Les langues, le cerveau et la pharmacologie.

Professeur Hervé ALLAIN Université de Rennes 1, Version du 23 janvier 2001.

Plan :

1. Introduction.

2. Diversité des langues.

3. Le paradoxe numérique.

4. Le cerveau au cœur des langues.

5. Anatomie fonctionnelle des langues.

6. Les approches théoriques.

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire. Iris Origo. Images and Shadows.

I. INTRODUCTION.

La langue ou plutôt les langues apparaissent comme le fruit le plus élaboré du cerveau humain, fondement même de nos sociétés, de nos cultures et de notre relation individuelle (Watzlawick et coll, 1972). Comme tout organisme biologique, les langues ont une origine, évoluent, se mélangent, se diversifient et meurent (Hagège, 2000). Le plus souvent, une langue s’écrit et se parle, fonctions assurées par le cerveau, mettant en jeu des aires très spécifiques. La diversité des langues (l’écrit et le parler, voire le calcul), nous interrogent quant au substratum neurobiologique sous-tendant des activités aussi complexes, au même titre d’ailleurs que la pathologie, analysée finement en neuropsychologie (Contamin et Sabouraud, 1968). Les progrès de la neurochimie laissent entrevoir une possibilité d’agir et de modifier chimiquement, par le truchement de médicaments et de substances, les composants neurobiologiques sous-tendant ces fonctions autrefois qualifiées d’intellectuelles ou supérieures. Malgré l’ambition du projet, voire son caractère désespéré, il reste malgré tout licite d’incorporer les langues (et le langage) parmi les cibles actuelles de la pharmacologie de la cognition, au même niveau que la mémoire ou la vitesse de traitement de l’information par le cerveau (Allain et al, 2000 ; Allain et Schück, 2000). Enfin, il est clair que soulever la question d’une pharmacologie des langues (et du langage) conduit inéluctablement à s’interroger sur les liens entre cerveau et pensée, les langues, la lecture ou le calcul n’apparaissant alors que comme des outils au service de l’idéation, de la motivation ou du symbolisme (Hagège 1985, 1987).

II. DIVERSITE DES LANGUES.

La lecture des travaux de Hagège (2000) est stupéfiante à plus d’un titre même si nous n’en retiendrons qu’un versant dans notre démonstration : la diversité des langues. Peut-on imaginer dans le cerveau autant de « microgénérateurs » qu’il y a de langues ? Comment concevoir que des microstructures cérébrales aient pu dans l’évolution aboutir à autant de grammaires, de constructions syntaxiques, d’écritures et de symboles pour exprimer une même idée ou une même émotion ?

Il est admis en effet qu’il existe 5000 langues sur notre planète, même si elles se voient gravement menacées ; toujours selon Hagège en 2100, 90 % de ces langues auront disparu (un désastre pour le cerveau humain ?). Certaines régions du globe ou quelques pays atteignent des records en terme de langues différenciées et parlées : la Papouasie-Nouvelle-Guinée : 850, l’Indonésie : 670, l’Inde : 380, jusqu’au Myanmar, l’ex-URSS ou le Vanuatu avec 100 à 160 langues ! A la simple écoute ou à la stricte lecture, l’extrême variété surprend le non-spécialiste confronté au malgache, au tagalog, au basque, au turc, au finlandais, au catalan, aux langues celtiques ou aux langues amérindiennes ! Les écritures sont plus aisément appréhendables dans leur diversité par le profane se promenant de l’Inde au Japon, alors immanquablement soupçonneux quant à la possibilité de manipuler tant de « symboles aussi bizarres » pour communiquer, écrire ou calculer. Une solide formation en linguistique comparée permettrait de répondre à certaines interrogations ou surprises de ce type et pourrait guider le neurobiologiste confronté à la richesse et aux nuances des langues (voir par exemple le médiaphorisme qui exprime la distance du locuteur par rapport à ce qu’il exprime [cas du pomo central] ou les points communs entre les divers créoles qui ont fait introduire la notion de bioprogramme linguistique, sans doute génétiquement contrôlé [Bickerton, 1981]). Plus utilitaires pour le neurologue, les situations de bilinguisme ou multilinguisme, donc la capacité pour un même individu de parler plusieurs langues, deviendront de véritables modèles d’étude de décryptage tant de la physiologie que de la physiopathologie de la langue et du langage. Si le bilinguisme (jusqu’à quel point ?) est courant aujourd’hui, des trilingues usuels se rencontrent sur le globe (exemple de l’évenki, langue tangouse de la famille altaïque, parlée par ses habitants aussi bien que le yakoute et le russe.)

