Les japonais en voyage pathologique à Paris : un modèle original de prise en charge transculturelle.

Par A.VIALA* – H. OTA** – M.N. VACHERON* – P. MARTIN*** – F. CAROLI.

Paru dans « Revue – Supplément à NERVURE journal de Psychiatrie » -Tome XVII – N°5 – juin 2004, p. 31 – 34

* CH Sainte-Anne, Service du Dr CAROLI – 1, rue Cabanis 75014 PARIS

** CH Sainte-Anne, Service du Pr GUELFI – 1, rue Cabanis 75014 PARIS

*** CH, 912 70 Vigneux

INTRODUCTION

Depuis le 19ème siècle, les japonais ont idéalisé la France et tout particulièrement Paris, comme symbole culturel.

De 1860 à 1930, les voyageurs étaient surtout des étudiants voyageant en Europe pour assimiler la culture européenne, le voyage à Paris étant un symbole de richesse. Après la 2ème guerre mondiale, le japon étant sous occupation américaine, le voyage symbolisait l’assimilation de l’occidentalisation, avec l’idée selon laquelle l’Europe est à l’origine de la culture américaine. Dans les années 1970, la situation économique a permis la démocratisation du voyage, d’abord réservé aux hommes d’affaires, puis s’étendant aux couples, aux familles, souvent sous forme de voyages organisés par les entreprises, puis individuellement. Depuis quelques années, du fait de la récession économique, ce type de voyage a diminué mais pour autant, le nombre de voyageurs japonais continue à croître, comportant notamment des personnes en quête de travail ou d’insertion sociale.

Environ un million de japonais voyagent en France chaque année. La France a le plus haut taux de patients souffrant de troubles psychopathologiques en Europe, mais c’est aussi le seul pays européen qui offre une assistance spécialisée aux Japonais dans leur propre langue : cette prise en charge est basée sur la coopération entre l’hôpital Sainte-Anne et l’ambassade du Japon à Paris.

PSYCHOPATHOLOGIE

Plusieurs enquêtes reprises par T. Kosakaï [ 1 ] font apparaître que les occidentaux sont très appréciés des Japonais.

Paris a, et garde, un pouvoir d’attraction quasi magique car la ville est considérée comme un symbole de la culture européenne : ce phénomène est largement amplifié par les multiples moyens médiatiques (presse, télévision, publicité) et rendu possible par ce que certains considèrent comme un phénomène d’acculturation, dont la définition n’est pas seulement un simple transfert, mais une véritable assimilation d’une culture par un autre groupe culturel, comme l’a décrit P. Ribeyre [2].

Les principales sources d’attraction sont la culture, la langue, la littérature (bien que sans aucune racine commune), l’histoire, la visite des sites célèbres, mais aussi la musique, la danse classique, la cuisine, les beaux-arts et tout particulièrement la mode.

Les difficultés rencontrées tiennent à plusieurs problèmes :

- la barrière linguistique est sans aucun doute l’une des principales difficultés. Sans relation avec les racines latines de notre langue, de nombreuses expressions restent intraduisibles et la traduction littérale vidée de sens. Peu de Japonais parlent français et quasiment pas de Français parlent le japonais.

Ces difficultés qui peuvent créer très vite une incapacité de communication ou être sources d’erreurs grossières, entramant sentiment d’étrangeté, angoisse, isolement, ont déjà donné lieu à des études, notamment par M. Uemoto et al. [3].

- la relation interpersonnelle peut très vite être perturbée la sociabilité japonaise est basée sur l’appartenance à un groupe. Isolés de leur communauté, comme l’a très bien expliqué T. Doi [41, ils peuvent se réfugier dans le silence ou afficher un sourire figé comme moyen de protection, pouvant aller jusqu’à l’isolement, voire la prostration.

- le comportement : la culture latine autorise des fluctuations d’humeur et d’attitude interférant sur les comportements interindividuels, des interventions souvent directes, parfois excessives, voire excentriques, qui déconcertent et peuvent être génératrices d’incompréhension et d’interprétations erronées.

