Les rapports entre générations dans les familles de réfugiés au Québec.

Par Michel Tousignant, Emmanuel Habimana, Mathilde Brault, Naïma Bendris et Esther Sidoli Leblanc.

Paru dans International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes. Special issue / Numéro hors série, Winter/hiver 1993

Résumé : les rapports entre générations au sein des familles de réfugiés sont déterminés par une dynamique différente de celle qui existe dans les familles québécoises ou canadiennes de souche. C’est le constat qui ressort d’une série de 210 entrevues réalisées auprès d’adolescents issus de familles de réfugiés de diverses communautés culturelles du Québec. Les entrevues font ressortir trois caractéristiques . la grande part de responsabilités de ces jeunes et le renversement des rôles avec les parents ; la grande discrétion des parents à 1′ égard de leur passé avant l’exil et les stratégies de contrôle exercés par les parents. De telles situations produisent davantage de rébellion et de conduites déviantes que de crises suicidaires, et l’adolescent recherche plus son ce que son autonomie. Du côté positif, l’esprit de débrouillardise exigé pourra donner lieu à un esprit d’entrepreneur ou d’ innovateur.

Le présent article analyse les relations entre les adolescents et leurs parents au sein des familles de réfugiés. Cette recherche s’inscrit à l’origine dans le cadre d’une étude plus large en épidémiologie psychiatrique dont l’objectif est de prédire la présence de diagnostics psychopathologiques à partir de l’histoire familiale. Nous n’aborderons cependant dans cet article que des éléments plus descriptifs des rapports entre les générations.

La reproduction sociale des générations nécessite des ajustements profonds en situation de migration. La socialisation des enfants, en plus de tenir compte des changements culturels d’un monde en mutation rapide, s’inscrit dans un processus de polarisation entre. la culture d’origine et celle du pays d’accueil. Il y a malheureusement une pénurie de recherches empiriques dans ce domaine (Groupe d’étude sur ra santé mentale des immigrants et des régufiés, 1988 ; Aronowitz, 1984 ; et Ben Porath, 1987). La probabilité que les problèmes ressortent plus en situation d’exil, à cause de décision rapide de sortir de son pays, nous a amenés à arrêter notre choix sur cette population particulière. Nous supposons cependant que l’écart entre les réfugiés et les groupes immigrants pauvres d’arrivée récente n’est pas considérable. Les facteurs qui caractérisent davantage les vagues récentes de réfugiés sont les suivantes : provenance du Tiers Monde et des régions peu industrialisées ; dislocation temporaire ou même définitive de la cellule familiale ; absence d’une masse démographique critique de plusieurs nationalités de réfugiés dans la société canadienne (Murphy, 1977).

Il existe peu d’observations systématiques des rapports entre les parents immigrants et réfugiés et leurs enfants à la période de l’adolescence. Elles sont davantage centrées sur la petite enfance (Sabatier, 1991). L’ensemble de ces recherches porte principalement sur les modes d’interaction mère enfant, sur la stimulation sociale et cognitive, ainsi que sur la perception du tempérament. Les travaux sur les adolescents se concentrent davantage sur la construction de l’identité culturelle et fait peu de place aux rapports avec les parents.

Cadre de la recherche

Échantillon

L’échantillon couvre une grande par tic du territoire québécois, soit une école de l’ouest de Montréal, deux écoles de la région nord est ainsi que les écoles de la Commission Scolaire Ste Croix (Outremont, Ville Mont Royal et Ville St Laurent). Les autres territoires couverts comprennent les régions de Longueil, Trois Rivières, Bois Francs, Québec et Sherbrooke. L’échantillon est construit essentiellement à partir des listes des écoles. Quelques noms ont été rajoutés gràce à fintermédiaire des associations culturelles. Les listes scolaires indiquent le pays d’origine du père et nous retenions les pays d’où la majorité des migrants sont venus au Canada à titre de réfugiés au cours des dernières années. Cette sélection excluait par exemple Haïti, le Liban et le Maroc. Une lettre décrivant les grandes lignes du projet est envoyé au domicile et une brève entrevue téléphonique permet ensuite de vérifier si des motifs politiques ou de sécurité sont à la source de la décision de la famille de migrer.

