A – La » première vague » : 1916 – 1931
I – La 1 ère guerre mondiale fait de la France un des horizons de l’émigration portugaise.
La 1 ère guerre mondiale a amorcé une phase décisive dans l’histoire de l’immigration portugaise en France, où jusque là n’était venu qu’un petit nombre de Portugais, le plus souvent des intellectuels et des artistes. La France avait été aussi la destination (plus ou moins temporaire) d’exilés politiques portugais (en particulier d’un certain nombre de Républicains après leur échec en 1891). Quant aux travailleurs portugais ils se dirigeaient massivement vers le Brésil.
L’entrée en guerre du Portugal en 1916, aux côtés de la France et de la Grande Bretagne, entraîna un changement radical, puisque le gouvernement portugais envoya en France un corps expéditionnaire (dans les tranchées du Pas de Calais) et 20 000 travailleurs recrutés dans le cadre d’un accord de main d’uvre. Un certain nombre de ceux-ci ne rentrèrent pas au Portugal à la fin de la guerre (contrairement à ce que stipulait l’accord), et ils attirèrent en France certains de leurs proches. Leur nombre s’accrut de soldats démobilisés. La France devenait ainsi un des horizons de l’émigration portugaise.
II – L’entre-deux guerres, première grande période de l’immigration portugaise en France.
1/ Une forte immigration de travailleurs
a- Une immigration qui croît rapidement dans les années vingt.
Dès la fin de la guerre le nombre de travailleurs portugais s’accrut rapidement, au point que le recensement de 1921 en dénombre 10 000 et les classe pour la première fois comme groupe spécifique. En 1931 ils sont près de 50 000, employés massivement dans les gros travaux de la chimie, de la métallurgie, des travaux forestiers (très peu dans l’agriculture). Ce sont essentiellement des travailleurs permanents, plus rarement des saisonniers. Ils sont particulièrement nombreux dans les régions méridionales, la région parisienne et le Nord-Pas de Calais. Il s’agit d’une immigration fortement masculine, même si un certain nombre de femmes arrivent assez vite en France et que des enfants y naissent.
b- Une immigration déjà en partie illégale
Dès les premières années d’immigration notable vers la France, des entrées illégales de travailleurs portugais sont repérées. En effet, alors que les gouvernements français sont demandeurs depuis 1919 d’ un accord de main d’uvre (semblable à ceux signés avec d’autres gouvernements européens), les différents gouvernements portugais s’y refusent, avec la volonté explicite de freiner les départs. Ce faisant, les dirigeants portugais ne font que poursuivre une politique mise en uvre au cours du 19 e s dont les orientations restrictives avaient déjà encouragé le développement de réseaux clandestins. Certains permettront durant les années vingt aux candidats à l’émigration de gagner la France par les voies, terrestres ou maritimes, les plus diverses.
La crise des années trente pousse de nombreux travailleurs à rentrer au Portugal, mais en encourage d’autres à rester en France coûte que coûte. Les entrées de Portugais chutent de façon spectaculaire mais ne se tarissent pas totalement. Parallèlement les négociations franco-portugaises sur un accord de main d’uvre ne sont pas rompues. Toutefois l’accord que Salazar accepte de signer en 1940, est rendu caduc , quelques semaines plus tard , par l’invasion puis l’occupation de la France.
2/ Les exilés politiques après le coup d’état militaire de 1926
Le coup d’état militaire de mai 1926, qui installa au Portugal la longue dictature qui dura jusqu’au 25 avril 1974, amena en France une partie des exilés politiques portugais. Il s’agit du premier groupe important d’exilés politiques portugais en France. Pour certains d’entre eux, le passage en France ne fut qu’une étape vers d’autres exils ( principalement vers le Brésil, comme ce fut le cas pour le grand écrivain Aquilino Ribeiro). D’autres restèrent plus longtemps (tel Afonso Costa, ancien ministre et ancien représentant du Portugal à la conférence de paix, qui mourut à Paris en 1937). Ces exilés Républicains, appartenaient à toutes les tendances de la gauche et de l’extrême gauche portugaise (libéraux, socialistes, syndicalistes, anarchistes ou communistes), et leurs origines sociales et professionnelles étaient diverses. En 1927 un certain nombre se regroupèrent dans la » Liga de Paris « , puis à l’époque de la Guerre d’Espagne dans un bref » Frente Popular « . La défaite républicaine espagnole amena en France des combattants portugais qui partagèrent les aléas de l’accueil des combattants républicains. Certains restèrent en France, participant aux luttes de la Résistance et de la Libération, d’autres repartirent vers d’autres exils.
