une autre acception qui sera analysée plus loin60, et qui n‘est pas assimilable à celle que l‘on vient de définir. Mais dans un cas comme dans l‘autre, le terme « artificiel » n‘est pas neutre et il porte en lui une charge négative.

Le non-naturel

Il existe des êtres qui restent en dehors de la division entre naturel et surnaturel. Il s‘agit des nombreuses apparitions de la nuit et de la brousse, celles dont on dit qu‘elles « ne sont pas de cette vie », qu‘elles « ne sont pas de ce monde ». Ces êtres se caractérisent par un comportement non-humain, souvent agressif, qui est le signe de l‘absence de la qualité de « naturel ». Par contre, on ne leur attribue aucun lien de filiation avec le diable, raison pour laquelle ils ne sont pas non plus des êtres surnaturels. On les reconnaît seulement comme des êtres « non-naturels » ; mais parce qu‘ils représentent l‘Autre, inconnu et hostile, parce qu‘ils ont un aspect et un comportement effrayants, on les associe à la sphère du diable. Cette association n‘implique pas une confusion, car les deux catégories restent distinctes : s‘il arrive que le diable et les choses du diable puissent être qualifiés de « non-naturels » (outre le fait qu‘ils sont « surnaturels »), c‘est seulement parce que la catégorie du « non-naturel » englobe celle de « surnaturel », qui est plus spécifique ; par contre, on n‘entendra jamais dire que les êtres « qui ne sont pas de cette vie » sont surnaturels.

L‘association des êtres non-naturels à la sphère du diabolique s‘exprime souvent à demi-mot, et elle apparaît plus dans le geste et le ton de la voix de l‘informateur que dans les mots de son discours. Certaines pratiques destinées à lutter contre eux, pour les chasser ou pour les éliminer, montrent bien qu‘ils n‘appartiennent pas à l‘univers des êtres et des choses qui ont leur source en Dieu. Ces pratiques traduisent, par contre, leur association avec le surnaturel. Par exemple, le voyageur qui doit traverser la brousse, surtout le soir, se sert à titre de protection des objets (chapelets, images religieuses, médailles) dont il se servirait également pour se protéger du diable. Il existe également des pratiques destinées à protéger une maison des âmes en peine et des loups-garous qui rôdent autour d‘elle, pratiques qui sont exactement les mêmes que celles que l‘on destine à contrecarrer les influences nuisibles d‘un paquet de magie noire jeté à côté de la maison : ainsi, dans ces cas, le « non-naturel » et le « surnaturel » sont-ils conjurés de la même manière. On peut demander à un spécialiste de réaliser à titre préventif le rituel de « guérison » de la maison ; on peut aussi, soi-même, sans faire appel au spécialiste, asperger d‘eau bénite le pourtour de la cour en prononçant une prière. Certaines plantes de la cour ont le même rôle, comme par exemple la rue, « parce que la rue chasse les esprits61, chasse le mal » (Manuela Pardo).

On ne cherche pas seulement à chasser les êtres non-naturels ; on peut aussi essayer de les éliminer. Les moyens qui normalement provoquent la mort des humains n‘y suffisent pas. Pour cela, on mentionne souvent la nécessité d‘utiliser une « balle bénite », la seule à pouvoir tuer un être qui n‘est pas de ce monde. Cette balle à cartouche d‘argent, avec une petite croix incisée à son extrémité, a reçu la bénédiction du curé pendant la messe, ou celle du guérisseur, puis elle a été immergée dans de l‘eau bénite. Ce procédé ne vise pas à donner au projectile une meilleure précision, mais à le rendre utilisable contre des êtres sur lesquels une balle ordinaire serait inefficace.

Les êtres non-naturels occupent une place importante dans la vie quotidienne ; nous présenterons par la suite les plus fréquemment évoqués. Il faut remarquer que dans des lieux redoutables de la brousse, dans le cimetière, ou pendant certaines nuits, ce n‘est pas la présence du diable qui se fait sentir, mais celle de ces êtres, notamment sous la forme de l‘âme en peine, ou du loup-garou. Il est très rare de rencontrer le diable lui-même. Cela traduit la prépondérance de la vision des originaires du Paraguay sur celle des gens de Salta, où la présence du diable (à travers des apparitions, des pactes, des initiations de tous genres à des arts qui impliquent une maîtrise singulière) est beaucoup plus forte.

Premier cas : le loup-garou. Au cours de mon dernier voyage à Las Lomitas j‘ai appris qu‘un jeune homme d‘une vingtaine d‘années était venu occuper la place de l‘ancien loup-garou du village, âgé de plus de quatre-vingts ans. La croyance à la licanthropie est très vivante. L‘homme-loup voyagea dans la légende des conquistadors et des colons espagnols établis en Amérique ; dans certains endroits elle persiste encore, dans d‘autres elle a disparu. Au Paraguay, elle s‘est introduite dans la mythologie guarani où elle s‘est confondue avec celle du septième fils du méchant Taú et de la belle Keraná, qui était « seigneur de la nuit et compagnon de la mort, qui habitait les cimetières et mangeait de la chair des défunts. Il était laid, il avait des cheveux longs et sales, sa pâleur était mortelle et son odeur, fétide, il répugnait et provoquait la panique » (González Torres 1980 : 71).

Le nom de « lobisón »62 rappelle l‘origine européenne de la croyance ; dans une région que les loups n‘habitent pas, le loup-garou a pris la forme d‘un chien. Lorsqu‘un couple a sept fils de suite, c‘est-à-dire sept garçons sans aucune fille entre eux, le septième est loup-garou (dans la France rurale, cet enfant était « le marcoux » et détenait des dons).

La métamorphose du loup-garou s‘accomplit les mardis ou les vendredis de pleine lune : l‘homme fait trois cabrioles dans un carrefour (ou sur des cendres), et il prend l‘apparence d‘un chien « noir, grand et poilu, à la tête grande et aux yeux scintillants » (González Torres 1980 : 77), puis il part vers le cimetière pour manger de la chair de cadavre. Il rôde aussi dans le village, où il mange des restes de nourriture et des excréments de poule, et où sa présence se fait sentir à cause de l‘attitude des chiens qui, en le voyant, ont peur, hurlent, et parfois le suivent mais sans oser se battre avec lui. Avant que le soleil ne se lève, il se roule encore là où avait eu lieu la transformation initiale pour récupérer son allure humaine, et il rentre chez lui. Jusqu‘à la prochaine transformation, sa conduite sera la même que celle du reste de la population.

On est loup-garou par un destin auquel on ne peut pas échapper, qui tient au rang de naissance qu‘on a dans la famille ; quelquefois, un châtiment divin ou une faute paternelle indéfinissable semblent favoriser ce destin. Par contre, le fait d‘être, loup-garou n‘est jamais associé à l‘intervention du diable. Le loup-garou est un homme véritable et un vrai chrétien qui, à certains moments, abandonne sa nature humaine pour en adopter une autre qui n‘est ni humaine ni animale, et qui semble entrer dans une catégorie que l‘on ne sait pas bien définir.