L’échantillon total comprend 210 jeunes issus de 38 pays différents. Les pays les plus représentés dans cet échantillon sont par ordre d’importance e Salvador (33), le Cambodge (24), le Laos (19), l’Iran (17), la Pologne (17) et le Vietnam (16). A l’autre extrême, il y a 10 nations avec seulement un sujet parmi lesquels Cuba, les Seychelles, la Palestine, l’Érithrée et l’Irak L’age varie entre 12 et 19 ans, et l’âge médian est de 16 ans. La répartition entre les sexes est relativement équilibrée avec un léger surplus de filles, soit 109 pour 101 garçons. Le taux d’acceptation pour la grande région de Montréal se situe à 66,7 p. 100 (161/255), ce qui est légèrement supérieur à des recherches antérieures utilisant une procédure similaire auprès d’une population étudiante francophone de la population générale. Les principaux motifs de refus sont le manque d’intérêt (54), le manque de temps (19) et l’absence de permission des parents (11). A de rares exceptions, tous les sujets ont séjourné au moins trois ans au Canada et devaient très bien s’exprimer en français. Néanmoins, plus des trois quarts sont nés à l’extérieur du Canada.

La plupart des sujets de la région de Montréal ont été rencontrés dans les laboratoires de l’université suite à la difficulté d’obtenir un endroit discret dans le domicile familial. En région, ces entrevues se déroulaient principalement dans des locaux empruntés à des organismes communautaires. Les entretiens duraient en moyenne trois heures. Plusieurs instruments, dont il ne sera pas fait mention dans cet article, ont été utilisés lors des entrevues. Une somme de 15 $ était offerte au sujet pour le dédommager de son temps et de ses frais de transport.

Instrument

L’essentiel des données provient d’une entrevue semi structurée dont l’objectif à l’origine est d’identifier les facteurs familiaux qui augmentent la vulnérabilité à un état psychopathologique. Ces facteurs comprennent la privation de soins parentaux, la supervision et la discipline, l’antipathie des parents, le renversement des rôles ainsi que les tensions et discordes dans la famille (Bifulco, Brown et Harris, 1986). L’administration de cet instrument dure en moyenne une demi heure et se déroule en français. Les répondants doivent décrire, à partir d’exemples concrets, leur relation avec leurs parents, ou substituts, au cours de toute leur vie et préciser le degré de chronicité et la période des comportements problématiques rapportés. Les questions sont posées séparément pour le père et la mère ou pour tout substitut.

Bref portrait économique et social

La plupart des réfugiés proviennent de pays peu industrialisés. La culture, dans des modes différents et à divers degrés, sanctionne l’intégrité de la famille et son insertion dans un réseau étendu où le statut est lié à une appartenance à un lignage. Ces loyautés sont mises à rude épreuve dès l’arrivée au Canada, et parfois même durant la période qui précède l’exil, lorsque la famille se confronte aux conditions de vie d’une société industrielle avancée.

De fait, la famille exilée passe par les mêmes épreuves que la famille québécoise et sa cohésion en subit des effets similaires. Les données tirées d’un sous échantillon de 41 sujets démontrent que 12 d’entre eux, soit 29 p.100, ne vivent pas actuellement avec leurs deux parents biologiques de données correspondent de près au même pourcentage que celui des familles québécoises. Cependant, les raisons diffèrent puisque le décès du père est plus fréquent chez les réfugiés et que la séparation des parents résulte parfois de l’exil. Il est difficile dans ce cas de faire la part entre le désir des parents de ne plus vivre ensemble et les circonstances externes.

La séparation entre les parents lors de la période de l’exil rend la vie de couple plus difficile par la suite. Des 13 couples séparés lors de l’exil, seulement 7 vivent encore ensemble à la période de l’entrevue3 contre, seulement 3 des 24 couples non séparés lors de l’exil ne vivent plus ensemble maintenant (X2= 3,91, p 0,05).