Durant toute cette période, les liens entre les travailleurs portugais et leurs compatriotes exilés politiques furent très ténus, malgré les tentatives de certains groupes d’exilés.
B -1930 – 1956 Les années creuses
I -De la Crise à la Libération.
1-Les retours massifs des années trente.
La Crise entraîna à la fois un ralentissement rapide des entrées de travailleurs, et des retours nombreux au Portugal, volontaires ou non. Toutefois un certain nombre de travailleurs portugais choisirent de rester en France, malgré les pressions des deux gouvernements. C’est aussi la première phase importante de naturalisations pour les Portugais. Départs et naturalisations se conjuguant, il n’y avait plus que 28 000 Portugais en France à la veille de la 2 e guerre mondiale.
2- L’immigration portugaise pendant la guerre et l’occupation.
Pour combler les besoins de main d’uvre, certaines entreprises françaises recrutèrent légalement quelques travailleurs portugais entre 1940 et 1944. Par ailleurs certains immigrés portugais furent soumis au STO, le gouvernement portugais n’apportant qu’un soutien très limité à ses ressortissants, compte tenu des bonnes relations existant entre Lisbonne et Berlin.
En marge de l’histoire de l’immigration portugaise, rappelons l’action du consul portugais de Bordeaux, Sousa Mendes, qui en délivrant de nombreux passeports portugais contre l’avis de son gouvernement (dont il eut à subir les sanctions), réussit à sauver la vie de nombreux juifs.
II- 1945-1956 : De la Libération à l’essor des Trente Glorieuses
1 -Reprise de l’immigration portugaise en France dès la Libération.
L’émigration vers la France a repris dès la fin de la guerre, même si la France restait une destination secondaire (après l’Amérique du sud). Le gouvernement français reprenait ses démarches en vue de la signature d’un accord de main d’uvre avec le gouvernement portugais tandis que ce dernier, toujours réticent, ne donnait pas suite à l’accord de 1940. On assista de ce fait à la rapide reconstitution des filières de départs illégaux en France, même si leur action resta limitée pendant une dizaine d’années. D’ailleurs l’immigration portugaise en France s’essoufflait après 1947, tandis que le nombre de naturalisations augmentait, si bien que le recensement de 1954 ne dénombrait plus que 20 000 Portugais en France.
2- Un petit nombre d’exilés politiques.
Durant la guerre et l’occupation, quelques opposants à la dictature portugaise étaient restés en France (où certains avaient participé à la Résistance). D’autres démocrates portugais les rejoignirent, après les espoirs déçus de voir tomber la dictature salazariste. Ils formèrent de petits noyaux dont l’influence modeste se réduisit rapidement, à la suite des tensions internes nées de la Guerre froide. Enfin l’interdiction en France (au milieu des années cinquante), du PC portugais et des associations portugaises qui lui étaient liées, fragilisa encore plus ce modeste noyau.
C- 1956- 1974 : les Portugais, plus grand groupe d’immigrés en France.
I- La France devint la première destination des émigrants portugais
On peut repérer quatre étapes dans cette période, brève mais décisive des années 1956 à 1974. Les années 1956 à 1960 durant lesquelles les entrées de travailleurs portugais sont redevenues importantes ( 3 e derrière les Italiens et les Espagnols) et où les filières de départs illégaux sont réactivées. Toutefois, jusqu’au début des années soixante, le nombre d’entrées légales de travailleurs portugais (venus avec des passeports d’émigrants délivrés par la Junta de Emigração créée en 1947) resta supérieur au nombre d’entrées irrégulières. Au recensement de 1962 le nombre de Portugais en France retrouvait seulement son niveau de 1931 (même si l’on tient compte d’un certain volant de travailleurs non régularisés).
