Fethi Benslama
In Cahiers INTERSIGNES
Dans l’étude qui va suivre, il s’agit de faire paraître une constellation d’existences en exil pouvant prendre un cours dramatique, qui tourne autour de ces deux termes : « l’enfant et le lieu ». Les éléments de cette formation se sont constitués progressivement à partir de mes rencontres avec des sujets en difficulté, dont l’histoire personnelle ou familiale récente est marquée par le déplacement.
On pourrait présenter clans un premier temps l’enjeu crucial de cette configuration, en disant qu’il s’agit de la mise en cause de l’enfant, parfois gravement, parce qu’il semble entrer en conflit, voire dans un rapport d’antagonisme violent avec de « lieu ».
Par « enfant », je n’entends pas seulement l’enfant réel, bien qu’il puisse s’agir de lui, mais cette figure de l’infantile ineffaçable en chacun, puissante et en même temps fragile, autour de laquelle se cristallisent les forces de vie et de mort, du désir et de la mémoire. Quant au « lieu », je souhaite qu’on ne lui donne pas seulement une connotation matérielle, qu’on ne le confonde pas avec l’espace, mais qu’il soit aussi appréhendé dans le sens de localité ; ce fameux « quelque part » très galvaudé, le désigne assez justement. Aristote dans son 1ivre IV de la physique dit : « Seul le non-être est nulle part » (1). Le Lieu serait cette « part » localisable où l’être trouve un site pour advenir, pour qu’il puisse en être dit : « il a eu lieu ». Les Grecs ne nommaient-i1s pas le réel « la genomena » : les choses qui ont eu lieu ?
Dans la suite aristotélicienne, de très nombreuses lettres et épîtres du corpus arabe, ont traité de cette question complexe. Il s’en dégage une distinction entre le lieu (makân) et le où (‘ayn) qui désigne la localité du lieu. L’un se réfère à l’étendue propre d’un corps, l’autre au lieu comme complément (mudâf), soit l’étendue qu’il occupe clans un espace donné. Cette distinction correspond semble-t-il à celle d’Aristote entre le lieu intérieur et le lieu extérieur. En langue arabe, la racine qui a donné le lieu « makân » en est venue clans l’usage moderne à donner naissance au verbe être « kâna », et l’étant « kâ’in » en tant que établi clans une forme et clans un site où il demeure (3).
Dans le Timée, Platon attribue au lieu non pas uniquement la fonction d’accueillir les corps et de leur donner limites, mais aussi celle de la genèse des formes : le lieu donne forme à ce qui est. Mais la difficulté de penser le lieu, dit-il, tient à ce que le lieu, tout en conservant ses propriétés, reçoit toutes choses, se confond avec elles, sans jamais prendre une figure semblable à celle qui entre en lui. C’est pourquoi, ce qui reçoit toutes les espèces, sans en conserver aucune,.doit être en dehors de toutes les formes. D’où la nécessité de penser un troisième genre pour définir le lieu, un genre qui n’est ni sensible, ni intelligible : « Enfin, il y a toujours un troisième genre, celui du lieu : il ne peut mourir el fournit une place à tous les objets qui naissent. Lui même, il n’est perceptible que grâce a une sorte de raisonnement hybride que n’accompagne point la sensation : à peine peut-on y croire. C’est lui certes que nous apercevons comme un rêve, quand nous affirmons que tout être est nécessairement quelque part, en un certain lieu, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre, ni quelque part dans le ciel n ‘est rien du tout » (4).
Comme le remarque P. Fédida clans sa lecture métapsychologique du Timée, « penser le lieu est d’une très grande difficulté, puisque cela consiste à renoncer à nommer cela qui, par nature, devient, c’est-à-dire change et prend ainsi d’autres aspects. La pensée du lieu devrait effectuer une sorte d’opération tout a fait étrange où la place de l’objet serait « conservée » dans sa localité sensible propre, sans que l’objet, pour autant, disparaisse. »(5)
Devant cette difficulté, après de nombreux détours, Platon en vient à suggérer de déplacer les objets pour pouvoir mettre à nu le lieu. Nous voici au coeur de notre propos : la pensée du lieu, en tant que localité qui accueille et donne forme, se révè1erait clans le déplacement, comme si la sédentarité nous dérobait le lieu, le rendait non évident. Chez les sujets dont je parle, sujets déplacés, en déplacement ou ayant subi les effets du déplacement, la préoccupation implicite ou explicite du lieu devient, à un certain moment de leur vie, si envahissante qu’elle engendre une détresse et des manifestations symptomatiques ; au point que j’en suis venu à l’envisager comme une compulsion ; et à penser 1’exil comme obsession du lieu, d’autant que chez Freud, la névrose obsessionnelle est abordée en tant que « disposition au déplacement ». Mais dans notre cas, ce serait le déplacement qui créerait cette disposition à l’obsession. L’inversion va encore plus loin si l’on songe au lien qu’établit Freud entre « les exercices religieux », et la névrose obsessionnelle ; ici il y a en effet une sorte de trouble de la croyance au lieu : « à peine peut-on y croire », relève Platon.
Je voudrais évoquer quelques figures de ces manifestations, en occultant délibérément les structures psychiques dans lesquelles ils s’inscrivent, afin de laisser se déployer la logique trans-structurelle de la question du lieu. Les figures ne doivent pas être saisies iso1ément, mais dans un rapport d’interaction réciproque, hors toute référence ethnique, et hors la psychopathologie de l’immigration. Le seul point de vue qui permette d’apercevoir ce dont il s’agit réside dans la parole par laquelle l’historisation d’événements qui ont déjà déterminé la vie du sujet trouve son lieu (7).
