Par Patrick Veglia Chargé d’études à Génériques (Association).
Dans les archives françaises, les sources sur l’histoire des migrations marocaines et des Marocains en France se caractérisent par une richesse et une diversité qui offrent des possibilités de recherche loin d’avoir été exploitées. En ce qui concerne les archives publiques, de nombreux fonds restent encore vierges de toute lecture et surtout de toute interprétation. Les raisons qui expliquent cette situation sont multiples.
La première est liée à l’état de la recherche historique sur le sujet. Tout d’abord, force est de constater que les travaux d’histoire sur les migrations marocaines en France sont encore peu nombreux : l’historiographie en témoigne. D’autre part, la majorité des études réalisées ces dernières années sur le sujet se sont concentrées sur quelques secteurs géographiques ou sur des fonds spécifiques, souvent dans le cadre d’études s’intéressant à un aspect particulier de l’immigration. Une grande quantité de fonds d’archives, notamment départementaux et communaux, n’ont ainsi, semble-t-il, jamais été utilisés en la matière.
Le second motif de la sous-exploitation des archives est inhérent aux rapports entre histoire, imaginaire et migrations marocaines. Dans les représentations collectives, en France tout au moins, l’immigration marocaine est encore considérée au regard de l’ensemble du siècle écoulée comme un fait relativement récent. Une lecture linéaire des statistiques, au gré des recensements, conforte cette vision qu’il convient de corriger pour restituer l’ancienneté des présences marocaines en France, indépendamment de l’importance numérique. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, dans un contexte où l’histoire de l’immigration en France a connu un véritable essor, l’immigration marocaine peine à s’imposer comme un objet d’histoire à part entière ; et même dans les travaux qui revendiquaient leur filiation à l’histoire, l’approche sociologique ou les sources orales étaient souvent privilégiées par rapport aux archives, pour parler des Marocains.
Mais il faut cependant préciser que des obstacles nuisent à la visibilité des Marocains dans les archives. C’est là une troisième cause du déficit d’exploitation des fonds.
En premier lieu, les documents produits par les administrations au cours de ces quarante dernières années ne sont pas tous versés dans les centres d’Archives et ceux qui l’ont été ne sont pas encore nécessairement classés. Or, ces documents correspondent à la période où l’immigration marocaine vers la France connaît sa plus forte croissance.
En second lieu, pour l’époque antérieure à 1956, en dehors des contingents de soldats et de travailleurs des deux guerres mondiales qui apparaissent assez distinctement dans les inventaires d’archives, la présence des migrants Marocains est presque toujours occultée par la plus forte représentation numérique des Algériens. Et même après l’indépendance du Maroc, le conflit algérien et ses répercussions continuent d’occuper le devant de la scène dans les fonds d’archives jusqu’au milieu des années soixante. Il faut véritablement attendre le début des années soixante-dix pour que les Marocains gagnent en visibilité dans les fonds publics. Cependant, cette absence de visibilité dans les archives n’est en aucun cas synonyme d’une absence tout court : elle doit être interprétée comme un défi à relever, comme un chantier ludique jonché de jeux de pistes, de richesses inédites et de rebondissements.
En ce qui concerne les fonds privés, les perspectives de recherche sont toutes aussi grandes mais le terrain reste en friche. Cependant, à la différence des immigrations plus anciennes, italienne par exemple, pour lesquelles les documents ont souvent été dispersés ou peu préservés, la plupart des archives privées relatives aux Marocains en France existent toujours. Il reste à les repérer, pour éviter leur disparition, et à les mettre en lumière pour qu’ils apportent leur légitime contribution à l’histoire. Cette prospection est d’ores et déjà amorcée comme nous le verrons plus tard.
Avant de dresser un panorama général des sources de l’histoire des migrations marocaines en France, il convient d’esquisser une rapide présentation de l’organisation des archives publiques en France en privilégiant les centres qui offrent de véritables ressources sur le sujet.
Les Archives à caractère national.
Les Archives nationales :
Les archives nationales sont réparties entre plusieurs centres, à Paris et dans des services localisés :
le Centre Historique des archives nationales, situé à Paris, conserve les fonds d’archives des administrations centrales, du Moyen Age à la fin de la IVe République, ainsi que le archives des chefs de l’État. Il communique également des fonds d’origine privée déposés par des personnes physiques ou morales.
le Centre des archives contemporaines, installé à Fontainebleau, en Seine-et-Marne, prolonge les collections du Centre historique de Paris. Ce centre est destiné à recevoir les documents postérieurs à 1958, mais plusieurs versements présentent des archives antérieures à la Cinquième République.
le Centre des Archives d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence, rassemble les Archives de l’histoire coloniale française, antérieures ou postérieures à la Révolution, et celles de la présence française en Algérie. En revanche, les fonds relatifs aux protectorats du Maroc et de la Tunisie ne sont pas conservés dans ce centre, mais se trouvent au ministère des Affaires étrangères.
le Centre des archives du Monde du travail, créé à Roubaix en 1993, est destiné à recevoir les fonds des archives des entreprises industrielles ou commerciales, des sociétés bancaires ou d’assurances, des syndicats, des organisations professionnelles et associatives.