Nous verrons plus bas que le cortex cérébral n’utilise pas les mêmes structures lors du parler en telle ou telle langue chez un polyglotte. Deux autres exemples viendront clore ce chapitre, illustrations que la langue n’est pas un calque ou une réplique d’une micro-organisation du cortex cérébral et qu’en même temps une subtile combinatoire des lettres, phonèmes et mots permet l’abstraction tout en témoignant de la plasticité cérébrale au moins au cours de l’évolution (Nowak et al, 2001) ; ainsi le damin, langue initiatique du Queensland (Australie), est une curiosité par le nombre réduit de mots utilisés (200) ainsi que par les sonorités (consonne claquantes, bilabiales mimant le bruit du baiser) (cité par Hagège 2000, p 221), cette langue autorisant à la fois une communication concrète et une forte possibilité d’abstraction ; le deuxième exemple annoncé est celui d’une langue mixte, parlé sur l’île du cuivre (île du Commandeur), véritable hybridation du russe et de l’aléoute (idiome local) et, on le comprend, source d’interrogations pour les phrénologistes et les cartographistes du cerveau.

III. LE PARADOXE NUMERIQUE.

Rappelez-vous cette histoire racontée par les enfants francophones : « je connais un animal qui parle et connaît deux chiffres : c’est le cochon qui répète « neuf-neuf » quand il grogne et « huit », quand on lui tire la queue. » Le 29 décembre 2000, le journal le Monde titrait en éditorial (Le Hir, 2000), se faisant l’écho de Nature Neuroscience de janvier 200 : « 995 en une seconde, sans calculette et sans les main ? » [Butterworth, 2001]. Un détour s’impose donc vers le calcul et la symbolique des chiffres (Ifrah, 1994) qui, par notre intuition tronquée, apparaissent à première vue plus aisés à décortiquer que les langues. La lecture attentive de l’ouvrage de S. Dehaene (1997) auquel nous emprunterons frauduleusement les lignes qui suivent, démontre qu’il n’en est rien, que chiffres et langues sont liés de manière intime, et selon toute probabilité sont régis par des mécanismes cérébraux communs ; citons Karl Poper : « les entiers naturels sont l’œuvre de l’homme, le frui t du langage humain et de la pensée humaine ».

Le pharmacologue qui n’apprécie guère les chapitres où le modèle animal est absent (c’est le cas du langage), s’est à juste titre penché sur ces animaux, d’espèces variées, qui, au prix d’un apprentissage forcené, arrivaient à compter et à calculer, le succès de la démonstration visant à prouver que le cerveau animal autorise l’accès au symbolique, à l’abstraction et à la mise en correspondance de perceptions (couleur, dessins, nombres…) avec des quantités numériques. Nous ne ferons que citer quelques héros de cette histoire pouvant inaugurer la pharmacologie de la cognition chez l’animal, animaux célèbres aux performances contre-nature (S. Dehaene, 1997) : Hans le cheval de W. Von Hosten, les chimpanzés de G. Woodruff et D. Premack, Ai le chimpanzé japonais de Matsuzawa (capable d’utiliser les signes arbitraires pour décrire des ensembles d’objets et comptant jusqu’à 9), Sheba, le chimpanzé femelle (capable d’additionner et de comparer des chiffres arabes), Abel et Baker, deux macaques aptes à utiliser des symboles de chiffres pour comparer plusieurs quantités, ou encore Alex le perroquet de I. Pepperberg au vaste vocabulaire anglais…

Au-delà du spectaculaire, ces expériences apportent un éclairage sur les possibilités de l’organisation d’un cerveau à traiter des informations abstraites et à corréler le perceptif au symbole (le chiffre) ; dans les années soixante-dix, Thompson et coll (1970) décrivaient en conclusion d’un travail jamais reproduit, un groupe de neurones détecteurs de nombres chez le chat. Sur un plan plus conceptuel, ces expériences reliant une fonction cognitive à des microcircuits neuronaux, ont ouvert la voie de la recherche sur les robots intelligents (voir Aï bo, le chien japonais), les réseaux neuronaux et la cognitique ! (Boden, 1988 ; Benson, 1994).