« Le loup-garou est né comme ça ; c‘est une maladie irrémédiable. Ce n‘est pas une maladie ; c‘est une chose naturelle : quand il est né, il est né comme ça. Alors, quand il grandit, il commence à avoir envie de sortir pour se transformer en chien. Parce qu‘il est déjà né comme ça ; et on dit que la cause c‘est les sept fils. Le loup-garou est un chrétien, mais quand tout ça lui arrive, il a une nature, un désespoir… Peut-être que la première fois, il ne sait pas ce qui va lui arriver. Mais il veut sortir, et il sort. Dès qu‘il sort, il se roule trois fois par terre ; quand il se met debout, il est déjà un chien grand comme ça !

- Y a-t-il des explications sur la manière dont le corps change ?

- Bien sûr ! Parce que le loup-garou a un pouvoir. Il est né avec un pouvoir surnaturel dans son âme, dans son corps ; c‘est pour ça qu‘il est loup-garou. […]

- Ce pouvoir surnaturel vient du diable ?

- Il ne doit pas venir du diable ; il vient du pouvoir des sept garçons. Il est déjà né avec ça. Il se peut que sa maman soit une femme très catholique, et son père aussi, mais par malheur il leur arrive d‘avoir les sept garçons de suite […].

- Le loup-garou, quand il a sa forme humaine…

- … c‘est une personne normale.

- Est-il complètement normal ?

- Complètement normal !

- Il a un esprit normal ? Du sang normal ?

- C‘est quelqu‘un avec qui l’on peut discuter de la même manière dont nous discutons en ce moment.

- Est-il méchant ?

- Non ! Il n‘est pas méchant. C‘est quand il est transformé qu‘il est méchant ; là oui. Mais une fois qu‘il est redevenu chrétien, il n‘est pas méchant. Ou il peut l‘être comme n‘importe quel autre, mais en tant que voisin, en tant qu‘ami, il est comme tout le monde. Mais au moment où il se transforme, là il est méchant. […] On dit que le loup-garou est un animal…, Un animal…, Je n‘en sais rien !, un chrétien… Je ne sais pas comment l‘appeler, car il est un chrétien et en même temps un animal. Ça vient de Dieu, parce que ça vient par le pouvoir des sept garçons, dont le dernier est né loup-garou. La maman ne le sait pas ; elle s‘est occupée de lui avec amour, comme de tous les autres, parce qu‘elle ne le sait pas. Mais quand les sept garçons sont nés et que le loup-garou est né, on dit qu‘il n‘a pas le pardon de Dieu. Pourquoi ? Parce qu‘il se transforme en chien, parce qu‘il mange le caca des poules, parce qu‘il mange les autres chiens, parce qu‘il creuse les tombeaux pour manger. Donc il n‘a pas le pardon de Dieu. Même s‘il a été baptisé.

- Il sait ce qu‘il fait ?

- Il en est conscient mais il ne peut pas y remédier. Il en est conscient. Et peut-être il sait qu‘il est en train d‘agir très mal, mais quand il se met à creuser un tombeau pour manger cette chair-là, aussi pourrie qu‘elle soit, il la mange. Pourquoi fait-il ça ? Moi, je ne ferais jamais ça ; une personne normale ne fera jamais ça. Mais lui, dès qu‘il se transforme en chien, il a déjà cet esprit-là, il a l‘« être » de ce chien. Et alors il mange n‘importe quoi. Mais il ne peut pas dire que quand il redevient un homme il ne se souvient pas de ce qu‘il a fait ; bien sûr qu‘il s‘en souvient ! Mais s‘il a fait ça, il ne sait ni comment ni pourquoi. C‘est parce qu‘il est déjà comme ça. C‘est quelque chose d‘horrible ! […]

- Quel âge on commence à se transformer quand on est comme ça ?

- Très tôt. Parce que de très petits, ils ont cette manière d’être différent de celle des autres enfants. Alors, probablement par la force de cet autre sang qu‘ils ont, de cet autre esprit… Parce qu‘il a un autre esprit ; ce n‘est pas l‘esprit normal qu‘on a tous. […]
- Qu‘est-ce qui arrive avec l‘âme du loup-garou quand il meurt ?

- Il n‘a pas le pardon de Dieu. Et la personne qui n‘a pas le pardon de Dieu, passe son existence à déranger ; il est un peu partout, il demande aux uns et aux autres de l‘excuser… Pourquoi il n‘a pas le pardon de Dieu ? Parce qu‘il a un autre esprit quand il se transforme en animal et qu‘il mange de la chair humaine. » (Amalia Pardo)

La bruja est la version féminine du loup-garou. Las Lomitas, la dénomination de « bruja » (« sorcière » en espagnol) ne correspond pas à la sorcière qui pratique la magie noire et qu‘on désigne au moyen d‘expressions telles que « une personne qui fait du mal », « une femme qui fait de la sorcellerie ». La bruja de Las Lomitas, personnage qui existe aussi au Paraguay, est une femme qui les vendredis et les mardis de pleine lune prend l‘apparence d‘un oiseau et un comportement non humain. Elle est la dernière d‘une série de sept filles. Pour se transformer, elle se roule trois fois sur les cendres ; alors elle prend son aspect d‘oiseau et s‘éloigne en volant pour aller à la rencontre de ses congénères et parcourir des lieux éloignés. En ce qui concerne son « humanité » ou son absence d‘humanité, le discours est aussi ambivalent que dans le cas du loup-garou.