Les sources sur les Marocains sont présentes dans de très nombreux fonds versés dans ces centres d’archives nationales et il est impossible d’en donner ici un descriptif, même le plus sommaire. Ces sources couvrent en effet les aspects les plus divers de la vie des Marocains en France ; nous en verrons plus loin quelques aspects.
Les Archives des Ministères :
Si la plupart des ministères versent leurs documents aux Archives nationales, le ministère de la Défense et celui des Affaires étrangères possèdent leurs propres centres d’archives.
Les archives du ministère des Affaires étrangères sont réparties dans trois centres : les « papiers » du ministère sont conservés à la direction des archives située au Quai d’Orsay, à Paris ; les archives des ambassades, consulats et les fonds rapatriés des anciens protectorats et mandats français sont regroupées au Centre des archives diplomatiques de Nantes ; enfin le bureau des archives de l’occupation française en Allemagne et en Autriche est installé à Colmar. Les fonds conservés à Nantes et à Paris sont d’une exceptionnelle richesse, non seulement sur la présence des Marocains en France depuis le milieu du XIXe siècle, mais aussi sur leur émigration au départ du Maroc ou de l’Algéri vers l’Europe ou d’autres destinations (Sénégal, Égypte, Proche-Orient…). Les fonds du Protectorat français au Maroc donne ainsi à l’immigration marocaine en France cette particularité de bénéficier, dans le pays d’accueil, de sources originales sur le pays de départ. Les documents du ministère des Affaires étrangères rendent compte plus largement des relations étroites et des échanges franco-marocains depuis deux siècles.
Les fonds du ministère de la Défense sont répartis dans trois centres historiques, qui correspondent aux trois corps d’armée, et dans deux dépôts : les trois centres historiques sont basés à Vincennes ; il s’agit du service historique de la Marine, du service historique de l’Armée de Terre et du Service historique de l’Armée de l’Air. Signalons que les archives régionales de la marine marchande et de la marine militaire sont conservées dans les cinq ports militaires de Cherbourg, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon qui couvrent chacun un arrondissement maritime. Quant aux deux dépôts du ministère de la Défense, il s’agit du dépôt central de la Justice militaire, situé au Blanc, dans l’Indre, et du Centre administratif de la Gendarmerie nationale à Maisons-Alfort.
Les fonds de l’Armée de Terre présentent des fonds très volumineux sur les Marocains ayant pris part aux deux guerres mondiales. D’autres ministères, notamment celui des Finances et celui des Anciens combattants et Victimes de guerre, peuvent conserver des archives relativement « anciennes » qui sont encore utilisées par les services pour leurs différentes missions. La Préfecture de police de Paris, qui dépend du ministère de l’Intérieur, dispose de son propre service d’archives. Les sources sur les Marocains dans la région parisienne y sont particulièrement nombreuses : il peut s’agir de dossiers individuels de surveillance ou d’affaires collectives concernant le logement, le travail, les activités associatives ou politiques.
Les archives des Grands corps de l’État et des autres organismes publics :
Les grands corps de l’État, c’est-à-dire l’Assemblée nationale et le Sénat, le Conseil d’État, la Cour des comptes, le Conseil économique et social ont versé une partie de leurs documents aux Archives nationales, mais conservent souvent les fonds les plus contemporains.
Enfin, plusieurs organismes publics disposent de services internes d’archives : c’est le cas de la Banque de France, de la Caisse des dépôts et consignations, de l’Assistance publique/Hôpitaux de Paris, d’entreprises et de services publics, comme la Société nationale des Chemins de fer… Mais une grande partie des fonds anciens de ces organismes ont été versés aux Archives nationales. Parmi les archives de ces institutions, celles de l’Assemblée nationale et celles de l’Assistance publique sont incontestablement les plus riches dans le domaine de l’histoire des Marocains en France.
