Les représentations de l’identité chez les migrants turcs dans le discours de l’infortune.

Sourou Benoît – Docteur en anthropologie sociale et culturelle de l’Université de Bordeaux 2.

Ce texte est initialement paru dans un ouvrage coordonné par Isabelle Rigoni ayant pour titre : « Turquie : les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration.  » Paris, Editions Syllepse, collection points cardinaux, 2000.

Une rencontre a permis ce travail. Il y a quelques années déjà, étudiant en ethnologie, et par ailleurs psychomotricien dans un service de psychiatrie, j’évoquais lors d’une conversation avec un médecin, les difficultés de prise en charge des populations migrantes dans les banlieues de Bordeaux. Deux ordres de problèmes se présentaient à nous :

- diagnostiques d’une part.

- thérapeutiques d’autre part.

Concernant le premier point, les outils habituellement utilisés par le personnel soignant s’avéraient peu efficaces avec des personnes utilisant peu ou pas le français, et la variété des symptômes présentés par nos consultants mettait à mal les deux grandes catégories nosographiques de la psychiatrie occidentale : névrose et psychose. Les travaux de G. Devereux[1] ou de F. Laplantine[2] attestent de cet état de fait, et montrent qu’il existe des modes d’expression symptomatologique selon les cultures. Ainsi, l’exemple de cette patiente turque, rencontrée par ce praticien, qui présentait un tableau d’excitation indéfinissable, atypique, indéchiffrable pour le psychiatre occidental, si ce n’est lorsqu’il fut comparé aux plus belles descriptions en vogue dans la littérature psychiatrique du début du siècle ; ou encore, celui de cet enfant, victime d’une inhibition grave, qui évoquait l’autisme, mais qui, après quelques mois de prise en charge, put sortir de son état de stupeur, finalement qualifié de névrotique, et ce en partie grâce à l’intervention d’un médecin turc.

Pour ce qui est du deuxième point, c’est l’arrêt prématuré des prises en charge mises en œuvre par les différentes institutions : centres de consultations, hôpitaux de jour, qui rendait vaine toute tentative de soin. Le fonctionnement habituel des modes de prise en charge en psychiatrie suppose un travail long et difficile, s’étendant sur des périodes allant de une à deux années, ceci en totale opposition avec les types de prise en charge dits « traditionnels » qui ne durent souvent que le temps d’une consultation. C’est tout le problème du cadre du travail thérapeutique qui est ainsi posé, l’un des thèmes les plus importants de l’ethnopsychiatrie que défend T.Nathan[3] qui concerne l’adaptation des dispositifs de soins aux populations migrantes.

Les praticiens perçoivent cette difficulté comme une non-collaboration aux soins de la part des patients lorsque ceux-ci parviennent à être partiellement engagés. Cela suscite chez eux de vives inquiétudes notamment quant aux migrants originaires de Turquie pour lesquels les choses se posent d’une façon plus aiguë. Ces réactions en témoignent : « Ils ont de graves problèmes d’intégration ! », « Restent entre eux ! », « Constituent une communauté fermée ! », « Ne collaborent pas avec les institutions françaises ! », « Nous aurons de graves problèmes avec les deuxièmes générations ! », « Ils ne parlent pas un mot de français ! », « Ils sont invisibles, mais ne sont pas assimilés ! » Autant d’obstacles qui vont à l’encontre de l’émergence d’une « demande de soins », pierre angulaire du travail en psychiatrie. Terme qui ne se résout pas dans ce contexte à un « Je veux me faire soigner « , mais qui nécessite tout un détour explicatif de la part du patient, visant à authentifier sa demande, la vider de tout contenu utilitaire, la préciser, pour déjà inscrire le symptôme dans la prise en charge, et dans le cas d’un enfant, à engager au-delà de lui, ses parents.

Cette inscription de la demande des patients dans le cadre de soins s’effectue rarement avec les migrants turcs, et lorsqu’elle se produit, c’est toujours a minima : dans le cas d’urgences, crises d’agitation, troubles importants du comportement. Elle se limite alors au registre médicamenteux, et le suivi ne dure que le temps de la crise.

La plupart du temps, les migrants turcs rencontrés au cours de mes enquêtes menées dans la région de Bordeaux se définissent comme des : « durs au mal ». La souffrance psychique ou physique est perçue différemment, avec des références autres que celles qui la déterminent en France. Ils s’orientent de plus vers d’autres recours, auprès d’imams notamment. Pour eux, il s’agit d’une incapacité de la part des médecins ou des autres soignants à comprendre la nature de leurs troubles, et à être efficaces rapidement : « Les médecins ils ne savent rien ! » « Les médecins, ils ne comprennent pas ce qu’on a, ils comprennent rien ! » ou encore, « Ils font rien les psychologues ! » « Les psychologues ça sert à rien ! »

Le problème semble être celui de l’image que chaque partie se fait de l’autre, et celui des représentations qui sous-tendent ces comportements, organisant des constructions signifiantes autour des notions de maladie et de santé, spécifique de chaque culture. Ces représentations sont causes de nombreux malentendus. Chaque partie s’oppose à une certaine acculturation de son système de représentations et développe des résistances. Par acculturation, nous nous référons à la définition qu’en donne G.Devereux[4] et qu’il explicite comme étant : « L’ensemble des phénomènes résultants d’un contact continu et direct entre groupes d’individus appartenant à différentes cultures et aboutissant à des transformations affectant les modèles culturels originaux de l’un ou des deux groupes. »

Concernant les migrants turcs, tout laisse supposer que leurs systèmes de représentations demeurent intacts, conformes à ce qu’ils étaient dans le pays d’origine, traditionnel, et par-là, ce qui est entendu classiquement, c’est leur conformité avec les préceptes de l’islam. « J’ai du mal à différencier la culture turque de l’islam » m’affirmait l’un de ces migrants rencontré au cours de mes enquêtes. Il s’agit alors de proposer aux patients un cadre permettant l’expression privilégiée de l’univers coranique où saints, « cin »[5] et prophètes peuvent s’exprimer facilement.