Beaucoup affirment l‘avoir vu voler près de leur maison, et avoir entendu son rire dans la nuit du Chaco. « Celle-là existe. Elle peut être là, à discuter avec vous, et comment pouvez-vous savoir si elle est une bruja ? Ça c‘est quand il y a sept filles. Sais-tu ce qu‘elle fait ? Il n‘y a rien au monde qu‘elle ne sache pas, parce que de nuit elle parcourt le monde entier. Je vais vous raconter. Moi j‘ai vu, parce que mes yeux voyaient. Ibarreta il y avait une femme qui s‘appelait Victoria, et il s‘est avéré qu‘elle était bruja. Elle demandait toujours à la fille d‘une voisine d‘aller dormir avec elle, pour lui tenir compagnie la nuit. Moi j‘étais là-bas cette fois-là, et il y avait trois autres personnes. Et cette fille est revenue à minuit, effrayée, elle disait qu‘elle dormait seule et qu‘elle ne trouvait pas la dame [la bruja] ; la nuit est tombée et la dame n‘y était plus. Et ce qui avait fait peur à la fille c‘est qu‘elle avait trouvé le corps de la dame comme ça, contre le mur de la cuisine, debout et vivant. Il était là-bas, et il respirait, mais il n‘avait pas de tête. Cette fille a vu ce corps sans tête et elle a eu peur ; elle est partie chez sa mère en hurlant. Alors nous sommes allés voir. Moi aussi j‘ai vu le corps sans tête de cette personne-là, de la dame, qui respirait par ici [par le larynx]. On a passé toute la nuit sans dormir. On est restés jusqu‘à l‘aube sans dormir, à regarder pour voir ce qui se passait, pour voir à quelle heure revenait la tête. Et à un moment donné nous avons entendu, vers 4 heures du matin, que venait une sorte de canard. Plat !, il est descendu à côté de la cuisine. Des ailes énormes, comme ça, de chaque côté de la tête de la dame. C‘était comme un canard, avec deux ailes ! Voulez-vous savoir ce qu‘il a fait ? Cette tête s‘est roulée trois fois sur les cendres du foyer. Et juste après ça, elle était bien à nouveau, comme une personne. C‘est un mystère ! Moi aussi j‘ai eu peur cette fois-là ! Mais je suis curieuse. Cette dame nous a vus, mais elle n‘a pas parlé, elle n‘a rien dit.

Nous avons raconté tout cela à un monsieur qu‘il y avait là-bas, un de ces correntinos64 de pur sang, qui nous a dit : « Vous verrez. Ce soir on ira chez elle ; je sais comment je vais y remédier – nous ne savions pas ce qu‘il ferait – et vous en serez témoins. J‘irai chercher deux agents de police pour qu‘ils voient, eux aussi, ce qu‘est la bruja. » Ces correntinos parlent toujours de la bruja dans leurs bouquins, car ils la connaissent ; du loup-garou aussi, c‘est pareil. Nous avons attendu la nuit encore une fois. 8 heures du soir, la dame est venue pour demander encore à la fille de lui tenir compagnie. La fille lui a dit qu‘elle n‘irait plus, qu‘elle ne voulait pas y aller. « Bon, alors, je dormirai seule », a dit la dame. Elle est partie, elle a fermé les portes de sa maison, et nous étions là à guetter. Elle s‘est roulée trois fois sur les cendres, dans la cuisine, les ailes du canard se sont formées et elle est partie en volant. C‘était la tête avec des ailes. Elle est partie. Nous sommes encore restés à attendre l‘heure où elle devait rentrer. L‘heure de rentrer était 4 heures. 8 heures du soir elle part et à 4 heures du matin elle rentre. Alors, quand sa tête est partie, ce correntino a demandé un petit peu d‘eau bénite et un peu de sel, et il s‘est approché du corps. Le corps était immobile. Il ne bougeait pas du tout ; il respirait seulement. Et lui, il lui a versé l‘eau bénite et a mis le sel en croix là où devait se coller la tête. 4 heures du matin la tête est revenue et elle a essayé de se coller, mais elle est tombée à terre et elle est morte. Cette fois la tête ne s‘est pas collée. Elle est restée là et le corps est tombé, mort. Les deux agents de police et nous autres qui étions là-bas, nous avons vu tout ça. Cela s‘est passé à Ibarreta en 1966. Le lendemain c‘était un mystère pour tout le voisinage. Tous sont venus voir l‘état dans lequel était resté le corps. » (Clotilde Duré)

L‘alma-mula65 est également un être humain qui se transforme pendant la nuit, non pas à cause de son destin mais par châtiment pour avoir transgressé la prohibition de l‘inceste. Les relations maritales interdites incluent non seulement celles entre parents et enfants, et entre frères et soeurs, mais aussi entre les parents rituels que sont les compères et les commères, et entre une femme et un prêtre (père rituel de ses fidèles). Le transgresseur se transforme en un mulet d‘aspect terrible qui brait et mâche le mors sans arrêt, qui lance du feu par la bouche, et qui crie. Lorsque l‘individu incestueux meurt, l‘alma-mula reste sur la terre à rôder comme une âme en peine. Comme chaque fois que l‘on peut confronter « ce que l‘on entend dire » à « ce que l‘on a vu », la croyance commune sur l‘aspect et sur le comportement de l‘alma-mula prend de singulières nuances dans la bouche de ceux qui affirment en avoir été des témoins oculaires ; l‘individu concerné peut, par exemple, se transformer en n‘importe quel animal.

Voici le témoignage de Doña Amalia Pardo : « L‘alma-mula se fait d‘une personne qui a beaucoup de péchés ou… qui est déjà damnée. Une fois une alma-mula est apparue à mon mari là-bas, près du point d‘eau. On dit que c‘est très dangereux quand elle apparaît. Et ça c‘est vrai ! Cette personne-là se change, se transforme, pendant la nuit, et elle brait. Comme un mulet. On l‘entend mâcher le mors, braire, et on dirait qu‘elle va au galop. Il y a tellement de femmes qui ont « vécu » avec un frère, avec le père ! Et ils sortent comme ça à rôder, à déranger. Et s‘ils meurent, ils vont déranger tout le monde de cette manière. On dit qu‘ils rôdent en cherchant leur salut. En cherchant leur salut, disait maman. Elle nous racontait toutes ces choses-là. Sans aller plus loin, là même il y a une femme qui vivait auparavant avec son propre compère, le parrain de son fils. Avec son propre compère ! Ça n‘est pas bien du tout. Pendant la nuit, cette femme dérange. Elle rôde, cette alma-mula, au trot par ici et par là ; elle se transforme parfois en mulet qui brait, parfois aussi en mouton noir. Et elle dérange : elle agresse quiconque soit à proximité d‘elle. Cette femme, je la connais depuis longtemps. Et il semble qu‘elle a déjà un autre… Je ne sais pas comment vous expliquer… Parce qu‘il semble que son visage s‘est défiguré. Parce que moi, je la connais ; dans sa jeunesse, elle n‘était pas comme ça. Mais maintenant elle est bizarre avec tout le monde, elle ne veut plus fréquenter les gens. Elle habite là-bas dans la brousse, complètement seule, parce qu‘elle n‘aime personne. Et pendant la nuit, elle dérange les gens qui passent ; on y voit toutes sortes de formes. Il y avait un homme qui partait travailler tous les jours à 5 heures du matin, et il passait par cette route-là. Et il y avait toujours ce mouton noir qui apparaissait devant lui, qui se mettait à piétiner et qui voulait le frapper avec sa tête. Un jour, il a dit : « Demain je m‘occuperai d‘elle. » Le lendemain il est parti au boulot tôt le matin, à 5 heures du matin, et la bête est encore apparue. Il portait un bâton, et il a donné un coup de bâton à cette bête-là, au mouton. Celui-ci est tombé et il a continué son chemin en se disant : « Maintenant, dès qu‘apparaîtra une personne battue, je saurai qui est cette bête. » Car cet homme savait déjà que c‘était une personne qui dérangeait. Et vous n‘allez pas croire que le lendemain, cette femme est venue à l‘hôpital. On dit qu‘elle ne pouvait même pas bouger ! Bien sûr ! cause du coup de bâton que l‘autre lui avait donné ! Et alors, l‘homme a vu que c‘était elle. C‘est pour ça que je dis que des gens comme ça deviennent alma-mula. Quand je vivais encore avec mon père et ma mère, on entendait pendant la nuit que le mulet faisait craquer le mors dans sa bouche, qu‘il mâchait et mâchait, et ça, on dit que c‘est l‘alma-mula. Et ça dérange éternellement, jusqu‘au jour où il effraie quelqu‘un énormément et que celui-ci en meurt. ce moment-là, la personne qui est alma-mula se sauve. La cause de la même panique que ce mulet provoque chez une autre personne, celle-ci meurt ou devient folle, et alors l‘autre se sauve. C‘est ça l‘alma-mula. » Le mort qui rôde dans le monde des vivants, qui est parfois visible, ou se laisse entendre, est toujours profondément redouté. C‘est le mort damné, celui à qui l‘entrée au paradis a été interdite, l‘« espanto » ou « âme en peine ». Le damné cannibale du Chaco de Salta, qui arrive dans les maisons isolées de la campagne et qui dévore tous leurs habitants, n‘existe pas à Las Lomitas.