L’introduction du chiffre zéro (récente dans l’histoire de l’humanité), en apparence inaccessible aux héros animaux précédemment esquissés, nous permet d’aller plus loin dans notre réflexion, le zéro (un mot, un chiffre, un symbole « 0 ») étant reconnu comme une marque conventionnelle désignant l’absence d’unités d’un certain rang dans un nombre à plusieurs chiffres (le modèle 406 des voitures Peugeot ne comporte aucune dizaine ! [Cet exemple, imaginez, serait incompréhensible pour un Birman ou un Japonais]). L’abstraction devient totale, puisque ce nouveau chiffre veut signifier le vide et l’absence, tout en étant chargé de sens ! Rappelons, pour appuyer nos propos, que le zéro nous vient de nos collègues arabes qui ont adopté le mot sanskrit œhûnya (= le vide) vite transformé en Sifr (d’où le mot chiffre en français, cipher en vieil anglais, siffra en suédois, zyphra, zephyrum…). Plutôt que de pérorer sur les significations du sens apporté par l’introduction du zéro, il conviendrait rapidement de citer quelques conséquences cognitives et comportementales issues de cett innovation (sans doute déjà programmée dans le cerveau humain) : association possible d’un symbole (« 0 ») à une représentation mentale du rien ; passage d’une conception approximative de la quantité (le flou numérique) à une représentation symbolique (la précision) ; l’arrivée de la base 10 ; la simplification technique du calcul numérique (abandon des abaques, des bouliers de l’échiquier, l’ex-chequer des grands financiers anglais) ; les querelles entre partisans et opposants (« the pros and cons ») telle celle des abacistes (partisans des chiffres romains et du calcul sur l’abacus) et des algoristes (calcul écrit d’origine indienne) ; le concept de nombres ronds (10,20,100…) évocateur tant de la précision que de l’estimation (au sens de la dizaine, de la centaine…) etc…

L’arrivée du langage dans le numérique intervient à point pour illustrer les correspondances entre le corps (aujourd’hui des structures cérébrales) et la numérisation. Si les Warlpiris d’Australie n’ont recours qu’à un nombre limité de mots pour désigner des quantités (un, deux, quelques, beaucoup), les insulaires du détroit de Torrès dénotent (expriment ?) les nombres en pointant différentes parties du corps (les neurobiologistes ne font-ils pas de même en pointant des groupes neuronaux spécifiques au sein du SNC ?) ; ceci aboutit au fait qu’en Nouvelle Guinée, la dénomination du chiffre 6 est synonyme de poignet (le 9 correspond au sein gauche) et que l’adoption des fameuses bases est liée à de localisations du corps : la base 5 (les 5 doigts de la main) chez les indiens Chaco du Paraguay, la base 10 en langue Ali (Mbouna, forme contractée de moro bouna, signifiant deux mains), la base 20 (les 10 doigts de la main et les 10 orteils) signifiant à la fois le nombre et l’« homme » chez les Mayas et les Esquimaux. L’intrusion dans le numérique du langage et de sa représentation corporelle renvoie à la quête moderne du Graal en neurobiologie, à savoir l’établissement de la correspondance entre une abstraction numérique et linguistique et un ensemble anatomo-fonctionnel neuronal bien identifié au sein du SNC ; dès lors où caser les nombres complexes (anciennement qualifiés nombres imaginaires ; i2 -1) ou le zéro selon l’expérience de Thompson (voir supra) ?