T.Nathan fut sur Paris, l’initiateur d’un type particulier de consultation permettant aux migrants d’exprimer leurs représentations culturelles. C’est ce modèle accusé non sans raisons d’être culturaliste voire post-culturaliste, quelque peu modifié, qui fut adopté lors de la création de la consultation interculturelle du centre hospitalier spécialisé de Cadillac en Gironde. Elle se déroule régulièrement le mardi, à Lormont dans la banlieue de Bordeaux, dans des locaux mis à disposition par l’hôpital de Cadillac. Une équipe de soignants pluridisciplinaire (psychologues, assistantes sociales, infirmiers, médecins, psychomotriciens) reçoit sur rendez-vous, des familles ou des personnes étrangères ou d’origine étrangère, venant seules ou accompagnées d’un professionnel de la santé ou du social, présentant des problématiques dans lesquelles la dimension culturelle apparaît au premier plan.

Dans ce dispositif, les membres de l’équipe remplissent des rôles différents : le thérapeute a pour charge d’animer la séance, les autres, ses co-thérapeutes interviennent peu si ce n’est pour apporter des informations sur la culture du consultant ou des remarques sur la façon dont serait perçue la problématique exposée dans d’autres cultures. En effet au-delà de sa pluridisciplinarité, les thérapeutes de cette consultation sont quasiment tous d’origine étrangère ou ont connu la migration. Un interprète parlant la langue maternelle du consultant complète ce dispositif. Dans les situations que je vais évoquer, les propos de nos interlocuteurs sont donc traduits du turc par l’interprète de la consultation, au plus prés des termes turcs employés. Durant ces rencontres, j’occupais quant à moi une position de secrétaire de séance prenant en note tout ce qui se disait.

Ce lieu, dans lequel je travaille maintenant depuis cinq ans, m’offrait donc un espace de recueil d’informations inespéré et extraordinaire. Je m’étais à travers ce cheminement aperçu, qu’il n’y avait pas lieu de confiner la maladie dans un cadre étroit et strict, mais, qu’au contraire, un intérêt considérable apparaissait si je l’envisageais en tant que « Phénomène social total », selon l’expression de M.Mauss, reprise par J.Copans[6] et explicitée ainsi : « un type de phénomène qui soit à la fois expression et synthèse de l’ensemble de la vie sociale d’une société donnée. » mais également, « L’étude de certaines configurations privilégiées et stratégiques permettant de comprendre le sens réel des relations sociales. » La maladie envisagée ainsi mettait en jeu au-delà de l’affection : la parenté, l’économique, les relations de pouvoir, le religieux, somme toute tous les secteurs de la vie sociale.

Ainsi, du point de vue méthodologique, les discours, les textes recueillis depuis plusieurs années, concernant en premier lieu la maladie, pouvaient être lus à plusieurs niveaux, certes au niveau de l’affection biologique, mais aussi au niveau des troubles identitaires, des perturbations de l’ordre social ou des liens de parenté. Une étude dans le champ limité de la maladie, devrait donc logiquement permettre d’appréhender des unités plus larges, telles que l’ordre social ou l’identité par exemple.

Ce n’est donc pas parce que ces entretiens sont recueillis dans un cadre médical, qu’ils ont nécessairement à être interprétés uniquement dans le champ de la maladie ou de la óanté. Ils doivent nous éclairer sur le fonctionnement communautaire global. Ce à quoi ils m’avaient conduit, puisque je constatais, après mes premières enquêtes que l’ordre social hérité du pays d’origine demeurait intact chez les Turcs et ce, malgré la migration.

Dans le même sens, la psychanalyse a montré que le clivage du normal et du pathologique n’était pas pertinent, que l’on retrouvait chez l’individu dit « normal », les mêmes mécanismes, les mêmes préoccupations que chez un individu perturbé. Ainsi, celui qui rencontre des difficultés, nous offre comme à la surface d’un miroir grossissant, les mêmes craintes, hantises et doutes que ceux qui nous assaillent, mais assurément de façon plus visible, peut être en raison d’une plus grande sensibilité aux événements. Les situations vécues par nos consultants sont exemplaires du déchirement vécu par une identité en reconstruction, et deviennent emblématiques de ce qui peut advenir à bas bruit chez leurs compatriotes. T.Agossou[7] va dans le même sens en écrivant ceci : « C’est à travers les perturbations et le désordre que vivent les individus qu’il est possible d’évaluer la survivance des représentations collectives élaborées par la culture. »

