L’Enfant, sa Famille et l’Exil.

Taoufik Adohane : Psychologue clinicien – Docteur en anthropologie

Texte paru dans Cultures en Mouvement, n° 13 déc. 98.

D’un point de vue transhistorique, on peut considérer qu’une culture ne meurt pas ; elle se transforme, se remodèle, intègre et compose de nouveaux éléments, se débarrasse de ce qui devient obsolète. Les cultures dites musulmanes n’échappent pas à cette règle. Telles un tissu brodé de mille et un fils, elles ne cessent de se recomposer tout en restant imprégnées d’un élément majeur : l’islam. En tant que vécu quotidien indissociable du reste de la vie sociale, du dogme constitutif des lois, des règles sociales et des croyances, l’islam participe – entre autres registres – à la construction de la personnalité en inscrivant l’individu, corps et âme, dans le sillage des liens signifiés par sa famille et par sa culture de référence.

Quand il est confronté aux difficultés d’ordre familial, le vécu des musulmans en Europe se heurte fréquemment à des malentendus qui empêchent, de la part des institutions socio-éducatives, une évaluation et un accompagnement adéquats. Ces familles en difficulté se réfèrent tout naturellement aux repères culturels en usage dans leur pays d’origine, où le quotidien est une mosaïque de références inséparables des croyances religieuses, traditionnelles et scientifiques (i.e. technologies médicales).

L’avènement des enfants peut alors soit enrichir le vécu de la famille (en instaurant un seuil, sorte de marquage cohérent entre les mondes intérieur et extérieur), soit le contester et introduire des confusions d’ordre social et psychologique à la frontière du dedans et du dehors, exprimées par des symptômes génériques, des écrans qui montrent tout en cachant ce qui s’y reflète. Lorsqu’ils sont pris dans les confins du non-sens, ces enfants exposent inconsciemment leur corps, qui devient comme une surface sensible aux différents brouillages qui l’assaillent. Elle se présente alors comme une interface reliant les mondes intérieur et extérieur pour tenter de maintenir un équilibre, si précaire soit-il. Par leurs symptômes, ils transforment leur univers de vie (le domicile, le quartier, la cité) et obligent également leurs interlocuteurs institutionnels, notamment dans la justice, l’éducation et la santé, à modifier leur regard et leur fonctionnement.

Par l’exemple ci-dessous, j’ai voulu souligner l’intérêt heuristique de la traduction des signifiants culturels dans la relation sociale et thérapeutique. Déchiffrer les symptômes et rétablir le lien entre les partenaires en présence est thérapeutique en soi, car cela permet non seulement de parer aux malentendus de l’interprétation et du jugement de l’autre, mais aussi de contribuer à la nomination du “ malheur ” ou de la maladie. De tels malentendus sont quasi quotidiens dans le domaine des pratiques sociales et cliniques ; en terme d’économie psychique, leurs conséquences s’avèrent graves aussi bien pour les familles et les enfants que pour les professionnels d’accompagnement. Céder à la dramatisation et à la minimisation, attitudes courantes, ne permet pas de s’appuyer sur toutes les approches en jeu, d’œuvrer d’une manière généraliste avec tous les acteurs en présence et de favoriser la compréhension pour apporter un traitement singulier.

Illustration

Né en France, Sami a aujourd’hui douze ans. A l’âge de 5 ans, on remarque à l’école de nombreuses cicatrices sur son corps et l’on alerte la brigade des mineurs. Bien que l’expertise médicale ordonnée n’ait conclu à aucune situation de danger, l’enfant est placé par le juge dans une institution éducative, à la suite de nouveaux signalements affirmant la “ maltraitance ” par les parents. Au foyer, Sami attire toujours l’attention du milieu éducatif sur ses comportements exubérants, et ses nouvelles traces et enflures. Un autre juge demande une mesure éducative. Nous avons été sollicité par les travailleurs sociaux de l’Assistance Educative en Milieu Ouvert (AEMO) pour évaluer la situation et contribuer à la recherche d’une solution. Nous avons assuré une médiation technique dite “ ethnoclinique ”, c’est-à-dire : une intervention ponctuelle auprès de la famille en présence des acteurs sociaux. Cette intervention est basée d’une part sur l’usage de la langue maternelle et la traduction des signifiants culturels, d’autre part sur une écoute clinique garantissant la dimension intrapsychique des conflits en présence. A partir d’un récit de voyage, l’histoire de la famille de Sami s’est révélée porteuse de maints malentendus.