Les années 1962-66 connurent le premier essor spectaculaire de l’immigration portugaise, malgré un certain ralentissement en 1967 et 1968. La France devint à partir de ces années-là, et jusqu’aux années quatre-vingt, la première destination des émigrés portugais au détriment du Brésil. Aucune autre des nombreuses destinations des émigrants portugais durant cette vingtaine d’années n’eut -et de loin- l’importance de la France où ils devinrent en une dizaine d’années le groupe étranger le plus nombreux. En 1968 il y avait 500 000 Portugais en France (en six ans, de 1962 à 1968, leur nombre avait été multiplié par dix). Les années 1969 et 1970 connurent les entrées les plus spectaculaires, puisque chacune de ces années-là, il est entré 80 000 travailleurs (hommes et femmes), et 120 000 personnes si l’on compte les membres de leur famille. En une décennie, le nombre de Portugais en France était passé de 50 000 à plus de 700 000 !
A partir de 1971, le nombre d’entrées de Portugais diminua de façon importante, mais sans disparaître, puisqu’on compte des entrées modestes jusqu’à nos jours.
II- Les entrées irrégulières deviennent la règle.
Les autorités françaises restèrent partagées entre la volonté d’ouvrir largement les portes de l’immigration aux travailleurs portugais (très demandés par les employeurs et considérés comme » une immigration positive » par les responsables gouvernementaux) et l’inquiétude devant le nombre croissant d’entrées irrégulières et en conséquence devant le risque de situations ingérables administrativement, inadmissibles humainement et déstabilisantes politiquement.
Comme cette situation tenait à l’attitude des autorités portugaises, les demandes françaises s’intensifièrent pour que – enfin – un accord de main d’uvre soit signé. Le gouvernement portugais accepta enfin de signer un accord en décembre 1963. Toutefois, pour des raisons complexes qui tenaient à la fois aux équilibres politiques et sociaux internes à la dictature portugaise et au développement des opérations militaires de la guerre coloniale portugaise (1961-1974), cet accord fut très mal appliqué par le gouvernement portugais qui continua à freiner l’émigration légale, en sanctionnant irrégulièrement et arbitrairement les départs clandestins. Ces conditions n’empêchèrent pas le développement de l’émigration ; simplement l’illégalité devint générale, soutenue plus ou moins ouvertement par une grande partie de la société portugaise (y compris les évêques qui affirmèrent publiquement à la fin des années soixante le droit d’émigrer).
Face à cette situation, le gouvernement français décida de multiplier les régularisations de travailleurs portugais, au vu de tout papier d’identité et en se contentant de vagues destinations et promesses d’embauche. On ouvrit tout spécialement des antennes de la préfecture de police (de la Seine) en 1965 rue de Crimée à Paris, et en 1966 devant le bidonville de Champigny/Marne (« la plaque tournante de l’immigration portugaise en France »). Puis à la fin des années soixante, on installa à Hendaye des antennes des ministères de l’Intérieur et du Travail qui proposèrent du travail et délivrèrent immédiatement un récépissé à des milliers de travailleurs portugais. Après 1968 l’immigration portugaise resta exclue des mesures de restrictions appliquées à d’autres immigrations (en particulier à celle des Algériens). La courbe des entrées irrégulières atteignit son maximum en 1969 et 1970, puisque, chacune de ces années-là, elle concerna 90% des 120 000 Portugais immigrant en France.
A la faveur des contradictions des gouvernements français et portugais, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants quittèrent donc le Portugal et passèrent illégalement deux frontières. Si un grand nombre de ces voyages se firent dans des conditions convenables, pour beaucoup d’autres ce furent, en pleine période de paix et de prospérité en Europe, des conditions difficiles, parfois dramatiques et mêmes mortelles. Il serait excessif de parler de véritable « mafia » pour les réseaux de passeurs qui menèrent des milliers d’émigrants clandestins sur près de 2 000 km (ces activités prenant souvent le relais de pratiques de contrebande antérieures). Cependant les départs coûtaient cher et restaient risqués dans un certain nombre de cas. Cette situation généra aussi des filières de corruption de fonctionnaires portugais, de passeurs portugais, espagnols et français, de logeurs et fournisseurs de papiers et de contrats de travail, vrais ou faux.
