Les défis de l’immigration : Entretien avec le politologue Sami Naïr*.

* Sami Naïr est député européen et professeur d’université en sciences politiques.

Propos recueillis par Anne Rapin et Stéphane Louhaur

Que signifie être français à l’aube du XXIe siècle ? La tradition d’intégration à la française, fondée sur la citoyenneté républicaine, laïque et égalitaire, a-t-elle un avenir ? Comment concilier valeurs universelles de la France et reconnaissance de populations venues d’ailleurs ?

Label France : Comment se définit la tradition française en matière d’accueil des populations immigrées ? En quoi se distingue-t-elle de celle des autres pays en Europe et dans le monde ?

Sami Naïr : La France s’est historiquement caractérisée par une très grande tradition d’accueil, sans doute parce qu’elle est le résultat d’un extraordinaire brassage de populations venues du nord, de l’est et du sud. Le grand critique d’art Elie Faure aimait à dire que la France est « une anarchie ethnique » – et cette formule était sous sa plume très positive. La France a toujours été multiethnique. Concrètement cela a signifié un droit des étrangers très progressiste, sans doute le plus ouvert à l’échelle de l’Europe. Mais précisément pour cela aussi, la France a toujours cherché à « assimiler » les populations nouvelles. L’idée d’assimilation a été pervertie par les errements coloniaux, mais dans son fond, c’est une belle création de l’esprit français : elle fait accéder chacun au statut de citoyen dans l’espace public, en lui reconnaissant des droits et des devoirs égaux.

Le contrat d’appartenance au « nous » français est d’abord un contrat politique. Il suppose l’adhésion à des valeurs communes et la liberté la plus sûre dans le domaine de la vie privée. En effet, la citoyenneté républicaine implique que si l’espace public est régi par l’égalité en droits et en devoirs, l’espace privé est fondé sur la liberté laïque, c’est-à-dire sur la possibilité donnée à chacun de voir respectés ses croyances particulières, ses attachements culturels, son identité personnelle. La laïcité est la meilleure garantie, en ce sens, contre l’intolérance privée ou collective.

Quels ont été les apports et le rôle de l’immigration dans la construction de la France jusqu’à nos jours ? Que peut-on en attendre pour l’avenir de la France ?

L’immigration a toujours existé. Mais les grands mouvements migratoires se sont surtout développés en fonction des besoins démographiques, politiques (les guerres !), économiques de la France : ainsi après 1870, après 1918, après 1945. Cette immigration constitue une grande richesse humaine, intellectuelle, artistique et culturelle : la seule femme au monde deux fois Prix Nobel, Marie Curie, n’était-elle pas une immigrée d’origine polonaise ?

Mieux : l’immigration a aussi fait évoluer l’Etat de droit en France, notamment par la lutte pour la reconnaissance des droits sociaux des travailleurs immigrés dans les années 30 et 40 (Italiens, Polonais, etc.) et, aujourd’hui, par l’approfondissement de la reconnaissance citoyenne, à l’obtention de laquelle des centaines de milliers d’enfants issus de l’immigration maghrébine et africaine sont attachés. L’avenir de cette immigration est tracé : ce sont de nouveaux Français, qui feront, par leurs origines, vivre la France encore plus fortement dans le monde.

Depuis quand et pourquoi l’immigration est-elle devenue un enjeu du débat politique ?

C’est la crise économique des années 70 qui a fait de l’immigration un enjeu politique. Le chômage, la ghettoïsation urbaine, l’échec scolaire, conjugués à la crise des médiations politiques (syndicats en perte de vitesse, partis politiques sans projets d’avenir) et à leur principale conséquence : la transformation du racisme en marchandise électorale, surtout par le fait de l’extrême droite, tout cela a fait que les immigrés se sont trouvés, malgré eux, au centre d’une dramaturgie identitaire nationale qui les dépasse. Heureusement, cette période semble aujourd’hui révolue – ce qui ne signifie pas que le racisme ait disparu – et l’Etat, comme la plupart des partis politiques, sait désormais qu’il ne faut pas jouer avec le feu de la haine de l’Autre, car ce feu-là brûle tout un chacun.

Depuis quelques années, on dit le modèle d’intégration français en crise. Est-il condamné à disparaître ou a-t-il seulement besoin d’être adapté ?

Il n’y a pas de crise du modèle républicain. Au contraire, celui-ci a résisté à une terrible crise du système social global entre 1975 et 1995. Aujourd’hui, il s’adapte, lentement mais sûrement : la France est un immense chantier d’intégration. Voyez, pour vous en convaincre, nos débats sur la ville, sur la lutte contre les ghettos, sur l’accès à la citoyenneté, etc. !

