Les jeunes primo-migrants : un rapport à la société distinct de celui des minorités ethniques.

Paru dans « Ville-Ecole-Intégration Enjeux », n° 131, décembre 2002.

Claire SCHIFF, Maître de conférences à l’université de Bordeaux II, LAPSAC-CADIS.

Pas encore intégrés à la société française, mais de plus en plus à distance de leur groupe d’appartenance, les jeunes primo-migrants se trouvent dans une situation d’indétermination, qui contraste avec la situation des minoritaires assimilés. Paradoxalement, leur distance à l’égard du milieu d’accueil les conduit à entretenir un rapport à la société française moins problématique que les jeunes de la deuxième génération.

Jeunes d’origine étrangère, seconde génération, jeunes de banlieue, blacks ou beurs… Les termes employés pour évoquer les membres de la jeunesse française qui se distinguent de leurs pairs par une altérité tour à tour imposée et autoproclamée obscurcissent le débat lorsqu’ils prétendent cerner « la question immigrée ». Ne s’agirait-il pas plutôt à leur propos de la question « minoritaire » ?

Les individus qui, sans être arrivés d’ailleurs, se vivent comme citoyens « à par » du fait d’une visibilité ethnique qui leur vaut fréquemment un traitement discriminatoire ne sont des étrangers ni au sens sociologique, ni le plus souvent au sens juridique du terme. Ils ne sont pas non plus des immigrés, puisqu’étant nés ou ayant grandi en France ils n’ont pas fait l’expérience singulière du déracinement et de l’adaptation qui caractérise la condition de migrant. Cependant, leurs difficultés d’intégration et leurs problèmes d’identité sont fréquemment considérés comme étant la conséquence d’une différence culturelle propre à ceux que leurs origines extra-européennes désignent comme potentiellement les moins assimilables.

Afin d’apporter quelques éclaircissements au débat concernant l’intégration des personnes issues de l’immigration, il est nécessaire de distinguer entre les difficultés sociales et culturelles qui relèvent de l’adaptation d’une population nouvellement arrivée en France et celles qui sont la conséquence d’une ethnicisation des rapports sociaux, en particulier dans un contexte urbain défavorisé. La comparaison étant l’outil le mieux adapté à la mise en avant des contrastes, nous avons effectué une analyse de l’expérience juvénile de deux types d’adolescents ou de jeunes adultes : les nouveaux arrivants turcs et sri-lankais d’une part et les natifs de la banlieue, noirs et maghrébins, d’autre part. Ces deux jeunesses « immigrées » se côtoient dans les cités des banlieues populaires, mais sans véritablement se mélanger, car les habitudes et les valeurs des uns et des autres témoignent de socialisations distinctes. Elles représentent en quelque sorte les deux bouts du processus migratoire : d’un côté l’étape initiale d’adaptation par la formation d’enclaves ethniques (1), et de l’autre l’étape finale de constitution de catégories sociales ethnicisées, marquées à la fois par une forte acculturation et par une mobilité sociale bloquée (2).

Des rapports divergents à l’espace… :

Les jeunes qui ont été socialisés en France mais qui éprouvent des difficultés d’insertion, en particulier en raison de leurs origines, de la couleur de leur peau et de leur résidence dans un quartier stigmatisé, investissent la cité comme principal espace d’identification collective. Le rapport qu’entretiennent les jeunes natifs de la banlieue à leur quartier est cependant ambivalent. Celui-ci représente à la fois un lieu de solidarité et d’identification positive et un territoire de relégation et de stigmatisation. Même si l’installation hors de la cité est souvent reconnue comme la condition pour « s’en sortir », la rupture avec le groupe des pairs, et le déracinement qu’elle implique, n’est pas si facile pour ces jeunes qui ne possèdent plus les traditionnelles attaches communautaires, sans pour autant s’identifier aux habitants des quartiers plus aisés.

À l’inverse, les primo-arrivants maintiennent une distance subjective à l’espace habité. Les jeunes Sri-Lankais installés depuis peu dans une banlieue populaire de la région parisienne ne se sentent nullement concernés par le stigmate attaché à leur quartier. Tout en considérant la cité dans laquelle de nombreuses familles de leur communauté ont acheté des appartements en copropriété comme un « petit paradis » au regard de la violence qu’ils ont connue dans leur pays d’origine, ils mettent en œuvre des stratégies d’évitement des autres habitants, en particulier des « blacks » et des « beurs ».

