Le Sacré, la folie et la thérapie traditionnelle au Maroc.

M. Ali AOUTTAH, Docteur en psychologie (ethnopsychiatrie). SOIGNES (Belgique).

Paru dans L’Évolution Psychiatrique. 57, 2, 1992, pp, 299 à 108.

Des liens multiformes et multifonctionnels se sont toujours tissés entre les états de folie et les phénomènes du sacré. Tant dans l’histoire des peuples que dans l’ethnographie, le sacré a été souvent connoté aussi bien de potentiels pathologiques que de capacités thérapeutiques. Bourdieu a fortement souligné les rapprochements entre les pratiques qui relèvent du champ psychiatrique et le sacré, principalement dans sa composante religieuse (1971).

Dans ce qu’il appelle lui même une « Histoire de la folie », M. Foucault (1972) passe en revue les glissements conceptuels que le champ de la folie a connus et explique comment, de la sorcellerie à la maladie mentale en passant par la possession, l’Occident a vu s’opérer l’évacuation du sacré du champ de la folie pour faire de celle ci un corpus autonome de, techniques et de concepts, En fait, ce glissement était aussi celui d’une science définitivement installée dans son statut de rationalité capable d’organiser le monde.

Tel n’est pas le cas, et le fait est rapporté par des observations ethnologiques de plus en plus élaborées, dans d’autres sociétés que n’a pas encore entièrement affectées la rationalité de l’Occident moderne, où la folie entretient, selon les endroits. des rapports plus ou moins profonds mais non dénués d’ambiguïté avec le sacré. Aussi bien les représentations que les procédés thérapeutiques y sont étroitement liés au sacré. Ces liens ne sauraient être ignorés, On ne peut prétendre, dans le domaine de la psychiatrie, comprendre le malade mental, encore mieux le traiter, si on méconnaît ce fond sacrai dans lequel il puise pour structurer ses représentations et construire son acheminement thérapeutique.

C’est dans ce souci d’éclairage que nous aborderons tour à tour les trois termes de notre intitulé, en nous centrant sur le cas marocain que nous avons particulièrernent étudié, Qu’il me soit d’abord permis, en raison des formes diverses qu’il peut épouser, de cerner d’une façon opératoire ce qu’est le sacré en terre d’Islam.

I. Le sacré en Islam

Il n’est pas question ici de reproduire les éternelles discussions théoriques autour de ce concept. Une littérature abondante lui est réservée dans les sciences humaines. Précisons, cependant, que la difficulté éprouvée d’en saisir la signification exacte est encore plus grande quand on tente de réfléchir sur le sens du sacré dans la culture musulmane.

Deux points forts, à notre avis, compliquent la tàche du chercheur : l’animisme et l’universalisme. Le premier renvoie aux croyances anté islamiques qui persistent, le deuxième à la tendance qu’a l’islam d’englober toute la vie du musulman.

La croyance de base de l’animisme est celle d’une puissance surnaturelle, souterraine mais agissante, et ce, à travers certaines réalités de ce monde qui deviennent sources de crainte et objets de vénération : esprits, arbres, pierres, grottes… qui mobilisent toute une panoplie de rites propriatoires, conjuratoires, exorcistiques ; pèlerinages, sacrifices, offrandes, … Ce sont ces mêmes réalités qui structurent le champ explicatif et thérapeutique de la maladie mentale dans la conception populaire.

De ce sacré diffus, l’Islam conserva toutes les composantes. Il superposa, néanmoins, ce qu’on pourrait appeler une souveraineté d’un Dieu unique, omnipuissant, créateur et actif, source unique de toute bénédiction, De ce fait, le monde religieux en Islam devient entièrement sacralisé. Et la tentative qui consiste à définir le sacré par son contraire, c’est-à-dire le profane, serait dans ce cas tout à fait erronée. Cette séparation existe certainement, mais des aménagements théoriques sont à introduire pour saisir la signification exacte de cette limite entre un sacré qui serait l’interdit, et le profane qui serait, lui, le permis.

En fait du permis, il n’en est rien. Le permis est, lui aussi, réglé par la loi divine, C’est à bon escient que Massignon affirme que tout acte est sacralisé dans la vie musulmane, puisque rien n’existe sinon par le commandement divin ; C’est pour cette raison que le sacré, tantôt l’interdit (le haram), tantôt le sanctifié (muqadas), relève toujours d’une prescription divine ou d’une présence divine : « L’impact de l’islam remit le haram à la libre disposition de la volonté divine seule » (Gardet, 1974, p. 323). C’est la présence divine qui rend sacré tel ou tel endroit ; c’est elle qui détermine le degré de cette sacralité, et c’est aussi la référence à Dieu qui détermine que les choses mauvaises soient bonnes ou mauvaises, et donc frappées d’interdit.