1. Un lieu qui ne fait pas monde
Nous rencontrons cette figure chez des femmes qui vivent une première grossesse hors de leur pays d’origine, sans que ce soit nécessairement la première gestation. J’al eu I’occasion de voir un grand nombre de ces femmes, lors d’une consultation à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, au cours d’une recherche sur la maternité des migrantes. Le souci, chez ces femmes, du lieu se dit fréquemment à travers des interrogations comme celle-ci : « Comment donner naissance à l’étranger ? » « Comment mettre son enfant sur une terre étrangère ? » I1 exprime un désarroi associé parfois à l’idée d’un abandon dans l’abandon : « C’est comme si j’allais mourir dans le pays des autres, en exil », dit une femme. II témoigne aussi d’une inquiétude vitale pour l’enfant qui va « naîlre étranger », dans un univers artificiel : « Ici on met les enfants dans des bouteilles » (les couveuses ?). Ce souci semble leur faire oublier que toute naissance est exil, que tout enfant naît éranger au monde et cesse ce faisant d’appartenir exclusivement à la nature. Pourquoi cet oubli de « l’exil nécessaire » qui est le lot de tous ? Bien souvent, j’ai pu constater qu’une condition existentielle, sur laquelle il n’y aurait rien à dire habituellement, vient à la surface avec une acuité particulière en exil, pour devenir un souci qui préoccupe en permanence la personne et son entourage. La souffrance réside ici dans la perte de la capacité « d’oublier » certaines douleurs existentielles qui redeviennent puissamment lancinantes. Comme si des événements de l’existence ne parvenaient pas a entrer dans le devenir, à recevoir leur signification d’avènement.
Dans d’autres cas, ces préoccupations revêtent la forme d’une angoisse, non pas de mettre un enfant hors de soi au monde, mais hors monde. L’une de ces femmes me rapportait qu’au moment de l’endormissement elle entendait une voix lui dire : « D’où es-tu ? ». Elle se réveille en sursaut avec la peur que son enfant « tombe dans un trou ». Elle parlait peu le français mais elle ne cessait de dire de façon compulsive : « ici, ici », en enchaînant avec des mots en arabe tels que « difficile » ou « impossible ». Le mari croit qu’ « elle » a peur de ne pas pouvoir accoucher ici seule ». Je me suis aperçu progressivement que les plaintes de ces femmes témoignaient d’une difficulté essentielle que l’on pourrait résumer ainsi : donner naissance ne suffit pas à mettre au monde. Elles avaient en quelque sorte la crainte que I’expulsion « hors de soi » de l’enfant n’aboutisse, dans un mouvement de redoublement de l’exil, à le jeter dans un dehors qui serait un hors lieu ; parce que le lieu , « ici » ne faisait pas monde pour elles. A quelles conditions un lieu fait-i1 monde pour quelqu’un ? Telle est la question à laquelle nous confronte cette figure.
Pour d’autres femmes, l’ »ici » devient mauvais, hostile, capable d’absorber l’enfant et de le dissoudre. L’hostilité du lieu, comme s’il devenait vindicatif, est d’ailleurs perceptible dans le cas de cette voix entre veille et sommeil. Ce qui pose la question « D’où es-tu ? », qu’est-ce, sinon un « ici » fixe, établi dans son identité, formé par le lieu et son passé historique ? Peut-on dire dès lors que 1′ »ici » devient une question sans fond et non plus un lieu ? La crainte de ces femmes, serait-ce la crainte que l’enfant ne chute dans la question du lieu qui leur est posée ou qu’elles se posent ? Quelles sont les conséquences de cette figure « d’un lieu qui ne fait pas monde » sur la relation entre la mère et l’enfant ? Difficile à évaluer, mais nous avons pu constater combien ces premiers enfants nés en exil étaient exposés à ce que l’ont pourrait appeler : « une topopathie » (dépressive ou persécutive) de la mère tourmentée et saisie par la question du lieu.
Dans certains cas, nous avons pu observer que le père était impliqué clans cette souffrance, en ressentant l’enfant porteur d’une étrangeté insupportable. L’un de ces pères ne voulait pas faire apprendre à son fils le Coran, contrairement à tous ses autres fils : « C’est un enfant d’ici… lui, ce sera un héros ou un zéro » disait-i1. I1 appréhendait son fils comme un être tout à la fois extraordinaire et inquiétant, voire dangereux, né d’un accouplement contre nature. I1 me semble que clans cette situation, l’enfant est vécu comme le produit d’une transgression. En conséquence, il est exclu de la généalogie symbolique à laquelle se rapporte l’apprentissage du Coran comme langue paternelle, rattachée à l’autre lieu « 1à-bas ». Cet enfant reconnu par son géniteur, mais rejeté du lieu par le père, souffrait de troubles du langage et manifestait des angoisses de mort inhabituelles.
2. « L’enfant sacrifié au lieu »
Une seconde figure pourrait être évoquée à travers cette phrase d’une jeune femme maghrébine qui a abandonné son enfant. Elle dit : « J’ai donné un enfant à la France, maintenant j’ai le droit d’y vivre . A l’évidence, ces propos correspondent à 1’idée d’un sacrifice de l’enfant au lieu, afin que le séjour acquière une 1égitimité : « J’ai le droit de… », dit-elle.