Le gouvernement portugais, tiraillé entre des exigences politiques, sociales et financières contradictoires, ferma les yeux sur de nombreux départs, et allers et retours, allant même jusqu’à régulariser a posteriori certains des émigrants qui pouvaient prouver qu’ils étaient régulièrement enregistrés comme immigrants en France ! Les régularisations faciles furent ralenties à partir de 1972 ( circulaires Marcellin-Fontanet), et en 1974 puisque l’arrêt de l’immigration toucha aussi les Portugais. Côté portugais, la politique d’émigration avait changé après la mort de Salazar, ouvrant la voie à la signature de l’accord de 1971 (prélude à d’autres accords franco-portugais). Mais ces accords venaient bien tard, puisque la grande majorité des Portugais s’était déjà installée en France avant 1971/72, en dehors de tout encadrement régulé.
Cette situation avait amené des centaines de milliers de personnes à « se débrouiller », entraînant pour elles une attitude généralisée de méfiance vis-à-vis des autorités portugaises et françaises, au point qu’un nombre non négligeable de Portugais, malgré les facilités accordées à leur régularisation, avait choisi de rester hors de tout contrôle. Ainsi la pratique de l’immigration illégale survécut à la fermeture de 1974, au point qu’en 1982 les Portugais représentaient encore 10% des régularisés. La chute de la dictature, le 25 avril 1974, l’avènement d’une démocratie au Portugal, et même l’entrée du Portugal dans l’espace économique et politique de l’Union Européenne, n’ont pas modifié radicalement certains traits de l’immigration portugaise en France qui reste encore marquée par ces premières années d’immigration en France.
III – Qui étaient alors les immigrés portugais ?
1- Des travailleurs issus d’un exode rural sans précédent qui vide les campagnes au nord du Tage
Les immigrés portugais – hommes et femmes – venaient surtout des districts situés au nord du Tage. Ces provinces étaient traditionnellement les régions de grande émigration au Portugal, et le sont restées jusqu’à nos jours. Ceux qui partaient étaient très majoritairement issus de familles paysannes dont les propriétés minuscules n’assuraient pas la survie de tous, auxquels se joignaient des journaliers agricoles fuyant le chômage endémique et des artisans de village aux maigres ressources. Une partie notable d’entre eux avait été très peu, voire pas du tout, scolarisée, en particulier parmi les immigrants qui arrivaient en France. Dès les années vingt et de façon flagrante, les Portugais apparaissent comme les moins alphabétisés des immigrés d’origine européenne. Pour le Portugal il s’est agit d’un exode rural sans précédent, renforcé par l’exode de certains travailleurs de zones industrielles et urbaines. Le phénomène prit une telle ampleur que la population du Portugal baissa de façon notable dans plusieurs régions, en dépit du maintien d’une assez forte natalité.
Une minorité des émigrants portugais est venue des villes des provinces de départ, et plus rarement et tardivement de la région de Lisbonne. Il faut signaler la présence, très limitée, d’émigrants issus de milieux plus aisés de commerçants, employés et artisans, minorité aux motivations très diverses, depuis l’espoir d’un enrichissement rapide, jusqu’au refus militant du régime.
2- Des immigrés concentrés sur quelques régions, et sur-représentés dans certains secteurs professionnels.
Les liens entre cette nouvelle immigration portugaise et celle des années vingt restèrent souvent indirects, et leurs régions d’installation comme les secteurs d’activité où ils se concentrèrent de plus en plus, n’ont eu que de faibles liens directs avec les situations d’avant guerre. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, les immigrant(e)s portugais se concentraient massivement dans quelques grandes régions industrielles, et principalement dans la Région parisienne (qui regroupait près la moitié d’entre eux). Venaient ensuite les régions de Lyon, Clermont Ferrand, Grenoble, et enfin le Nord de la France.