Les enfants sont aussi souvent séparés de leur parents lors de l’exil. Des 35 adolescents de ce sous groupe nés en dehors du Canada, 14 ou 40 p. 100 ont été séparés d’au moins un de leurs parents durant cette période. Quatre l’ont de leur mère pendant plus d’un an, soit 12 p. 100. La période de séparation dure rarement moins d’une année et peut s’étendre jusqu’à six ans. On se représente aisément la difficulté de l’enfant à reprendre alors son lien de filiation.

La famille exilée accorde une grande importance à la famille étendue, particulièrement aux grands parents ainsi qu’aux frères et soeurs des parents. Malgré tout, l’unité résidentielle de la famille nucléaire demeure très solide. Seulement 8 des 41 familles logent un membre de la famille étendue. L’oncle est aussi représenté que le grand parent, de telle sorte que les familles de trois générations sont exceptionnelles. Le nombre moyen de personnes par ménage s’élève à 4,78, c’est à dire près de trois enfants en plus des parents. Ce chiffre dépasse celui des familles québécoises de souche dont la progéniture n’atteint pas le taux de reproduction.

Les familles analysées oeuvrent dans des conditions financières difficiles, et ce plusieurs années après leur arrivée au Canada. Elles ont généralement le minimum vital au niveau de la nourriture, du logement et du vêtement. Les revenus supplémentaires de la mère ou des enfants permettent de boucler le budget, et l’endettement est rarement élevé ou prolongé. Mais la stabilité d’emploi du père est généralement précaire. sur 38 sont sans travail au moment de l’entrevue, dont trois suite à une invalidité. Le taux de chômage s’élève donc à 21 p. 100. En comparaison, nos recherches précédentes révèlent un taux de chômage de 5 à 8 p. 100 auprès des pères d’adolescents québécois.

La venue dans un pays industrialisé ne chambarde pas autant que par le passé la position de la femme en regard du marché de l’emploi. Il y a en fait plus de mères (24) qui comptaient sur un emploi rémunéré dans leur pays d’origine que ce n’est le cas maintenant au Canada (19). La décision de se consacrer entièrement à l’éducation des enfants pourrait expliquer cette différence. Ces femmes sont aussi relativement isolées, qu’elles soient employées ou non. Plus de la moitié (21/41) reçoivent en moyenne de la visite à la maison seulement une fois ou moins par semaine.

Rapports entre générations

Nous avons choisi de diviser en fonction de trois domaines l’analyse de la relation entre l’adolescent et ses parents : le renversement des rôles, le silence sur les secrets de famille et la difficulté des pare ts assumer le contrôle dans un milieu éducatif ouvert. Ces domaines ont particulièrement attiré notre attention lors de la lecture des notes d’entrevue. Dans la mesure du possible, nous tenterons d’établir une comparaison avec la population québécoise en général.

Renversement des rôles

L’enfant de parents réfugiés entre très vite, trop parfois, dans l’univers adulte. Dans les cas extrêmes, la guerre civile le plonge dans des responsabilités rarement affrontées par des enfants ou même des adultes occidentaux Heureusement, la plupart des enfants sont épargnés du contact direct avec les hostilités. Une fois au Canada, d’autres situations feront appel cependant à leurs ressources psychologiques. Les parents sont en effet souvent incapables, à cause principalement du manque de maîtrise de la langue française ou anglaise, de mener de façon autonome leurs affaires, et les enfants les aideront non seulement à traduire, mais encore à prendre des décisions importantes. Dans d’autres cas, c’est un parent, plus souvent la mère, qui se sent esseulée et coupée de communications significatives avec son mari, ou simplement en situation monoparentale. Elle aura alors besoin de prendre l’un de ses enfants comme confident ou comme appui pour traverser son épreuve. Ces situations surviennent probablement moins fréquemment dans les familles canadiennes de souche où l’étendue des contacts de la mère lui permet de prendre un autre adulte comme cible de ses confidences.