Mais le débordement du sacré qui atteindrait toute la vie du musulman ne doit pas être pris pour argent comptant. Cette tendance à dissoudre le profane dans le sacré est certainement le fruit de préjugés qui nient à l’Islam toute dimension séculaire, en faisant de lui un espace sacré, vivant encore et toujours à l’âge théologique. Toute instauration d’un sacré est en même temps instauration d’un ordre profane ; les deux s’articulent de façon différente selon les lieux et les temps.

Dans le cadre de ce travail, l’animisme et l’universalisme vont servir de base pour l’élaboration d’une définition opératoire. Ainsi, nous tiendrons pour à peu près synonynies les notions de religieux et du sacré. Que l’on utilise l’un ou l’autre, nous y mettons non seulement toute pratique religieuse rituelle, mais aussi tout ce qui a trait à l’occulte, à la magie, au culte des saints, aux mythes, aux dogmes et aux principes moraux qui guident la conduite des hommes. Nous aurons, de ce fait, dans le champ de l’étiologie et de la thérapie traditionnelle de l’atteinte mentale, à considérer trois sacrés : le sacré divin, le sacré hagiologique et le sacré diffus. Ces sacrés reflètent un mécanisme historique qui a opéré dans toutes les religions du monde : le sacré de l’ancienne religion est impur, profane, repris ci aménagé par la nouvelle religion en catégories diverses (pur démoniaque). Acceptant les croyances anté islamiques relatives au sacré (force diffuse et mystérieuse dans laquelle baignaient la nature, les étires et les objets), l’Islam les rationalisa en les faisant dépendre exclusivement de Dieu, qui devient la source du sacré, la sainteté par excellence. La piété populaire ne pouvait cependant, sensible qu’elle est au principe animiste de l’immanence, accepter que le monde environnant soit expurgé de toutes les manifestations de la sainteté et du sacré : ceux ci furent donc ramenés sur la terre et institués de nouveau en une force diffuse qui se manifesterait dans les êtres et les choses : saints, esprits, arbres, pierres…

II. La maladie et le sacré

La maladie mentale, plus que d’autres, nous renvoie toujours dans les sociétés dites traditionnelles au sacré. Son interprétation relève d’un système magico religieux bien structuré. Nous allons essayé de voir comment elle arrive à s’articuler autour des trois sacrés que nous avons retenus, et comment le contexte traditionnel marocain entretient une accolade variable entre la folie et les formes reconnues du sacré dans ce contexte.

1. La volonté divine

Pour le Coran, Dieu, seul maître des biens et des maux, commande à la santé, à la souffrance et à la mort. « Votre Seigneur vous connaît, s’Il veut, Il vous fera miséricorde et, s’il veut, Il vous tourmentera » (Cor. 17,56), Le croyant doit donc recevoir la maladie comme une épreuve envoyée d’en haut, qu’il lui appartient de supporter avec résignation.

Expérience dans l’ordre du sacré, la maladie est un signe de la visite de Dieu et qui rappelle la dépendance de l’homme à son créateur. Cette conception de la maladie, qui est quelque part une expérience positive (en ce sens qu’elle peut être vécue par le croyant comme moyen de purification, d’expiation, de prédilection), est entâchée, dans sa relation avec le sacré divin, d’une grande ambiguïté dans le cas de la maladie mentale.

Cette ambiguïté réside dans le fait que la société marocaine n’arrive pas à admettre ce que des analyses rigoureuses mettent en évidence, que la maladie mentale pourrait être, elle aussi, placée sous le signe d’une punition / malédiction méritée, que Dieu inflige directement à un individu. Noyé dans un amas de représentations étiologiques consacrées à l’atteinte mentale, le sacré divin est habilement mis à l’écart de toute responsabilité dans le déclenchement des maladies mentales. Et pourtant. la perception de la folie, sous une forme franchement persécutive, en tant que punition méritée que Dieu inflige à une personne, existe bel et bien. La formule consacrée, « Iahmaq min ghadah Allah » (la folie est la colère du Dieu), traduit bien la présence d’un mécontentement divin, même si la raison directe n’est pas connue. En fait, on s’accorde à dire que l’individu qui fait l’objet d’un tel châtiment a quelque part transgressé un (les principes de la vie. du sacré : le respect dû aux parents, aux lois de la nature, aux diverses catégories du sacré émanant du Dieu. Le châtiment pour cause de manquement grave aux lois qui régissent le sacré a un effet d’exclusion de ce même sacré : la législation musulmane, en le déclarant irresponsable, dispense le malade mental des pratiques rituelles (prière, jeûne, aumône … ).