Même s‘il est plutôt rare que les morts montrent ouvertement une volonté de nuire aux humains, leur comportement dérangeant et effrayant, dû à leur nature propre, fait toujours surgir une peur paralysante. Or les morts ont besoin du vivant pour se défaire de leur malheureuse condition d‘âmes en peine et pour atteindre le repos éternel : telle est la raison de beaucoup d‘apparitions. En réalité, les morts cherchent le plus souvent à entrer en contact avec quelqu‘un pour solliciter un service : par exemple une messe ou une prière qui puisse les aider à abréger le temps de leur châtiment, car celui-ci n‘est jamais éternel : il a toujours une fin, même très lointaine. L‘âme du mort purge dans le monde des vivants (qui est pour lui un milieu étrange, non naturel) une peine qui arrivera à son terme : on n‘est pas « damné » éternellement, et l‘idée de l‘enfer ni l‘enfer lui-même n‘est jamais mentionnée. Autrefois on enterrait les richesses, l‘or et l‘argent, pour les mettre à l‘abri des Indiens. Certains sont morts en ayant laissé leurs richesses enterrées, et d‘après ce que l‘on dit, ils restent sur terre à peiner jusqu‘au moment où quelqu‘un du monde des vivants aura déterré le trésor. Le site de l‘ensevelissement est indiqué par une lumière, une flamme alimentée, dit-on, par un gaz que dégage le métal à cause des longues années passées sous terre. L‘ancien propriétaire des richesses, le mort, cherche par ses propres moyens quelqu‘un qui soit prêt à creuser pour les extraire ; parfois il met d‘abord à l‘essai le courage de l‘individu choisi, en lui faisant peur et en évaluant ses réactions.

Le courage, qu‘on recherche en buvant de l‘alcool, est en effet indispensable, pour deux raisons : parce qu‘il empêche de tomber malade par le contact avec les gaz du métal, et aussi parce qu‘il permet de faire face au mort, qui ne peut pas éviter de faire peur au vivant lorsque celui-ci creuse le trou pour extraire le trésor, et cela bien que l‘intervention de celui-ci soit indispensable au mort pour atteindre son salut. « Ces gens d‘autrefois étaient riches. Il y avait beaucoup d‘argent, beaucoup de livres sterling. Quand ils en avaient beaucoup, ils en mettaient dans une cruche qu‘ils enterraient sous la racine d‘un grand arbre. Et quand le propriétaire du trésor enterré meurt, il se met à déranger. Il veut qu‘on sorte cet argent qui est là, enterré. Mais il faut être courageux. Dès qu‘on le sort, alors l‘âme devient libre. Il y avait quelqu‘un qui avait un trésor enterré, et il voulait l‘offrir à quelqu‘un qui oserait le sortir. Cet esprit-là se transformait en personne, et il apparaissait le soir, tard. L‘âme avait un bâton à l‘épaule et rôdait ; mais les gens ne pouvaient pas passer par là parce qu‘il était là à faire peur. Il y avait une borne qui marquait la limite entre les terres de l‘âme et celles de son compère, mais le compère avait volé un morceau de terrain à celui qui était mort. Alors le mort apparaissait et il faisait peur à son compère. Alors, un copain du compère lui a dit : « Écoute, je vais voir ce que dit cette âme, mais donne-moi quelque chose de fort à boire. – Mais non ! N‘y vas pas ! – Si, j‘irai parler à l‘âme, à celui qui est là à faire peur ; c‘est sûr qu‘il veut quelque chose. » L‘homme a bu un peu et il est parti. Il est allé et il a rencontré l‘âme, qui était là-bas avec le bâton à l‘épaule. L‘homme est descendu du cheval et lui a parlé : « Etes-vous de ce monde ? – Non, je suis de l‘autre monde. – Et qu‘est-ce que vous voulez ? – Écoutez, j‘ai un trésor enterré, et il est dans le terrain que m‘a volé mon compère, là-bas. Avez-vous le courage ? Je vous amène là où se trouve le trésor. – D‘accord, allons-y, mais vous passez devant. » Lui, il est allé derrière l‘âme. Ils y son arrivés. « Il est là. – Je vais le sortir », a dit l‘homme. Il l‘a sorti, l‘âme le lui a offert. Il était sous la racine d‘un arbre. « Maintenant, a dit l‘âme, demandez une messe pour moi et je serai sauf. » L‘autre a dit que oui, alors l‘âme a sifflé, a disparu… et lui, il n‘a pas su où elle était allée ! » (Justino Palma)

Lorsqu‘un individu meurt noyé, ou de mort violente, son âme, qui reste à proximité du lieu du décès, devient une âme en peine. Elle apparaît aux passants et leur fait peur. Elle est l‘une de ces présences caractéristiques des « mauvais passages », des espaces négatifs. Une telle âme porte le nom de « pora », terme guarani qui signifie âme, esprit. L‘âme en peine qui se révèle comme la plus dangereuse pour les êtres humains est connue sous le nom de « mala visión »66. Elle a la taille d‘un géant et de temps en temps elle pousse des cris ; dès qu‘un vivant répond à ces cris par trois fois consécutives, il est assommé par la mala visión et vient occuper sa place.