Je pense à toutes ces situations où des jeunes filles issues de familles traditionnelles vivent dans l’attente d’un mari ou d’un retour au pays, voire les deux à la fois. Elles entrent un jour en dissidence, en faisant un enfant presque avec le premier venu. Si la mère opte pour garder l’enfant, la rupture est consommée avec son groupe familial et il n’est plus question de retourner 1à-bas. Parfois il y abandon de l’enfant, ce qui inaugure cette relation sacrificielle à l’ici, pouvant s’avérer assez rapidement désastreuse. II s’ensuit le sentiment d’une perte irréparable dont le lieu serait la cause ressassée clans un deuil interminable. Celles qui optent pour la rupture avec la famille vivent leur décision comme une trahison qui peut se transformer en accusation envers l’enfant, tenu pour responsable de leur malheur. C’est la mère comme enfant (de sa famille) qui s’est sacrifiée pour son enfant illégitime. Dans tous ces cas, la configuration « 1’enfant et le lieu » est à l’origine des actes d’abandonner et d’être abandonné. Pourquoi pour ces femmes la question du lieu, la légitimité d’y vivre ou pas, apparaissent-elles sous ce rapport d’un enfant à sacrifier ? En quoi l’enfant permet-il l’ouverture ou la fermeture du lieu, c’est-à-dire de constituer une monnaie pour la réparation d’un dommage ou d’une dette ? Se profile derrière le lieu les figures terrifiantes de ces divinités auxquelles on sacrifiait jadis le premier né, tel le dieu Moloch de Canan.
Dans quelques cas j’ai constaté que ces jeunes femmes s’infligeaient des blessures graves ou tentaient de mettre fin à leurs jours, comme si le défaut du lieu appelait aussi ce genre de mutilation. Jeter sa chair en pâture semble obé1i à l’impératif cruel d’une privation au coeur de la vie pour que le lieu advienne.
3. Une mère à la recherche du lieu
Une autre figure qui est parfois 1iée à la précédente, se rencontre chez ces jeunes femmes abandonnées par les leurs, leur famille ou plus fréquemment par le père de 1’enfant, errant à la recherche d’un lieu où se poser : « Je suis comme un avion qui ne trouve pas d’aéroport, je tourne, je tourne, et pendant ce temps je me vide de mon essence ; heureusement, lui (elle désigne l’enfant), c’est mon essence, sans lui je tombe. » Cette jeune femme ajoute en parlant de ses errances : « Quand je me souviens comment j’en suis arrivée là, je lui raconte (à l’enfant) tout ce que j’ai vécu ; parfois je me dis : tu es folle de parler à ton enfant comme ça, mais qui peut entendre et comprendre ? »
L’errance avec l’enfant, à la recherche d’un lieu où se poser, se déroule ici en même temps que la tentative de reconstitution d’une mémoire. L’enfant serait celui à qui on parle, mais ce serait folie de croire qu’il peut entendre. « Mais qui peut entendre ? », cette question ne signifie-t-elle pas implicitement : où peut s’arrêter mon errance ? Le rapport entre la restitution mémoriale, le désir d’être entendu, plus précisément le désir de rencontrer un entendeur (qui ?) par lequel se produirait l’arrêt de l’errance, tous ces é1éments reposent sur l’énigme d’un enfant qui serait l’essence de sa mère.
Je tiens cette figure pour l’é1ément central de toute la configuration de « l’enfant et du lieu », parce que les deux termes sont engagés dans une composition dramatique que l’on retrouve dans un grand mythe fondateur, celui d’Agar errant dans le désert avec son fils Ismaël, à la suite de leur renvoi par Abraham. Sur le point de mourir de soif, une source d’eau jaillit miraculeusement, sous le talon d’Ismaël. La Genèse en a gardé la mémoire à travers cette adresse de l’ange : « Qu’as-tu, Agar ? Ne crains pas, car Dieu a entendu la voix de l’enfant dans le lieu où il est. Lève-toi ! Relève l’enfant et prends-le par la main, car je ferai de lui une grande nation (21 : 17-20). »
Le surgissement de la source, la relève de l’enfant et de sa mère, leur sauvetage après l’abandon par le père, la promesse d’une nation, s’articulent à partir d’un point où « Dieu a entendu la voix de 1’enfant ». Cette entente ouvre un lieu désigné par « où il est » ; le « où » qui correspond exactement au terme « ‘ayn », en arabe, localise le lieu dans le « il est », soit le présent de l’être : le là de l’être. Tel est le scénario de l’émergence du lieu des agaréens selon la Genèse.
Sur la trace de ce « là », le mythe fondateur de l’islam édifia son lieu, sa cité la Mecque puisque, selon le Coran, c’est à l’ emplacement de la source devenue un puits que fut bâti le sanctuaire de la Ka’ba. Mais le mythe fondateur du lieu de l’islam, est aussi le mythe du recouvrement de ce lieu, de son oubli et de sa redécouverte par le grand-père du prophète Muhammad. En effet, selon la tradition, le puits Zemzem va tarir et se remplir de sable ; son emplacement sera même perdu de vue pendant des siècles, jusqu’à l’époque qui précède de peu l’émergence de l’islam. Un jour, alors que le grand-père du prophète dormait à proximité, un fantôme se présente dans son rêve et lui intime l’ordre de creuser. C’est ce qu’il fait, jusqu’à la redécouverte de la source d’Ismaël au milieu de 1’hostilité générale de sa tribu. Etrange coïncidence, la phrase de Platon à propos du lieu : « C’est lui certes que nous apercevons comme un rêve », trouve dans ce mythe son application littérale. Le rêve du grand-père du prophète lui permet de retrouver le lieu d’Ismaël dont il deviendra le gardien (8). Et comme le grand-père du prophète a fait le voeu de sacrifier l’un de ses enfants quand i1 creusait le puits, il voulut quelques années plus tard, mettre à exécution son voeu en sacrifiant le père du prophète. Il le racheta cependant contre une rançon très élevée. La séquence du sacrifice n’est pas la moindre dans la fondation du lieu islamique, puisque selon Tabarî, Muhammad dira : « Je suis le fils de deux victimes, deux de mes ancêtres ont dû être immolés, Ismaël et Abdallah (son père) ; mais Dieu a accordé à l’un et a l’autre une rançon ». Sachant que le grand-père de Muhammad fut oublié par son père dans la tribu de sa mère lorsqu’il était enfant, nous pouvons dire alors que le lieu fut redécouvert par l’enfant oublié qui rêve, et que le fondateur Muhammad est l’émanation de ce lieu, c’est-à-dire 1’entendu de l’enfant oublié qui rêve du lieu où l’enfant fut sauvé.