Mais l’intervention punitive du sacré divin dans le discours étiologique relatif à la pathologie mentale est moralement insupportable. Aussi n’y apparait elle qu’en filigrane pour aussitôt être évacuée en faveur d’autres représentations étiologiques, préservant ainsi les chances de bénéficier de ce même sacré dans les quêtes thérapeutiques ultérieures.

Une stratégie socio culturelle similaire concerne le sacré hagiologique. Continuateur du sacré divin’, le sacré hagiologique est susceptible d’être situé à l’origine des dérèglements mentaux, synonymes de punitions méritées pour avoir commis des transgressions ou des injustices. Ici aussi, les représentations traditionnelles préfèrent occulter ce potentiel pathogène et installer le sacré hagiologique uniquement dans le champ thérapeutique.

La société traditionnelle marocaine, dans son discours étiologique relatif aux atteintes mentales, choisit de disculper les deux sacrés cités pour se retrancher derrière le sacré diffus, qui est constitué d’esprits et de génies, et y puiser l’essentiel de ses représentations, sous forme d’interventions maléfiques de ces derniers, On y reviendra.

2. Majdoub : imprégnation du sacré

Dans toute société existent des individus inscrits dans le champ de la folie, qui est une réalité complexe, globale, A côté d’elle en existe une autre, sémantique celle là, et qui constitue la définition qu’on donne à la folie. Cette réalité sémantique, comportant des conséquences majeures au niveau des conduites sociales, nous incite à parier plutôt d’image de la folie ». Une des images, mi réelle, mi légendaire traduisant les interrogations de la communauté autour du sacré, est celle de « Majdoub ».

Majdoub, signifie littéralement l’attiré, le ravi, l’illuminé. Termes qui englobent des situations variables qui vont du fou au mystique en passant par le poète inspiré, le mélancolique et le prophète populaire (Premare, 1985). Son mysticisme est d’obédience différente de celui du vrai mystique, En effet, son rapprochement de Dieu ne s’est pas accompli d’une façon progressive. Faisant fi des préparations rituelles dont l’union avec Dieu constitue le couronnement, il s’est exposé à l’émerveillement et l’attrait mystique d’une façon violente, dont les conséquences visibles sont celles d’un homme hors de lui même. En ceci, on pourrait dire que si le chaman des Mohaves devient fou en refusant l’appel du surnaturel (Devereux, 1970, 15), le Majdoub le devient en s’imprégnant trop et dangereusement du surnaturel. L’ambivalence caractérisant le cas du Majdoub engendre le doute dans la conception populaire, attribuant ainsi « avec bienveillance et respect » une parcelle de sainteté à tout être dérangé d’esprit ou extravagant de manières » (Deremenghem, 1954, 35).

Le personnage du Majdoub traduit les inquiétudes qui sont celles de plusieurs autres communautés : comment faire la part entre le saint et le fou ? En fait, l’ambiguïté face à ce personnage, qui oscille entre admiration et crainte, respect et rejet, est celle que rencontre toute société envers le sacré lorsque celui ci peut être « tantôt le saint, tantôt l’impur » (Van der Lecuw, 1948 , 35), mais aussi les deux à la fois (Cazaneuve, 1958, 112).

3. Mainoun, l’aliénation par le sacré

Le troisième sacré, permettant à la société traditionnelle marocaine de déguiser la folie en une agression symbolique et au malade de ne pas être rejeté du groupe perspective envisageab.le dans les autres sacrés, est celui, appelé diffus, qui concerne les phénomènes de possession par les djinns (esprits). La folie est attribuée dans ce modèle, par des mécanismes interprétatifs et projectifs, à l’action néfaste des forces surnaturelles. Cette intervention maléfique constitue l’essentiel des représentations populaires étiologiques, Comment se présente cette intervention, et quelle catégorie du sacré interpelle-t-elle ?