« Et il y en a qui lui répondent, parce qu‘il y a tellement de gens ignorants… ! Ils ne savent pas ! Et on dit que quand elle abat et tue cette personne, la mala visión devient libre. Elle devient libre et l‘autre la remplace, c‘est lui qui devient mala visión. Et après lui aussi, il doit chercher quelqu‘un pour le faire chier ! Pareil à ce que lui a fait l‘autre. » (Amalia Pardo)

De la qualité intrinsèque à la capacité curative

Revenons à l‘analyse du champ sémantique du mot « nature ». Soulignons d‘abord le sens dans lequel le mot « capacité » va être employé ici, plutôt que le terme « propriété » cependant plus habituel. « Capacité » implique la non-passivité de l‘agent curatif : indépendamment de toute intentionnalité, il participe à l‘action, alors que « propriété » l‘envisage uniquement comme passif. Mais voyons d‘abord quelques scènes. Les Créoles classent les plantes médicinales et les aliments en « chauds » et « froids ». On verra cela en détail plus loin ; contentonsnous pour le moment d‘un exemple. Le sucre cru est froid, c‘est-à-dire, « de nature » froide. Mais si on le fait « griller », sa nature change : elle devient chaude. Faire griller du sucre consiste à le placer sur le feu dans une poêle sans aller jusqu‘à ce qu‘il caramélise. Aussi, pour sucrer une tisane préparée avec une plante chaude et destinée à une maladie provoquée par un excès de froid, est-il préférable de faire d‘abord griller le sucre, afin de renforcer la nature de la plante utilisée.

Je faisais mon herbier. Il me restait beaucoup de plantes à collecter. Le travail avançait lentement à cause de l‘intensité du froid et de la sécheresse cet hiver-là, qui retardait les premières pluies. Un jour où je marchais seule dans la campagne, j‘ai cru reconnaître une plante qui m‘avait été décrite maintes fois. Je l‘ai déracinée et, de retour à la maison, je suis passée chez Doña Manuela Pardo, une ancienne guérisseuse, à qui j‘ai demandé si ma plante était bien le torito (Tribulus terrestris). « Non, ce n‘est pas le torito, m‘a-t-elle répondu, et en plus, cette plante que vous me montrez n‘a aucune nature. »

La liga del algarrobo (Phoradendron liga) est une plante parasite qui pousse sur différents arbres. Or, seule celle qui pousse sur l‘algarrobo blanco (Prosopis alba) est utilisée à des fins thérapeutiques. Entre celle-ci et celle qui pousse sur d‘autres arbres « il n‘y a aucune différence, sauf dans sa nature », étant donné que « quand elle est sur un autre arbre, elle prend la chaleur de cet arbre », alors que « celle qui est sur l‘algarrobo a toute sa nature de guérison » (Amalia Pardo). C‘est-à-dire que dans ce cas elle est froide et que sa nature convient alors pour le traitement de l‘hépatite. De plus, étant donné que c‘est une plante très appréciée pour ses propriétés curatives, on dit aussi qu‘elle a « beaucoup de nature ».

Il existe différentes manières de détourner un orage qui s‘approche du village ; j‘en ai déjà mentionné quelques unes à propos des pratiques de Doña Ernestina Espínola. En voici une autre : dès que l‘on commence à sentir le vent qui annonce l‘orage, on suspend un balai à la corde à linge parce que « le balai aussi a une nature, lui aussi il a un secret » (Manuela Pardo).

Il a été dit plus haut que l‘on attribue au crapaud un lien de filiation avec le diable ; c‘est pour cela qu‘il est utilisé dans des actes de sorcellerie, où il est considéré comme très efficace. Mais on l‘utilise aussi dans des pratiques complètement différentes. Si un individu s‘enfonce une épine et qu‘il ne peut pas l‘enlever, il doit tuer un crapaud, prélever un morceau de la peau de son ventre et la mettre comme emplâtre sur la partie affectée par l‘épine ; le lendemain, l‘épine partira pratiquement seule. Les brûlures de certaines éruptions cutanées se calment si l‘on frotte la zone atteinte avec le ventre du crapaud (cette fois, du crapaud vivant) : « Tu le prends par les pattes et tu le passes sur cette maladie. » Lorsque quelqu‘un s‘est fait mordre par un serpent, l‘un des traitements possibles consiste à chercher trois crapauds, à leur faire une croix sur le ventre avec un couteau, à frotter la morsure avec les trois crapauds à plat ventre (ce qui fait que le venin passe sur eux) et à les jeter en direction du couchant. Si la sécheresse se prolonge, on attache un crapaud sur le dos en plein soleil en fixant ses quatre pattes : ainsi viendra la pluie. Pour faire revenir le mari qui a quitté le foyer, parmi bien d‘autres pratiques on peut attacher au ventre d‘un crapaud, avec une ficelle rouge disposée en croix, la photographie de l‘homme qui est parti ; puis on coud les yeux du crapaud, on lui attache les pattes à quatre petits piquets dans un coin de la maison, et on lui dit qu‘il restera aveugle tant que le mari ne sera pas revenu. On lui donne de l‘eau et on le nourrit pour qu‘il ne meure pas. Dès que le mari est revenu, on découd les yeux de la bête, on lui détache les pattes, et on la conduit à côté d‘un point d‘eau. Les traitements traditionnels des dents cariées consistent en différents pratiques qui font dessécher les dents et les font tomber… Une de ces pratiques est la suivante : il faut se frotter le visage en croix, du côté de la carie, avec un crapaud, puis il faut l‘attacher quelque part (sans même le nourrir) pour qu‘il ne puisse pas aller à l‘eau. Dès que le crapaud se dessèche, la dent se dessèche aussi. Lorsqu‘il s‘agit de faire disparaître un goitre, il est conseillé de cracher dans la bouche d‘un crapaud. Un jour, Doña Amalia m‘a fait remarquer : « T‘as vu ? Le crapaud a beaucoup de natures. »

La liga del algarrobo a une nature froide. Le sucre, par contre, a une nature froide ou chaude, suivant qu‘il est cru ou grillé. Certaines plantes n‘ont aucune nature. Le balai a une nature pour l‘orage. La liga del algarrobo a une nature pour le foie, et on dit qu‘en outre elle a « beaucoup de nature ». Du crapaud, par contre, on ne dirait pas qu‘il a beaucoup de nature mais, qu‘il a beaucoup de natures.