Le cas d’Amina sert d’exemple de fardeau fort lourd à porter. Il est certainement exceptionnel, mais il illustre comment certains enfants sont brutalement projetés du stade de l’enfance à celui d’adulte :

À huit ans, Amina habitait son pays d’origine au Moyen Orient quand son père a dû soudainement s’exiler suite à sa participation à une Cieration de propagande antigouvernementale. Elle partageait alors sa chambre avec ses grands parents. Le grand père fut interpellé par la police secrète deux jours après la disparition du père. Après une torture en règle, il est ramené chez lui presque sans vie, ne pouvant ni parier, ni manger, ni marcher. Il meurt deux semaines plus tara des séquelles des mauvais traitements. La famille décide alors de par tir rejoindre le père et demeurera deux années dans un camp de réfugiés avant de parvenir au Canada en 1989. Elle est encore en attente d’un statut de réfugié puisque celui ci leur a été refusé en juillet 1991. La famille n’a aucun contact personnel au Québec. Il incombe donc à Amina de préparer la défense de ses parents pour en appeler de la décision. Cette responsabilité l’affecte beaucoup. Même si elle fait preuve d’intelligence et qu’elle a su rapidement apprendre le français, Amina est angoissée parce que la décision du juge, dont peut dépendre la vie de la famille, repose en grande partie sur la dextérité avec laquelle elle pourra présenter le cas avec le concours du nouvel avocat. Ces démarches la touchent également dans sa vie scolaire parce qu’elle doit s’absenter de l’école quatre à cinq fois par mois. Heureusement, son professeur compréhensif, l’aide à reprendre le temps perdu durant la période du midi. La grande inquiétude des parents face à leur sort est difficile à supporter, car il retombe sur elle de les réconforter. De plus, comme elle a quatre petits frères âgés entre 1 et 11 ans et que la mère travaille très tôt le matin, Amina est constamment occupée par les travaux domestiques, préparant le petit déjeuner, faisant le ménage et donnant le bain aux enfants en soirée. Cest également elle qui aide les petits avec leurs travaux scolaires.

Les enfants des familles exilées ressentent un poids très lourd lorsque les parents n’arrivent pas à s’exprimer dans l’une des deux langues du pays. L’exemple suivant donne une idée de la façon dont l’adolescent se substitue à ses parents autant pour les tractations courantes que pour des situations plus délicates.

Omar est un adolescent de 14 ans du Moyen Orient. À 12 ans, soit seulement un an et demi après son arrivée au pays, il a dû se faire l’interprète de son père auprès du médecin de celui ci avant une opération délicate. Cette situation nécessitait qu’un enfant, encore jeune, aide un parent à prendre une décision pénible et angoissante. Par ailleurs, Omar achète, avec les sous économisés d’un travail à temps partiel, une voiture d’occasion à ses parents. C’est lui aussi qui s’occupe de la négociation du bail du logement, qui accompagne son père pour chercher du travail auprès des employeurs et, lorsque sa mère doit à son tour être hospitalisée, qui prend l’initiative des démarches. Un autre incident, survenu un soir du Ramadan, illustre bien de telles substitutions. Comme la famille faisait un peu de bruit, un voisin est venu leur faire des menaces d’agression physique et a ensuite appelé les gendarmes. Omar ne craignait pas les menaces car il suivait des cours d’arts martiaux et il a tranquillement expliqué aux policiers la nature des festivités. Le voisin a finalement entendu raison et s’est excusé de sa saute d’humeur.

Des jeunes comme Amina et Omar sont en même temps très fiers d’exercer leur débrouillardise et savent que ces responsabilités leur confbrent un statut et une autonomie qu’ils n’auraient jamais pu acquérir dans des circonstances ordinaires. Il faut dire que leurs parents, face à leurs limites linguistiques, expriment leur soutien et leur témoigne une grande estime.