La maladie ou plutôt l’infortune est un fait social total, à ce titre elle ne concerne pas uniquement les perturbations biologiques qui en l’occurrence sont absentes chez nos consultants. Etudier les représentations de l’infortune nous oriente dans un champ plus large que celui de la seule vision biologique qui apparaît insuffisante pour rendre compte de la richesse des éléments mobilisés par cette notion. Cela à son importance car, comme je vais essayer de le montrer, évoquer le discours sur l’infortune nous entraîne inévitablement à nous référer à l’ordre social, et peut être plus largement à l’identité. Ainsi, des paroles recueillies au cours d’entretiens dans ce cadre particulier restaient pour moi énigmatiques, les voici : « Les gens se marient dans la famille, les cousins, c’est pour ça qu’il y a beaucoup d’enfants malades après » ou encore : « Dans mon village on est trois mille, on se marie entre nous, on épouse sa cousine paternelle ou sa cousine maternelle. Moi, je suis allé me marier avec ma cousine en Turquie. Les gens supportent ça même si ça ne leur plaît pas. Des fois ils sont contents, il y en a qui disent que ça peut donner des handicapés mais chez nous ça n’a jamais rien donné ! Enfin ça peut arriver un jour ! » Association Geza Roheim .

Ces propos témoignaient me semblait-il d’exigences contradictoires : d’une part, de l’obligation de respecter la pratique d’une certaine endogamie, prescrite autant par la loi islamique qui recommande le mariage « arabe » avec la cousine parallèle patrilinéaire, la fille du frère du père ; que par les lois pré-islamiques où prédominait le modèle de l’échange généralisé, selon lequel, il convenait d’épouser la fille du frère de la mère, la cousine croisée matrilatérale. D’autre part, ces paroles révélaient la nécessité d’abandonner ces pratiques car elles pouvaient être à la source de tous les maux. La question de la pérennité de l’ordre social restait au centre de mes préoccupations. Des visions différentes à l’intérieur du groupe de migrants concernant les prescriptions matrimoniales et la prohibition de l’inceste élargie aux cousins germains apparaissaient. Y avait-il alors une rupture qui se dessinait par rapport à l’ordre ancien ? Les représentations constitutives de l’identité de ces migrants se modifiaient-elles sensiblement en migration ? Ou sous l’apparente modernité de ce nouveau discours, les structures anciennes persistaient-elles ?

J’arrivais à la conclusion suivante lors d’une recherche passée : les comportements « traditionnels » se renforcent en migration. Néanmoins, des failles apparaissent peut-être sous les traits de nouvelles représentations dont semblent se saisir parfois les individus, à l’instar du mariage de cousins pouvant provoquer des maladies. Mais voilà, à y regarder de plus prés, A.Gökalp[8] explique que récemment le gouvernement turc soucieux d’un rapprochement avec l’Occident a entrepris une campagne d’information visant à supprimer les comportements endogamiques, avec force culpabilisation pour les contrevenants, et notamment en affirmant l’augmentation de risques de maladies s’il y avait persistance dans l’exécution des prescriptions matrimoniales.

Ce ne serait donc pas obligatoirement la migration qui modifierait ces représentations. Mes déductions hâtives percevant les propos de mes informateurs comme étant influencés par la société d’accueil trouvaient là leur limite. J’avais tout à fait sous estimé l’impact gouvernemental et institutionnel, par le biais de la radio, de la télévision ou des associations. Les migrants se conformaient alors peut-être aux recommandations en provenance de leur pays d’origine et restaient au plus prés de l’identité turque. Ce qui m’apparaissait comme étant une occidentalisation ne s’effectuait que par un détour, contrôlé en somme par les instances turques. Il s’agissait alors plus vraisemblablement d’une « turquisation » des migrants qui emprunte parfois des voies pouvant évoquer celles de l’Occident, mais qui, si l’on y regarde de plus prés, demeure conforme aux vœux du pays de départ. Dans celui-ci semblent ainsi cohabiter au moins deux ordres sociaux antagonistes : l’islam et le kémalisme qui rendent d’ailleurs problématique la construction d’une identité turque, et ce déjà dans le pays d’origine.

Il me faut dés lors reconsidérer ce que j’avançais, l’ordre social dans lequel se repèrent les migrants turcs ne saurait demeurer intact. L’identité de ces personnes nous apparaît finalement comme étant modifiable et adaptable et non rigide ou figée, jouant alternativement et selon les registres tantôt sur un renforcement de l’islam, une réaffirmation de la tradition, un renforcement du nationalisme ou une occidentalisation. L’identité semble divisée entre ces différents pôles, presque morcelée par l’histoire, en cela, « la synthèse pose un problème » pour reprendre l’expression de C.Levi-Strauss[9]. Plusieurs points d’appui apparaissent alors : tout d’abord, l’identité occupe une place vide montrant par-là son caractère insaisissable mais non pour autant indéfinissable. Ensuite, elle est par essence, divisée, fragmentée, selon les contingences historiques. « Historique parce qu’elle est en pratique soumise aux influences et aux échanges, aux luttes, aux dynamismes qui font l’histoire. » comme l’explique M.Augé[10]. Il apparaît comme impossible de remonter à son point d’origine, et, cet auteur ajoute : « Aucune société ne peut s’identifier intégralement à une culture homogène qui en serait l’expression naturelle et à l’infini, toujours souple, adaptable à de nouveaux contextes, en élaboration perpétuelle. » Il y a de l’Autre dans l’identité, et des Autres. C’est aussi ce que nous apprend la psychanalyse, et concernant notre sujet, qu’il ne saurait y avoir de société turque conforme à la culture turque si tenté qu’elle ait une existence, contrairement à ce que les idéologues de l’histoire turque tentaient de démontrer. E.Copeaux[11] a développé ces points : islam, laïcité, chamanisme, références grecques ou chrétiennes cohabitent, et ce n’est que de leur reconnaissance qu’une identité a des chances d’advenir, les ordres sociaux y sont pluriels et constitués de représentations.