De ce qui précède, il ressort que « nature » est en même temps une qualité intrinsèque et une capacité curative. Qualité intrinsèque qui, en principe, caractérise les êtres du monde de la création divine : telle ou telle « nature » a été placée par la main de Dieu dans chacun des objets de sa création. Mais dans cette société, comme dans toute société, le sens des choses réside d‘abord dans le « pour quoi » et de manière secondaire dans le « pourquoi ». Connaître les choses signifie savoir quelle est leur finalité dans le monde, bien plus que savoir pour quelle raison elles y sont. Cela a pour corollaire le fait que la « nature » en tant que « qualité intrinsèque » a toujours une nuance de « capacité » : derrière la nature froide ou chaude d‘un végétal utilisé comme remède, ou d‘une pommade fabriquée à partir de graisses animales, se cache leur capacité à rafraîchir ou à réchauffer le corps humain. Aussi, et bien que la qualité soit en principe intrinsèque et inaltérable, se peut-il, comme dans le cas du sucre et de certains végétaux, qu‘elle soit modifiable par l‘action humaine en vue d‘un objectif déterminé, tant est forte l‘idée de « capacité ». Dans d‘autres cas, « nature » devient franchement synonyme de « capacité ». Ainsi, à partir de sa signification de « qualité intrinsèque » avec une nuance de capacité curative, le terme « nature » élargit-il son champ sémantique pour désigner la capacité curative elle-même. L‘élargissement se fait de telle façon que, comme oublieux de sa signification première, « nature » peut même s‘appliquer à un objet fabriqué par l‘homme (comme le balai) ou à une bête de filiation diabolique (comme le crapaud). Nature et intensité. L’élaboré, l’artificiel

Le champ s‘étend dans une autre direction, qui apparaît cette fois lorsque l‘on évoque la nature de quelque chose en termes d‘intensité. Le mot prend la signification non plus de capacité mais de force curative ou nutritive, et dans ce cas il s‘applique seulement aux remèdes et aux aliments dus à Dieu, c‘est à dire à des entités naturelles. Cela explique pourquoi on a pu dire plus haut que si le crapaud a « beaucoup de natures » il n‘a pas « beaucoup de nature », aussi efficace qu‘il puisse être considéré dans les différentes pratiques où il est utilisé. La rue, par contre, qui est considérée comme très efficace dans des traitements fort variés, a non seulement « beaucoup de natures » mais aussi « beaucoup de nature » en raison de son origine naturelle. Ainsi, en raison de cet autre signification, la nature et le naturel s‘opposent-ils à une autre notion : celle d‘élaboration, d‘élaboré.

« Les gens d‘autrefois vivaient plus longtemps que nous », « les gens d‘autrefois avaient une santé meilleure que la nôtre », « les gens d‘autrefois s‘alimentaient mieux que nous », entend-on dire fréquemment. Le temps d‘autrefois était celui où les gens se soignaient avec des remèdes naturels, ceux que l‘on prépare à la maison à partir de ce que l‘on trouve dans l‘environnement naturel (surtout les plantes médicinales et les graisses animales) et que l‘on accompagne d‘une prière. C‘était aussi le temps où les gens mangeaient exclusivement des aliments « naturels », ceux qui ont constitué l‘alimentation traditionnelle de base : principalement la viande, le lait, et différents végétaux d‘origine américaine, qui sont appelés aussi « aliments de ferme »67.

Avec le temps sont arrivées une nouvelle forme de médecine et une nouvelle forme d‘alimentation. Elles s‘écartent du naturel tel que le désigne la tradition. On les considère de façon péjorative, bien que, de fait, elles soient acceptées dans la vie quotidienne.

« Il n‘y a rien comme le remède d‘herbes », « il n‘y a rien comme la nourriture de ferme », sont des façons d‘exprimer la supériorité préventive et thérapeutique des éléments naturels. L‘intensité de la nature d‘un élément diminue lorsque la main humaine y touche pour le transformer ; car il ne s‘agit plus là de l‘action des mains traditionnelles qui transforment une nature dans une autre (comme quand on fait griller le sucre), mais d‘une action des mains modernes qui enlèvent une certaine dose de nature. C‘est ce qui se passe avec le miel, utilisé non seulement comme aliment mais aussi comme remède : on préfère toujours le « miel de la brousse »68, généralement recueilli par les Indiens et vendu dans le village. Le miel que l‘on achète chez l‘épicier est également apprécié en tant qu‘aliment et que remède, « mais il n‘a pas la même nature que le miel que l‘on prend de l‘arbre », qui « est du miel pur ». Le miel de la brousse est plus naturel que celui que l‘on achète en boîte car celui-ci a été « élaboré ». Tout ce qui évoque la modernité dans l‘élaboration éventuelle d‘un produit (la mise en boîte, le passage par l‘usine, la possibilité d‘ajouts chimiques, la provenance de régions industrielles) implique en quelque sorte la diminution – sinon la perte – de l‘intensité de sa nature. Le moderne, le fabriqué, l‘artificiel, l‘élaboré, constituent des valeurs négatives dans le contexte de l‘alimentation et de la médecine. Cela n‘empêche pas que dans d‘autres situations, ce soient les objets modernes et fabriqués ailleurs qui soient valorisés, par exemple comme preuve d‘aisance.

Dans le domaine des pratiques thérapeutiques, ce qui indique la modernité est classé comme « artificiel » ou « non-naturel ». Nous rencontrons ainsi le deuxième sens que prend le terme « artificiel » chez les Créoles. Cette acception selon laquelle « artificiel » et « nonnaturel » deviennent des synonymes, est absolument différente de celle où l‘artificiel connote le surnaturel, le diabolique. Elle est également très différente de celle où la qualité de « non-naturel » est l‘attribut des êtres qui ne sont pas de ce monde. Ici, « artificiel » n‘évoque pas ce qui est factice, ce qui est trompeur, mais ce qui est fabriqué pour remplacer un élément naturel analogue. Le terme s‘applique donc à la médecine pratiquée à l‘hôpital, et les indices de sa qualité d‘artificielle ou de non-naturelle sont principalement la technologie, la chirurgie, le médicament de la pharmacie, tout ce qui est le fruit du progrès scientifique. On oppose à ce type de médecine, jugée très négativement, les pratiques propres à la médecine traditionnelle, qui représentent la façon de soigner par excellence : c‘est la thérapeutique qui se sert de la nature des plantes, des graisses d‘animaux et d‘autres éléments qui, en vertu de leur origine, font partie du monde naturel ; c‘est la thérapeutique où l‘efficacité du remède est renforcée par celle de la prière curative, car la prière est elle aussi naturelle.

Les observations rassemblées dans ce chapitre pourraient être simplement une somme ethnographique. On a cependant bien vu, chemin faisant, qu‘elles permettent de décrypter la pensée créole de la maladie et du monde, d‘autant mieux que sa cohérence ressort de nombreux recoupements entre des propos et des situations qui se sont offerts indépendamment les uns des autres.