Nous saisissons ainsi combien ce mythe de la création du lieu, de toute une civilisation, embrasse les multiples aspects de la configuration de l’enfant et du lieu que nous tentons d’approcher. Mais ce que le mythe m’a apporté de plus précieux, par rapport aux patients, réside dans le fait qu’il s’agit du récit de la redécouverte d’un lieu déjà créé et oublié, un lieu qui s’était dérobé dans les sables de 1’errance et de la mémoire. Or tel était le cas pour la plupart de ces patients qui ont vécu l’exil ou bien en ont hérité à travers 1’histoire de leur famille.
4. L’enfant-lieu
La quatrième figure met en jeu non pas l’enfant comme « essence de sa mère », mais l’enfant lieu de sa mère. Nous avons ici la composition qui porte le plus à conséquence, car nous la trouvons à la base d’une condition pathologique psychotique ou proche de la psychose. I1 s’agit de femmes qui se sont expatriées le plus souvent depuis peu de temps. L’enfant est le premier, et le premier en exil. On peut remarquer un double phénomène de réclusion chez ces mères : réclusion dans leur appartement, solitude, refus du monde extérieur, le mari étant le seul lien avec le dehors ; mais aussi réclusion en soi-même, l’enfant est seul « ce qui » arrache la mère à elle-même, ce n’est que par lui et en lui qu’elle existe : il est son abri au dehors : « C’est mon refuge », dit l’une de ces femmes, « en moi-même je suis froide, je n’arrive pas à sentir ce monde, j`attends qu’il se réveille et lorsqu’il ouvre les yeux, à ce moment-là, je vois que je suis ici », (elle ne voit pas pourtant que son enfant se détourne de son visage et ne veut pas la regarder). L’enfant apparaît comme le lieu de rencontre entre sa mère et l’ici de l’exil. Il lui permet, physiquement, d’avoir accès au sentiment de sa présence à elle-même, au présent du lieu. La mère a pris possession de son enfant, comme on dit prendre possession d’un lieu. L’ « ex » d’exister (un soi se tenant hors de sol) est incarné par l’enfant. L’enfant est le lieu pour sa mère.
Jusqu’ici, je n’ai évoqué que des figures où i1 s’agit de femmes, de mères prises dans une déperdition du lieu, cherchant à le retrouver à travers un conflit mettant en jeu l’enfant.
Est-ce à dire que cette problématique ne concerne que des mères ? Assurément non, et je vais citer plus avant des exemples où i1 s’agit d’autres acteurs. Mais il faut souligner que ce sont ces figures de la mère et de l’enfant devant la question du lieu que j’ai rencontrées le plus souvent, et avec la plus grande intensité dramatique. C’est 1à que j’ai eu l’impression, d’une façon particulièrement saisissante, d’être devant une question qui touche les fondements de la vie psychique. Cette détresse qui est un mélange d’abandon et de refuge dans I’abandon, de rejet et d’attachement dans le rejet, de proximité et d’éloignement infini, toute cette recherche désespérée comporte néanmoins une dimension salutaire grâce à laquelle demeure, là-même où le lieu se dérobe, le désir de retrouver le lieu, le désir du lieu. Ce n est que dans le cas où l’enfant est le lieu de sa mère, que cette quête semble absente. Dans les autres situations, la recherche de ces femmes paraît immergée dans une sorte d’impulsion psychique secrète qui affirme alternativement : l’exil est la mort / l’exil est la vie, dans l’attente que l’un des termes se laisse entamer par 1’autre et que naisse de cela quelque chose, que je ne pourrais exprimer autrement qu’en ces termes : le surgissement de la possibilité de l’impossible, le miracle.
Je me suis longuement demandé pourquoi, cette attente du miracle du lieu, ce sont des mères avec leur enfant en exil qui me confrontent le plus radicalement avec lui. Peut-être que le miracle, l’attente du miracle dans la relation mère-enfant, est un fait psychique important qu’il faut relever : la mère et l’enfant devant la question du lieu supposent un moment où tout ce qui est alentour s’est absenté. Les autres personnes paraissent lointaines, estompées ou effacées, et la mère avec son enfant semble sans recours, sans secours, dans un paysage soufflé, cruellement dé1aissée sur un chemin sans destination. Dans cette épreuve d’errance et de solitude « à deux », d’un coup, en une seule fois (sans la possibilité de se dire « je suis en train de vivre cela », ou plus tard avec certitude « j’ai bien vécu cela »), peut se produire « ce qui » arrête, un rien qui fait 1’avènement du lieu. C’est le moment où i1 y a Présent « en deux ». Tout ce que je peux dire de cet avènement, c’est qu’il advient, lorsque chez certaines patientes, s’opère un passage, un glissement imperceptible dans la façon de poser la question du lieu : ce n’est plus en effet, « où est le lieu ? », mais « qui est le lieu ? ». Evidemment, le « qui » ne se rapporte pas à une personne et encore moins à une chose. Cette transformation de la question paraît décisive, car le lieu se trouve libéré de la contingence de l’ici et du là-bas ; le « qui » devenant une instance d’inconnu qui recueille de 1’errance et de l’éparpillement, en conférant la possibilité du « là ».