Trois nominations de la folie les plus significatives étiologiquement en décrivent les modalités : de l’individu qui présente Lin désordre mental, on dira qu’il est majnoun (possédé par les djinns), maskoun (habité par un ou plusieurs esprits), mamlouk (possédé striclo sensu).

Ces termes mettent l’accent sur l’origine extérieure du désordre, les djinns, qui représentent une forme particulièrement ambiguë du sacré, dans le sens où ils s’y rattachent amplement par la crainte diffuse qu’ils inspirent, Dans les textes ou dans la réalité, il est difficile de trancher à leur sujet et de les rattacher à une forme circonscrite du sacré.

Le djin est un être complexe, dans les traditions esotériques anciennes ci dans l’imagerie populaire On peut dire de manière générale que. bien que d’origine anté islamique, les djinns sont intégrés par l’Islam dans son système en gardant beaucoup de leurs caractéristiques essentielles : êtres mystérieux, invisibles, redoutables. Leur statut fort imprécis a permis à l’imagination populaire de broder d’incroyables histoires à propos de leur activité et d’embellir leurs traits : ils deviennent capables de se métamorphoser en objets ou en animaux ; de se marier avec les humains ; de séduire ces derniers en apparaissant sous les traits d’une femme séduisante ; et de punir celui qui les dérange, les blesse ou simplement empiète sur leur domaine ou lieux de résidence : cimetière, endroits sales, coins obscurs, rivières … Dans l’étiologie de l’atteinte mentale, ce sont donc ces êtres qui se trouvent immanquablement impliqués dans chacune des catégories courantes de la folie, et ce, en tant qu’instance directement agissante. Le mode d’investissement par les djinns, traduit entre autres par les nominations de la folie citées plus haut, offre un large éventail des atteintes qui peuvent aller du simple contact à l’action délibérément malveillante de ces êtres, en passant par l’empiètement involontaire sur leur domaine. Vécue sur un mode franchement persécutif et délirant, la possession par les esprits est la traduction d’un manquement envers les limites sociales du temps et de l’espace.

A ce titre, la folie devient une espèce de signifiant flottant, susceptible de toucher n’importe qui. Tout le monde peut être amené à avoir des frictions avec ce sacré diffus. En attribuant la maladie à une intervention située dans le contexte social et culturel, le délire de persécution qui structure la maladie devient un langage parfaitement décodable par l’entourage, puisque celui ci investit également, en tant que sacré, les entités subjectives nommées par l’interprétation. Le fou est donc dans ce contexte quelqu’un qui traverse une manifestation socialement codifiée et à finalité essentiellement relationnelle. La codification du délire correspond au « modèle d’inconduite » qui existe dans plusieurs sociétés, et qui permet à la culture de museler l’atteinte mentale en un comportement préfabriqué, prévisible, et dont le cheminement thérapeutique est conçu d’avance, en l’occurrence ici, sous forme du sacré hagiologique et coranique, supposés d’avance efficaces. Dans un autre contexte, Collomb explique très bien cette situation : « le trouble est expliqué dans un système que tout le monde comprend. partage, assume dans ses fondements et ses conséquences. La maladie n’est plus un phénomène individuel qui isole, aliène, exclut, retranche du groupe. Le malade n’est pas responsable, mais victime des instances persécutrices ; la maladie est compréhensible pour tous. L’action thérapeutique, déjà engagée par l’interprétation partagée et vécue par tous, propose au malade, par ses techniques et ses procédures, la réintégration dans l’ordre social par un cheminement symbolique qui, des symboles archaïques et personnels indices de la maladie conduit aux symboles socialisés » (1968).

C’est la communauté d’un tel sacré générateur et organisateur des représentations populaires de l’atteinte mentale et de la thérapie faisant défaut chez Schreber. qui fait que son délire de persécution (quoique permettant à son monde englouti de sortir du néant, à sa libido de se réinvestir dans les objets du monde extérieur et à ses liens avec autrui et l’univers de se restructurer) (Freud, 1954) sonne faux. Il a beau s’archarner pour faire admettre aux autres ce qu’il a vu et ressenti, son discours délirant ne trouve aucun écho. Le destin de Schreber, dira De Waelhens, « n’intéresse pas les autres hommes, comme du reste (Schreber) n’a aucun intérêt pour eux » (1974).