La situation s’avère plus difficile dans les familles monoparentales. La mère, isolée, se confie parfois à l’adolescent quant à ses malheurs et ses problèmes antérieurs avec le père, ou quant à la nostalgie chronique de son pays natal. Uadolescent est alors mal en point pour consoler sa mère. D’autres fois, il s’inquiète du fait que sa mère ne puisse maîtriser le français ou l’anglais. Qu’arrivera t il si elle se perd ou si elle est victime d’un accident ? Un tel adolescent ne peut évidemment compter que sur lui même pour se débrouiller s’il tombe malade ou s’il est victime d’accident.

Ces prises de responsabilité ont généralement des conséquences positives sur la consolidation de l’estime de soi. Cette entraide contribue aussi à resserrer les liens familiaux. La participation très active aux tâches domestiques augmente le sens d’appartenance, et cela même chez les garçons

Le secret de famille

Les migrants opèrent souvent une coupure avec leur passé et n’y réfèrent parfois qu’avec réticence. Si le passé peut être fortement idéalisé, il est rarement raconté dans sa version plus prosaïque. La tendance semble encore plus accentuée chez les exilés. Les enfants connaissent en général peu de choses sur la situation de leurs parents avant l’exil. Ils identifient difficilement à l’occasion le métier de leurs parents dans le pays d’origine et ne savent souvent pas par quels moyens ceux ci ont fui. Des adolescents vietnamiens n’ont pu confirmer si leurs parents avaient quitté leur pays par avion ou par bateau de fortune. Pourtant, ils pouvaient décrire des scènes très troublantes de leur vie familiale, ce qui témoigne qu’ils ne pêchaient pas par discrétion.

L’observation la plus dramatique de cette dynamique est survenue lorsque le deuxième auteur s’est rendu au domicile d’une famille et s’est entretenu dans un premier temps avec la mère en présence des enfants. Il s’agit d’une veuve originaire du sud est asiatique. Elle s’est alors mise à raconter spontanément les misères vécues durant la guerre civile et son exil, les habitants du village assassinés et les scènes de pillage. Elle a récupéré ses enfants qui étaient encore vivants sous un tas de cadavres et elle a traversé le pays miné de toutes parts jusqu’en Thaîllande. Les enfants, stupéfiés, apprenaient, dix années plus tard et en même temps que notre collègue, l’effroyable odyssée de leur mère.

Nous pouvons présumer qu’un certain nombre d’enfants continuent d’ignorer à peu près tout du passé de leurs parents qui, n’ayant pu faire le deuil de leurs pertes ou désirant reconstruire une vie entièrement nouvelle pour leurs enfants, font tout pour occulter leurs expériences. Les enfants doivent quand même se douter à travers les bribes d’information provenant des médias ou des films de ce qui s’et passé. Par exemple, beaucoup de femmes et de jeunes filles sont violées et agressées sexuellement soit pendant la guerre, soit dans une moindre mesure dans les camps de réfugiés. Ces expériences continuent de jeter un voile de honte entre le mari et la femme sans que rien ne soit su des enfants.

Ce repli des parents engendre occasionnellement des tensions aiguës. Une jeune Cambodgienne, dont le père a été enlevé par les Khmers rouges et qui est disparu lorsqu’elle avait cinq ans, harcèle sa mère pour obtenir des renseignements sur son histoire. La mère évite les questions et n’y répond qu’après une forte insistance. Les rapports sont d’ailleurs très négatifs entre les deux, et la fille rend sa mère responsable de son problème de filiation avec le père en le projetant sur elle et lui disant : « Je ne veux plus être ta fille ».

Le contrôle parental

L’ensemble des parents, peu importe la région d’origine (Amérique latine, Asie ou Europe de 1 est) exercent un contrôle assez strict sur leurs enfants quoique avec des variantes prononcées dans les modalités. L’instrument utilisé dans cette recherche permet d’assigner une cote « élevé » dans les cas de contrôle très prononcés qui, d’après les cliniciens, augmenteraient la vulnérabilité à certaines formes de psychopathologie. Les jugements sont basés sur les exemples rapportés et leur persistance et non sur la perception des sujets. Le contrôle des parents s’étend donc généralement sur plusieurs années et prend des formes variées dont les plus sévères sont l’utilisation de punitions physiques répétées ; ‘interdiction de sorties à l’extérieur de la maison après 18 heures même durant la fin de semaine et l’été ; l’interdiction de recevoir des téléphones ou des visites personnelles ; fouiller l’espace personnel de J’enfant sans son consentement pour obtenir des preuves de désobéissance ; et critiquer quotidiennement et avec véhémence, sans raison sérieuse, les moindres écarts de comportement.