Comparés aux jeunes natifs de la banlieue, les jeunes primo-migrants font souvent preuve d’une plus grande mobilité géographique. Les déménagements successifs (3), les vacances au pays d’origine, les visites chez des compatriotes installés dans d’autres pays d’Europe et la fréquentation des quartiers parisiens investis par les commerces communautaires – bas du faubourg Saint-Denis pour les Turcs, haut pour les originaires du sous-continent indien – entretiennent une circulation permanente.

Ainsi, contrairement à l’image que l’on a parfois des nouveaux migrants isolés et cloîtrés dans leur cité HLM, les adolescents arrivés récemment en France se rendent assez fréquemment seuls à Paris et s’y sentent parfois plus à l’aise que dans les banlieues où ils résident. Dans la mesure où leurs visites à la capitale ont un fondement légitime aux yeux des parents, et puisqu’il est souvent inconcevable, en particulier pour les filles, de se rendre dans les quartiers parisiens uniquement pour « draguer » – pratique courante parmi les jeunes « banlieusard(e)s » -, les adolescents primo-migrants jouissent parfois d’une liberté plus grande que leurs collègues de la deuxième génération.

Les déplacements des jeunes migrants sont cependant soumis à l’approbation des adultes. Leurs allées et venues ne relèvent pas d’une recherche de distractions juvéniles, mais ont le plus souvent pour objet l’accomplissement de tâches précises, notamment administratives, et d’obligations communautaires et familiales : mariages, activités associatives, achats de produit « exotiques », visites de parents, etc. Loin de la flânerie des jeunes banlieusards qui vivent l’espace du quartier comme un espace de sociabilité privatisé, distinct du monde des adultes et où dominent à la fois la convivialité et l’ennui (4), l’espace de circulation des migrants est plus étendu, mais aussi plus structuré par les tâches quotidiennes.

… au temps …… :

La situation des migrants oriente aussi fortement leur conception du temps et la distingue de celle des autres habitants des quartiers défavorisés. Dans la mesure où ceux-ci sont inscrits dans un parcours de mobilité et de rupture, ils entretiennent un rapport particulier au temps, qui se caractérise par la subordination du présent au passé et à l’avenir. L’expérience de la migration, en tant qu’elle est un arrachement à la familiarité et une rupture avec un parcours de vie intégré dans une norme sociale établie, oriente l’investissement identitaire des individus vers le passé et vers le futur. Les migrants vivent un temps long fait de nostalgie, de commémoration du monde qu’ils ont quitté et d’espoir d’un avenir meilleur, ainsi que d’ambitions parfois irréalistes.

Les jeunes nouvellement arrivés, qui ont souvent été en partie élevés par leurs grands-parents avant de rejoindre leurs parents en France, ont une connaissance de la mémoire familiale et une conscience de leur appartenance ethnoculturelle que l’exil a tendance à réaffirmer, en particulier lorsqu’ils appartiennent à des groupes ayant subi des persécutions, tels les Kurdes ou les Tamouls. Suite à l’immigration, les gratifications immédiates sont différées, le présent mis entre parenthèses au profit d’un investissement dans des projets de mobilité sociale ou dans le travail nécessaire au soutien des parents demeurés au pays. Au moins pendant les premières années après leur installation, ils croient fortement en la possibilité d’améliorer leur sort par leurs efforts personnels, au travers d’un surinvestissement scolaire ou d’une surcharge de travail qui permet parfois l’accumulation d’un petit capital.

Ainsi, pour les jeunes qui ne sont en France que depuis quelques années, il s’agit de ne surtout pas perdre son temps. Ils sont tenus à la fois d’aider dans les multiples tâches administratives auxquelles sont confrontés les nouveaux venus, de participer aux réunions communautaires – fêtes, mariages, activités politiques, etc. -, de tenter de rattraper leur retard scolaire et parfois de soutenir financièrement leurs parents en trouvant des petits boulots ou en participant à l’entreprise familiale. Le temps perdu et l’oisiveté sont peu tolérés et, dès qu’il apparaît que la poursuite des études ne pourra aboutir à la réussite escomptée, ils quittent le système scolaire pour chercher du travail, le plus souvent par l’intermédiaire des réseaux communautaires d’insertion et/ou pour effectuer un mariage précoce, souvent arrangé par la famille (5).

Ainsi, les jeunes migrants, issus pour la plupart de pays où l’adolescence signale déjà l’introduction à la vie adulte et aux responsabilités économiques et familiales qui s’y attachent, restent soumis à l’autorité de leurs parents, au moins jusqu’au moment du mariage. Leurs possibilités de se constituer une vie juvénile en dehors de l’univers de la famille et de la communauté ethnique demeurent restreintes, surtout lorsqu’il s’agit de filles. Ça n’est qu’au travers de l’accès au travail et en faisant valoir le soutien qu’elles apportent à la famille et à la communauté que celles-ci parviennent à négocier un certain espace d’autonomie.