Dans un rêve « d’intense lumière », où « les images étaient fluorescentes », une patiente raconte comment, ayant perdu son fils (i11égitime selon la tradition familiale) dans un labyrinthe, elle le retrouve dans le pays d’origine de ses parents mais ne parvient pas à le reconnaître, parce que quelqu’un (probablement son grand-père qui la protège) lui disait, sur un ton sarcastique, que son fils s’appelle « Kiki ». En se réveillant, elle dit avoir éprouvé le sentiment d’une profonde déchirure à 1’évocation de ce surnom ridicule. Ce jour-là, dans la séance, elle fut la proie de crises de fou rire et de pleurs, en le prononçant à plusieurs reprises. N’est-ce pas le mot « ki-ki » en lui-même – par ce qu’il sous-tend comme fantasme de castration – qui porte et signifie cette déchirure, cet écart qui donne à entendre, sous la forme du dédoublement d’un phonème, la séparation, la destruction au coeur de la représentation de l’enfant : de qui à qui, entre deux pronoms relatifs, se produisit l’absolu de la séparation en deux. Telle est la façon dont le lieu se fait reconnaître, encore une fois dans le rêve, le rêve qui porte en lui le sacrifice à l’inconnu de l’image infantile de soi. C’est le miracle qui fait réapparaître l’ouvert au coeur de l’enfant.
5. Le lieu entre parenthèses
La cinquième figure, je l’appelle : « le lieu entre parenthèses », parce qu’il s’agit de familles où les parents maintiennent en permanence un rapport de passage momentané avec l’ici. II y a chez eux une volonté stupéfiante d’être sans cesse sur le point de retourner là-bas, et cela depuis des années, depuis dix ou vingt ans, voire plus. L’ici n’a de valeur pour eux que comme un laps de temps « entre départ et retour » ; ils habitent un entre-temps clans lequel ils subsistent, mais n’existent pas, car l’existence, la vraie vie ne commencerait vraiment qu’au retour, là-bas.
J’ai rapproché cette figure de la composition mythique de la chute du paradis, lorsque je me suis aperçu à quel point l’exil pouvait être vécu par ces parents comme un châtiment, le châtiment d’une faute dont ils n’ont aucune conscience et dont ils ne veulent rien savoir. L’ici est pour eux une parenthèse en attendant de regagner la pureté du lieu d’où ils sont venus. Ces parents essayent d’imposer « ce lieu entre parenthèses » à leurs enfants, tout en leur demandant d’acquérir les compétences, les savoir-faire d’ici, comme préparation en vue de la vraie vie là-bas. A ces enfants ils demandent de n’être ni dans l’exil ni dans le royaume, et de vivre dans la nostalgie de ce qu’ils n’ont jamais perdu. On les prépare à être de futurs migrants dans l’autre sens, A l’image inverse du déplacement des parents.
Cette figure est sous-tendue de bout en bout par la théologie monothéiste de l’exil : le départ a été une déchéance dès le premier jour, l’éloignement du pays d’origine fut une perte de la p1énitude de l’être, le monde d’ici-bas ne sera qu’une traversée frappée par la sceau de l’expiation, d’où l’imminence du retour qui envahit l’être-là, rendant l’ici irréel. C’est une constante de trouver, dans le discours de ces parents, un rabattement de leur expatriement sur l’exil de l’Un comme position de l’être dans le monothéisme. Ce n’est pas sans raison que l’on colle à cette théologie : on préfère croire avoir été puni en étant en exil, enfermé dans un dehors qui serait la projection d’une faute, plutôt que d’accepter que les forces exilantes soient l’énergie d’un sujet attiré par le dehors. L’enjeu en est le sens, et le sens de l’exil. Dans le premier cas, le sens est donné par la création de la faute comme vérité du dehors. Dans le second, le sens est une création de la quête dont la vérité expose à l’errance dehors. Cette métaphysique de l’exil produit la haine de l’ici et la volonté du retour comme vengeance, pour tenter de couper le cercle où la quête du sens de l’exil est l’exil même, lequel est le sens. Le monothéisme a horreur de l’exil comme dépense du sens sans retour.
Se séparer de cette théologie de I’exil, oblige à être en quelque sorte « incroyant », c’est-à-dire quelqu’un qui est sans volonté de retour. Bien des problèmes rencontrés chez les enfants des migrants proviennent de cette instabi1ité de l’ici, et de cette position où ils sont en quelque sorte sacrifiés au divin retour de leurs parents. Or on constate que ces enfants tentent de sortir de la croyance au retour, mais ne saisissent pas tout cet enjeu ; souvent ils se trompent de code et de niveau, en entrant dans le jeu terrible d’agir les transgressions et de jeter à la face de leurs parents leur incroyance mise en actes violents. Ils alimentent en représailles les sentiments de faute et les idées de châtiment dont ils seront les premières victimes.
Car il n’est pas si aisé d’être sans volonté de retour. Le retour est inscrit dans la pulsion, il est au coeur du principe de plaisir, c’est le terme sans lequel il n’y aurait même pas la possibilité de différer ; jusqu’au langage dont on ne peut imaginer les signes sans renvoi à des signes précédents, ni les mots sans retour à d’autres mots. S’il y a donc un au-delà du retour, il ne réside pas dans l’acte volontaire de se couper du retour ou des moyens du retour (brûler ses vaisseaux) nulle part le retour n’est aussi présent que dans la volonté d’en finir avec lui. Mais nulle part on n’est aussi près d’être sans retour que lorsque s’effectue un décollement du retour par son redoublement : c’est cette duplication intérieure, ce pli qui en le dédoublant enlève au retour l’unité de son acte, lui supprime l’idéalité de n’avoir lieu qu’une fois.