Un calcul opéré sur la première moitié de notre échantillon (N = 102) indique que 17 sujets, soit 16,7 p. 100, décrivent une situation de contrôle élevé. Les filles sont nettement surreprésentées puisqu’elles comptent 13 des 17 cas. Une autre étude menée en milieu montréalais par notre équipe relève, pour la tranche d’âge entre 14 et 24 ans, des taux de contrôle élevé se situent autour de 8 p. 100 pour toute la période entre 0 et 17 ans 4.

Contrôle exagéré des parents de familles de réfugiés ne s’exerce donc pas univer ersellement, mais cible davantage les filles que les garçons. Par ailleurs ce rapport du simple au double serait plus grand si nous tenions compte des situations où une surveillance forte est exercée par les parents sans pour autant être déviante et pouvoir nuire à la socialisation de l’enfant.

Ce contrôle peut prendre la forme de mesures disciplinaires sévères dont les punitions physiques jusqu’au seuil de l’adolescence, voire jusqu’à la période de jeune adulte chez les filles, ou de règles rigides concernant les sorties. Ces comportements parentaux continuent généralement ceux transmis par la culture d’origine. Ils provoquent bien sûr des conflits parfois aigus auprès des adolescents dans un contexte canadien.

Les filles sont plus sujettes à ces mesures et l’étau peut même se resserrer quand la menace des sorties avec les garçons commence à poindre. Pour xrtains parents, la crainte de la promiscuité cache mal l’angoisse de perdre du pouvoir ; pour d’autres, c est le refus de voir leur fille s’enjager avec un garçon d’un autre groupe culturel ou d’une autre religion. 1 est arrivé de voir un père accompagner sa fille en entrevue ou une adolescente Ure obligée de téléphoner à la maison aux demi heures pendant l’entrevue pour assurer qu’elle se trouvait toujours dans nos locaux. Le plan original de mener les entrevues à la maison a été très tôt abandonné ,n raison du manque de discrétion de la part des parents. Certains sujets lu sud est asiatique ont révélé que même si leurs parents se tenaient dans une pièce attenante, et que la porte était fermée, il y avait danger qu’ils coutent tout.

Les exemples de punition physique sont monnaie courante dans presque tous les groupes suffisamment représentatifs. Le degré d’accord de l’enfant avec le comportement des parents varie grandement, allant de la légitimation à des actes de rébellion. Ainsi, un garçon raconte avec une certaine fierté comment sa mère, lorsqu’il eut dit des mots sales dans son pays d’origine vers l’âge de huit ans, prit une allumette et lui brûla légèrement les lèvres.

À, côté des exemples de contrôle culturellement sanctionnés, il existe des mnduites de contrôle sévère perçues très négativement, du moins en rétrospective, par l’adolescent. Une adolescente latino américaine rappelle avoir été élevée de façon très stricte par sa mère. Dans son pays d’origine, et cela jusqu’à l’âge de 13 ans, elle ne pouvait se rendre que chez la voisine et ne pouvait pas rentrer plus tard que 19 heures 30 au risque d’être battue. Sa mère allait la conduire et la chercher tous les jours à l’école. Une fois, la mère ne se présenta pas à l’heure habituelle et la fille, alors âgée de 7 8 ans, rentra avec sa gardienne. La mère, enragée par cette inconduite, lui mit la tête dans la cuvette des toilettes. Cette jeune fille a maintenant 16 ans et habite Montréal avec sa tante, également très stricte. Elle a pu arracher la permission de voir son ami de coeur une fois par semaine. Une autre adolescente du sud est asiatique rapporte ne pas avoir eu le droit de sortir de la maison après souper jusqu’à l’âge de 15 ans. Ce contrôle des filles est aussi extrêmement serré dans les familles musulmanes.