Les hommes s’employaient massivement dans les secteurs industriels, beaucoup plus rarement dans les emplois agricoles ou forestiers pour lesquels ils étaient pourtant très demandés, mais auxquels ils préféraient des secteurs mieux rétribués (soulignons que les immigrés portugais étaient rarement travailleurs saisonniers et restèrent peu dans l’agriculture, même si c’était souvent dans ce secteur qu’ils trouvaient un premier emploi). Ils s’embauchèrent rarement dans les mines, mais ils furent nombreux dans toutes les sortes d’industries, surtout celles liées à l’automobile (usines de la région parisienne, Sochaux-Montbéliard, Clermont-Ferrand). Ils furent surtout très nombreux à rejoindre les chantiers du bâtiment et plus encore les Travaux Publics. Dans les années soixante ils y étaient proportionnellement plus nombreux que les autres groupes d’immigrés. Ils furent de tous les grands travaux des zones urbaines (grands ensembles, universités) et dans la région parisienne, ils fournirent le gros des équipes qui ont construit le boulevard périphérique, le RER, la tour Montparnasse et un peu plus tard la Défense). Dans ces secteurs ils compensaient leur faible qualification, par de nombreuses heures supplémentaires dans l’espoir de gagner le plus vite possible l’argent qui leur permettrait d’améliorer visiblement leur situation au Portugal et d’y revenir la tête haute.
L’arrivée des femmes fut notable dès 1960 et s’amplifia régulièrement. Il s’agissait des épouses, mais aussi des surs ou d’autres femmes de la famille ou du voisinage d hommes qui avaient déjà émigré. Les épouses étaient parfois accompagnées de leurs enfants, d’autres les laissant à la garde de la famille. Et surtout de nombreux enfants de ces jeunes femmes sont nés en France. Une partie d’entre elles firent le dur voyage « a salto » sans être en compagnie d’hommes de leur famille ou de leur entourage.
Un grand nombre de ces femmes devinrent ouvrières ou domestiques, concierges, femmes de ménages (prenant souvent la suite des Espagnoles). Certaines commencèrent toutefois leur vie en France dans de durs travaux de salariées agricoles, en particulier en Ile de France.
3 – Désobéissance civile et guerre coloniale.
Au cours des années soixante et jusqu’à la chute de la dictature et la fin de la guerre coloniale en Angola, Guinée Bissau et au Mozambique (1961-1974), un nombre croissant de départs de jeunes gens obéissaient à une autre logique. Ces jeunes (de plus de 18 ans, et bientôt de plus de 16 ans) partaient pour se soustraire au service militaire qui les aurait mobilisés dans une armée de plus en plus enlisée dans une guerre dont on ne voyait pas l’issue. Ils arrivèrent nombreux en France à la faveur de la généralisation de l’immigration clandestine et des régularisations faciles. Ils constituaient un groupe très hétérogène par ses origines sociales et par la grande diversité des opinions et des motivations de ceux qui le composaient.
L’armée portugaise évalue à 150 000 le nombre de jeunes s’étant soustrait au service militaire (sous toutes ses formes). Pour beaucoup de ces jeunes, aidés par leurs parents, ce choix ne résultait pas d’une volonté clairement déclarée de s’opposer au régime et à sa guerre coloniale, simplement cette guerre n’était pas la leur, et ils choisirent de privilégier les obligations qu’ils avaient envers eux-mêmes et envers leurs familles. Quoi qu’il en soit, tous quittaient un pays qui ne pouvait pas assurer leur avenir, une société vouée à l’immobilité par une vieille dictature et une guerre interminable. Pour tous ces jeunes gens, les retours au Portugal ne furent possibles qu’après la chute de la dictature, la fin de la guerre coloniale et l’amnistie complète de 1975.
4- Une nouvelle génération d’exilés politiques
Au Portugal, la montée des oppositions à la dictature salazariste s’amplifia à partir de 1958 générant une nouvelle génération d’exilés. Ils rejoignirent parfois les petits groupes d’opposants portugais qui se trouvaient encore en France (groupes liés aux partis communistes français et portugais). Mais beaucoup de nouveaux opposants (très majoritairement des étudiants) qui choisirent l’exil au moment de l’incorporation militaire, ne rejoignirent pas les anciens exilés et formèrent de nouveaux groupes (dont divers groupes « maoïstes »), en opposition plus ou moins ouverte avec les communistes.