Existe-t-il alors un ordre social global ou des ordres sociaux qui sous-tendent les constructions identitaires ? Comment une unité peut-elle naître à partir de cette division s’il existe une pluralité d’ordres ? Qu’est-ce alors qu’être turc en migration ?

L’ordre social global dans lequel se repèrent les migrants turcs ne peut donc rester conforme à ce qu’il était dans leur pays d’origine, et ce malgré les apparences, car il est éminemment plastique, constitué de représentations toujours mouvantes, parcouru de scissions qui existent dés le pays de départ. Il peut intégrer et accommoder certaines des nouvelles contraintes de la société globale ou effectuer un repli sur d’anciennes positions identitaires qui reprennent du sens en migration. Ainsi, les migrants turcs nous apprennent que les représentations de l’infortune se repèrent tout autant dans l’islam que dans le chamanisme ou la « médecine moderne ». Leur interprétation peut parfois s’entendre comme un rappel à l’ordre social ancien, signe précisément d’un effritement des représentations issues du pays d’origine. Mais aussi, à l’inverse, les individus malades par l’apparition de symptômes, cherchent à se dégager d’un ordre social ancien perçu comme étant trop contraignant. En réalité, les constructions identitaires des migrants s’effectuent entre ces deux pôles, entre ces deux exigences, sous peine de voir apparaître un déséquilibre initiateur de troubles.

Appréhender comment les représentations de la maladie se déclinent en migration, devrait nous permettre de percevoir quels sont les points nécessaires de l’identité turque qui sont convoqués par les migrants lorsque l’identité s’effrite ou au contraire, quels sont ceux qui constituent des entraves devenues inacceptables en migration, pour une nouvelle construction identitaire. Cela permettra, du moins je l’espère de définir les limites qui préfigureront les modifications identitaires susceptibles de se produire à l’avenir dans le pays de départ.

Deuxième partie :

Des migrants sur les bords de la Garonne.

Je vais rendre compte après une brève présentation de la communauté turque de Bordeaux, de deux situations qui se sont ainsi présentées à nous, mettant en scène au-delà de l’islam d’autres univers de sens. Je voudrais montrer que, si effectivement, maladie, malchance et malheur se repèrent dans l’univers islamique, il ne saurait être exclusif. Les références à l’islam ne peuvent en effet seules rendre compte des comportements face à ces événements.

Depuis la seconde moitié du dixième siècle, époque de la conversion des Turcs à l’islam, cette religion et la turcité apparaissent étroitement liées l’une à l’autre. L’empire ottoman incarna « l’épée de l’islam » durant onze siècles. Auparavant, les Turcs nomades étaient principalement chamanistes. Avec l’avènement de la république laïque le 29 octobre 1923, le kémalisme devenait l’idéologie qui allait dominer les décennies à venir. Si je superpose ainsi, une cosmogonie, une religion et un système politique, trois objets situés à des niveaux différents, c’est que ces trois registres sont concernés par l’interprétation du mal. Ce n’est donc pas tant l’examen clinique des situations qui m’intéresse, que la découverte des systèmes et des causalités.

Les migrants turcs s’installent dans la région bordelaise à partir des années soixante-dix, même si l’on trouve trace dans les archives départementales de la Gironde d’une petite dizaine de « citoyens ottomans » commerçants en bonneterie et ce dés 1905. Il s’agit, concernant ceux qui sont arrivés plus récemment, de petits paysans victimes de la mécanisation importante de l’agriculture effectuée dans les années cinquante, soixante. Ils se dirigèrent vers les villes pour trouver des emplois ou partirent à l’étranger. Les premiers arrivés firent fonctionner les « hemseri », ces chaînes migratoires basées sur la parenté ou l’appartenance au même village, invitant ainsi de nombreuses personnes à venir les rejoindre pour travailler.

Ils seraient environ 5000 à l’heure actuelle, un tiers d’entre eux provenant de la région d’Isparta, et plus particulièrement de Yalvaç, l’ancienne Antioche de Pisidie, située à quatre cents kilomètres au sud d’Ankara, dans la région des lacs Pisidiens. Un second tiers provient du Nord-Est du pays, de Posof dans la région de Kars. Nous pouvons considérer pour des raisons de commodité qu’il existe un troisième groupe composé de personnes venant de différentes régions : des abords de la Mer Noire, du Sud-Est, et du Centre de l’Anatolie : de Samsun, de Corum, de Diyarbakir, d’Adana, de Kayseri.

