Les théories de la communication – La communication interculturelle

In Cahiers français, n° 258, 1992

Les rencontres et les relations qui se nouent entre des personnes appartenant à des cultures différentes ne butent pas seulement sur l’obstacle de la langue. Cependant, l’importance de cette barrière et les difficultés généralement rencontrées pour la faire disparaître ont longtemps empêché la reconnaissance des autres dimensions de la communication interculturelle. Comme le montre ici Edmond Marc Lipiansky, ce sont en réalité deux grandes dimensions qui traversent toute communication de ce type, l’une relevant de la disparité des codes culturels (Codes linguistiques, codes non verbaux, codes de politesse, codes conversationnels, par exemple) et l’autre correspondant aux différents processus cognitifs et psychosociologiques mis en jeu par les individus dans toute relation avec le représentant d’une autre culture. L’examen de ces derniers aspects permet à l’auteur de dénoncer les impasses de l’ethnocentrisme et de présenter les fondements d’une véritable communication interculturelle.

C. F.

La communication interculturelle tend à devenir un enjeu important pour un nombre grandissant d’acteurs sociaux. Cela tient à l’intensification des contacts entre cultures due notamment à l’internationalisation de l’économie, à l’immigration, au tourisme, aux colloques scientifiques qui multiplient les occasions de rencontre. L’ampleur même de ce phénomène appelle une réflexion sur la nature et les mécanismes spécifiques de la communication interculturelle (celle qui s’instaure, en situation de contre, entre des personnes appartenant à des cultures différentes).

La communication dans ce cas présente bien sûr les caractéristiques de toute relation inter personnelle, mais il s’y ajoute une dimension propre, due à la différence culturelle.

La situation de contact ou de rencontre entre personnes appartenant à des cultures différentes ne garantit pas en elle même que la communication s’établisse. Les obstacles dans ce sens ne sont pas seulement linguistiques et la bonne volonté, l’acceptation du principe de la différence et le désir de communiquer ne suffisent pas. Ces attitudes sont, bien sûr, des éléments favorables ; mais la communication interculturelle suppose aussi la prise en compte de la disparité des codes et la prise de conscience des attitudes et des mécanismes perceptifs suscités par le rapport à l’altérité.

La disparité des codes culturels

La communication suppose l’existence d’un code commun aux interlocuteurs ; elle implique, bien évidemment, la possibilité de s’exprimer et de se comprendre. Mais cette condition ne s’applique pas uniquement à la langue pour laquelle la différence les difficultés qu’elle entraîne se saisissent immédiatement.

Les codes linguistiques

On a tendance à réduire souvent les difficultés entre personnes de nationalités différentes à une question de maîtrise de la langue de l’autre (ou d’une tierce langue de communication comme l’anglais). 0n pense qu’à partir du moment où l’on pratique couramment cette langue, il n’y a plus de problème. Bien sûr, c’est une condition nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Il faut d’abord souligner que 1a langue n’est pas un simple outil d’expression ; elle porte avec elle tout un univers de représentations, de modes de pensée, de symboles et de valeurs par lesquels la culture existe comme système de significations partagées. Ces éléments sont toujours difficiles à traduire d’une langue dans une autre.

Ajoutons que le langage n’est pas seulement verbal, mais revêt encore une dimension corporelle qui varie selon les cultures. Chacune d’elles a une façon particulière de mettre en jeu, dans l’interaction sociale, le corps, l’espace et le temps. Ce sont là des facteurs dont E.T. Hall, notamment, a montré l’importance et qu’il a désignés par la notion de proxémie (1).

La diversité des codes culturels

Le code linguistique joue un rôle central, mais en interférence avec d’autres : les codes intonatifs et rythmiques, les codes non verbaux (gestuels, mimiques, posturaux …) ; les codes conversationnels et narratifs (la façon de mener une conversation, d’interagir avec l’interlocuteur, de construire un récit, d’argumenter …). Plus largement, dans chaque culture, les relations inter personnelles sont organisées par des rituels d’interaction (usages, coutumes, codes de politesse… qui structurent et facilitent les échanges (2).