Fruit d’une éducation sévère, héritage d’une époque où l’école coranique dans les villages reculés de l’Atlas était le seul temple d’accès à la connaissance, l’effacement du chef de famille est assimilée par les travailleurs sociaux à un “ désordre ” de la personnalité. Ce jugement mérite cependant une interprétation nuancée tenant compte du cadre culturel originel, où le rôle du père est largement secondé par les oncles et autres référents familiaux, notamment en cas de défaillance. A cela s’ajoute l’esprit fataliste de ce père qui, en bon musulman confronté à la solitude de l’exil, s’abandonne au destin face à l’éducation de son fils “ rebelle ”.

Souffrant de malaises psychologiques résultant essentiellement d’une éducation puritaine, la mère de Sami trouve un compromis dans la reconstitution, au domicile, d’un semblant du cadre culturel perdu. Ses filles s’accommodent raisonnablement de cette situation et réussissent à instaurer une sorte de passerelle entre la maison et l’extérieur. Elles obtiennent des résultats encourageants à l’école, servent d’interprètes, gèrent la paperasse administrative de la famille et les échanges avec les tiers extérieurs.

Sur le plan clinique, l’effort de construction psychique chez Sami révélait l’ampleur de ses difficultés d’étayage psychique, essentiellement par rapport aux limites et à la loi. Son équilibre précaire est pris dans l’entre-deux d’un conflit confrontant la langue maternelle à la langue d’adoption, l’espace maternel (maison, foyer) à l’espace paternel (extérieur) et, à travers ses symptômes, le Moi au non-Moi. L’absence de lieu d’affiliation par substitution (référents familiaux subalternes, voisins) renvoyait Sami à une impasse identificatoire sous-jacente à la problématique familiale, tel un feu sournois qui couve sous la brande. Il donne ainsi l’impression d’être pris dans un piège à double logique. Comme pour mettre à l’épreuve son équilibre, Sami investit son corps de façon très marquée en s’adonnant à des activités physiques dangereuses. Suite à une chute du vélo, il exhibe encore sur son abdomen un gros abcès et s’amuse à le gratter en affirmant que ça ne lui fait pas mal. Aussi le placement de cet enfant n’a-t-il pas manqué de renforcer ses conduites introverties et de le fragiliser en le soustrayant à l’effort de conquête de sa position d’aîné, de sa place au sein de la famille. Son prénom “ Sami ” signifie pourtant un autre statut : “ accéder à l’âge de raison, être élu ”.

Dans une société où l’ouverture sur le monde est un signe d’insertion sociale, les besoins de repères extérieurs engendrent une quête d’affiliation, notamment paternelle. La difficulté d’attachement à des réseaux d’amour et à des personnes signifiant la loi fige le conflit psychique sur la surface du corps pour le symboliser ainsi comme une limite en soi entre le dedans et le dehors et un “ tenant lieu ” de ce qui n’a pu lui être signifié à partir de la place du père où il est appelé à trouver des identifications pour sa propre ascension. Le symptôme de Sami est aussi un épiphénomène qui fait pendant aux autres symptômes dans sa famille et ce qu’ils interrogent, à savoir les questions du rétablissement du sens dans une famille migrante et d’origine rurale, doublement nucléarisée par l’exode en environnement urbain et par l’émigration.

Du côté de la famille en revanche, ce placement a été paradoxalement vécu comme une action bénéfique qui n’est pas sans rappeler le fait de confier, dans le système traditionnel, l’enfant rebelle à un maître d’école. Attitude apparentée à une démission et qui a probablement renforcé chez les référents éducatifs la tendance, avouée, à la surprotection de Sami. Et bien que les liens avec les éducateurs semblent lui apporter aide et protection, Sami exprime néanmoins une ambivalence à l’égard du foyer, lieu de non-affiliation, et désire vivre avec les siens.

Traduire et restituer

Le recours à la traduction des signifiants culturels tend à nuancer les perceptions mutuelles entre familles en difficulté et accompagnateurs. Ce recours spécifique consiste d’abord à revenir sur les expressions (des uns et des autres) afin d’en déceler le sens premier, étymologique, pour les relier à l’univers polysémique des cultures en présence : culture institutionnelle, culture orale, culture dite de banlieue, culture bigarrée, culture au sens ancien (tradition) ou moderne, etc.