La démarche créole dans la définition de cå qui est naturel et de ce qui ne l‘est pas délimite d‘abord la partie de l‘univers qui a son origine en Dieu, et on la nomme « naturelle ». Le nom de « nature » est alors donné à cet univers et à une qualité intrinsèque des êtres qui le constituent. Tout ce qui forme le monde familier entre dans ce champ : c‘est le domaine du favorable, du quotidien, du traditionnel, y compris ce qui, comme le chapelet, ou la sainte-catherine incarnée, a reçu la bénédiction de Dieu. D‘autre part, on distingue deux autres ensembles qui s‘opposent au naturel, et dont la distinction s‘opère dans deux directions : il y a tout d‘abord l‘ensemble du néfaste, et ici la distinction bifurque : ce qui provient du diable est classé comme « surnaturel » ou « artificiel », alors que ce qui, tout en ne provenant pas du diable n‘est pas pour autant humain ou ne l‘est pas tout à fait, reste en quelque sorte à moitié chemin et se trouve placé sous l‘étiquette de « non-naturel ». Il y a ensuite, dans le domaine de la médecine et de l‘alimentation, un axe qui sépare l‘utilisation traditionnelle des éléments naturels, des pratiques modernes qui se substituent à la tradition. partir de cet axe, le naturel s‘oppose au moderne, au technique, à l‘élaboré, à l‘artificiel.

La nature de l’être humain

La nature humaine, ensemble d‘éléments innés et ensemble de capacités, se définit à travers le couple formé par le sang et l‘esprit, principes vitaux de l‘individu. Ils seront analysés plus loin, mais on doit d‘abord comprendre que la nature humaine se mesure en termes d‘intensité. Aux premières heures du matin, la capacité thérapeutique du guérisseur est plus importante que le reste de la journée. Ce que le langage créole exprime en disant que le matin très tôt, en se levant, « toute sa nature est dans son corps. Quand tu es avec toute ta nature, ça veut dire que tu viens de te lever, que tu ne t‘es pas encore fatiguée, que rien n‘a encore traversé ton esprit, alors tu te lèves avec toute ta nature. Et c‘est là qu‘il faut prendre la personne malade pour la soigner. » (Amalia Pardo)

L‘inflammation de ganglions s‘appelle « agallones »69 ; la mycose buccale à candida, « pático ». Ces deux affections, très fréquentes chez les enfants, reçoivent en général un premier traitement très simple à la maison, qui consiste à humidifier la peau de la région affectée avec de la « salive amère ». La salive amère, considérée comme remède, est la salive qu‘on a le matin, en se réveillant, avant de prendre le petit-déjeuner ou le premier maté.

Là aussi, la nature humaine du début de la journée, apparaît comme la plus intense. Elle contient une dose de « force » qui plus tard décline. Cette situation est attribuée à un état de non contamination du corps et de l‘esprit : on n‘a pas encore pris d‘aliments, on n‘a pas encore consommé d‘énergie, on n‘a pas eu encore l‘occasion d‘une mauvaise pensée. C‘est dans ce sens que la dose plus importante de nature, le matin, chez l‘être humain, est fonction de l‘absence d‘activité de son corps et de son esprit. Chaque journée humaine apparaît comme un cycle, que l‘individu ouvre dans un état de plénitude, et qui se dégrade ensuite par sa propre action, les premières heures de la matinée étant donc particulièrement bénéfique. Mais ce n‘est pas seulement la nature humaine qui est plus intense, plus pure, le matin, mais la nature toute entière. Quand le fils aîné d‘Estela Frías était encore un bébé, il eut de l‘asthme ; quelques mois plus tard une coqueluche s‘y ajouta. Elle le fit soigner pendant longtemps par un guérisseur qui lui donnait différents remèdes préparés à partir de plantes. Son mari et elle-même réalisaient le matin d‘autres pratiques destinées à fortifier le petit. Entre 4 et 5 heures du matin, son mari se levait, enveloppait son enfant dans un drap et l‘emmenait au dehors pour qu‘il prenne l‘air frais du matin, qui est curatif, qui est « du remède », selon l‘expression créole. Puis, avant que le soleil ne se lève, Estela baignait l‘enfant avec de l‘eau du puits (plus naturelle que l‘eau du robinet). Immédiatement après arrivait le guérisseur, qui le frictionnait.

La nuit, avant d‘aller se coucher, on place dehors, à l‘abri d‘un toit, les remèdes préparés à la maison. Dans les premières heures de la journée suivante tombe sur eux le serein, qui est défini comme une bénédiction que Dieu pose sur eux pour les rendre plus efficaces. C‘est le moment où les diables et les âmes qui sont venus envahir le segment de temps qu‘est la nuit s‘en vont, on ne sait pas où, dès qu‘ils ont entendu le chant du coq ; par contre les esprits qui sont dans la brousse y restent, car le chant du coq n‘arrive pas jusqu‘à eux. Au chant du coq s‘ouvre donc un nouveau segment de temps, marqué par le bien. C‘est ce que manifestent la bénédiction du serein, la capacité curative de l‘air du matin, l‘intensité de la nature de l‘individu qui se réveille, comme si tout renaissait dans sa plénitude. Cycle qui évolue jusqu‘à la nuit, « morceau de mort en nous » (Pedro Zárate) ; alors, le soleil nous quitte, les mauvais esprits se rapprochent, et les actes de sorcellerie s‘accomplissent.

Tout ce qui précède souligne avant tout l‘absence de distance entre le monde physique et le monde humain.

NOTES DES CHAPITRES PRESENTS :

12 Radio Nacional Las Lomitas émet des messages personnels plusieurs fois par jour, pour pallier les difficultés dans les communications dans la région.

13 Par exemple, un chanteur ou un prédicateur réputé, membre de l‘une des ethnies, peut participer, à l‘occasion de cérémonies importantes, au culte pratiqué par l‘autre ethnie.

14 Cf. dans ce chapitre, « Les médecins et les structures médicales » et, dans le chapitre IV, « Nature et intensité. L‘élaboré, l‘artificiel ».

15 Pour une description des itinéraires thérapeutiques, cf. Sturzenegger 1994.

16 Tous les noms des informateurs de Las Lomitas ont été changés.

17 Nom vernaculaire du mauvais oeil.

18 Nom très répandu en Amérique Latine d‘une maladie dont les symptômes sont proches de ceux d‘une indigestion. Cf. « Température et qualité intrinsèque dans l‘étiologie », dans le chapitre VI.

20 Cette séance a été décrite ailleurs dans son intégralité (Sturzenegger 1992 : 112-133).

21 « Sanador » est un mot peu usité en espagnol. Son sens est « celui qui guérit ». Cependant, on ne pourrait pas le traduire par « guérisseur », qui se dit « curandero » en espagnol, étant donné la différence qu‘établissent les évangélistes entre « guérisseur » (le thérapeute-sorcier créole) et « sanador » (dénomination de Dieu dans son rôle de thérapeute).