La plupart de ces nouveaux et jeunes exilés – quelle soient leurs orientations politiques- ne demandèrent pas le statut de réfugié politique. Craignant de « se faire repérer » par les polices française et portugaise, ils préférèrent se fondre dans la masse des immigrants illégaux, facilement régularisés comme travailleurs. D’ailleurs pour la majorité d’entre eux, insoumis, réfractaires et déserteurs, le statut de réfugié restait très difficilement accessible. A partir de 1972 la situation changea avec les circulaires Marcellin et Fontanet. Alors un certain nombre de ces jeunes exilés demanda le statut de réfugié, sans pouvoir l’obtenir facilement.
Il faut mettre à part le petit groupe d’exilés politiques de nationalité portugaise, cadres dirigeants des mouvements nationalistes angolais, guinéen et mozambicain, qui le plus souvent ne firent qu’un passage rapide en France.
La plupart de ces exilés qui avaient dû fuir la police politique portugaise (la redoutable PIDE), eurent des rapports limités et complexes avec l’ensemble des travailleurs immigrés portugais. Certains choisirent de les ignorer (c’est le cas de la plupart des socialistes dont l’opposition à la dictature salazariste ne comptait pas sur les ruraux immigrés en France). D’autres établirent des contacts sur des modes divers avec un certain nombre de travailleurs portugais immigrés, essentiellement à travers des activités associatives et avec des pratiques militantes diverses. Signalons en particulier les associations liées au PCF et associées dans la fédération de l’AOP (Associations des Originaires du Portugal) – le PCF apportait alors un grand soutien au PCP- ainsi que plusieurs groupes « maoïstes », eux-mêmes très divisés, qui cherchèrent à se « lier » aux émigrés portugais à travers d’autres structures associatives. Enfin un certain nombre de chrétiens portugais (prêtres et laïcs) opposés à la dictature salazariste et à sa guerre coloniale, animaient des groupes liés à un nouveau mensuel fondé en 1965, Presença Portuguesa , en liaison avec certains membres du clergé français. Les uns et les autres retrouvèrent dans leurs luttes quelques immigrés « économiques » portugais qui s’étaient « politisés » en France.
Ces exilés eurent longtemps beaucoup de mal à se faire entendre en France où l’on avait oublié que le régime salazariste et le régime franquiste demeuraient les deux seuls survivants des dictatures d’avant-guerre. Ce fut le scandale de la guerre coloniale portugaise (qui se prolongeait alors que toutes les autres colonies étaient devenues indépendantes) qui permit à ces opposants d’être mieux entendus. A partir de 1968, les jeunes insoumis, réfractaires et déserteurs devinrent de plus en plus nombreux, en même temps que la solidarité s’organisait avec eux. On vit ainsi des dizaines de publications politiques, modestes et souvent éphémères, sortir en France ( O Proletariado, A voz do Desertor, O Salto, Luta etc.). Des intellectuels et des militants français connus, acceptèrent de figurer comme responsables de certaines de ces publications afin d’en protéger les animateurs portugais (dont J.P.Sartre, Marguerite Duras, François Chatelet, le Père Cardonnel). Dans les années soixante-dix, il y eut quelques rapprochements entre certains militants portugais et des militants issus d’autres immigrations installées en France, entre autres à travers la Maison des Travailleurs Immigrés et plus tard lors des marches citoyennes.
IV – Les immigrés portugais entrent dans la société française
1 – L’isolement des immigrés portugais jusqu’au milieu des années soixante : le temps des bidonvilles
Les immigrés portugais de la décennie 1956/1966 n’avaient pas de réseaux solides et anciens d’implantation en France qui auraient facilité leur installation. Ils ignoraient tout de la société dans laquelle ils arrivaient, souvent directement depuis leurs villages. Non seulement la langue leur était inconnue, mais tout autant les pratiques administratives, et plus encore leurs droits. Leurs conditions d’entrée en France les enfermèrent un certain temps dans des réseaux de relations limitées, tandis que l’espoir d’un retour rapide au pays incitait un très grand nombre à économiser de façon excessive. L’ensemble de ces conditions, jointe à la pénurie de logements dans les grandes zones urbaines françaises (en particulier la région parisienne), explique que beaucoup d’entre eux vécurent dans des conditions très précaires : logements insalubres, parfois caves, et surtout dans des bidonvilles.