Les Archives territoriales Les Archives départementales :
Chaque département français est doté d’un Service d’archives. Le cadre de classement est identique pour tous les services. Ainsi, les fonds anciens regroupent tous les documents antérieurs à la Révolution française ; les fonds de la période révolutionnaire sont classés dans une série spécifique ; les fonds de l’époque moderne comportent les archives de la période 1800-1940 ; enfin, tous les documents postérieurs à 1940 constituent les fonds contemporains. Le classement des fonds anciens, révolutionnaires et modernes, d’une part, et celui des fonds contemporains, d’autre part, ne répondent pas à la même logique. En effet, les premiers sont classés par séries et par sous-séries thématiques (agriculture, police, assistance, travaux publics…), tandis que les archives contemporaines sont classées par services versants (direction départementale de l’Agriculture, commissariat de police, administration des Douanes…). Cette nuance prend toute son importance lors de la prospection de documents, car l’approche des fonds est sensiblement différente selon que le chercheur travaille sur les fonds modernes ou sur les fonds contemporains. Les archives départementales peuvent également recevoir en dépôt des archives d’origine privée qui sont classées séparément. Ces fonds ne sont pas à négliger dans une recherche sur les migrations en France, car ils contiennent souvent des documents inédits et originaux.
Les Archives communales :
En règle générale, les communes ayant une population inférieure à 2 000 habitants ont obligation de verser leurs archives aux Archives départementales. Ce qui n’exclu pas que les communes ayant un nombre supérieur d’habitants puissent aussi effectuer un versement. Cependant, on constate, depuis un certain nombre d’années, un accroissement du nombre de communes qui se dotent de leur propre service d’archives. Le classement des archives communales est théoriquement le même, que les fonds soient conservés dans un service départemental ou dans un service municipal. D’autres fonds publics existent au niveau local, comme les fonds de manuscrits des Bibliothèques municipales et les archives des Chambres de commerce et d’Industrie.
Les archives françaises sur les Marocains en France : panorama et perspectives :
Tous les centres que nous venons d’évoquer présentent, à des degrés divers, des archives sur les migrations marocaines en France. Si pour certains fonds à caractère national, le repérage des documents est relativement aisé, il n’en est pas de même pour tous, et notamment pour les Archives territoriales se révèle particulièrement utile. Les fonds d’archives publiques, lorsqu’ils ont été classés, sont généralement dotés d’inventaires, plus ou moins détaillés, qui permettent aux chercheurs d’identifier les documents. Mais dans le cadre d’une recherche précise, en l’occurrence ici sur les Marocains en France, ces instruments de recherche ne sont pas toujours très explicites. Souvent les inventaires font état de la nature des documents (correspondance, procès-verbaux, dossiers individuels…) et pas toujours de leur contenu. D’autres instruments de recherche, les guides thématiques, permettent de pallier ce déficit d’informations ou d’accéder plus rapidement à la source ; concernant les Marocains en France, le Guide des sources publiques et privées sur l’Histoire des étrangers en France aux XIXe et XXe siècle. Les documents relatifs aux Marocains en France depuis la fin XIXe siècle s’inscrivent dan des ensembles concentriques plus vastes ou plus réduits :
d’une part, des ensembles qui varient selon les périodes et qui reflètent le statut desMarocains en France : immigrés, indigènes, travailleurs coloniaux, tirailleurs, nord-africains, maghrébins, étrangers…
d’autre part, des groupes sociaux et professionnels (étudiants, travailleurs agricoles,mineurs, femmes…)
Ainsi, toute recherche sur les Marocains dans les archives françaises sera facilité par la prise en compte préalable de plusieurs facteurs, parmi lesquels :
les lieux de présence des Marocains en France, différents selon les époques.
l’évolution de l’organigramme et des attributions des services préfectoraux etministériels, comme des administrations locales et nationales, qui ont été en charge des affaires concernant les étrangers, les Nord-africains, les Affaires marocaines…
Les sources publiques et privées françaises couvrent les aspects les plus divers de l’histoire des Marocains en France. Comme nous l’avons déjà indiqué, il n’est pas possible, dans un temps limité de présenter toute la richesse et la variété des archives qui couvrent plus d’un siècle de migrations. Nous nous bornerons donc à en évoquer seulement quelques aspects Des documents sur l’Émigration et l’immigration sont présents dans les fonds de Assemblées, des ministères et des préfectures, dans ceux de la Police des ports et des Compagnies maritimes. Ils se présentent sous la forme de textes législatifs, de correspondance, de contrats individuels ou collectifs de travail, de registres de passagers des navires, de rapports circonstanciés sur l’arrivée de Marocains… Des Sources sérielles et statistiques sur la présence marocaine en France sont disponible dans les archives locales comme dans les archives nationales. Numériques ou nominatifs, ces documents affichent une périodicité plus ou moins régulière.