La communauté turque de Bordeaux se structure au moyen d’associations dont la forte prégnance semble responsable d’un fonctionnement quasi autarcique de la communauté, les liens tissés avec l’extérieur étant uniquement de nature utilitaire. S.De.Tapia (1992:40) et R.Kastoryano (1994:74), dans des études portant sur les communautés d’Alsace et de Dordogne, insistent sur la richesse de la vie associative turque. Selon ces derniers, chaque ville abritant des migrants possède au moins une association. Elles prennent en charge la préservation de l’identité, et à ce titre incarnent les différentes composantes de l’identité turque : l’islam, le kémalisme et les références mythiques. Classiquement décrites comme reproduisant les clivages qui existent dans le pays d’origine au niveau politique, elles jouent également le rôle d’assistance sociale, et permettent le maintien de la langue, de la culture ou de la religion.

Dans la communauté bordelaise, tout est fait pour préserver l’identité issue du pays d’origine, et cela va même jusqu’à surprendre les nouveaux arrivants qui se trouvent plongés en France dans la ruralité turque. Ces propos d’un instituteur récemment arrivé en témoignent : « Les racines de la communauté, c’est le petit village, l’esprit petit village, ici les gens sont beaucoup plus traditionnels qu’en Turquie ! » Pour ce dernier, apôtre du kémalisme en migration, car envoyé par le gouvernement, le terme traditionnel renvoie à l’islam et aux pratiques qui accompagnent la vie du croyant, mais ce registre n’incarne pas, loin s’en faut, toute la tradition. Si l’on y regarde de plus prés, et notamment lorsque la nécessité du sens se fait sentir, en cas d’infortune, l’univers pré-islamique ou la modernité kémaliste participent également de toute tentative de définition du mal. Voici deux exemples qui vont illustrer cette affirmation.

Une rencontre manquée.

Monsieur N. originaire du Sud-Est de la Turquie arrive en France en 1990. Son épouse et leurs enfants le rejoignent un an plus tard, après que celui-ci ai trouvé un emploi dans le bâtiment. Il vient nous rencontrer accompagné de sa fille aînée, Saniye, suite à des visites chez un médecin généraliste et chez un psychiatre, qui ne parvenaient pas à dénouer les troubles dont souffrait cette dernière. L’installation, à ses débuts, aux dires du père se passe sans problèmes particuliers, mais rapidement, l’aînée âgée de quatorze ans se montre nostalgique de la vie en Turquie. Elle passe de longues heures à rêvasser, « elle ne prend pas pied ici ! » nous dira monsieur N. Elle ne manifeste aucun intérêt pour sa scolarité, devient passive, s’isole facilement. La situation se détériore davantage lorsque apparaissent les premiers symptômes physiques : maux de tête, mal au dos, autant de signes caractéristiques de la souffrance des femmes turques en migration.

Monsieur N. avance plusieurs étiologies afin d’expliquer ces troubles. Il pense tout d’abord à la nostalgie du pays, sa fille connaissait bien la Turquie, elle s’y plaisait beaucoup, y avait ses amies, ses habitudes. Secondairement, monsieur N. évoque l’absence de relations familiales en migration. La grand-mère maternelle, à laquelle Saniye était très attachée, ne donne que peu de nouvelles depuis qu’ils sont partis. Enfin, monsieur N. penche plus volontiers pour une étiologie organique ou biologique. Le médecin généraliste n’a pas effectué d’examens, le psychiatre n’a rien trouvé. Aussi réclame-t-il une attention sérieuse aux problèmes rencontrés par sa fille : « Je voudrais un examen à la radio », et il ajoute : « elle n’a pas d’anormalité dans la tête ! », propos que l’interprète traduira ainsi : elle ne présente pas de troubles psychologiques. Pour son père, Saniye ne présente pas de troubles psychologiques, elle souffre de problèmes organiques ou de nostalgie, et devant l’insistance du thérapeute de la consultation qui tentera d’explorer les relations familiales, il ajoutera : « Ce n’est pas en parlant, ce n’est pas en restant ainsi que l’on va régler les problèmes de sa tête. » Parler dans cette situation ne sert à rien, parler relève du domaine du psychologique, « de l’anormalité de la tête », et assurément, la symptomatologie présentée par sa fille ne peut avoir qu’une cause organique. Dans l’élaboration effectuée par monsieur N. les manifestations physiques sont obligatoirement en lien avec des causes organiques. Tentant une dernière explication pour élucider ces troubles, il ajoutera : « Elle boit beaucoup de thé ! »

La consultation se terminera de façon définitive sur ces propos. Le thérapeute ne pourra convaincre monsieur N. de la nécessité d’une nouvelle rencontre. Le malentendu entre, d’une part, l’équipe de la consultation, convaincue de l’existence d’une étiologie psychologique et, d’autre part, le père de Saniye, persuadé de l’existence de causes organiques explicatives du malaise rencontré par sa fille, restera entier. Chaque dimension devenant exclusive de l’autre. Deux conceptions des troubles entrent en opposition : une conception biologique et médicale, qui ne vient pas des professionnels de la santé, mais du père de la patiente. Une conception psychologique se référant à la tradition, ayant pour origine les soignants.