A énoncer ainsi la condition d’être sans retour, on pourrait croire à une opération de liquidation qui consisterait, en multipliant les retours, à annuler « 1e retour unique » qui est sous-tendu par « le retour à l’Unique ». La multiplicité du retour n’est pas de rendre impossible le retour, mais d’appréhender le retour comme la structure même de la répétition qui est un pouvoir de duplication, d’imitation appartenant au langage, de telle façon que cesse la tragédie de l’exil comme perte fautive/innocente du lieu, pour céder la place à la seule tragédie de la répétition du va et vient incessant. Le lieu n’est plus un « ici » empirique, mais la virtualité de l’ouverture au va et vient, après quoi, aucun « ici » n’entre dans un régime quelconque de la propriété : tous les lieux sont empruntés.
Le hasard des lectures m’a fait rencontrer cette définition que donne le grammairien Du Marsais, de la métaphore : « passage du propre à la demeure empruntée ». N’est-ce pas là une belle définition de l’exil tel que nous essayons de l’approcher en contre-jour, de ce que nous avons appe1é une topopathie de l’exil ? Equivalence donc entre la métaphore et l’exil : la migration du sens est le sens de la migration.
I1 est remarquable que la pensée arabe, dans ses moments les plus créatifs, ait choisi, pour tenter de desserrer la c1ôture de la théologie de l’exil, de penser la question du retour comme « ta ‘wil », c’est-à-dire comme « interprétation », concept que l’on explicite faussement en disant qu’il s’agit d’une opération de retour à l’origine du sens. Or, ce « ta ‘wil » vient de « ‘awwal » ce qui est premier et non ce qui est originaire. Interpréter ne consiste pas à revenir à un certain état originaire des choses, mais au processus primaire de leur pensée. Entre revenir à la chose originaire et à une qualité primaire de sa pensée, réside une différence essentielle dont l’enjeu est la violence du retour et la douleur du « quitter » dans la maladie de l’exil, qui serait donc la maladie de l’interprétation. En affirmant que l’interprétation consiste non pas à retrouver la chose quittée, mais à tenter une restitution à sa pensée, ce moment de la pensée arabe a voulu édifier quelque chose qui déborde sa théologie, qui s’affranchit de l’absolu de l’exil et du retour, vers ce mouvement de la répétition, de la multiplicité, du va et vient, autrement dit de l’équivalence entre l’exil et la métaphore.
Or, ce qui caractérise la position de ces parents dans le présent cas de figure, c’est une sorte d’usure de la force métaphorique dans la parole même. En général, ils n’ont rien à dire, ou bien ce qu’ils disent se ramène à des problèmes matériels de la vie quotidienne, à des banalités, à des propos émaillés d’expressions figées. Ils ne peuvent rien dire de leurs enfants, ni de leurs rapports avec eux. Ils refusent jusqu’à l’évocation de l’histoire de leur migration, comme si transporter dans le temps de la parole le déplacement physique, risquait de le désapproprier du sens propre, et ainsi de transposer dans l’ordre psychique quelque chose qui doit rester un évènement à l’état brut.
Dans Totem et Tabou, Freud écrit : « Si les processus psychiques d’une génération ne se transmettaient pas à une autre, ne continuaient pas dans une autre, chacune serait obligée de recommencer son apprentissage de la vie, ce qui exclurait tout progrès et tout développement, et, à ce propos, nous pouvons nous poser les deux questions suivantes : dans quelle mesure convient-il de tenir compte de la continuité psychique dans la vie des générations successives ? De quels moyens une génération se sert-elle pour transmettre ses états psychiques à la génération suivante ? » (10)
La mise entre parenthèse de l’ici de l’exil, semble en effet se traduire par un trouble de la continuité de la vie psychique des générations successives, qui apparaît sur un fond de désaccord et de malentendu entre l’institution subjective du sujet autour de l’interdit et ses formes sociales instituées, ses emblèmes, la langue qui rend disponible le rapport aux principes fondateurs. Telle situation conduit les parents à cette violence qui consiste à vouloir transmettre à tout prix et exclusivement leurs emblèmes, la grammaire de leur généalogie symbolique ; et les enfants à s’y soustraire, à rechercher plutôt à recréer les leurs au regard de la 1égitimité fondatrice de l’ici. Le rapport au lieu semble dès lors se brouiller, sous l’effet d’une confusion des langues et d’une divergence quant au devenir.
6. La déchéance du père
L’exil comme lieu de déchéance du père, cette figure est sans doute la plus cruciale, la plus dangereuse, la plus ravageante. Plusieurs causes concourent à organiser cette déchéance comme réalité, comme position, comme formation imaginaire. Elle semble correspondre structurellement à la défaite de l’exil comme principe générateur des métaphores de l’âme.
D’abord, la génération des pères est celle des véritables immigrés, ces hommes dont le déplacement est pris dans un système de représentation qui, autour de la notion de migration, a décidé de bannir la métaphysique de l’exil dont les récits firent des premières paroles de l’âme, des paroles de complainte et de douleur d’avoir perdu sa patrie d’éternité et de lumière. A 1’origine selon cette métaphysique, l’affect le plus pénible serait d’avoir quitté, l’angoisse la plus effroyable aurait été de se découvrir séparé du Tout. La nostalgie est le sentiment d’un état fragmentaire. L’exil a toujours déjà eu lieu. Devant cette expérience de l’étrangeté à soi et au monde, aucun déplacement, aucun éloignement ne peut se mesurer. Par 1’incommensurable, s’affirme quelque chose comme une vérité indépassable de l’exil dans la synchronie. Elle vide l’exil historique de sa signification ; le déplacement dans la diachronie pour être vrai, n’est que l’ombre du premier qui en est le modèle.