Quand le message de l’autre n’utilise pas dans sa mise en oeuvre une manipulation du matériel culturel, quand il ne correspond pas aux invariants qui nous sont communs, nous le déclarons volontiers fou. Quand le malade ne dispose pas d’un registre mythique, quand il ne se conforme pas au code socio culturel dans lequel il évolue, quand il ne peut pas se soutenir de la parole des autres, on dit qu’il déraisonne, ce qui veut pauvrement dire qu’il n’a rien à exprimer ni à dire.

Par contre, l’interprétation religieuse du désordre mental n’isole pas le malade, étant donné que celui ci réinvestit les entités qui le sont aussi par ses partenaires, sociaux : avec ces derniers, il partage le sentiment de persécution, somme toute normal, que les esprits peuvent « frapper » toute personne ayant la malchance de transgresser les limites de leur domaine,

Cependant, même si le sacré de Schreber n’est qu’un « faux sacré » (De Waelhens), caricature du sacré authentique, il n’en demeure pas moins que l’idée du sacré est là, qu’ on l’accepte ou qu’on la refuse, elle est là, Selon le postulat freudien, les instances fondamentales qui constituent la force psychique ne s’expriment pas uniquement à travers les contraintes du Moi et du Sur moi, mais aussi à travers celles de la vie culturelle auxquelles elles participent amplement, Le discours fou, dans cette perspective, semble souvent dire quelque chose de plus que le discours banalement quotidien.

III. Le sacré et la thérapie

Le fait même d’être malade, d’avoir recours à un thérapeute, d’avoir confiance dans ses procédés et d’espérer aboutir à des résultats bénéfiques que) que soit le cadre de cette situation, n’est pas uniquement un phénomène médical. C’est un vécu qui mobilise des sentiments divers, d’ordre religieux, psychologique et culturel. Dans la pratique populaire de la thérapie, ces deux facettes, le religieux et le médical, sont intimement liées.

Parmi les différents détenteurs de la pratique thérapeutique, nous en avons ciblé deux qui nous semblent illustrer cette interpénétration que nous voulons démontrer, entre le sacré et la thérapie. En effet, la compétence du Fquik et du Marabout repose sur le fait qu’ils manient et font intervenir ce qui fait force, le sacré, dans son sens le plus large.

1. Le Fquih

Le terme de Fquih qualifie un personnage omniprésent et influant, assurant un encadrement serré des fidèles. Parmi le personnel religieux de la société musulmane (les savants doctcurs de la loi musulmane, juges coraniques, responsables religieux élitistes.), il occupe une place particulière : peu compétent sur le plan doctrinal, il n’en demeure pas moins très actif. En principe, le Fquih est avant tout un maître d’école, chargé d’initier les enfants qui lui sont confiés à la lecture et à l’apprentissage des textes fondamentaux de l’islam ; un dirigeant des affaires de la mosquée. En fait, il joue également le rôle d’officiant dans un grand nombre de cérémonies pubhques ou privées : rites de naissance, mariages, circoncisions, funérailles, prières à l’occasion des grandes fêtes annuelles de l’islam ou des calamités, entre autres. La plupart ajoutent à ces fonctions celle de thérapeute, notamment des maladies mentales. De cette fonction thérapeutique, le Fquih opère un glissement vers la pratique de la magie. Ainsi, à partir de la parole divine et de certaines sentences, il confectionne des talismans, des philtres d’amour, des charmes attirant sur leurs porteurs la puissance ou la fortune, ou les protégeant des mauvais coups, des envoutements et autres sortilèges.

Pour la masse populaire où se recrute la grande majorité de ses clients, le Fquih est légitimé dans sa fonction de guérisseur parce qu’il instaure le « bien » et combat le « mal », en mobilisant les connaissances du Livre sacré et de ses appendices sacrés qui sont les siennes. Dans le cas de la maladie mentale, le sacré coranique est, pour lui, le remède le plus adéquat pour libérer le malade aliéné. C’est à ce titre, c’est à dire en tant que détenteur de ce sacré, qu’il est appelé et amené à intervenir.

Le Fquih s’appuie dans sa tâche thérapeutique sur son pouvoir issu de son statut religieux. Sa démarche vise à instituer un rapport de forces favorable au patient confronté avec son persécuteur, en exploitant les possibilités de domination et d’assistance offertes par une série de versets coraniques. Elle est, en quelque sorte, une protection du patient, en le plaçant sous une instance plus puissante que celle qui le persécute. Comment, techniquement partant, le Fquih procède t il pour expulser les djinns ? Globalement, on peut dire que, en fonction de ce modèle étiologique, son intervention entrera dans le registre coranique de la purification et de la protection, au moyen de récitations, de bains, d’ingestion et du port d’écritures sacrées.

a) Récitations.