- la déception liée au contact avec la réalité quotidienne est aussi un facteur d’incompréhension et d’angoisse, mais aussi de désillusion et de dépression. L’image stéréotypée de Paris, ville de consommation de produits de luxe, largement véhiculée par les sources d’informations médiatiques, ne résiste pas à la quotidienneté : nous ne sommes pas tous et toutes habillés chez les grands couturiers, notre vie n’est pas seulement oisive et culturelle, la politesse, le raffinement, la galanterie « ont fait long feu »… Enfin, la liberté a ses limites, somme toute pas si différentes de celles du japon actuel.

- le surmenage enfin, lié à certains voyages professionnels ou de loisir effectués dans des temps extrêmement courts, avec des emplois du temps surchargés, peut participer, avec le jet-lag, à la déstabilisation psychologique.

SYMPTOMATOLOGIE

Depuis 1988, 63 patients japonais ont été hospitalisés dans notre service, toujours en état aigu, le plus souvent en hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT).

Quelquefois, le patient consulte spontanément ou adressé par un praticien, mais le plus souvent il est adressé par un service d’urgence, par le Centre Psychiatrique d’Orientation et d’accueil (CPOA) ou par l’infirmerie Psychiatrique auprès de la Préfecture de Police de Paris (IPPP), suite à des troubles du comportement majeurs.

Dans tous les cas, l’Ambassade du japon à Paris est contactée et dès lors, le Dr Ota, psychiatre japonais conseil auprès de l’Ambassade et attaché à l’Hôpital Sainte-Anne, est appelé pour rencontrer le patient. E décide alors de la suite à donner à la demande de soins en fonction de l’état du patient : suivi en consultation, hospitalisation.

Dès lors qu’il est hospitalisé, le patient est suivi par l’équipe soignante du service en collaboration étroite avec le Dr Ota.

Parmi les 63 patients hospitalisés, 34 étaient des femmes, 29 des hommes, âgés de 20 à 65 ans (50 % avaient entre 20 et 30 ans).

La symptomatologie à l’arrivée est souvent marquée par un caractère très aigu, voire violent, qu’il s’agisse :

- de troubles de comportement : déambulations, agitation psychomotrice, bris de voiture, chute de train, auto ou hétéro agressivité, tentative de suicide ; -de délires : très souvent à thèmes de persécution, mégalo-maniaques, mais aussi érotomaniaques et mystiques ;

- d’états d’angoisse majeure, souvent en relation avec un état d’étrangeté, de déréalisation, de dépersonnalisation, voire de dissociation ;

- une réticence, une opposition manifestement majorées par le décalage culturel et les difficultés de compréhension vécues dans les heures ou les jours qui ont précédé l’hospitalisation.

Les diagnostics retenus, selon les critères du DSM IV ont été :

SCHIZOPHRENIE ET AUTRES TROUBLES PSYCHOTIQUES

Schizophrénie : 23

Trouble schizophréniforme : 4

Trouble schizoaffectif : 9

Etat délirant aigu : 11

Trouble psychotique induit par une substance toxique : 1

TROUBLE DE L’HUMEUR

Etat dépressif majeur : 4

Etat maniaque : 6

Trouble dû à une affection médicale générale : 4

Trouble anxieux : phobie sociale : 1

Les traitements utilisés comportent le plus souvent des antipsychotiques, des anxiolytiques, voire des thymorégulateurs, et les entretiens associent les médecins psychiatres et les infirmiers de l’unité de soins à la prise en charge par le Dr Ota, permettant aux patients de s’exprimer dans leur propre langue, de tenir compte de leur propre culture, mais aussi d’être rassurés sur le projet thérapeutique mis en place pour eux, avec la possibilité d’entretiens psychothérapeutiques dès que l’état du patient le permet.

La plupart des patients ne bénéficiant pas d’assurance couvrant les soins en France, leur séjour doit être aussi bref que possible et la durée moyenne de séjour les concernant a été de deux semaines.