C’est dans la région parisienne que l’on trouvait le plus grand nombre de Portugais vivant dans des bidonvilles, la plupart du temps à côté d’autres immigrés espagnols ou algériens, parfois dans des bidonvilles « portugais »(duplusgrandcomme celui de Champigny/Marne, à d’autres plus petits comme ceux des Francs-Moisins (à St Denis), La Courneuve, Aubervilliers, Carrières/Seine, Massy, Villejuif, Villeneuve-le Roi). Lors de l’enquête faite par la Préfecture de la Seine en 1965 sur les Portugais dans les bidonvilles de la région parisienne, 15 000 des 40 000 portugais dénombrés dans ce département vivaient dans une dizaine de bidonvilles (celui de Champigny/Marne, le plus grand de France, abrita une population très fluctuante qui passa de 6000 environ en 1961 à plus de 12 000 deux et trois ans plus tard).
2 – La société française » découvre » les Portugais
Jusqu’au milieu des années soixante, les responsables administratifs, les élus municipaux et nationaux, l’ensemble même de la société française, ignorèrent presque totalement l’existence de ces milliers de nouveaux immigrés. A partir de 1964/65, la précarité de leurs conditions d’existence, leur importance croissante dans certaines communes, dans certains chantiers, leur méconnaissance de la société française, certains drames des voyages « a salto », jetèrent tout d’un coup une lumière crue sur des phénomènes humains que l’on avait ignorés jusque là. Parallèlement à la multiplication des articles de presse, des émissions de radio, de télévision, et même à la sortie d’un film « O Salto » (1967), l’administration, les municipalités, les syndicats et des associations militantes et humanitaires cherchèrent à apporter des solutions à ces nouveaux immigrants.
Remarquons que c’est à l’époque de cette « découverte » des Portugais que se sont réorganisées un certain nombre de structures administratives d’accueil et d’encadrement des immigrants, héritées de la colonisation (FAS, SONACOTRA). Parallèlement, de nouvelles associations d’aide et de soutien politique aux immigrés, les ASTI (regroupées rapidement dans la FASTI) se sont souvent structurées à leur création autour de situations dramatiques des immigrés portugais. Enfin l’Eglise de France, en particulier dans la région parisienne, a dû inventer (à travers le SITI) de nouvelles formes d’accueil des immigrés, pour répondre auxbesoins de ces fidèles auxquels la Mission en France de l’Église portugaise était incapable de faire face, et dont l’attachement à des formes religieuses fort éloignées des orientations de l’Église de France posa de difficiles problèmes.
La destruction des bidonvilles, entamée laborieusement à partir du vote de la loi Debré, en 1964, ne démarra véritablement qu’à partir de 1966 (loi Nungesser). Elle se heurta à de nombreuses réticences de certains habitants de bidonvilles, et tout particulièrement des Portugais, hostiles pour des raisons diverses et complexes aux relogements autoritaires organisés par l’administration. Cette résorption dura jusqu’au milieu des années soixante-dix, malgré une forte accélération après mai-juin 1968. De nombreux Portugais ont pendant longtemps opposé une résistance silencieuse aux mesures de relogement, recréant souvent des « micro-bidonvilles » hors de la juridiction administrative de la résorption des bidonvilles (en particulier à la limite de l’ancien département de la Seine). Signalons toutefois le cas exceptionnel d’une résistance ouverte, qui s’organisa autour de la destruction du « bidonville » portugais de Massy en 1971/72. Ce mouvement, en liaison avec divers groupes politiques de gauche et d’extrême gauche (du PSU aux « maoïstes ») amena pour la première fois l’immigration portugaise au premier plan de la nouvelle « question de l’immigration » en France.