Les familles musulmanes migrantes composent bon gré mal gré avec une variété d’emprunts culturels : linguistiques, comportementaux, éducatifs, etc. Si elle est quelquefois source de créativité et d’ouverture, la coexistence, en écheveau, de ces emprunts se révèle à bien des égards comme un des facteurs fragilisant le noyau de la personne et de la famille, surtout dans les milieux défavorisés, durant les conjonctures difficiles. L’expression du non-sens apparaît de manière diffuse et inquiétante. La recherche du sens se heurte à l’inintelligibilité des symptômes qui s’expriment sous diverses compulsions et traduisent d’abord l’indicible “ douleur de l’âme ”. Celle d’un sujet et d’une famille pris dans un réseau de conflits et de confusion de repères spatiaux, temporels et transgénérationnels.

Restituer le sens pour la famille de Sami revient à l’ “ aider à faire grandir l’âme ” (traduction littérale du berbère). Dans ce langage vernaculaire tout comme dans les dialectes arabo-musulmans, cette expression signifie l’engagement dans le lien et la volonté de reconstruire le sens. C’est du moins la traduction que j’ai pue donner à la demande de cette famille pour expliquer l’intérêt de ma présence. L’âme, qui veut dire ici “ visage ”, “ face ”, “ autorité ”, “ honneur ”, est avant tout une parabole signifiante.

L’âme (en arabe an-Nafs) relate les multiples aspects psychiques de l’être : son équilibre interne et la dynamique du lien à autrui. Cette notion se rattache à la représentation de la santé et de la maladie, de l’ordre et du désordre, du bien et du mal. En terre d’islam, la nature du “ bien ” (de “ l’ordre ”, voire de la “ santé ”) puise sa signification aussi bien dans l’ordre social qui détermine les relations de voisinage, d’affiliation et de parenté, que dans l’ordre naturel qui exerce sur l’individu une influence par l’effet de l’éternel retour des saisons et par leurs éléments intrinsèques tel le climat, le relief et l’environnement. L’âme en tant que système est donc intégrée à un microcosme renvoyant à des organismes plus importants. Un rapport d’analogie s’établit ainsi entre l’individu et les univers auxquels il se rattache : le corps, le langage, le cosmos et les symboles.

L’équilibre de cette famille est donc tributaire d’une harmonie générale relayée par des facteurs à la fois internes et externes. Les premiers renvoient à la vulnérabilité psychologique et les seconds à l’importance de la protection vis-à-vis d’un monde extérieur qui s’est révélé pathogène. L’analyse de ces facteurs souligne notamment la représentation d’un Moi moins réductible à l’espace interne du corps qu’à une notion d’intériorité psychique, incontestablement plus étendue que celle développée en milieu biomédical et en psychanalyse. La représentation d’un univers psychique ramifié trouve ses racines dans la référence implicite à la culture islamique traditionnelle où les notions d’individu et de personnalité cèdent le pas à celle de la communauté et ses réseaux d’appartenance.

Cette lecture nous interroge sur la nature et les modes de transmissions des pensées et des pratiques véhiculées, en exil, par toute famille en perte de référence. Car si lien il y a entre culture et tradition, c’est bien par le truchement d’une transmission ; équation supposant qu’il n’y a de “culture” (au sens populaire du moins) que s’il y a tradition, de tradition que s’il y a transmission et de transmission que dans le lien social.

La communication entre ces familles dont l’intégration est une question de générations (historiquement, c’est la 3ème génération qui s’intègre parfaitement) et les institutions du pays d’accueil est entachée de malentendus voire même de violences ; chaque partie se trouve dans l’incapacité d’assimiler le langage, les manières d’être et de vivre de l’autre. Ce qui se traduit par la difficulté de trouver une citoyenneté commune. Moment qui a été dépassé, pour la première fois, dans la joie et l’étonnement général, à l’issue de la coupe du monde gagnée par une équipe française, “ multicolore ” et multiculturelle, quand les “ beurs ” criaient victoire en brandissant le drapeau tricolore. Première catharsis d’une société à la recherche d’une réconciliation avec son passé, son présent et ses idéaux : terre de racines, du renouveau, d’asile, de liberté de culte et d’opinion…

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