Les rituels d’interaction

Ces rites, qui ne font le plus souvent l’objet que d’une codification implicite et qui sont profondément intériorisés, échappent à l’étranger ; celui ci apparaîtra alors bizarre, gauche, désinvolte ou franchement impoli. Son comportement sera réinterprété à partir d’un code qu’il ignore et qu’on le soupçonnera de violer intentionnellement (c’est ainsi que l’on entend dire que les étrangers sont, selon les cas, mal élevés et sans gêne, inconvenants ou obséquieux, parfois envahissants, parfois d’une réserve excessive …). Les rites d’interaction semblent de l’extérieur arbitraires et obscurs ; leur logique n’apparaît que lorsqu’on les replace dans le contexte des institutions, des échelles de valeurs, des codes symboliques qui leur donnent sens (ainsi peut on comprendre que, dans certaines cultures, la politesse veut que l’on demande des nouvelles de la femme d’un ami alors que, dans d’autres, elle exige au contraire qu’on s’en abstienne).

Tous ces codes varient d’une culture à l’autre et posent donc, au même titre que la langue, des problèmes de traduction et d’interprétation. Cependant, ces aspects là sont moins évidents que la dimension proprement linguistique. Ils risquent donc de passer inaperçus et d’être la source de malentendus ou d’incompréhensions d’autant plus complexes que les interlocuteurs n’en ont pas conscience. Sensible à cet aspect, John Gumperz, un des fondateurs de l’ethnographie de la communication, a été amené à mettre en relief une « compétence de la communication » marquée par la culture d’appartenance (1). Cette compétence, distincte de la compétence linguistique, concerne tous les savoir faire communicatifs liés aux codes culturels (les façons d’entrer en contact, de discuter, d’argumenter, les attitudes de politesse …). Dans un article sur la « communication interethnique » (1991, ch. 6), il analyse, par exemple, les difficultés de communication qui surgissaient dans un restaurant britannique entre les clients et les serveuses indiennes perçues par ceux là comme revêches et peu coopératives ; il montre que l’incompréhension venait d’habitudes intonatives différentes : lorsqu’elles posaient une question aux clients, elles utilisaient une intonation descendante (signe de l’interrogation dans leur culture) alors qu’une telle intonation a valeur affirmative et non interrogative en anglais.

D’où le malentendu et l’impression des clients qu’elles ne respectaient pas les règles de politesse (en affirmant au heu de questionner). Quant aux serveuses, elles avaient bien le sentiment d’être mal comprises, mais elles attribuaient le problème à une attitude de discrimination raciale de la part des clients britanniques. Une fois que les serveuses ont pris conscience du problème d’intonation, la relation a complètement changé.

L’exemple des codes de conversation

Les codes conversationnels diffèrent aussi selon les cultures : les Français ont plutôt l’habitude, par exemple, lorsqu’ils traitent une affaire, de commencer l’échange par quelques propos banaux ou amicaux (ainsi pourront ils n’aborder le vif du sujet qu’entre « la poire et le fromage »lors d’un repas professionnel). Cette habitude irrite les Américains qui ont le réflexe inverse : d’abord parler « des affaires » pour ensuite discuter aimablement. De même, la gestion du silence dans la communication n’est pas du tout la même selon les civilisations : en Asie, on tolère très bien des temps de silence dans une discussion (signe, par exemple, de réflexion), alors que « chez nous » le silence est source de malaise, les interlocuteurs tentent de l’éviter.

Mais certaines différences sont plus subtiles : l’observation de groupes de discussion entre Allemands et Français tend à montrer que les premiers sont plus centrés sur le contenu de l’échange alors que les seconds sont attentifs aussi à la dimension relationnelle ; aussi les Français trouvent ils les Allemands alors un peu « rugueux » et trop directs dans leur manière de discuter alors que ceux ci voient les Français comme des séducteurs et des manipulateurs.

Les rituels d’interaction (le « savoir vivre »), tout en répondant souvent à des principes similaires, varient aussi dans leur contenu d’un pays à l’autre. En Allemagne, il est impoli de présenter un bouquet de fleurs enveloppé dans du papier cristal (ce qui est au contraire préférable en France). Les Français tolèrent assez bien, dans une discussion animée, que plusieurs personnes parlent à la fois et s’interrompent mutuellement alors que ce comportement sera jugé tout à fait impoli dans d’autres pays.

On voit à travers ces exemples que la différence de code est généralement méconnue et qu’elle est réinterprétée, à travers un regard ethnocentrique (c’est-à dire imprégné des normes, des valeurs et des habitudes de la culture d’appartenance) comme une forme d’inadaptation, de bizarrerie, d’inconvenance (comme le relevait déjà Montaigne : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage »). Ce qui entraîne souvent un jugement négatif sur le comportement de l’étranger, jugement qui renforce les stéréotypes et les préjugés.