A cet exil comme condition a priori, comme principe de l’âme, s’est ouverte, avec l’immigration, toute une époque historique, qui a livré des masses humaines à une expérience nouvelle du déplacement. C’est un véritable renversement qui établit les prérogatives de l’espace et de la causalité diachronique, qui inscrit le déplacement de l’homme dans le registre collectif et grégaire pour la survie, comparable en cela à d’autres espaces du règne animal : migrer c’est se mouvoir en masse. L’acte dans sa portée dramatique, parait souvent associé à des notions telles que transplantation, déracinement. Entre la faune et la flore, l’expatriement coïncide avec la catégorie du besoin vital, obéit aux impératifs de l’instinct de conservation. Le migrant serait un organisme qui s’arrache àson milieu d’origine mu par une volonté de subsistance et non d’existence. Le renversement acquiert ici sa portée décisive : si avec l’exil c’est l’homme de l’âme dont il s’agit, l’immigration concerne 1’homme du besoin. Le déplacement ne sera donc pas cette privation du sens qui apparaît dans la métaphysique de l’exil, comme la conséquence de l’arrachement de l’âme à sa vérité originelle ; il revêt avec la migration les caractères d’un utilitarisme qui, pour pourvoir à la satisfaction de ses besoins, sépare un individu de 1’univers originaire de ses signes. C’est pourquoi i1 se donne à voir comme un corps doué d’une énergie sans oeuvre, convulsé analphabétique, agité illisible. Le migrant ne vit pas seulement dans l’éloignement du natal, il survit dans une séparation qui a disjoint le monde des signifiés de leurs organisations signifiantes.
Dès leurs débuts, les cliniciens qui se sont occupés des migrants vont être saisis par les plaintes nourries de ce corps disjoint, par les manifestations de toute une théâtralité de l’organe, qu’ils n’auront de cesse de vouloir expliquer par la culture d’origine du patient. Il suffit de revenir à la littérature psychopathologique des trente dernières années pour constater combien l’énigme d’un corps privé de texte est au centre des interrogations fascinées et des tentatives de réponse qui se sont cristallisées autour de 1’idéal d’une psychologie ethnique, prônant des thérapeutiques de transfusion culturelle (11). C’est le projet d’ une restauration où la culture vient, en quelque sorte, remplacer un défaut d’âme.
I1 ne s’agit ni de défendre, à l’intérieur du dualisme de l’âme et du corps, l’exil contre l’immigration, ni simplement de dénoncer la violence de cette conjoncture clinique, dont la critique reste à faire. D’abord, nous ne croyons pas que l’on puisse échapper si aisément à cette métaphysique dualiste du déplacement. Ensuite, il serait naïf, compte tenu de tout ce que nous savons sur l’hystérie au XIXe siècle, d’ignorer que le regard clinique et l’émergence de formations symptomatiques sont dans un rapport de solidarité à l’intérieur d’un champ social et historique donné. Cette solidarité se traduit, du côté de ces hommes aux figures de migrants, par une situation de « survie » où ils se présentent comme des hommes de la nécessité, voire des hommes nécessiteux dont le déplacement est gouverné par la seule logique du besoin, jusqu’en la manière de vivre et de dire la douleur. Si j’ai appelé cette situation « la disposition de survie », c’est parce que survivre, consiste à rester en-deçà des effets de son propre déplacement, à suspendre, à ajourner le procès de l’existence, à ne plus en répondre dans le présent de l’être. C’est une forme de la douleur privative de la psyché, un masque de l’absence sans absence pour ceux dont le déplacement n’a pas mené vers un autre lieu, mais vers un dehors, sans abri, sans histoire. La disposition de survie est alors une hypertrophie du vital qui ne laisse pas de place pour le procès d’être : hypotopie de l’être. On entrevoit ici comment l’obsession du lieu des enfants peut être la réponse symptomatique à cette hypotopie de l’être en exil, chez les pères.
Parce que le système industriel, autour de la logique de l’immigration, a fait passer le déplacement de toute une génération d’hommes du registre de la métaphore à celui du réalisme, c’est leur fonction paternelle qui se trouve du même coup réduite dans sa puissance métaphorique à celle de père dans la réa1ité. Comme si être banni de l’exil, dissolvait, par le même mouvement, le père dans le langage. Or ces pères que nous rencontrons dans nos consultations sont des survivants, parfois physiquement cassés, déconnectés de la vie sociale, incapables de communiquer avec leurs enfants, auxquels ils ont abdiqué leur responsabilité. Ils sont présentés comme un obstacle pour leurs enfants, à être dans l’ici du lieu d’exil. Les institutions et leurs tenant-lieux, « les appareils de propagande » du pays d’accueil, contribuent à nourrir cette représentation, par la suspicion de violence qu’alimente le moindre fait divers, par l’illusion sociologique qui compose d’eux des figures de pères archaïques. Le père devient l’objet d’un jugement qui disqualifie ses identifications inconscientes en tant que fils ; ce qui livre dès lors les enfants à leur toute-puissance. La déchéance du père en exil, n’est rien d’autre que la défaite de l’exil comme puissance métaphorique de la conquête du lieu psychique.