Le Fquih opère thérapeutiquement par un véritable combat contre le djinn, sans autre artifice que la seule vertu salvatrice du Texte coranique. Bien qu’il existe des versets coraniques particulièrement opérants dans l’expulsion des djinns (ceux qui mettent clairement l’accent sur la défaite et l’anéantissement des esprits face à la puissance divine), tout le monde s’accorde à dire que le Texte coranique, dans son intégralité, est efficace dans l’exorcisation du mal invisible, source de troubles mentaux. Mais l’exorcisme, en tant que pratique du sacré divin d’intention thérapeutique, est aussi un combat physique, tapageur, mené tambour battant, pour forcer l’esprit assaillant à quitter sa victime, ou, du moins, en réduire l’action maléfique que le milieu traditionnel assimile d’emblée à la maladie mentale elle même.

b) Écritures.

La maîtrise des textes sacrés, par le biais de l’écriture, est aussi un des aspects qui qualifie le fquih aux yeux des autres fidèles pour exercer le rôle thérapeutique, L’emploi de J’écriture marque une orientation conjuratoire et prophylactique dans sa pratique. Celle ci obéit à un principe simple : pour vaincre un mal attribué à une puissance infernale, il suffirait de dépêcher une puissance identique ou supérieure, dont on s’approprie les vertus ; L’utilisation, à cet égard, des écritures comme véhicules du sacré, est parfaitement indiquée. Les forces du mal sont sans effet devant elles ; elles ne peuvent que reculer, frappées d’impuissance et d’épouvante,

Le Fquih peut procéder de différentes façons, souvent combinées d’ailleurs, dans le processus thérapeutique. Se servant d’un papier, il écrit des versets coraniques ou des formules dotées de vertus surnaturelles, lequel papier est soigneusement enfermé et scellé dans une boîte de cuivre ou de métal et que doit porter le patient ; c’est cette opération qu’on désigne en général sous le nom de « confection des amulettes »,

Le même papier peut aussi être utilisé pour préparer une infusion que le patient est amené à boire ou y laver son corps. Dans le premier cas, on peut dire que la parole divine. littéralement absorbée, pourchasse le mai qui s’est introduit par effraction dans le corps partout où il se trouve.

Mais quels que soient les procédés auxquels il a recours, le Fquih n’agit qu’au nom du Dieu. Détenteur d’un savoir qui comporte une dimension de pouvoir et de grâce, il occupe la place d’intercesseur auprès du divin. La thérapie est dans son chef une manipulation d’un matériel symbolique, à forte charge magico religieuse, pour restaurer des liens entre ses clients et le sacré.

2. Le maraboulisme thérapeutique

Comme on l’a constaté, le discours ethnopsychiatrique marocain situe l’essentiel de l’étiologie en matière d’atteintes mentales autour d’émanations persécutives liées aux activités malveillantes des djinns, qui, de par leur nature invisible, peuvent atteindre n’importe qui, n’importe quand et n’importe où. Ce discours concernant l’origine des atteintes mentales est indissociable de celui qui se charge de prescrire les modes de guérison, En effet, suggérer qu’une maladie est le fruit d’une rencontre avec un sacré chtonien, laisse prévoir que l’utilisation du sacré, en tant que force exorcisante, sera de mise. La nature de ce dernier sacré n’est pas rixe, absolue. A un modèle explicatif causal peuvent répondre plusieurs choix thérapeutiques. Le patient passe de l’un à l’autre d’une façon pragmatique et selon une succession et une alternance, qui démontrent qu’en matière de répliques thérapeutiques le projet ethriopsychiatrique marocain procède par accumulation, flexibilité et ouverture, Le recours au Fquih ne signifie nullement que les autres pratiques thérapeutiques sont exclues. Le parcours du patient est un va et vient entre les unes et les autres.

Outre le Fquih et les pratiques confrériques de la transe, le discours ethnopsychiatrique recommande au malade la multiplication de visites ou de séjours dans les sanctuaires ayant la réputation d’enrayer le mal ou d’en amoindrir les manifestations pathologiques : c’est ce que nous entendons par maraboutisme thérapeutique, partie intégrante d’un phénomène très large, défini comme l’ensemble des comportements religieux et sociaux liés aux saints et à leurs sanctuaires. L’idée maîtresse qui sous tend le phénomène de la vénération des saints est celle d’une prévalence d’une volonté d’instituer des médiateurs entre le créateur et ses créatures.

