Fondé il y a onze ans, Aleph, Beth reparaît après cinq ans de sommeil. Plus nécessaire que jamais.
C’est une belle histoire. Elle a germé à Poitiers, au début des années 1990, entre deux jeunes Africains étudiants en philosophie, Shalem Coulibaly, Ivoirien, et Abdoulaye Barro, Burkinabé. Une passion commune pour l’oeuvre d’Emmanuel Levinas, et plus largement pour la pensée hébraïque, allait les rapprocher. Rapidement naît l’idée d’amorcer un dialogue Juifs-Noirs dans un cadre au départ strictement philosophique. Ils prennent contact avec la communauté juive locale, d’abord surprise de leur démarche. « Pour le rabbin de la ville, se souvient Abdoulaye Barro, aujourd’hui docteur en philosophie, les rapports des Juifs et des Noirs ne posaient alors aucun problème particulier. Il nous a demandé notre diagnostic. J’ai parlé d’indifférence sympathique, mais je lui ai dit qu’il nous semblait indispensable d’anticiper l’action d’éventuels pyromanes dans le futur. Nous avions évidemment en tête ce qui s’était produit aux Etats-Unis, où en quelques années on était passé de la fraternité dans le combat pour les droits civiques à un certain antagonisme, nourri par la rhétorique antisémite de groupes comme la Nation of Islam de Farrakhan ».
L’argument porte et débouche rapidement sur l’organisation commune de rencontres et de colloques. En 1995, nouvelle étape, décisive : l’écrivain et ethnologue Maurice Dorès – qui vient alors de publier « La Beauté de Cham », un ouvrage pionnier sur les liens immémoriaux entre Juifs et Africains -, Abdoulaye Barro et Shalem Coulibaly fondent l’association Juaf (Juifs et Africains) et créent dans la foulée Aleph, Beth, une revue semestrielle qui publiera trois numéros avant de se mettre en sommeil, en 2001, les poches vides. Sa ligne ? Exigeante : « Il n’était pas question, souligne Maurice Dorès, de devenir une simple chambre d’enregistrement des malaises juif et noir, mais de créer un lieu de connaissance réciproque et d’échanges critiques pour éviter l’ethnocentrisme, qu’il s’agisse de judéocentrisme ou d’afrocentrisme ». Les pyromanes sont désormais parmi nous, attisant une abjecte « concurrence des victimes », alors qu’Aleph, Beth reparaît, à l’évidence plus nécessaire que jamais. Au sommaire notamment de ce quatrième numéro, le passionnant premier chapitre d’un livre de Marcel B. Auguste, « La République d’Haïti et la question juive », où cet historien haïtien révèle que la première république noire indépendante offrit la nationalité haïtienne à des juifs allemands pour les sauver du nazisme, et un texte d’Abdoulaye Barro, « La Tentation antisémite noire : les tâches de l’intellectuel négro-africain », contribution importante au laborieux processus de clarification qui s’est enfin engagé en France autour de la « question noire ». Pour fêter le 11e anniversaire de la Juaf, la revue organise le 16 mars une conférence sur le thème « Ethique juive. Ethique négro-africaine », dont le sous-titre, « De Jérusalem à Yaoundé », est un clin d’oeil malicieux à Léon Askénazi, ce grand penseur juif amoureux de l’Afrique, et en particulier du Cameroun, qui répondit un jour à un ami qui lui demandait la raison de son amour des Africains : « Ils sont plus bibliques que nous ».
Bernard Loupias