Chacun se positionne dans un lieu où l’autre ne l’attend pas. Monsieur N. vient consulter un médecin, pas un « hoca »[1], il se conforme aux vœux de Mustafa Kemal, soucieux de tirer le pays vers la modernité, vers la science en le débarrassant du poids de l’islam. Même si, ce qui apparaît comme enjeu souterrain, c’est avant tout la prise en compte de sa parole. A l’opposé, les membres de la consultation interculturelle reçoivent un migrant turc et interrogent spontanément les étiologies traditionnelles, sans se soucier de la place symbolique de leur interlocuteur. Mais monsieur N. tient ces univers comme séparés, sans aucun lien entre eux. Pour cette famille, toute maladie s’inscrit dans le domaine médical, biologique, qui déresponsabilise, propose des causes aux maux sans leur donner du sens.

Une construction plurielle de l’identité de la famille N. nous apparaît ainsi, à la fois dans la modernité, dans l’islam, et dans l’univers pré-islamique qui occupe d’autres champs, notamment celui de la parenté. La question de la prédominance de tel ou tel champ selon les circonstances se pose alors, et avec elle, celle des « leviers thérapeutiques » à utiliser en consultation avec des familles originaires d’autres cultures. C’est également ce qu’évoque mon deuxième exemple.

Une histoire d’ours.

Madame L. âgée d’une vingtaine d’années est originaire d’Isparta en Anatolie centrale. Accompagnée d’une assistante sociale, et sur les conseils de celle-ci, elle vient nous faire-part des ennuis qu’elle rencontre. Elle a vécu un événement assez violent, assez pénible lors de ses dernières vacances en Turquie. Cet événement continue de la préoccuper, il perturbe son sommeil et lui occasionne des troubles alimentaires.

En France depuis l’âge de dix ans, madame L. y effectue sa scolarité, puis elle s’engage dans une formation professionnelle et trouve un emploi. En vacances en Turquie l’an passé, ses parents la fiancent à un jeune homme de sa parenté, et quelques jours plus tard, la marient. « Je ne me suis pas aperçue que j’étais mariée, j’étais pas consciente, je ne me rappelle pas avoir dit oui en une semaine » nous dira-t-elle, encore surprise de la rapidité de l’événement.

Elle rentre ensuite en France, et reprend normalement son travail. Son époux demeure en Turquie où il termine ses études, attendant ses papiers afin de pouvoir émigrer. Madame L. lui adresse lettres sur lettres durant de longs mois, il ne répond pas, ne téléphone pas non plus et ce, même à l’occasion des fêtes religieuses. Des interrogations surgissent alors dans l’esprit de son épouse « m’aime-t-il ? » « ne m’a-t-il épousé que pour venir en France ? » « pour mon argent ? », finalement, elle prend la décision de divorcer. Elle se rend en Turquie malgré les mises en garde de sa mère, y rencontre son époux et sa belle-famille afin de les informer de sa décision. Ceux-ci rejettent la demande de séparation, et évoquent le manque de foi de madame L. mais pour elle : « Ils n’ont rien compris, ils pensent que je ne suis pas croyante, ils croient qu’il y a une force de l’extérieur », et son époux fait intervenir des « hoca ». « Ils ont essayé de me faire manger des choses, comme ça j’allais être attachée à lui, j’ai tout refusé. »

Face à la résistance de son épouse, monsieur L. décide de l’enlever et de la séquestrer durant quelques jours. Laissons-la nous raconter cet événement : « J’ai été enlevée de force là-bas, pendant onze jours on m’a gardée dans un lieu que je ne connaissais pas : sans manger, sans boire. Les gendarmes m’ont retrouvée avec l’aide de ma mère, quand elle m’a retrouvée, rien n’a changé, leur projet c’était de faire peur. Moi je dis : on ne peut pas faire peur à quelqu’un qu’on aime, j’ai perdu mon emploi, je n’ai pas pu revenir à temps puisque j’étais retenue. Avant j’étais quelqu’un d’ouvert à tout le monde et maintenant je suis fermée et je ne veux plus voir personne. J’ai peur de marcher, de sortir. Je me dis que c’est ma faute, que je n’aurais pas du y aller. Ils ont été attrapés, mais ils sont sortis sans rien, même pas une amende puisque c’était mon mari. On ne peut même pas déposer plainte contre eux. Je vis, mais je suis comme une morte vivante. »

Madame L. se dit croyante, les références coraniques émaillent effectivement tout son discours, cela apparaît aussi dans sa présentation : la tête couverte d’un voile, elle nous raconte son histoire. Elle se méfie de l’islam populaire, elle nous dira : « je crois le Livre, pas les gens. » Elle épouse un étudiant en théologie confirmant ainsi son attrait pour la religion. Elle se montre très attentive aux célébrations religieuses, qu’elle considère comme devant être partagées en famille, et s’indigne du recours maléfique effectué par son époux auprès des « hoca », pour qu’elle lui soit attachée.

A.Aouattah (1993:84) évoque cette pratique satanique dans l’islam populaire marocain : « le towkal » est une « mauvaise écriture » qui, mélangée à de la nourriture ou diluée dans de l’eau, sera bue la plupart du temps à son insu par celui ou celle visé par ces effets dévastateurs. Apparemment, il n’existe pas de terme aussi précis en turc pour désigner cette action, et l’on dira plus généralement : « on nous a écrit un muska » (Muska yazmak), pour évoquer toute attaque en sorcellerie. Ainsi, monsieur L. tente de lier son épouse, et dans le même temps, il pense que cette dernière est possédée par un « cin », qu’il y a une force extérieure qui l’influence et la contrôle. Convaincu de ce fait, il confectionnera des « Muska » : amulette en tissu renfermant des versets coraniques ou des beaux noms de Dieu inscrits sur une feuille de papier, pliés et cousus en triangle, auxquels il attribue la vertu de pouvoir désensorceler son épouse.