7. L’entre-deux lieux
J’appelle cette figure « 1’entre-deux lieux », car « être entre deux » est une position souvent revendiquée par des parents pour leurs enfants, ou bien par certains sujets dont les parents se sont expatriés une ou deux générations avant. C’est une façon pour eux de ne pas avoir à choisir, de ne pas être clans le renoncement à ce qu’il considèrent comme deux bords constitutifs de leur identité : ils se réclament d’ici et de là-bas, en croyant avoir trouvé dans « 1’entre-deux » un lieu, ou l’idée d’un lieu, acceptable. Mais « 1’entre-deux » s’avère un jour, un déchirement sans fond que seul le langage peut hanter. I1 n’y a pas de lieu habitable entre deux, il n’y a que le vide, cet écart qu’Aristote, dans son livre sur l’âme, appelle « la jointure », lieu du désir, cause du mouvement, espace de l’articulation ; il est numériquement un et logiquement double ». Nous avons constaté que ce qui tente de s’exprimer ainsi recouvre souvent le sentiment honteux d’être « un bâtard », qui s’assigne ainsi à une place impossible. On sait que, dans le Timée, Platon a identifié la nature intermédiaire entre les deux, à l’enfant (13). L’entre-deux, comme lieu de l’infantile, ne saurait être occupé, approprié par une quelconque identité, sous peine d’attirer la haine. Car un tel lieu n’est autre que le lieu universel de l’engendrement même.
Un jour, lors d’évènements politiques qui créèrent une atmosphère de menace pour de nombreuses personnes exilées ou enfants d’exilés, un patient, angoissé par la situation, a cru pouvoir se libérer des tourments du lieu, en affirmant : « J’y suis et j’y reste ». Cette phrase banale, m’a paru subitement recéler une puissance de pensée susceptible de faire passer une ligne qui traverse toute cette constellation de l’enfant et du lieu.
Si cette affirmation veut conjoindre deux volets de propositions, pour fermer, de droit, la possibilité de contester le lieu, c’est que sans doute ces deux volets ne sont pas conjoints de fait. Le premier volet : « j’y suis, » est la proposition qui affirme que l’être est, ou a eu lieu, soit l’affirmation de l’existence dans le lieu. Le second volet : « j’y reste », est la proposition qui veut faire du lieu de l’existence « y », le lieu pour rester. Rester, c’est avoir stance, séjour, c’est demeurer. Les deux volets affirment dès lors conjointement que là où1 il y a « 1’exister », il y a « le demeurer ». Or, si on examine toutes les figures de la constellation, nous pouvons constater que chacune d’elle met en scène un type particulier de contradiction entre l’existence et la demeure. On peut même obtenir, par combinaison, toute une série de propositions formelles qui montrent comment le lieu peut être mis en jeu de différentes manières : « j’y suis et je n’y reste pas », « je n’y suis pas et j’y reste », « je n’y suis pas et je ne reste pas », etc. Autant de formules qui montrent des positions où 1’existence et la demeure sont tendues vers un conflit propre à cette topopathie de l’exil. Par exemple, l’une des façons radicales de nier à quelqu’un le droit au lieu ne consiste pas à lui dire « tu y es, mais tu ne restes pas », mais de chercher à lui montrer « qu’il n’est pas, quand bien même il resterait ». Mais combien est aliénante aussi cette position de certains parents qui disent à leur enfant : « tu dois demeurer 1à où tu n’existes pas » (5e figure).
La formule de base : « j’y suis et j’y reste », dévoile un principe qui est implicitement à l’oeuvre dans toutes les figures, celui de la division du lieu pour le sujet, sous-tendue par la discordance essentielle : entre là où il existe et 1à où il demeure. Cette discordance n’est pas propre seulement à celui qui a connu l’exil. L’autochtone n’en est pas exempté, mais dans son cas, 1’univers du discours se charge de colmater la discordance, en faisant de la terre, du national, de la patrie, le point incandescent de la soudure. Cependant, certaines expériences, autres que l’exil, telles que la poésie, la mystique ou la psychanalyse, peuvent défaire cet alliage et exposer le sujet à l’exil sans déplacement réel. Mais en règle générale, le soi (l’auto) et la terre (1a chtonie) sont 1iés par le juridique qui, avant de donner un quelconque droit, ouvre à l’autochtone la possibilité d’un pont sur le gouffre de la discordance, entre l’existence et la demeure. Or, comme on le sait, seul celui qui s’exile choisit de passer à gué.
1. Aristote, Physique, IV, 4, 211 b.
2. Aristote, ibid.
3. Makân, selon les lexiques, appartient à la fois au verbe k.w.n. et au verbe m.k.n.
4. Platon, Timée, 51c-52c, Paris, Flamarion.
5. Cf. le texte en deux parties de Pierre Fédida. Théorie des lieux, Psychanalyse à l’université, n°54 et 55, 1989, aux marges duquel la présente réflexion a trouvé l’occasion à s’approfondir.
6. S. Freud, « Actes compulsionnels et exercices religieux », L’avenir d’une illusion, trad. M. Bonaparte, PUF, 1971.
7. Les rencontres que nous allons mentionner ont eu lieu clans une consultation, attachée à un service de protection de l’enfance ; au coeur de l’une de ces cités perdues et décomposées à la périphérie de la ville.
8. Voir les développements que nous avons donnés à cette question dans le dernier chapitre de notre livre : La nuit brisée, Paris, Ramsay, 1987.
9. Cité par J. Derrida dans »La métaphore blanche », in Marges, Minuit, 1972, p- 302.
10. S. Freud, Totem el Tabou, Payot, p. 181.
11. Par exemple ce que la nouvelle ethnopsychiatrie appelle « le portage culture1 », qui consisterait à materner culturellement un patient !
12. Aristote, De l’âme, Vrin, III, 10-11.
13. « En outre, on peut justement assimiler le réceptacle à une mère, le modèle à un père et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant », op. cit., 50 c.