Ce modèle doit bien sûr évoluer. Des questions nouvelles se posent : comment donner un contenu concret à l’égalité, si dans la pratique la femme n’est pas traitée comme l’homme, si le citoyen français est discriminé à l’embauche ou pour obtenir un logement parce qu’il s’appelle Mohamed ou Diallo ?

Comment répondre au besoin de plus en plus fort de reconnaissance sociale, culturelle, que portent aujourd’hui des couches entières de la population, au-delà de l’appartenance commune ? Comment défendre la singularité française – je dis bien : « singularité », et non « exception » – à l’échelle de l’Europe, alors que le modèle culturel et social anglo-saxon (communautariste, différentialiste et individualiste par opposition à notre conception de la citoyenneté républicaine) tend de plus en plus à s’imposer ? Voilà de grandes questions ! Il ne faut pas, me semble-t-il, se les poser avec angoisse. La France est une vieille nation. Elle ne disparaîtra pas. Elle a au contraire la force de se projeter dans l’avenir.

Nous sortons d’un monde où les relations internationales étaient assez confortablement structurées : chacun savait où il était, et ce qu’il pouvait. Aujourd’hui, nous sommes dans un système nouveau, fondamentalement interdépendant. C’est cette interdépendance des peuples, des cultures, des intérêts qu’il faut penser et affronter.

Comment concilier la reconnaissance de l’identité culturelle des groupes d’origine étrangère et le respect des valeurs universelles qui sont au fondement de la République française, notamment l’égalité des sexes et la laïcité de l’Etat ?

Les fondements de la République ne sont pas négociables. Ils ne doivent pas l’être, puisqu’ils sont l’expression d’une conception de l’homme et de la femme fondamentalement égalitaire et tolérante. Vous étonnerais-je si je vous disais que ce sont les jeunes – et notamment les filles – issus de l’immigration qui sont aujourd’hui les défenseurs les plus farouches de l’égalité des sexes et de la laïcité ? L’islam s’institutionnalise comme religion privée en France, et ceci est un événement culturel d’une importance historique, qui aura des répercussions sur tout le monde islamique. Des répercussions positives, j’entends !

Quel serait selon vous le principe idéal pour acquérir la nationalité française ? Que signifie être français aujourd’hui, à l’aube d’une citoyenneté européenne notamment ?

Le principe idéal ? Voilà une question exigeante ! Ma réponse le sera aussi : pourquoi pas, un jour, le droit du sol intégral ? Etre français aujourd’hui ? Ce n’est pas appartenir à une « race » (qui sait ce qu’est une race ?), ni à une classe sociale, ni à un clan, ni à une tribu. C’est être citoyen à part entière – donc combattre toujours pour l’être plus ! -, c’est aimer sa patrie et défendre ce qui en fait le génie : l’égalité républicaine.

Devenir français

La loi du 16 mars 1998, en vigueur depuis le 1er septembre 1998, renoue avec la tradition française du droit de la nationalité, qui conjugue droit du sol et droit du sang. Alors que la loi du 22 juillet 1993 avait instauré un régime d’acquisition de la nationalité française subordonné à la manifestation de la volonté, les jeunes nés en France de parents étrangers sont désormais français de plein droit à leur majorité s’ils résident en France le jour de leur majorité et y ont résidé durant cinq années depuis l’âge de onze ans.

La manifestation de volonté est maintenue pour les jeunes entre 18 et 21 ans qui n’ont pas encore cinq ans de résidence en France à la date du 1er septembre 1998. Ceux-ci pourront devenir français dès qu’ils rempliront la condition de résidence, en faisant une déclaration auprès du tribunal d’instance (avant 21 ans).

Repères bibliographiques

• L’Immigration expliquée à ma fille, de Sami Naïr, éd. du Seuil, Paris, 1999.

• France, terre d’immigration, d’Emile Temine, éd. Gallimard, coll. Découvertes, Paris, 1999.

• Immigration et intégration, l’état des savoirs, sous la dir. de Philippe Dewitte, éd. La Découverte, Paris, 1999.

• Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, de Michel Wieviorka, éd. La Découverte, Paris, 1996.

• Faire France : une grande enquête sur les immigrés et leurs enfants, de Michèle Tribalat, éd. La Découverte, Paris, 1995.

• Au miroir de l’autre : de l’immigration à l’intégration en France et en Allemagne, de Bernard Falga, Catherine Wihtol de Wenden, éd. du Cerf, Paris, 1994.

• L’Individu et les minorités : la France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, de Didier Lapeyronnie, éd. PUF, Paris, 1993.

• L’Intégration des immigrés en Europe, de Dominique Schnapper, éd. Gallimard, Paris, 1993.

• Le Regard des vainqueurs, les enjeux français de l’immigration, de Sami Naïr, éd. Grasset, Paris, 1992

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