Les fonds des administrations de l’intérieur et de la Justice contiennent de très nombreux dossiers individuels et familiaux constitués dans le cadre de demandes de naturalisation, d cartes d’identité, de titres de séjour ou de travail, de regroupements familiaux, de rapatriements…
Les documents de services de police présentent des informations à caractère collectif sur les communautés marocaines en France : les services de police ont produit des rapport ponctuels sur les Marocains dans le cadre d’un secteur géographique ou à l’occasion d’événements particuliers. D’une manière plus régulière, les rapports des Renseignements généraux et des préfets au ministre de l’Intérieur réservent souvent un paragraphe aux populations étrangères, à leurs associations, et à leurs activités politiques et sociales… ; ces rapports sont souvent élaborés à partir des procès-verbaux communiqués par la police et la gendarmerie (procès-verbaux qui sont encore plus circonstanciés).
Les fonds relatifs à l’assistance et à l’hébergement des immigrés marocains son particulièrement fournis pour la période qui couvre les années 1920-1980. Par exemple, les archives départementales et communales de Paris et de la région parisienne ainsi que les archives de la préfecture de police renseignent sur le Service de surveillance, de protection et d’assistance des Nord africains résidant ou de passage à Paris et dans le département de la Seine et sur les foyers de la capitale et de sa banlieue. Les Archives de l’Assistance publique/Hôpitaux de Paris et celles du ministère des Affaires sociales livrent des informations sur l’assistance hospitalière (notamment sur l’hôpital franco musulman de Bobigny). Les procès-verbaux de la commission des affaires Culturelles et sociales de l’Assemblée nationale offrent de précieux renseignements sur la politique à l’égard des étrangers, notamment en matière de logement dans les années 1970. On pourrait ainsi multiplier les exemples en évoquant d’autres aspects, comme l’éducation, le monde du travail, les engagements militants, les loisirs ou la pratique religieuse…
Si les archives publiques conservent une quantité de sources incontournables pour l’étude des migrations marocaines en France ; il est néanmoins indispensable d’enrichir le corpus par des documents d’origine privée. Ces derniers permettent en effet de contrebalancer la vision parfois unilatérale que véhiculent les archives publiques. Comme pour les archives publiques nous limiterons cette présentation à quelques pistes : Bien d’autres pistes pourraient être présentées ici, comme les organismes d’hébergement, les agences photographiques de presse, les organismes de formation, les services des églises catholiques ou protestantes, les films de fiction et d’actualité, la Presse ou encore la littérature.
Les syndicats, les entreprises, et les organisations professionnelles constituent l’une de ces premières pistes : par exemple, le secteur international du syndicat CFDT a produit des archives sur les manifestations en faveur des immigrés et contre le racisme, sur la politique syndicale pour la formation, le logement et la défense des travailleurs immigrés depuis la fin des années 1960.
Les Fonds d’associations et organismes de solidarité constituent un second ensemble cohérent sur les Marocains en France. Citons par exemple, l’Association de Soutien aux travailleurs immigrés ou encore le Service Social d’aide au émigrants. Le siège et les bureaux départementaux de ce dernier organisme présentent des archives sur l’action sociale en faveur des réfugiés et des immigrés, parmi lesquels de nombreux Marocains, des années 1920 à nos jours.
Les Fonds des associations de Marocains et de Maghrébins en France sont bien évidemment à privilégier. Actuellement, certains fonds comme celui de l’ATMF sont déjà classés.
L’intérêt des archives personnelles, qu’il s’agisse de personnalités politiques, de militants, d’intellectuels ou de particuliers plus anonymes, n’est plus à démontrer. Certains de ces fonds sont déposés dans des organismes publics ou privés, comme la Fondation Nationale des Sciences politiques, l’Institut d’Histoire au Temps présent, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Citons par exemple le fonds Roger Paret, orientaliste et intellectuel engagé, qui fut secrétaire du Comlité France-Maghreb ; le fonds Joël Normann, avocat et membre du Parti communiste ; le fonds Alexandre Parodi, 1er ambassadeur de France au Maroc après l’indépendance ; le fonds François Mauriac…
Plusieurs personnes ont déposé récemment leurs archives personnelles à l’Association Génériques : ces documents relatifs aux associations d’étudiants maghrébins ou aux Comités de lutte contre la répression au Maroc constituent un premier noyau pour la reconstitution de fonds plus larges.
Le croisement de ces sources devrait permettre de saisir toutes les nuances de l’histoire complexe des Marocains en France ; de restituer toute la part d’imaginaire que véhicule cette histoire, comme les représentations mouvantes qu’elle génère entre Français et Marocains depuis deux siècles. Si toutes ces archives, que nous venons de survoler, concernent l’histoire des Migrations marocaines, elles constituent également un chapitre important de l’histoire de la population marocaine et de celle plus large du Maroc. : elles doivent être lues comme un patrimoine commun aux deux rives de la Méditerranée. Un rapprochement des fonds existant au Maroc et en France, permettrait d’enrichir encore cette histoire, à l’image des initiatives et des échanges qui existent déjà entre la France et plusieurs autres pays européens sur le thème des migrations.