L’arrivée du cognitif et du perceptif nous aide à franchir le pas du principe des correspondances (cher à Baudelaire en poésie) reliant un symbole à une quantité, à une entité (matérielle ou conceptuelle) ou encore à l’écrit ; la symbolisation numérique ou d’écriture (exemple de la transcription écrite récente de certaines langues amérindiennes ou même du breton moderne, voire encore la transcription en écriture romaine du vietnamien ou du turc) d’une part rendent compte d’un souci concret de simplification (c’était l’un des objectifs des langues artificielles, le Volapük [1879] et l’Espéranto [1894]) et d’autre part, soulèvent la difficile question du support neuronal de l’innovation et, pourquoi pas, en raccourci de l’idéation et de la pensée, tout court.

Le visuel (canal sensoriel de perception de l’environnement) intervient alors comme en témoignent les symboles écrits des cinq premiers chiffres presque similaires depuis la notation cunéiforme, les chiffres étrusques, romains ou chinois, jusqu’aux chiffres arabes modernes (voir Ifrah, 1994) ou l’alphabet runique, réduit à 16 lettres évitant toute ligne horizontale (Walter, 1994). Si cette poursuite du simple, de l’évitement de l’ambigu, n’est pas universellement reconnue (lisez donc un texte en langue birmane ou déchiffrez avec nous le nom d’un village au Pays de Galles, nom le plus long du monde : LLANFAIRPWLLGWYNGYLL [en fait, ce nom a été à un moment complété et a atteint les 58 lettres !]), elle autorise néanmoins une économie de moyens fort utile pour l’abstraction numérique (entraînez-vous à des multiplications en recourant au chiffre arabe 38, aux dessins de trente-huit objets ou au XXXVIII romain !). Une approche similaire permettrait d’aborder le canal sensoriel auditif à travers les accents, les tons, les musiques, les prononciations, chapitre de la physiologie de l’audition et de l’intégration des signaux sonores par le cerveau (vaste sujet !) (Tramo 2001) ; il faudrait citer ici les yoï ks, chants vocaux sans signifiant linguistique utilisés par les habitants de la Péninsule de Kola, qui font référence à une personne, un animal… et se transmettent de génération en génération (rapporté par Gray et al 2001). Peut-être plus cognitif, un cours détour par la mémoire permettra de clore cet alinéa. Même si comme nous le verrons plus bas, l’aphasie ne se réduit pas à un oubli des mots, il est clairement prouvé que les processus de mémoire interviennent en physiologie de manière cruciale dans toute expression d’une langue ou toute opération de calcul numérique (cf. le passage obligé d’apprentissage des tables de calcul, durant l’enfance). Le manque du mot, la non-reconnaissance d’un mot prononcé ou écrit, l’impossibilité de faire une addition même simple… voilà autant de situations (discutées dans la 2ème partie) qui laissent pense que parfois l’accès à des « bibliothèques » et leur mode d’emploi sont altérés en pathologie humaine et que pour y remédier la pharmacologie des processus mnésiques, en toute théorie pourrait remédier à ces maux.

L’intrication du grammatical et du numérique que nous avons tenté d’esquisser rend toutefois la cible médicamenteuse moins précise qu’il n’y paraît. Rajoutons-y l’iconographique, et l’aventurier en neuropharmacologie s’expose à des difficultés. Plutôt qu’un long discours, considérons le chinois dont les symboles numériques paraissent obscurs et abscons à l’occidental, mais dont la grammaire épouse strictement la structure décimale ; neuf noms très courts dénomment les chiffres de 1 à 9 (yi, èr, san, si…), et quatre les multiplicateurs : 10 (shi), 100 (bai), 1000 (quian), 10000 (wan) : voilà l’illustration de l’intrication symbole / langage / numérisation, de la simplicité de mise en mémoire, de l’économie cognitive (tant dans l’apprentissage que dans les procédures opérationnelles), et de la diversité profonde entre les langues, ce qui va au-delà des pures apparences…

IV. LE CERVEAU AU CŒUR DES LANGUES.

S’il ne fait pas de doute que certaines aires anatomiques du cerveau humain sont spécifiquement nécessaires à la genèse et à l’extériorisation d’une langue (relisons Broca et Wernicke), force est de constater que des différences de performance dans ces fonctions intellectuelles seront à attribuer au degré de complexité de la grammaire ou de la symbolique adoptées. Ainsi, l’empan mnésique digital du chinois cantonnais est de dix chiffres en moyenne (contre sept pour le français ou l’anglais), différence explicable par la vitesse de prononciation des nombres et les règles de numération [comparer et prononcer 22 en français (vingt-deux), en allemand (zwei-und-zwanzig), en chinois (èr shi èr, soit deux dix deux)].