Les jeunes « de banlieue » vivent, quant à eux, une forme d’hypertrophie du présent. La stigmatisation qu’ils subissent s’exprime sous la forme d’une occultation de leur passé, en particulier de l’histoire coloniale et des circonstances de la migration des parents (6), ainsi que par la faiblesse de la transmission de la langue d’origine. L’avenir est encore plus incertain que pour les autres jeunes de leur âge, même lorsqu’ils ont atteint un niveau d’études correct, et ce en raison des discriminations dont ils sont victimes au moment de rechercher un emploi et à cause de l’image négative qui s’attache aux banlieues où ils habitent (7). Contraints de demeurer chez leurs parents dont ils continuent à dépendre financièrement, ils accèdent néanmoins à une certaine liberté, à l’instar de l’ensemble de la jeunesse française.

La disjonction entre l’entrée dans les différents domaines de la maturité – sexuelle, familiale, économique – qui caractérise l’extension de la période de la jeunesse dans les sociétés postindustrielles (8) est chez eux particulièrement marquée. Le décalage entre le retardement de l’en-trée dans la vie adulte (mariage, emploi) et l’accès à une relative autonomie dans l’organisation de leur temps quotidien aboutit à une période d’incertitude, à une adolescence prolongée, à la fois subie et revendiquée, dominée par un temps éclaté entre des longues périodes d’ennui et d’oisiveté et des moments d’accélération subite de l’activité que sont les sorties ou les événements spectaculaires qui ponctuent la vie des quartiers (9). Éloignés des préoccupations matérielles des primo-migrants et des obligations communautaires, le temps des ces jeunes n’est plus structuré par les contraintes imposées par le monde des adultes. Dépourvu de la croyance « naïve » en l’avènement de jours meilleurs qui caractérise la vision des jeunes primo-arrivants, l’investissement dans l’avenir doit être constamment réévalué, la capacité à différer les gratifications immédiates s’affaiblit et l’exigence de reconnaissance se conjugue au présent et non plus au futur.

… au travail et à l’argent.

Selon que les individus se situent dans la perspective du pays d’accueil, lorsqu’ils y ont été socialisés, ou du pays d’origine, lorsqu’ils entretiennent encore leurs attaches avec celui-ci, la valeur qu’ils accordent au statut d’immigré et aux emplois qui le caractérisent est très différente. Alors que, du point de vue de la société française, le statut d’immigré est associé à la précarité économique et à l’infériorité sociale, du point de vue des sociétés d’émigration, l’immigré est bien souvent considéré comme celui qui a de l’argent et qui a « réussi », même si pour cela il lui faut accepter dans un premier temps un certain nombre de sacrifices, voire d’humiliations.

Ainsi, bien que vivant souvent dans des conditions matérielles précaires, les jeunes primo-migrants se plaignent rarement d’un manque d’argent. Sauf exception, même ceux qui ont abandonné une situation relativement privilégiée dans leur pays estiment qu’ils sont fortunés par rapport à leurs compatriotes qui n’ont pas les moyens d’émigrer. À l’inverse, les jeunes ayant passé toute leur vie en France mesurent leur situation économique à l’aune des classes moyennes françaises et des normes de consommation véhiculées par les médias. Leurs frustrations naissent de leurs difficultés à accéder pleinement à la société d’abondance et à l’autonomie financière vis-à-vis de leurs parents, plus que d’une véritable situation de nécessité. Alors que chez les primo-migrants le décalage entre le niveau de vie dans le pays d’origine et celui du pays d’accueil donne un surcroît de valeur à l’argent gagné ici, chez les jeunes banlieusards, le décalage entre leurs aspirations à participer à la société des loisirs et à la consommation et les possibilités qui leur sont effectivement offertes tend au contraire à dévaloriser l’argent du travail.

Peu d’activités de loisirs juvéniles justifient les dépenses requises aux yeux des migrants récents mises à part les contributions destinées à la participation aux occasions festives de la communauté, tels les mariages ou les fêtes traditionnelles. Les activités collectives qui permettent d’entretenir la cohésion de la communauté et de rehausser le prestige des individus auprès de leurs compatriotes justifient souvent des dépenses importantes au regard des revenus très modestes, alors que la satisfaction des désirs de consommation individuelle des jeunes est le plus souvent perçue comme un gâchis d’argent. Si la plupart des adolescents migrants adoptent rapidement le style standard du jean et des baskets, ils investissent cependant rarement dans les articles de marque beaucoup plus chers, mais très prisés par les jeunes de banlieue. Nombre d’entre eux avouent d’ailleurs être choqués par les modes de consommation des jeunes français qu’ils jugent ostentatoires et superflus. Leur rapport à l’argent est différent de celui des jeunes de leur âge ayant grandi en France, essentiellement parce que leurs repères sont encore déterminés par la logique migratoire de l’épargne et en référence au niveau de vie inférieur du pays d’origine.