Mais cette attitude ne découle pas seulement d’une méconnaissance relative de la diversité des codes culturels ; elle provient aussi des mécanismes sociocognitifs provoqués par le contact avec l’altérité.

Les mécanismes socio cognitifs face à l’altérité

En effet, de nombreuses recherches en psychologie sociale ont montré que ce contact entraînait certaines réactions spécifiques assez constantes (4).

La catégorisation

L’une des principales a été désignée par la notion de catégorisation. Elle signifie que nous avons tendance a percevoir les autres a travers leur catégorie d’appartenance et à leur attribuer des caractéristiques associées à cette catégorie. Ainsi lorsqu’un Français rencontre un Allemand qu’il ne connaît pas, ses premières impressions amplifient généralement les différences référées à sa nationalité : il percevra, par exemple, l’Allemand comme porteur de traits stéréotypés associés à cette nationalité (comme le sérieux, le sens de la discipline, la lourdeur … ) et accentuera les traits qui le différencient du Français (l’esprit grégaire, par exemple, opposé à l’individualisme) ; l’Allemand apparaîtra donc à ses yeux « plus typiquement allemand » qu’il ne l’est réellement. De même, il aura tendance à juger deux Allemands comme plus semblables qu’ils ne le sont.

Ce processus de catégorisation retentit sur la communication interculturelle. Il implique plusieurs mécanismes : un effet de contraste qui tend à accentuer les différences entre les nationalités ; un effet de stéréotype qui conduit à percevoir un étranger à travers des représentations sociales toutes faites portées par la culture d’appartenance et à penser que tous les ressortissants d’une même nationalité correspondent à ces représentations ; un effet d’assimilation qui amène à accentuer les ressemblances entre les individus de même nationalité. Ces mécanismes ne sont pas seulement des mécanismes perceptifs ; plus fondamentalement, ils président à la construction de la structure sociale. Comme le souligne Willem Doise, « le processus de catégorisation ne permet pas seulement à l’individu d’organiser son expérience subjective de l’environnement social, il est également, et peut être d’abord, un processus par lequel l’interaction sociale se structure, différencie et façonne les individus » (5).

Tous ces aspects apparaissent, par exemple, de façon frappante dans une étude de C. Paulis sur l’adoption multiraciale (6) ; elle tend à montrer que des parents belges ayant adopté en bas âge des enfants noirs d’origine africaine ont tendance à leur attribuer une identité africaine mythique et à la « percevoir » dans le comportement de l’enfant (la gaîté, l’insouciance, le sens du rythme, l’immaturité ils restent de « grands enfants » etc.) : « les parents croient fermement retrouver et recréer la culture initiale de leur enfant qui répond au message parental par des conduites inspirées directement des stéréotypes parentaux. En réalité, ces parents construisent une nouvelle culture de toutes pièces, en pêchant des éléments du puzzle là où ils pensent devoir les trouver ou les avoir trouvés », Cette étude exemplaire montre que non seulement les représentations sociales de l’autre tendent à guider la perception et font que l’on « voit » l’autre comme conforme à ces représentations, mais elles conduisent à attribuer à l’autre une « identité » à laquelle, dans certaines relations de domination, cet autre va plus ou moins se conformer.

L’ethnocentrisme

Un phénomène universel

Tous ces mécanismes socio cognitifs s’inscrivent dans un phénomène plus large que l’on peut désigner du terme d’ethnocentrisme. Il s’agit de la propension qu’a chaque culture à saisir les autres et à les juger à travers ses propres modèles de référence, ce qui entraîne souvent une justification de ces modèles et un rejet de la différence. Car l’ethnocentrisme, plutôt qu’une sorte de saisie déformée de la réalité, se révèle bien comme le mouvement naturel et premier face à l’altérité. Les valeurs, les façons de penser et de vivre qui sont les nôtres ne peuvent nous apparaître que naturelles et comme le fondement obligé de l’humain. Que d’autres puissent ne pas les partager est évidemment le signe d’une aberration ou d’une perversion.

La diversité des cultures et des identités apparaît donc rarement comme un phénomène allant de soi. Elle est vécue plutôt comme une sorte de scandale : « Comment peut on être Persan ? ». L’étonnement de Montesquieu traduit bien les sentiments d’incrédulité, d’incompréhension et de rejet qui président souvent aux contacts entre identités. Partout, à toutes les époques, chaque culture a prétendu incarner l’essence même de l’humanité, rejetant les autres peuples dans la « barbarie » ou la « sauvagerie », termes qui évoquent un genre de vie animal. Comme l’a noté Claude Lévi Strauss, certaines tribus primitives se désignent d’un nom qui signifie « les hommes ». Pour elles, « l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village » (7). Mais cette attitude n’est pas propre aux primitifs : on peut supposer qu’elle repose sur des mécanismes psychologiques profonds puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes confrontés à l’altérité, surtout si cette confrontation a lieu dans un climat d’insécurité.