C’est pour les même raisons que les enfants chinois arrivent, au-delà du chiffre 12, à compter bien plus loin que les enfants américains du même âge (la différence est évaluée à 1 an d’avance au profit des petits chinois), et que, selon notre expérience d’enseignement en Asie, le Chinois ne comprend pas pourquoi nous avons l’habitude de simplifier et d’arrondir les nombres élevés (qui, en français, alourdissent l’exposé !).

Les propos de Dehaene (1997), appuyés par une solide expérimentation sur la représentation mentale des chiffres (exemples de la difficulté à conceptualiser les grandes quantités ainsi que la corrélation inverse entre la fréquence d’usage des nombres et la taille de ces nombres), renforcent l’hypothèse que le langage est influencé par une représentation mentale (non verbale), et que notre environnement (le monde) est appréhendé sur ces bases de nos représentations mentales, l’illusion commune d’un monde composé de petits ensembles en étant un exemple.

Cette intrication langue / calcul / niveau de performance « cognitive » viendra compliquer nos moyens psychométriques d’analyse des fonctions cognitives qui pour la plupart recourent au verbal et au calcul (nous évoquerons plus bas l’utilisation rustique du Mini Mental State de Folstein (MMS) dans l’évaluation de la sévérité d’une dégradation intellectuelle).

Enfin, ces faits nous conduirons à aborder de manière métaphorique , la question de l’imagerie visuelle, base des représentations mentales de la réalité ou du conceptuel (Miller, 2000). Des expériences mériteraient d’être tentées à propos de l’indicible ou du « non vu », comme dans l’exemple du Paradis Céleste, analysé notamment à travers l’art religieux (Delumeau, 2000) ou les œuvres de Milton (Le paradis perdu), poète aveugle !…

V. ANATOMIE FONCTIONNELLE DES LANGUES.

La neuro-imagerie fonctionnelle (PET-scan, fNMR, MEG) a contribué à localiser des fonctions ou du moins des structures et aires indispensables à l’exécution d’une fonctio intellectuelle ; ainsi l’hippocampe intervient dans la détection de la nouveauté, les circuits striatofrontaux sont impliqués dans la prise de décision, le lobe frontal dans la possibilité de passer rapidement (shift) d’une idée à l’autre ; la mémoire à long terme et son stockage de manière disséminée dans le cortex cérébral bouleversent des schémas quelque peu figés, de même que le constat que deux langues parlées et apprises par un bilingue sont sous-tendues par des aires corticales temporales séparées et distinctes ; toujours dans le bilinguisme, le passage d’une langue à l’autre active les aires de Broca, alors que le gyrus supramarginalis est en rapport avec l’orthographe et la phonologie (Price et al., 1999).

La neuropsychologie la plus pure laisse également suspecter une place importante à l’anatomie fonctionnelle du cerveau. L’expérience de Zhang (1999), en ce sens, est instructive, puisqu’elle démontre que l’analyse de caractères chinois, dans leurs trois attributs fondamentaux (similarité pictographique ; homophonie ; synonymie), tire profit d’une étroite collaboration entre les deux hémisphères cérébraux, probablement via les fibres du corp calleux. Le surdoué du calcul mental (R. Gramm), dont on a parlé plus haut, présente en PET-scan, et de manière originale par rapport aux témoins, une activation hémisphèrique droite probablement en rapport avec la mémorisation à long terme. L’accompagnement de modifications histologiques (ici, de la densité synaptique) à des performances cognitives, enfin, a pu être démontré en MEG, chez des violoncellistes hors pair, par rapport à des mélomanes ou des témoins dénués de pratique musicale. Bien que partielle, cette énumération apporte quelques arguments en faveur d’une « anatomie fonctionnelle » des langues.