Ainsi, au moment d’entrer sur le marché de l’emploi, l’attitude de distance au présent des migrants et leur conception de la valeur de l’argent les amènent souvent à accepter de travailler dans des conditions très difficiles. Ils paraissent moins sensibles que ceux qui ont été socialisés en France au regard que les employeurs portent sur eux. Le sens de leur travail réside dans le soutien qu’il permet d’apporter aux parents demeurés au pays ou encore dans la possibilité d’accéder à une certaine autonomie à l’égard du groupe d’origine. Certains d’entre eux acceptent de travailler pour des employeurs français à des salaires très bas et dans des conditions précaires parce qu’ils (et surtout elles) souhaitent éviter les entreprises communautaires, qui les exposent à la pression sociale de leurs compatriotes.

Chez les migrants, la relation au travail se caractérise par un comportement de soumission au présent, accompagné d’une vision relativement optimiste de l’avenir. À l’inverse, chez nombre de jeunes blacks et beurs, la résistance et l’opposition immédiate aux moindres signes de condescendance de la part des supérieurs hiérarchiques, la hantise de l’exploitation et l’importance de ne pas perdre la « face » dans les relations de pouvoir sont souvent l’envers d’une vision pessimiste de l’avenir et du sentiment d’être accablé d’un destin social qui fragilise le sens de l’effort personnel. Ces jeunes ont néanmoins des attentes on ne peut plus ordinaires. Ils revendiquent des salaires corrects, une relative sécurité d’emploi, la reconnaissance de leur individualité et le respect de la législation de la part des employeurs, et enfin la possibilité d’alterner temps de travail et loisirs. Ils aspirent d’autant plus à occuper les emplois intermédiaires stables que la condition ouvrière de leurs pères est associée à l’image dépréciée du manœuvre immigré surexploité, et que, comme pour les autres enfants d’ouvriers, leur appartenance sociale rend difficile leur accès aux professions supérieures.

Dans les deux cas, les notions de respect et d’honneur informent les comportements à adopter dans le travail et face aux employeurs. L’honneur des banlieusards se joue dans la relation immédiate aux patrons et dans la résistance qu’ils expriment au mépris. À l’inverse, les migrants acceptent de faire des heures supplémentaires non payées, ou subissent en silence les remarques désobligeantes des employeurs en raison des obligations qui les lient aux autres membres de leur communauté et qui exigent qu’ils soient capables de contribuer à l’économie familiale. Comme l’affirmera un jeune migrant : « Si vous ne travaillez pas ça devient une honte. Vous ne pouvez pas ne pas vouloir travailler. Vous ne travaillez pas parce que vous ne pouvez pas, mais pas parce que vous ne voulez pas. »

La précarité revêt également des formes différentes dans l’un et dans l’autre cas. Les dangers qui guettent les jeunes banlieusards sont le chômage de longue durée et le désœuvrement, alors que les primo-migrants vivent le plus souvent des formes de surexploitation dans les secteurs les plus déstructurés de l’économie. Les premiers dépendent des dispositifs institutionnels d’aide à l’insertion ou des organismes associatifs locaux, alors que les seconds s’insèrent dans des activités en marge des institutions, dans les emplois souvent non déclarés ou semi-déclarés du secteur privé tels que la confection ou la restauration.

Ce type de travail implique le plus souvent de lourdes contraintes en termes d’horaires, de rémunération et de précarité, que ne supportent que ceux qui ont d’importantes obligations morales et matérielles à travailler, ainsi qu’un espoir dans la venue de jours meilleurs et une identité sociale qui n’est pas surdéterminée par la position occupée dans la hiérarchie professionnelle en vigueur dans la société française. Non seulement les jeunes nés en France dont les pères ont émigré pour occuper des emplois de manœuvres dans les grandes industries ou dans les échelons inférieurs des services publics (comme les Antillais par exemple) sont dépourvus des réseaux dont bénéficient les courants migratoires plus récents, mais il n’est pas certain que ces jeunes, qui partagent les attentes des autres Français de leur âge, soient disposés à accepter ce type d’emplois.