L’Ambassade du japon à Paris se charge de prévenir leur famille et d’organiser leur rapatriement qui, comme le soulignent C. Zittoun et aL [51, est une étape essentielle dont la préparation et la qualité de réalisation sont aussi des facteurs de soins. C’est ainsi que 28 des patients concernés sont rentrés accompagnés par un membre de leur famille venu les rejoindre à Paris, 18 sont rentrés sous forme de rapatriement sanitaire, les autres ayant été en mesure de rentrer seuls.

DISCUSSION

La notion de voyage pathologique a été depuis la fin du 19ème siècle l’objet d’études et de controverses. On peut en effet citer les travaux de A. Foville [6] sur « les aliénés voyageurs ou migrateurs », puis de R. Benon et P. Froissart [7] opposant « les fugues » et « le vagabondage » pour arriver à la notion de voyage pathologique introduite par M. Briand et al. [8]

Dans ses lettres à Romain Rolland, S. Freud [9] disait de la pulsion de voyager qu’elle trouve sa cristallisation dans l’adolescence où la tentation de la fugue est la plus forte et s’enracine dans l’insatisfaction de la famille ».

F. Caroli et G. Massé [ 101 distinguent en 1981 trois types de déplacement : « le voyage patbologique simple dont la fonction est d’obéir au délire sansy être intégré, le voyage pathologique secondaire qui s’intègre au contenu du délire et le voyage patbologique pur, conjonction des deux précédents ».

Il a été décrit que certaines destinations touristiques seraient plus propices au risque de décompensation : c’est ainsi que G. Margherini [ 111, psychiatre à Florence, a décrit le syndrome de Stendhal, arguant que  » l’art et le voyage favorisent l’émergence de processus inconscients », chez un sujet placé en situation de relative déstabilisation.

Malgré la multiplication des voyages, la revue de la littérature nous a apporté peu d’informations nouvelles depuis la réunion de la Société Médico-Psychologique en avril 1993 [121 [131.

A partir de l’étude des cas cliniques des patients japonais hospitalisés dans le service à l’occasion de voyages pathologiques en France et spécialement à Paris, nous avons été amenés avec le Dr Ota [14] à distinguer deux types de voyages pathologiques : le voyage classique (type 1) et le voyage à expression retardée (type 2).

Le voyage pathologique de type 1 est lié à une pathologie psychiatrique le plus souvent du registre de la psychose, souvent schizophrénique, mais aussi de troubles de l’humeur et les relations entre manie et voyage peuvent être complexes. Il existe souvent des antécédents psychiatriques, voire d’hospitalisation. Les circonstances du voyage sont souvent étranges, sous-tendues par une activité ou une croyance délirante ; les symptômes se manifestent souvent très précocement, parfois dès l’arrivée à l’aéroport ou dans les jours suivant l’arrivée.

A titre d’exemple, citons le cas d’une patiente de 39 ans, hospitalisée en HDT pour un état aigu délirant à thème mégalomaniaque, déclarant être venue pour devenir reine de Suède, de Finlande ou du Danemark.

La circonstance déclenchante du voyage avait été une affiche publicitaire placardée sur les murs du métro de Tokyo : « La France vous attend ». Elle avait alors cru que c’était une indication pour elle et avait effectué le voyage. E s’est avéré que cette patiente, suivie depuis l’âge de 19 ans, avait déjà été hospitalisée à deux reprises pour schizophrénie. Hospitalisée pendant deux semaines, elle est rentrée accompagnée par sa famille pour poursuivre ses soins à Tokyo.

Le voyage pathologique de type 2 a la particularité de donner lieu à des manifestations pathologiques au moins trois mois après l’arrivée. La motivation du voyage n’est pas forcément bizarre, il n’y a pas forcément d’antécédent psychiatrique personnel ou familial ; il s’agit souvent de personnalités fragiles, parfois limites, ayant cherché à fuir leurs difficultés d’intégration au sein de leur propre pays, ou encore en quête d’une liberté ou d’une libération illusoires, manifestant le plus souvent une crise d’identité ils ont souvent rompu les liens avec leur famille, refusé une intégration jugée trop conservatrice (travail, mariage) et sont en quête d’un « ailleurs idéal », ce qui rend souvent leur prise en charge et leur retour plus compliqués.

