« LE PRATICIEN FACE A UNE VICTIME DE TORTURE »

Guide réalisé par le Ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille en collaboration avec l’Association pour les Victimes de la Répression en Exil (AVRE).

INTRODUCTION : « Pourquoi, direz-vous, un tel manuel ? Ici, on ne rencontre jamais de victimes de torture !

Pourtant, les probabilités pour qu’un praticien puisse être ou ait été confronté à un ensemble de pathologies qui relèvent des suites de torture sont importantes, et malgré cela, rien, dans les études médicales, n’y fait ne serait-ce qu’une allusion.

Il se trouve, en effet, en France, une population importante d’étrangers, ou d’origine étrangère : étudiants, universitaires, diplomates, réfugiés ou demandeurs d’asile, – voire parfois clandestins -, originaires de pays où torture et mauvais traitements sont pratiqués : 132 (1) au monde, dont la moitié utilisent la torture de façon courante. Ces personnes ont donc été des victimes potentielles de cette pratique criminelle.

Pour n’envisager que le cas des réfugiés, de l’ordre de 150.000 sur notre territoire, on peut considérer qu’environ 20 % au moins ont été soumis à ces traitements cruels, inhumains, dégradants, éléments constitutifs, par leur sévérité, de l’acte de torture.

Il y a aussi des Français, souvent discrets sur leurs épreuves, qui y ont été soumis.

Bien plus, donc, que des personnes atteintes de ces maladies à noms propres dont on apprend les moindres signes dans les questions d’internat, affections que nous ne verrons que très rarement dans notre pratique quotidienne, si nous les voyons jamais…

On sait, depuis les années 70, à la suite des interventions de médecins danois auprès des victimes du régime des colonels grecs, que les survivants de tels sévices présentent des séquelles physiques et psychologiques sérieuses, quelquefois graves ou gravissimes, et que très peu d’entre elles peuvent en parler. Il faut donc savoir les y inciter par une attitude d’intérêt pour leurs souffrances et leurs antécédents, en posant quelques questions adéquates.

Et le silence qui l’entoure ne fait, bien souvent, qu’en pérenniser les effets. Silence des victimes à qui l’on a dit un jour « si tu en parles, on recommence », paroles qui restent, inconsciemment, comme une injonction à ne pas transgresser, injonction que les proches font leur, eux aussi. Silence, encore, de qui a vécu cette atteinte majeure à sa propre dignité et en éprouve un sentiment fait de honte, de stupeur, d’incompréhension d’avoir pu franchir ce point de rupture, voulu par les tortionnaires, où l’on ne se reconnaît plus soi-même comme un être humain, en tout cas, pas comme celui qu’on était « avant ».

Le silence imposé à une société sous terreur, muselée par des censures en tous genres, ne fait que renforcer le mutisme de celui que sa famille, ses amis accueillent mais bien souvent ne reconnaissent pas, tant dans son aspect physique que dans son comportement. Terrorisés par ce qu’ils pressentent d’horreurs subies, ils prodiguent Les conseils d’oublier, de se taire. Ces « paroles lénifiantes », dites de bonne foi, visent aussi à soulager, dans une certaine mesure, les membres de l’entourage…

Arrivés dans un pays fier de sa liberté et qu’ils apprécient, c’est à notre propre silence, à notre envie de ne pas savoir, ou à notre « pas savoir comment savoir » que se trouvent souvent confrontés ces patients, qui se taisent, une fois de plus.

Une enquête menée par une psychiatre américaine, Yaël. Danieli, auprès de personnes survivantes des camps de concentration nazis, ne conclut-elle pas que près de 60 % d’entre elles ont eu la sensation de n’être ni entendues, ni même, pour certaines, écoutées, lorsqu’elles évoquaient, devant un médecin, leur séjour là-bas.

Alors, comment briser ce silence dans l’intimité d’une consultation ? Comment le faire sans ouvrir la boîte de Pandore de souvenirs enfouis et cependant passés par un travail d’élaboration ? Autrement dit, comment être utile sans nuire.

C’est en partant d’une expérience vieille de plus de vingt ans auprès de victimes de torture, rencontrées ici, en France, ou dans leurs pays d’origine d’une part, et d’autre part, après avoir reçu des patients allant de consultation en consultation, décontenancés par l’apparente indifférence à la cause première de leurs douleurs et souffrances, si bien intentionnés que soient leurs interlocuteurs, que La nécessité de ce manuel nous est apparue.

Or, la DGS, -Direction Générale de ta Santé-, a mis sur pied un programme pédagogique pour les professionnels de santé, portant sur la prise en charge des victimes de violence. En incluant parmi ces dernières les victimes de torture, elle réalise là, à travers l’ouvrage confié à l’AVRE, une première mondiale dont on ne peut qu’être fier et reconnaissant : trop d’États ferment en effet les yeux sur ce triste phénomène et ses conséquences.

Il est probable que quels que soient leurs compétences, leur engagement personnel et le temps dont ils disposent, les médecins ne pourront que rarement assurer une prise en charge en profondeur.

L’essentiel est de penser que la raison de ces plaintes, multiples, changeantes d’un jour à l’autre, de ces états dépressifs larvés et tout leur accompagnement psychosomatique relève peut-être d’une cause qu’il faut savoir identifier, la torture. Puis, savoir aussi, par la suite, à quelles personnes plus disponibles, plus averties dans cette prise en charge particulière s’adresser ; ou encore, quel organisme saura servir de relais médico-social, et répondre à des questions pratiques qui peuvent, éventuellement, se poser.

Si écouter, entendre, deviner, susciter la parole, puis faire les gestes efficaces qui soulageront appartiennent à toute démarche médicale, aucune de nos stratégies classiques de prévention ne débouche sur l’éradication d’un tel fléau.

Depuis 60 ans, la conscience internationale s’exprime dans le droit, de Nuremberg aux Tribunaux ad hoc et à la Cour pénale internationale.

Pour chaque praticien devient alors pertinents de connaître les éléments essentiels des dispositions légales prises sur le plan des Etats, en Europe, et sur le plan international, en faveur de cette catégorie de victimes.

Être socialement reconnues en tant que victimes, voir les responsables de leurs supplices désignés et condamnés, pouvoir obtenir réparation pour elles-mêmes et leur famille font partie, aussi de l’arsenal thérapeutique.

Aux médecins de savoir orienter et agir, si besoin, comme une courroie de transmission.

À cette occasion, quelques-unes des questions déontologiques liées à la torture seront abordées.

Voilà quels sont les objectifs que se propose ce guide. Il n’a pas la prétention d’être exhaustif, mais a été rédigé avec l’espoir de mettre sur la piste diagnostique des confrères qui se trouvent en face de patients porteurs de pathologies difficiles à décrypter si on n’en connaît pas l’origine.

Pr. Lionel FOURNIER – Dr Hélène JAFFÉ

(1) Chiffres du rapport annuel 2004 d’Amnesty International (cf. annexe 2 ‘communiqué de presse » publié à l’occasion de la parution du rapport).

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