Quoique légèrement hors sujet, il est instructif de rappeler ici le travail de Harrington et al. (2000) qui, avec l’autorisation de Buckingham Palace, ont analysé la prononciation des voyelles par la reine Elisabeth d’Angleterre de 1950 à 1980, lors de son message de Noël diffusé chaque année sur les ondes de la BBC. Cette analyse acoustique révèle un net changement avec le temps (l’accent se prolétarise !), phénomène interprété par les auteurs comme une influence (ou une contamination) par la société ( ou la base ; l’effet de l’avancée en âge et des modifications cérébrales associées, n’a pas été discuté par les auteurs (Harrington et al, 2000)

Plus parlantes, dans notre quête de « microgénérateurs » du langage, sont les études, en règle électrophysiologiques, analysant la « transformation sensori-motrice », soit, brièvement le lieu(groupe neuronal) ou est générée l’action, le paramètre électrophysiologique dans ce cas, précédant l’exécution de plusieurs centaines de millisecondes (Snyder, 2000). De telles expériences ont été en priorité consacrées à la détection de cibles par l’œil (analyses des saccades),impliquant chez le singe le cortex intra-pariétal latéral (LIP) lors de transformations sensori-motrices (cible/mouvement de l’œil) (Zhang et Barash, 2000). Le rôle du cortex préfrontal latéral dans la catégorisation des stimuli visuels vient d’être récemment démontré (Freedman et al 2001) ce qui a, peut-être, à voir avec la lecture (Thorpe et Thorpe 2001) et en tout cas la possibilité d’imaginer un plan de circuits de la cible visuelle à l’acte moteur. La magnéto-encéphalographie (MEG) trouve ici, à propos du langage, un terrain fascinant d’application, par sa capacité à détecter le « point de départ neuronal » d’une chaîne d’évènements conduisant à extérioriser une fonction intellectuelle.

Il est clair qu’en changeant d’optique et de grossissement et une fois les microcircuits identifiés, on découvre une neurobiologie plus classique où interviennent les neurotransmetteurs conventionnels, les canaux ioniques et les éléments intracellulaires, autant de cibles biologiques usuelles pour le médicament ; selon cette approche on comprendra pourquoi les grands systèmes à neurotransmission (et à neuromodulation) tels la dopamine, l’acétylcholine, le glutamate pourraient à l’heure actuelle rester les acteurs privilégiés de la biologie des fonctions cognitives et pourquoi pas des langues dans leur diversité…

VI. LES APPROCHES THEORIQUES.

Plusieurs scientifiques ont tenté de combler le fossé existant entre la description d’une fonction intellectuelle (exemple le langage), et les mécanismes neuronaux qui en autorisent non seulement l’émergence et l’exécution mais encore la genèse. Les auteurs ont, de cette manière, touché du doigt l’origine même de ce qui permet à la pensée ou à l’idée de se réaliser (langue, mouvement, comportement…). S’il est impossible de résumer en quelques lignes la démarche et la ligne directrice de chacun de ces auteurs,

JOHNSON-LAIRD. Traitement parallèle distribué. 1994.

SABOURAUD. Structure grammaticale Aphasies – Démence. 1995. DEHAENE. Reconnaissance par le cerveau approximatives de formes. 1997.

ECCLES. Dendron ; Psychon. 1997. PERUTZ. La recherche scientifique par des exemples. 1998. DAMASIO. Conscience/émotion/langage : Le soi autobiographique. 1999.

MILLER. Métaphore ; Imagerie visuelle ; Innovation. 2000.

BOURG ET BESNIER. Technoscience ; notion de progrès. 2000.