A titre d’exemple, nous citons le cas d’un patient âgé de 30 ans, arrivé fin septembre 1994 pour étudier les Beaux-Arts à Reims. Il a en fait interrompu ses études fin 1994, est resté isolé encore deux mois à Reims, puis s’est rendu à Paris où il s’est installé dans un hôtel près de la Gare du Nord. C’est l’hôtelier qui a appelé l’Ambassade en raison de troubles du comportement sous-tendus par une activité hallucinatoire (des voix menaçaient de le tuer ainsi que sa famille), associés à une insomnie, une anorexie, une angoisse massive, une thymiee dépressive. Il n’avait pas d’antécédent de suivi ni d’hospitalisation.

Enfant unique, il avait fréquenté le lycée jusqu’à 18 ans, avait fait une école de couture pendant deux ans, avait travaillé dans une société de cosmétiques pendant deux ans, puis suivi un cours de langue française pendant deux mois à Tokyo.

Depuis son arrivée, il vivait de façon très isolée, ne communiquant pas, ne parvenant pas à poursuivre ses études ni à s’intégrer au milieu étudiant environnant.

Il est rentré au japon accompagné par son père, venu le chercher.

Conclusion

Paris reste pour les Japonais un symbole de culture occidentale et possède un pouvoir d’attraction qui, pour certains, participe d’un processus d’acculturation.

Le développement des troubles psychiatriques à l’occasion de déplacements très nombreux, dont certains sont des voyages pathologiques, nécessite des soins, souvent en urgence en raison d’états aigus, et que le décalage culturel et linguistique rend très compliqués. L’existence d’un système de soins associant un psychiatre japonais à l’équipe du service recevant les patients permet très nettement d’améliorer la qualité des soins et de limiter la durée d’hospitalisation.

Bibliographie

(1) KOSAKAÏ T. Les japonais sont-ils des occidentaux ? Paris : L’Harmattan ; 1991.

(2) RIBEYRE P., Voyages pathologiques des japonais à Paris. Thèse de Doctorat en Médecine. Paris ; 1991.

(3) UEMOTO M., MORIGANA N., ONISHI M. ET COLL., Maladies mentales chez les japonais en région parisienne : à propos des voyages pathologiques et des vagabondages Seishin Igaku 1983 – 20 : 597.

(4) DOI T., Le jeu de l’Indulgence. Paris L’Asiathèque ;1988.

(5) ZITTOUN C., RECASENS C. ET DANTCHEV N., Psycbopatbologie et voyage : les rapatriements sanitaires psychiatriques. Soc. Med. Psychol. 1994 ; 696-700.

(6) FOVILOE A., Les aliénés voyageurs ou migrateurs. Ann. Med. Psychol. 1875 ; 14 : 5-45.

(7) BENON R., FROISSART P., FUGUE ET VAGABONDAGE. Définitions et études cliniques. Ann. Med. Psychol. 1908. 8 : 305-312.

(8) BRIAND M., MORELJ., 11VEI, L. Trois cas de migrations pathologiques. Ann. Med. Psychol. 1914. 2 : 238.

(9) FREUD S. Un trouble de mémoire sur l’Acropole. Lettre à Romain Rolland. In Résultats, Idées, Problèmes. 1936. Tome IL P.U.F.

(10) CAROII F., MASSÉ G. La notion de voyage pathologique. Ann. Med. Psychol. 1981 ; 82″3 1.

(11) MARGHERIM G. Le syndrome de Stendhal : du voyage dans les villes d’art Cité in Thèse pour le Doctorat en Médecine Benoit Quirot. Aliénés migrateurs. 1993.

(12) SCHARBACH H. Errances et Voyages pathologiques. Ann. Med. Psychol. 1993. 151, 8 : 577-580.

(13) VERDOUX H., GOUMILLOUX R., BOURGEOIS M. Voyages et pathologie psychiatrique : une série de 29 cas. Arin. Med. Psychol. 1993. 151, 8 : 581-585.

(14) OTA Il. Voyages et déplacements pathologiques des japonais vers la France. Nervure 1988. 6 : 12-16

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