L’époux de madame L. se nourrit d’islam populaire. Au contraire, celle-ci se positionne plutôt comme « musulmane et moderne » pour reprendre le titre de l’ouvrage de N.Göle (1993), mais le mariage puis le rapt la précipite dans une réalité tout autre.

Madame L. est mariée par sa famille, comme la grande majorité des jeunes filles turques en migration. G.P.Salmon et H.Bozarslan (1993:3), lors d’une enquête menée auprès de 500 jeunes turques ont montré que 104 d’entre elles avaient été mariées par la famille, le mariage étant effectué dans la parenté proche, pour un fort pourcentage d’entre elles. L’amour ne concerne pas le nouage des alliances, seuls comptent les enjeux financiers, le « soy »[1] (le lignage) et la descendance.

Madame L. représente un excellent parti pour son futur époux. Il paiera un « baslik »[2] peu élevé car il épouse une fille d’un lignage proche. La compensation matrimoniale versée lors d’un mariage est en effet proportionnelle au degré de proximité dans la parenté. Si j’épouse une jeune femme qui m’est étrangère, il me faudra verser une prestation très élevée ; en épousant une fille d’un lignage proche, monsieur L. réalise donc une bonne opération. Ceci est renforcé par le fait qu’il va venir travailler au côté de son beau-père en France, son travail lui permettra de rembourser sa dette, ce « bride service » lui permet de différer sa dette. Le remboursement effectué, il pourra à son tour enrichir son lignage. L’envers de cette opération, c’est qu’il se retrouve en France en tant que « iç guvey »[3], et c’est peut-être l’insupportable de cette situation qui le conduit à accumuler les maladresses. Les rapts surviennent habituellement lorsque les jeunes gens, très amoureux l’un de l’autre rencontrent l’opposition des familles à leur union. Il s’agit alors de mettre les familles devant le fait accompli, ce qui aura pour effet de précipiter le mariage devenu incontournable. Dans cette situation, l’enlèvement est réalisé après le mariage, il ne s’agit alors ni d’amour ni de l’opposition des familles.

P.N.Boratav, décédé récemment (1998), a répertorié des histoires d’ours en Anatolie qu’il a publiées en 1955 dans les Folklore Fellow Communications. Ces histoires montrent l’importance de cet animal dans les stratégies matrimoniales. Suivant son héritage, A.Gökalp (1980:216) affirme que l’on rencontre des histoires d’ours dans les rubriques des faits divers des journaux, à l’exemple de celle-ci qu’il nous rapporte : « Alors qu’un groupe de paysans vaque à ses occupations dans la forêt en coupant du bois, une jeune fille du groupe, souvent une traînarde se fait enlever par un ours qui l’emmène dans sa tanière. Les ruses de la victime pour éviter le coït avec son ravisseur échouent : des enfants hybrides naissent de l’union. L’époux ours se montre prévenant, mais les frères de la jeune fille parviennent à la libérer, tuant l’ours et la progéniture monstrueuse. Souvent, la jeune fille libérée regrette de manière explicite son mariage détruit, son époux et ses enfants, mais elle finit par consentir à un mariage qui fait tout rentrer dans l’ordre. » Les histoires d’ours nous révèlent que l’enlèvement réalise en quelque sorte un contre ordre social, lorsqu’une alliance ne peut se faire en raison des oppositions parentales ou en raison du caractère antisocial qu’elle revêt, le mariage par amour en étant une illustration. Ainsi le rapt permet tout de même de parvenir à un accord. La famille ou la société n’aura ensuite qu’à avaliser cette union par une cérémonie.

L’enlèvement est également une métaphore de l’acte sexuel, les histoires d’ours nous l’enseignent. Il marque la consommation de l’union et indique que plus rien ne sera comme avant, qu’il n’y a plus de retour possible. Dans ces histoires, l’ours lèche les pieds de sa victime, dans la réalité crue et violente, l’époux de madame L. tente de lui faire un enfant lors de sa séquestration, afin de se l’approprier. L’enlèvement, c’est aussi l’arrachement à la famille d’origine, la réclusion dans un ailleurs étrange, et la tentative d’une inscription par des marques physiques dans cet ailleurs. J.P.Roux (1966:273) explique que dans les traditions pré-islamiques turques, « Il est un thème folklorique très fréquent qui veut qu’un homme accomplisse un certain nombre de tâches ou surmonte un certain nombre d’épreuves pour obtenir de son père la main d’une femme. » Il est nécessaire, pour être un homme d’avoir accompli un exploit : tuer un animal ou un homme, et cet auteur ajoute « vaincre la bête équivaut à conquérir la femme. » Avant de se retrouver tel un « iç guvey » en France, monsieur L. tente par le rapt de réaliser un acte glorieux afin d’affirmer sa position d’homme auprès de son épouse. P.Benedict (1989:161) rapporte que « Les quotidiens font souvent mention de baslik aux montants astronomiques, d’enlèvements de filles (kiz kacirma) ou de meurtres de filles dont le prix était trop élevé pour leur prétendant désespéré. »