Il apparaît toutefois que les mécanismes présidant à ces fonctions sont disséminés sur un plan topographique dans plusieurs zones anatomiques du cerveau, tant corticales que sous-corticales. L’accès à la biologie du symbole (chiffre, mot, phrase, son…) s’éloigne ainsi des conceptions phrénologiques et localisationnistes, pour faire place à une vision connexionniste, plusieurs zones intervenant en décalé dans le temps pour concourir à l’expression (output) de la fonction étudiée. Comme cela a pu être démontré dans la lecture et la compréhension d’idéogrammes chinois ou dans le calcul des « génies », la microcircuitrie des zones critiques impliquées partage avec les grandes voies axonales reliant ces zones (exemple du corps calleux), le rôle clé et essentiel de générateur, mais, cette fois, disséminé, « distribué » et multifocal. Ces circuits ne correspondent pas aux circuits identifiés des principaux neurotransmetteurs, notamment aminergiques, obstacle majeur pour la neuro-pharmacologie actuelle très réceptologique et mise en défaut de la métaphore (concept cher à Miller [2000]) de l’ordinateur (au profit peut-être de la métaphore du poste de radio ou de TSF !) (Johnson-Laird, 1994). La possibilité de mise en jeu à volonté de ces circuits différencieraient ainsi l’homme de l’animal, la richesse ou l’extension des zones recrutées pouvant correspondre à une gamme de performance allant du flou et de l’approximatif jusqu’au plus précis. L’apparition tardive et progressive du langage chez l’enfant correspond à la mise en place de ces circuits et de ces voies de connexions, phénomène biologique rapide et hautement dépendant de l’environnement et des stimulations neurosensorielles (biologie du développement du cerveau).

Comme vu plus haut, ces circuits et structures dévolus aux langues sont en étroite connexion fonctionnelle avec des structures et mécanismes plus connus, la vigilance, l’attention, les mémoires, l’émotion, autant de points d’impact « annexes » pour le médicament et donc l’expression écrite ou parlée d’une langue. La recherche actuelle sur les langues (quelle langue parlaient les Gaulois, les Estrusques, que dit le manuscrit MS408 Voynich de Yale ? …) la poésie (Deguy, 2000), l’humour (Pillet, 1996) trouvent, on le voit, un prolongement dans la neurobiologie contemporaine au risque de sacraliser le cerveau (Euvé, 2001 ; Bensaudé-Vincent, 2000).Une amplification de la recherche sur ce thème constituerait sans contestation un facteur de progrès en neuropsychologie et en pharmacologie (Bourg et Besnier, 2000).

BIBLIOGRAPHIE :

ALLAIN H., SCHÜCK S. Médicaments et processus cognitifs. La lettre du Neurologue, 2000 ; IV (Suppl.) : 38-43

ALLAIN H., SCHÜCK S., MAUDUIT N., DJEMAÏ M. Comparative effects of pharmacotherapy on the maintenance of cognitive function European Psychiatry, 2000 ; 15 (Suppl. 3) : 1-7

ALLAIN H., SCHÜCK S., MAUDUIT N. La pharmacologie de l’an 2000 Neurologies 200 ; 3 : 31-34

ALLAIN H. Des neurosciences à la prescription. Clin d’œil à la neuropsychiatrie Confrontations Psychiatriques 200 ; 41 : 125-140

ALLAIN H. Pharmacologie de l’inconscient Neuro-Psy , 1994 ; 9 : 143-152

BENSAUDE-VINCENT B. L’opinion publique et la science. A chacun son ignorance. Sanofi-Synthélabo coll. Les Empêcheurs de penser en rond. (Paris) 2000 pp 24

BENSON D.F. The neurology of thinking. Oxford University Press Oxford (UK) ; 1994 pp 319

BILDER R.M., LE FEVER F.F. Neuroscience of the mind on the centennial of Freud’s project for a scientific psychology. New York Academy of Sciences New York (USA) ; 1998 pp 18

BODEN M.A. Computer models of mind. Cambridge University Press. Cambridge (UK) ; 1988 pp 289

BOURG D., BESNIER J.M. Peut-on encore croire au progrès ? PUF (Paris) ; 2000 pp 277

BUTTERWORTH B. What makes a prodigy ? Nature Neuroscience 2001. 4 : 11-12

CHARNEY DS, NESTLER EJ, BUNNEY BS. Neurobiology of mental illness, Oxford University Press (Oxford, UK) 1999 pp 95

CONTAMIN F., SABOURAUD O.. Eléments de neurologie. Sémiologie analytique et syndromes, Editions médicales Flammarion (Paris) ; 1968 pp 61

DACUNHA-CASTELLE D. Chemins de l’aléatoire. Le hasard et le risque dans la société moderne, Flammarion (Paris) 1996 pp 26

DAMASIO A.R. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience Odile Jacob (Paris) 1999 pp 38