Les saints sont de statures diverses, étant donné que les voies qui mènent à la sainteté sont elles mêmes multiples. Sont consacrés marabouts, c’est à dire hommes saints, ceux dont le lignage remonte aux prophètes, ceux qui sont détenteurs d’une science ou d’un savoir considérés purs et élevés, ceux dont le pouvoir de produire des miracles a été constaté et confirmé, et puis ceux qui le sont devenus malgré eux, parce que la communauté l’a bien voulu (fous, excentriques, illuminés… et autres élus selon la croyance populaire).

Quelle que soit la source de leur sainteté, les saints ne sont institués en tant que tels qu’après leur mort, Des mausolées et des coupoles sont érigés sur leurs tombeaux et deviennent des lieux de pèlerinage. Un autre trait commun des saints est celui de la détention de la baraka, c’est à dire une puissance miraculeuse, un fluide mystérieux, un rayonnement spirituel et un bienfait occulte que Dieu leur a attribué, et qui constitue leur pouvoir d’intervention bénéfique dans plusieurs domaines.

Cet effluve sacré, comme tout sacré, pur et impur, est contagieux. Il communique ses qualités à tous les êtres, objets et lieux qui le touchent ou qui l’entourent. : au sanctuaire, aux descendants, aux arbres, aux pierres, aux sources d’eau, aux grottes, et toutes autres choses qui sont attribuées au saint et qui deviennent des supports rituels dans le culte maraboutique, notamment thérapeutique, Pour une accumulation bénéfique de ces diverses baraka, le fidèle est appelé à intégrer dans son itinéraire toute cette instrumentation qui constitue le fondement même de toute pratique cultuelle liée à la visite ou au séjour dans les sanctuaires maraboutiques,

Ce signifiant flottant (pour reprendre la formule de Lévi Strauss dans sa description du Àfana) qu’est la baraka indique que des prérogatives de toutes sortes peuvent être du ressort du saint : toutes les demandes sont en principe recevables. Néanmoins, par une division du travail mystique, la conception populaire a spécialisé les attributions sacrées des saints qui, dès l’ors, se cantonnent chacun dans l’examen des requêtes qui, sans être exclusives, ne sont pas moins davantage circonscrites.

Une dizaine de marabouts sont ainsi connus au Maroc comme ayant la prérogative de guérir les atteintes mentales. Mais les comportements religieux et cultuels ici ne sont pas pour autant différents des autres : selon les circonstances et les objectifs visés, les accents sont mis sur tel ou tel rite.

Le premier de ces rites est d’aller vers ces lieux sacrés ; c’est à dire accomplir ce que l’anthropologie religieuse désigne sous le nom de pèlerinage : un déplacement réel vers un lieu saint, parce que la présence divine y est supposée proche et accessible, et le sacré, en constante irruption, permet l’amorce d’un processus de transformation de l’homme dans son être.

Quel que soit le problème humain pour lequel on sollicite l’intervention et la médiation d’un saint auprès du Dieu, le premier rite à entreprendre donc est celui de la ziara (visite). Le malade mental a le choix entre des visites répétitives, ou, lorsque I*infrastructure le permet, des séjours prolongés. Dans les deux cas, le malade, même si la raison profonde de son déplacement est fondamentalement individuelle, se trouve inséré dans une foule pèlerine, volumineusement variable mais constante. Le va et vient des visiteurs côtoyant la folie fait que celle ci ne soit pas vécue comme une source d’effroi, étant donné qu’elle est incluse dans un même champ phénoménologique sacral, nourrie de la part des personnes présentes sur place, malades ou non, d’une même pensée, d’une même mythologie culturelles.