L’homme est un conquérant, un guerrier ou un chasseur ; « autant de ruses connaît le chasseur, autant de chemins connaît l’ours. » dit un proverbe rapporté par J.P.Roux (1966:94). L’analogie entre l’ours et le chasseur se confirme à l’examen des textes anciens, ainsi Oghuz héros mythique est-il décrit comme ayant une poitrine d’ours, signe de son courage et de sa bravoure, il représente aussi une incarnation possible du chaman lors de ces combats dans l’autre monde. A.Gökalp (1980:216) précise : « C’est un rival redouté des hommes : intelligent, taquin au goût sûr, capteur de femelle et bon époux à l’occasion. »

Cette proximité s’affirme aussi dans l’usage des tabous linguistiques. Pour le nommer A.Gökalp (1980:217) relève les expressions suivantes : « Eli büyük » (les grandes paluches), « Orman kibari » (le gentleman de la forêt) ou l’usage de termes qui l’associent à la parenté : « Koca oglan » (l’énorme gars, fils) ou « Abakan » (oncle paternel) ou aîné du côté des paternels. De même, les hommes un peu rustres sont assimilés à des ours, et cet auteur cite ce dicton « le miel le meilleur, c’est l’ours qui le mange », employé fréquemment pour désigner quelqu’un qui ne mérite pas ce qu’il a en sa possession.

Le problème semble se poser autour de cette question concernant monsieur L. : comment pourrait-il être à la hauteur de cette femme migrante ayant un emploi, son permis de conduire, et qui refuse de s’installer chez ses beaux-parents en Turquie, alors que lui-même a été marié par ses parents, et va devoir rembourser à la force de ses bras, un « baslik » qu’il n’a pas pu payer. La seule solution qui s’impose alors à lui consiste au rappel de cette ancienne tradition turque pré-islamique qui vient marquer sa place masculine.

L’enlèvement n’est pas tant destiné à effrayer ou à inscrire mademoiselle L. en tant qu’épouse, qu’à donner à monsieur L. un statut d’homme avant sa migration. Ce second exemple marque l’importance des références pré-islamiques dans la construction de l’identité turque, et nous voyons que les seules références à l’islam ou à la modernité n’auraient pas suffit à élucider l’événement qui surgit dans la vie de madame L.

Conclusion.

L’identité des migrants turcs nous apparaît plurielle, fonction de l’histoire culturelle du lieu d’origine. La question de la prépondérance de telle ou telle composante identitaire selon les circonstances reste ouverte, et rien ne nous autorise à privilégier l’islam si ce n’est la parole de notre interlocuteur lorsqu’elle s’y déploie. Les dispositifs de soins qui mettent uniquement l’accent sur cette dimension ne conduisent donc qu’à réifier, pétrifier la culture des consultants, alors qu’au contraire, l’identité est une création dynamique perpétuelle. Elle n’est pas réductible à une seule de ces dimensions.

Notes et bibliographie.

[1] G. DEVEREUX., (1970). Essai d’ethnopsychiatrie générale. Paris, Tel Gallimard : 32.

[2] F. LAPLANTINE., (1988). L’ethnopsychiatrie. Paris, QSJ, Puf : 5.

[3] T. NATHAN., (1986). La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique. Paris, Dunod : 119.

[4] G. DEVEREUX., (1972). Ethnopsychanalyse complémentariste. Paris, Champs Flammarion : 253.

[5] Génies, Etres surnaturels invisibles.

[6] J. COPANS., (1974). Critiques et politiques de l’anthropologie. Paris, Maspero : 40.

[7] T. AGOSSOU., (1996). « La notion de personne dans la tradition Aja-Fon du Benin et en psychiatrie. » Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie n° 29, Grenoble, La pensée sauvage édition : 22.

[8] A. GÖKALP., (1994). « Mariage de parents : entre l’échange généralisé et le mariage parallèle. Le cas de la Turquie. » Epouser au plus proche. Sous la direction de Bonte,P. Paris, EHESS : 440.

[9] C. LEVI-STRAUSS., (1983). 1987. L’identité. Séminaire dirigé par Levi-Strauss,C. Paris, Quadrige, Puf : 11.

[10] M. AUGE., (1988). « Culture et imaginaire : la question de l’identité. » Gosselin, G (dir.) Les nouveaux enjeux de l’anthropologie autour de Balandier,G. Paris, L’Harmattan, Logiques sociales : 59.

[11] E. COPEAUX., (1997). Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste. 1931-1993. CNRS Editions, Paris.

Deuxème partie :

[1] Totalité des agnats d’ego auxquels s’ajoute l’oncle maternel, ses germains et les cousins croisés matrilatéraux d’ego.

[2] Compensation matrimoniale.

[3] « Gendre à l’extérieur » : Les hommes résidant chez leurs beaux-parents sont fréquemment sujet à des moqueries. Ainsi dira-t-on « je vais mieux qu’un « iç güvey »  » pour expliquer qu’une situation pourrait être plus catastrophique. « C’est la fille qui prend le garçon ! » dans ce cas nous ont indiqué nos interlocuteurs.

[1] Maître d’école coranique, prêtre musulman.

Aller au contenu principal