DAMASIO A.R. L’erreur de Descartes. La raison des émotions. Odile Jacob (Paris) 1995 pp 36

DEGUY M. La raison poétique. Galilée (Paris) 2000 pp23

DEHAENE S. La bosse des maths. Odile Jacob (Paris) 1997 pp 29

DELUMEAU J. Que reste-t-il du paradis ? Fayard (Paris) 2000 pp 535

ECCLES J.C. Comment la conscience contrôle le cerveau. Fayard (Paris) 1997 ; pp 25

EUVE F.Science et mystique après la modernité. Un paradigme enchanté ? Etudes 200 ; 3941 : 59-68

FREEDMAN D.J., RIESENHUBER M., POGGIO T., MILLER E.K. Categorical representation of visual stimuli in the primate prefrontal cortex, Science 200 ; 291 : 312-316

GRAY P.M., KRAUSE B., ATEMA J., PAYNE R., KRUMHANSL C., BAPTISTA L. The music of nature and the nature of music. Science, 2001 ; 291 : 52-54

GUEDJ D. Le théorème du perroquet. Seuil (Paris) 2000. pp 65

HAGEGE C. Halte à la mort des langues, Odile Jacob (Paris) 2000. pp 40

HAGEGE C. L’homme de paroles, Fayard (Paris) 1985 pp 31

HAGEGE C. Le français et les siècles, Odile Jacob (Paris) 1987 pp 26

HARRINGTON J., PALETHORPE S., WATSON C.I., Does the Queen speak the Queen’s English ?, Nature 200 ; 408 : 927-928

IFRAH G., Histoire universelle des chiffres, Robert Laffont (Paris) 1994 Tome I pp1010 – Tome II pp 104

JOHNSON-LAIRD P.N. L’ordinateur et l’esprit, Odile Jacob (Paris) 1994 pp 47

LE HIR P., Editorial, Journal Le Monde, 29 décembre 2000

MILLER A.I. Intuitions de génie. Images et créativité dans les sciences et les arts, Flammarion (Paris) 2000 pp 45

NINIO J. La science des illusions, Odile Jacob (Paris) 1998 pp 20

NOWAK M.A., KOMAROVA N.L., NIYOGI P. Evolution of universal grammar, Science, 2001 ; 291 : 114-118

PERUTZ M. La science comme aventure humaine, Odile Jacob (Paris) 1998 pp38

PILLET E. Alcool et rire au XIXème siècle : les « Poivrots » Humoresques (PUV : Presses Universitaires de Vincennes) 1996 ; 7 : 113-128

POLLEN D.A. Feature article on the neural correlates of visual perception, Cerebral Cortex 1999 ; 9 : 4-19

PRICE C.J., GREEN D.W., STUDNITZ R.V.A. Functional imaging study of translation and langage switching,Brain 1999 ; 122 : 2221-2235

SABOURAUD O,. Le langage et ses maux, Odile Jacob (Paris) 1995 pp 56

SEUNG H.S., LEE D.D. The manifold ways of perception, Science 2000 ; 290 : 2268-2269

SNYDER L. Moving forward by looking away, Nature 200 ;408 :921-922

THOMPSON R.F., MAYERS K.S., ROBERTSON R.T., PATTERSON C.J. Number coding in association cortex of the cat. Science 1970 ; 168 : 271-273.

THORPE S.J., FABRE-THORPE M. Seeking categories in the brain. Science 200 ; 291 : 260-263

TRAMO M.J. Music of the hemispheres. Science, 2001 ; 291 : 54-56

WALTER H., L’aventure des langues en occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Robert Laffont (Paris) 1994 pp 489

WATZLAWICK P, HELMICK-BEAVIN J, JACKSON D, Une logique de la communication, Editions du Seuil (Paris) 1972 pp 28

WOOLF N.J., A structural basis for memory storage in mammals. Prog. Neurobiol 1998 ; 55 : 59-77

ZHANG M et BARASH S, Neuronal switching of sensorimotor transformations for antisaccades, Nature 200 ; 408 : 971-975

ZHANG W., FENG L., Interhemispheric interaction affected by identification of chinese characters, Brain Cognition 1999 ; 39 : 93-99

Aller au contenu principal