Du côté des syndicats, la CGT avait été la première (dès 1964) à s’adresser aux travailleurs portugais dans leur langue ( O Trabalhador ). FO et la jeune CFDT suivirent rapidement. La syndicalisation des Portugais resta modeste durant les années soixante. Toutefois à partir de la grande grève de 1968 et malgré un certain nombre de retours au Portugal (générés par la peur, l’arrêt du travail et encouragés par les autorités portugaises), les succès obtenus (surtout en matière de salaires), permirent une meilleure syndicalisation et la formation dans les grands syndicats de secteurs orientés vers les Portugais, avec des responsables syndicaux issus de cette nouvelle immigration.
3- Les débuts de la vie associative des immigrés portugais.
Dès le milieu des années soixante, quelques associations portugaises avaient vu le jour. Elles étaient très peu nombreuses, car à cette époque, les restrictions de la loi de 1939 sur le droit d’association des étrangers étaient encore en vigueur, ce qui faisait d’ailleurs que peu d’entre elles étaient enregistrées légalement, certaines ayant seulement une existence de fait. Elles étaient souvent liées soit à des groupes politiques (l’AOP en est le meilleur exemple) soit à des groupes catholiques (eux-mêmes très divisés entre soutiens du régime à travers la Mission portugaise et les banques portugaises installées en France, ou au contraire groupes d’opposants dont le plus important se regroupait autour de Presença Portuguesa) . A leurs côtés, les premières associations sportives (clubs de foot) et les premiers « bars conviviaux » s’organisèrent lentement, souvent de façon informelle. N’oublions pas quelques groupes à vocation culturelle, le plus souvent autour d’activités théâtrales (religieuses ou militantes).
En 1971, on pouvait compter une vingtaine d’associations, et leur nombre s’accrut assez rapidement, car beaucoup d’immigrants portugais prirent alors conscience que leur retour allait prendre du temps, et que leurs enfants allaient grandir – au moins pendant quelques années- en France. C’est le début des associations proches de celles que nous connaissons aujourd’hui, conviviales, familiales, permettant à travers le rythme des fêtes et leur organisation de « retrouver le village » et de « transmettre » aux enfants la culture et les traditions auxquelles les adultes restent attachés (d’où l’importance des groupes folkloriques), avec souvent l’organisation de cours de langue portugaise pour les jeunes. Ainsi en 1972 il y avait déjà une cinquantaine d’associations portugaises et, à la veille de la chute de la dictature, le 25 avril 1974, elles étaient environ quatre-vingt. La disparition du régime policier au Portugal, l’essor des libertés, ont eu un retentissement rapide sur la multiplication des associations portugaises en France. La disparition des dernières contraintes sur les associations étrangères en France, au début des années quatre-vingt, acheva de fortifier le phénomène.
En conclusion ?
Beaucoup reste à étudier et à éclaircir de l’histoire de l’immigration portugaise en France. Il sera nécessaire d’examiner à la lumière des recherches historiques, le regard que les sociologues portent depuis plus longtemps que les historiens sur cette population (l’ « invisibilité » des Portugais, l’évolution de leur « insertion » dans la société française, de leurs associations, leurs liens avec leur pays et leurs villages d’origine, les « retours » etc.). Il faudra se pencher sur les aspects spécifiques de cette immigration (en particulier sous l’angle des pratiques religieuses et folkloriques, le rôle du football, et ne pas oublier surtout l’attachement à l’enseignement de la langue portugaise). Il faudra aussi explorer les domaines où elle a croisé d’autres immigrations (dans le travail, le logement, l’école, la vie syndicale et politique).
Il sera important de mettre en évidence le rôle joué par cette immigration dans la restructuration des administrations en charge des immigrés et dans le retour des questions de l’immigration dans la France des années soixante à quatre-vingt. Enfin (mais sans que la liste des interrogations et des secteurs de recherche soit close) s’interroger sur les évolutions de la société française elle-même à l’égard des immigrés portugais, hier les plus étranges des étrangers, aujourd’hui « citoyens européens » dont beaucoup (dont un certain nombre de Portugais) ne voudraient plus voir ce qui en fait toujours des immigrés.