22 Cf. « La maladie par sorcellerie », dans le chapitre VIII.

23 « Soigner avec les saints » (« curar con los santos ») indique la qualité bénéfique et « naturelle » du pouvoir utilisé par le thérapeute créole, par opposition au pouvoir dont se sert le sorcier, qui provient du diable et qui est considéré comme « surnaturel » (cf. « Naturel, surnaturel, artificiel », dans le chapitre IV).

25 Cf. dans notre conclusion la perception du nid du colibri.

26 Cf. « Le susto » dans le chapitre VIII.

27 Cf. « Le mauvais oeil » dans le chapitre VIII.

28 Cf. « De théories, de pratiques et de validations » dans le chapitre VI, note 98.

29 Cette classification sera analysée dans le chapitre IV.

30 Cf. chapitre VI.

31 Sur l‘aspect négatif du chaud, cf. « Le tiède et la nature de l‘être humain » dans le chapitre VI, et « Le sang et la santé » dans le chapitre VII.

48 Cette notion est très probablement apparentée à celle de « mauvais air », qui a une large diffusion en Amérique Latine, où elle est liée, selon les régions, soit à une mauvaise intention, soit à des émanations dangereuses de la terre.

49 Littéralement : « gale du quebracho ».

50 Bialet Massé (1968 : 137) rapporte l‘existence d‘une affection que les Créoles du Chaco appellent enfermedad del quebracho, qui toucherait notamment les ouvriers des exploitations forestières. Ne correspondrait-elle pas a l‘air du quebracho, dans sa forme la moins grave, d‘après les symptômes que cet auteur signale ? Plusieurs médecins de la région ont été incapables de répondre à notre question à ce sujet, car ils n‘avaient jamais soigné un malade se plaignant de cette affection et n‘en avaient même jamais entendu parler. La bibliographie ethnographique sur la région n‘y fait pas référence.

51 Lit. : petit oiseau de saint François.

52 La luz ou luz mala est une flamme que les Créoles voient brûler le soir ou la nuit et qui signale l‘endroit où se trouvent des trésors enterrés voilà très longtemps. La luz qui apparaît à proximité d‘un chemin le rend dangereux car l‘âme de l‘individu (déjà mort) propriétaire des richesses est censé rôder dans les environs et risque de se manifester à tout moment aux voyageurs.

53 Cf. Seijas (1973), qui après avoir rappelé combien dans les études sur la maladie l‘accent avait trop été mis sur le surnaturel, établit une typologie des étiologies (naturelles et surnaturelles) sur la base de la distinction d‘Evans-Pritchard (1937) dans son étude des Azandé. La typologie de Murdock (1980) en fournit un autre exemple. La classification proposée par Foster (1976), même si elle utilise des termes différents (étiologies « personnalistes » et « naturalistes »), repose sur le même schéma, ce qui se laisse voir à plusieurs reprises dans son travail (« When, for example, we read that in the Venezuelan peasant village of El Morro 89 % of a sample of reported illnesses are « natural » in origin, whereas only 11 % are attributed to magical or supernatural causes [Suárez 1974], it seems reasonable to say that the indigenous causation system of this group is naturalistic and not personalistic », p. 776).

54 La récitation double de la prière caractérise l‘adresse au diable, par opposition à la récitation triple, que caractérise la demande à Dieu ou aux saints.

55 En espagnol : agua asoleada. L‘eau exposée au soleil est utilisée surtout pour des bains thérapeutiques, car on attribue au soleil la capacité de la rendre curative.

56 Le serein rend l‘eau curative. Les remèdes sont également exposés au serein pour renforcer leurs propriétés thérapeutiques.

57 En espagnol : agua curada. C‘est de l‘eau qui a été bénie par un guérisseur, et qui est considérée comme presque aussi curative que l‘eau bénite que l‘on se procure à l‘église.

58 Cf. dans ce chapitre « De la qualité intrinsèque à la capacité curative ».

59 Le village de Rivadavia, dans le Chaco de Salta, est habité par une population qui partage cette vision du naturel et du surnaturel. Le village est dans une région qui, en raison des migrations, a donné un nombre important de colons à Las Lomitas. C‘est pour cela que je transcris ici deux très brefs récits que j‘ai recueillis il y a quelques années à Rivadavia et qui expliquent la filiation diabolique de différents animaux : « Le diable a été un ange de Dieu, qui était très intelligent. Mais après il a voulu savoir plus que Dieu et le dominer. « Pas question », a dit le Créateur. Mais le diable n‘a pas voulu comprendre ; alors Dieu l‘a destitué et l‘a envoyé à l‘enfer. Mais il semble que parfois ils se voyaient, se rencontraient. On dit que le diable lui a dit : « Tu sais ? Moi aussi, je vais faire des gens comme toi tu en as fait, mais mieux faits. – Bon ! Tu me les montreras quand tu auras fini de les faire », a dit Dieu. Ensuite le diable lui a dit : « Ils sont déjà là mes gens, est-ce que tu veux les connaître ? – Bien sûr ! » Ils y sont allés, ils ont ouvert la porte, et ils ont vu tous ceux qui commençaient à sortir : des crapauds, des chouettes, des singes (tous les animaux de la nuit sont du diable). C‘est sûr que quand le diable les avait faits, ils devaient avoir été bien formés, mais Dieu doit avoir dit : « Non, ils n‘auront pas cette forme », et il leur a changé la forme. Et alors Dieu lui a dit : « Mais comment tu peux penser que ceux-ci vont être des gens ? » Il a été étonné le diable, quoi ! » (Tomás Argañaraz). « On dit que quand le monde s‘est formé, la Vierge faisait le pigeon, elle était là à faire le pigeon. Le diable est arrivé, l‘a regardée et a dit : « Moi aussi j‘en ferai un. » Il a pris un peu de terre, il l‘a massée et il a formé un crapaud. Il n‘avait pas prévu de le faire, mais il l‘a fait quand il a vu qu‘elle faisait le pigeon. Lui, il a fait le crapaud » (Genoveva Palma).

60 Cf. dans ce chapitre « Nature et intensité. L‘élaboré, l‘artificiel ».

61 En espagnol : « la ruda corre el espanto ». « Espanto » (lit. : « épouvante ») est l‘apparition qui provoque l‘épouvante chez l‘homme.

62 Lobisón : dérivation de « lobo », qui signifie loup.

63 « Chrétien » sous-entend « être humain » de façon tout à fait courante au Chaco.

64 Correntino : originaire de la province de Corrientes. Les gens de Corrientes sont censés être particulièrement experts en pratiques traditionnelles concernant la thérapeutique, la magie, et le monde des esprits.

65 Alma : âme ; mula : mulet.

66 Mala visión : (lit.) mauvaise vision.

67 En espagnol : alimentos de chacra.

68 En espagnol : miel del monte.

69 Agallones : terme vernaculaire qui provient d‘« agallas », amygdales.

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