Le voisinage avec le sacré hagiologique pendant le séjour thérapeutique comporte une série de rites, inlassablement répétés, de façon à accumuler toutes les baraka que renferme le périmètre sacré : les descendants du saint accompagnent le malade dans l’accomplissement de ce rituel, qui va de l’introduction dans la salle tombale pour implorer le saint et le prier d’user de sa puissance en vue de délivrer le malade des djinns qui le possèdent, jusqu’à la participation aux hadra (séances de transe) d’exorcisme sous Végidc du même saint, en passant par les rituels purificatoires (se laver dans les sources sacrées), prophylactiques (les fumigations, témoins de la singularité et de lit sacralité des lieux, confortant le malade dans son sentiment de vivre dans un endroit protégé des influences extérieures), sacrificiels (effectuer des sacrifices, à la fois pour accompagner la demande et pour clore l’acte thérapeutique lorsque survient la délivrance du patient de ses agresseurs), le communiel (l’animal sacriféé en l’honneur du wali sert à la préparation d’un repas que, consomment sur place les membres de la famille, les locataires du lieu et les visiteurs, éventuels). Ces rites sont ponctués de périodes d’enterinement dans des endroits dits sacrés, réputés pour leurs pouvoirs thérapeutiques, tels la grotte, le puits et autres lieux qui s’y prêtent.

Au terme d’un séjour plus ou moins long, le saint apparait au malade dans un rêve et lui annonce sa guérison. Cette apparition, par le biais du rêve, correspond à un procédé connu sous le nom d’incubation sacrée, qui consiste à passer quelques nuits près de la tombe d’un saint dans l’espoir d’obtenir de celui-ci, à travers sa baraka opérationnelle, des éclaircissements sur l’origine de l’atteinte mentale et surtout sa guérison. L’incubation est une expérience intense. Elle mobilise des sentiments profonds. Ce n’est pas pour rien que cette sollicitation intime du sacré est considérée comme dangereuse et nécessitant l’observance rigide d’un rituel protecteur : prières, abstinence …

Le sacré thérapeutique de nature hagiologique est ainsi fait, c’est-à-dire d’une façon itinérante et diffuse, que le séjour du patient est constitué depuis son arrivée, d’attente, d’espoir et de tentatives de capter les émanations sacrales. au milieu d’une foule pèlerine venant souvent de très loin pour implorer la bénédiction du marabout. On pourrait dire, en nous appuyant sur une formule de Sow, que l’essentiel des actes thérapeutiques, dans ce réseau culturel et religieux, « est vécut comme un psychodrame fervent, de nature quasi liturgique, dont l’ordre séquentiel est fixé par un déroulement cérémonial ». (1977, 36).

Le malade mental qui guérit (souvent partiellement) par la grâce d’un saint après avoir séjourné dans son périmètre sacré se verra indiquer le renouvellement périodique des procédés thérapeutiques déjà signalés. Moralement, il se voit obligé de commémorer l’anniversaire de cette guérison par l’organisation de visites au saint auquel il est devenu redevable et attaché par un lien filial, et de participer aux activités (notamment les séances de transe) qui s’y déroulent. De ce tait, il s’insère dans une communauté dévotionnelle qui partage avec lui le sentiment d’être marquée par une expérience liée au sacré, et nourrit les mêmes attitudes et sensations envers le saint dont les visites régulières permettent à l’individu de se recharger du double sacré hagiologique et invisible. La maladie mentale constitue, sous ce regard, un épisode initiatique important dans le maraboutisme. En adhérant à un milieu qui devient celui d’une référence, le malade opère un arrachement à un mode de vie antérieur, s’engage d’une façon qui prend tout son être, comme peuvent le faire les diverses épreuves initiatiques.

Pour conclure, revenons à notre point de départ. Dans le contexte marocain traditionnel, la contiguïté est intense entre la folie et les formes reconnues du sacré. La description des représentations culturelles de la maladie mentale et les rituels sacrés de guérison ont montré que ces deux procédés étaient intimement liés à l’expérience religieuse. Faire appel au sacré coranique par le biais du Fquih ou au sacré maraboutique, c’est recourir à des intercesseurs auprès du Dieu pour déloger un sacré perturbateur. Cette interférence nous permet d’éclaircir les rapports entre le malade et le groupe social, de la maladie et du sacré.

BIBLIOGRAPHIE

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11. SOW I., Psychiatrie dynamique africaine, Paris, Payot, 1977

12. VAN DER LEEUW G,, La Religion dans son essence et ses manifestations, Paris, Payot, 1948,

NOTES :

1. Cité par GARDET (1974)

2. Au sacré transcendant qui concerne Dieu seul, l’Unique, et qui est le centre de la loi musulmane, correspond un sacré plus immanent qui se matérialise dans la vénération accordée aux saints de l’Islam.

3 Pour une étude Plus ciblée, nous renvoyons à notre article : Maladie mentale et thérapie maraboutique au Maroc. Le cas Bouia Omar.

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