Cette démarche des parents souffre souvent d’un manque de légitimité sociale dans une société postindustrielle avancée. Les enfants devenus adolescents et désormais bien conscients des valeurs d’égalitarisme et d’autonomie véhiculées à la fois à l’école et dans les média n’intériorisent pas toujours ces attitudes de contrainte et, à moins que les parents aient pu valider leur mode d’agir, ils se rebellent contre ce qu’ils perçoivent comme une atteinte à leurs libertés fondamentales et un frein à leur intégration dans la société libérale. À ce point, les parents vacilleront entre des bouffées d’autoritarisme et un abandon de leurs responsabilités. Ils se sentent de plus en plus dépassés et ils abdiquent graduellement.

Les garçons sont particulièrement victimes de ces situations d’ambivalence parentale. Notre recherche a relevé un nombre assez élevé de comportements antisociaux tels que les vols, les batailles de rue et, occasionnellement, la promiscuité sexuelle. Ce syndrome est souvent généré en partie par des dynamiques familiales où les parents manifestent une incompétence à érer le devenir de leurs enfants après avoir tenté par tous les moyens de les contenir. Chez les 30 premiers sujets masculins, nous avons relevé cinq cas avec au moins quatre symptômes de conduite antisociale. Trois des adolescents rapportent avoir été battus par leur père. Un quatrième, sans être battu, est la cible de scènes de colère disgracieuses connues de tout l’étage de l’immeuble. Ces enfants disent tous avoir eu très peur de leur père au cours de leur enfance. Maintenant, il existe une dynamique de défi à l’égard de cette répression paternelle au moment où la peur s amenuise.

Dans d’autres circonstances, et cela est plus remarquable chez les filles en provenance du Moyen Orient, il existe une soumission consentie au contrôle des parents. Le milieu très protégé interdit une socialisation avec l’ensemble des adolescents, sans que ce soit pour elles source de malheur. Cet équilibre ne pourra durer qu’en autant que la vie future de ces adolescentes reproduise la situation vécue au foyer. Comme plusieurs de ces groupes ne pqssèdent pas une densité démographique très élevée au Québec, la transition risque d’être difficile. Encore est il qu’il ne faille pas sous estimer la capacité de la famille à gérer entièrement la vie intime de leurs enfants. Ainsi, une jeune fille musulmane qui approche de la majorité attend avec soumission d’aller vivre l’an prochain dans son pays d’origine avec un mari encore inconnu que son père ira lui procurer.

Conclusion

Il va sans dire que, sans être meilleure ou pire, la dynamique qui préside aux relations intergénérationnelles diffère considérablement dans cet échantillon de familles d’exilés vivant au Québec que dans les familles francophones de souche (Tousignant, Hamel et Bastien, 1988). Rappelons brièvement les observations faites antérieurement au sujet de ce dernier groupe. Les familles québécoises accordent évidemment beaucoup plus de liberté à leurs enfants, conscientes que ceux ci doivent prendre graduellement en main leur destinée. Ces adolescents se préoccupent alors moins de leur indépendance que de leur capacité d’autonomie qui s’exerce non seulement envers les parents, mais aussi envers leurs amis, leurs camarades et même leurs amis de coeur.

Les écarts de la norme, quand ils surviennent dans ces familles, prennent alors la coloration d’un laisser aller ou d’un désistement de la part des parents. Les jeunes se plaignent aussi du manque de contribution émotive de la part du père, et cela même dans les familles saris problèmes graves. Les parents sont parfois eux aussi obsédés par leur désir d’autonomie et se distancient des enfants pour investir dans leur carrière ou leurs loisirs. Quand il y a détresse psychologique chez les adolescents, elle emprunte alors la voie de la crise suicidaire, quand ce n’est pas de la tentative elle méme dont la fréquence est de 6 p. 100 entre 14 et 17 am. Dans les cas plus heureux, les adolescents sont.en mesure de prendre rapidement des décisions importantes, de s’exprimer ouvertement sur leurs états psychologiques et de faire confiance aux autres. Ils auront de la reconnaissance envers leurs parents, mais leur générosité s’orientera également vers l’extérieur de la famille au sein de leur groupe de pairs ou dans des engagements sociaux.