Ainsi observe-t-on le paradoxe suivant : les jeunes issus de l’immi-gration les plus acculturés semblent inadaptés aux positions économiques dépréciées qu’on leur demande bien souvent d’occuper, alors que les migrants récents les plus « communautaristes » et les plus à distance des normes françaises sont plus à même de se plier aux exigences d’un marché de l’emploi de plus en plus flexible.

Paradoxalement, c’est en raison même de leur distance à l’égard du milieu d’accueil que les jeunes primo-migrants entretiennent un rapport moins problématique à la société française que les jeunes banlieusards de la deuxième génération. Les difficultés de l’intégration ne sont pas encore intériorisées comme des marqueurs d’une identité stigmatisée. Le pays d’immigration est encore envisagé comme un espaceressource, dont les nouveaux venus se doivent de tirer tous les bénéfices, et non comme un espace de conflictualité et de domination. Les problèmes et les difficultés initiales que rencontrent les jeunes migrants sont le fruit de leur incompréhension des institutions et des membres de la société d’immigration, et non du regard qui est porté sur eux.

Cette situation reflète la problématique classique de l’étranger-migrant telle qu’elle a été décrite par Simmel (10). Le processus d’émancipation qu’amorce l’expérience migratoire aboutit au dilemme de « l’homme marginal », pour reprendre une terminologie ancienne de Park (11). Pas encore intégré à la société d’accueil, mais de plus en plus à distance de son propre groupe d’appartenance, le migrant, et ce d’au-tant plus s’il est jeune, se trouve dans une situation d’indétermination qui contraste avec la situation du minoritaire assimilé. C’est l’étranger qui est véritablement déraciné, et non le minoritaire, qui, lui, est sou-vent trop enraciné, trop identifié à ses origines et à son lieu de vie. Le sentiment d’étrangeté, la distance au monde et la confusion face à la multiplicité des choix à effectuer qu’éprouve l’individu migrant livré à lui-même dans un environnement inconnu sont ainsi tout à fait distincts du sentiment de distance à soi qu’éprouve l’individu minoritaire, menacé dans sa singularité par le poids de son statut social et les identifications stigmatisantes dont il est l’objet.

NOTES :

(1) PARK (R. E.), Race and Culture, Glencoe, The Free Press, 1950.

(2) GORDON (M.), Assimilation in American Life. The Role of Race, Religion and Ethnic Origin, Oxford University Press, 1964.

(3) La mobilité résidentielle est plus forte que la moyenne nationale parmi les immi-grés les plus récents (Turquie, Asie du Sud-Est, Afrique noire) et plus faible parmi les courants plus anciens (Algérie, Espagne, Italie), à l’exception des Portugais. INSEE, « Les immigrés en France », Contours et caractères, 1997, p. 116.

(4) BEGAG (A.), « Entre “rouiller” et “s’arracher”, réapprendre à flâner », Les Annales de la recherche urbaine, n° 59-60, 1993 ; KOKOREFF (M.), « L’espace des jeunes. Territoires, identités et mobilité », Les Annales de la recherche urbaine, n° 59-60, 1993.

(5) On constate par exemple que l’âge au mariage des jeunes Turcs (filles et garçons) venus dans leur enfance reste très en deçà de la moyenne française, alors qu’à l’inverse les Beurs et les Beurettes ont une nuptialité plus tardive que les jeunes Français dits « de souche ».

(6) STORA (B.), « La mémoire de la guerre d’Algérie chez les jeunes issus de l’im-migration », Mémoire et Intégration, Syros, 1993. Voir également le film de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, qui montre combien les jeunes d’origine maghrébine méconnaissent les circonstances de l’arrivée de leurs parents en France.

(7) BATAILLE (P.), Le Racisme au travail, La Découverte, 1995.

(8) GALLAND (O.), Les Jeunes, La Découverte, Repères, 1993 ; CHAMBOREDON (J.-C.), « Adolescence et post-adolescence : la “juvénisation” », in Adolescence terminée, adolescence interminable, PUF, 1985.

(9) BEAUD (S.), « Un temps élastique. Étudiants des “cités” et examens universitaires », Terrain, n° 29, septembre 1997. AQUATIAS (S.), « Temps morts et mouvement perpétuel. L’ennui des jeunes de cité », Revue française des affaires sociales, n° 3, juillet-sept 1998.

(10) SIMMEL(G.), « Digression sur l’étranger », in Y. Grafmeyer, I. Joseph (eds), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Éd. du Champs urbain, 1979.

(11) PARK (R. E.), « Human Migration and the Marginal Man », The American Journal of Sociology, vol. 33, n° 6, mai 1928.

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