Les familles de réfugiés semblent revivre sous une autre forme le choc des valeurs vécu au Québec durant la période de la Révolution tranquille. qu’est le passage d’une société traditionnelle à une société libérale. La civilisation nord américaine exerce un attrait certain sur les parents qui sont moins assurés dans leurs valeurs, et on observe souvent une cassure du contrôle avec les années. La communauté culturelle d’appartenance n’est pas suffisamment nombreuse dans la plupart des cas au Québec pour assurer un support aux parents dans leur démarche éducative. On assiste donc davantage à une espèce de guerre de tranchée où le jeune tente d’accaparer de plus en plus de terrain. Cependant, il ne sait plus trop comment utiliser le pouvoir nouvellement acquis qui se traduira gauchement en rébellion et en conduites déviantes. Chez les filles, cela se traduira davantage par des sentiments d’anxiété et des conduites phobiques parce qu’elles sentiront que les parents ne peuvent plus leur apporter la protection promise. Les conduites suicidaires, bien que présentes, sont aussi moins prononcées que chez les jeunes Québécoises.

L’aspect positif est l’empreinte plus forte laissée par la famille chez les exilés. Les parents investissent beaucoup dans leurs enfants, probablement parce qu’ils ont perdu tellement de liens d’attachement en s’exilant. De plus, le racisme vécu par les deux générations en provenance aussi bien de Québécois de souche que d’autres groupes migrants à l’école et sur le marché du travail resserre nécessairement les liens d’appartenance. Mais le point le plus saillant s’avère la participation prononcée de ces jeunes dans le monde adulte et dans l’espace domestique. Ils ont de nombreuses occasions de surmonter des défis, de se battre et de se sentir importants. Cela contraste sûrement avec la situation des Québécois de souche qui affrontent aussi des défis, mais davantage sur le mode du jeu, soit dans les sports ou les associations de jeunes.

Il y a aussi chez le groupe de réfugiés ce sentiment que l’on part de rien et qu’il faut foncer dans la vie, cette contrainte de ne pouvoir regarder en arrière, cette conviction qu’il y va de l’honneur de sa culture. Il faudra attendre encore quelques années pour savoir si les grands entrepreneurs et innovateurs de demain proviendront davantage de ces familles d’exilés.

La nature de notre échantillon nous force à limiter nos conclusions à la population des réfugiés. La tentation est forte cependant de les étendre aux autres groupes d’immigrants* Lors de la présentation de ces résultats préliminaires en conférence, nous avons entendu quelques témoignages de représentants d’autres groupes culturels qui voyaient dans nos données un, reflet de leur expérience familiale d’immigrants. Nous ne pouvons qu espérer que d’autres recherches viennent enrichir ce portrait initial.

Notes :

1. Cette recherche a été rendue possible grâce à des subventions du CRSH, du FCAR et du Fonds FODAR de l’Université du Québec. Nous tenons à remercier les personnes suivantes qui ont contribué à ce texte : Claire Malo et Francine Perrault.

2. Les données de cette recherche ne sont pas encore informatisées el ne pou nt in de avant plusieurs mois. Les statistiques présentées reposent donc sur une fraction de l’échantillon.

3. Il ne s’agit pas dans ces cas de familles en attente de réunification.

4. Ces résultats n’ont pas encore été publiés. Pour d’autres détails sur cette étude voir Tousignant, M., Hamel, S., Bastien, M.F. (1988). Structure familiale, relations parents enfants et conduites suicidaires à l’école secondaire. Santé mentale au Québec, 13, 79 93.

Aller au contenu principal