Un processus psychologique

L’ethnocentrisme est inhérent à toute affiliation à un groupe socioculturel, ethnique ou national. Il est corrélatif des mécanismes de distinction qui séparent le familier et l’inconnu, les proches et les étrangers, « nous » et les « autres ». Erik Erikson parle du besoin de distanciation défini comme une propension à isoler, à rejeter ou même a détruire ceux dont l’essence paraît menaçante pour soi même : « La durable conséquence du besoin de distanciation est l’empressement à fortifier son territoire d’intimité et de solidarité et à envisager tous les profanes avec une fanatique « surestimation des petites différences » entre familiers et étrangers » (8).

Ainsi l’ethnocentrisme est à la fois un trait culturel universel et un processus psychologique qui fait que la perception de l’étranger se fait à travers une sorte de prisme. Ce prisme résulte d’une « grille d’interprétation » élaborée inconsciemment à partir de notre propre cadre de référence (de ses codes, de ses valeurs, de ses rituels …). Il entraîne une sorte de réfraction et retraduit la différence dans le registre du même ou alors opère une sélection et rejette ce qu’il ne reconnaît pas comme sien. L’ethnocentrisme n’est pas cependant un « biais » perceptif, une saisie déformée de l’altérité, sorte de pathologie cognitive de la relation, mais résulte d’une attitude spontanée et que l’on peut dire « normale »dans le sens où elle constitue la norme.

C’est au contraire le dépassement de l’ethnocentrisme qui peut apparaître comme une conquête difficile et toujours fragile exigeant une prise de conscience et un décentrement de notre mode de fonctionnement habituel.

Cependant l’altérité n’est pas seulement, dans la relation, source de difficultés et n’entraîne pas nécessairement la peur et le rejet. Elle peut être aussi bien (et souvent en même temps) objet de curiosité, de fascination et d’attirance.

L’exotisme, envers de l’ethnocentrisme

L’exotisme est un peu le pendant de l’ethnocentrisme. Il en constitue une sorte de « formation réactionnelle », fondée sur l’idéalisation : là où l’ethnocentrisme privilégie les valeurs de la culture propre, l’exotisme valorise l’autre et l’ailleurs. Mais cet autre est le plus souvent un autre mythique, idéalisé, construit par le désir et le rêve de dépaysement. Il figure une sorte de paradis perdu, projeté dans une altérité radicale qui apparaît comme l’inversion des insatisfactions et des frustrations attachées à la culture d’appartenance. Mais ce mythe ne peut se construire généralement que dans une méconnaissance de la réalité, forcément plus prosaïque que le rêve. C’est pourquoi T. Todorov définit l’exotisme comme « un éloge dans la méconnaissance » (9). Cet éloge revêt de nombreuses formes : c’est souvent la nostalgie de l’originaire, d’une nature non pervertie ou dégradée par la culture technique, d’une humanité simple et authentique ignorant les interdits et les tabous (dans la lignée du mythe du « bon sauvage ») ; ou alors la fascination pour les civilisations ancestrales auxquelles sont attribuées un raffinement, un art de vivre, une sagesse dont nous aurions perdu le sens ; ou encore l’exaltation de la modernité la plus avancée, de la prouesse technologique, de la sophistication mécanique. D’une certaine façon, le tourisme représente la forme actuelle et vulgarisée de l’exotisme, dans la mesure où il pose le voyage et la découverte de l’ailleurs comme une valeur en soi. C’est d’abord une pratique consommatoire ; il s’agit de transformer l’altérité culturelle en spectacle, en source de divertissement, en objet de curiosité. Il apporte l’illusion de la connaissance sans une authentique rencontre.

Se ressaisir soi dans son regard sur l’autre

Il ne faudrait pas déduire de, ces considérations que la communication interculturelle est prisonnière de cette alternative et vouée au malentendu. Même si celui ci est fréquent, si l’incompréhension a souvent présidé aux rencontres entre cultures, la communication mérite vraiment son nom lorsqu’elle échappe à ces impasses. C’est justement la proximité et l’échange qui peuvent atténuer les mécanismes projectifs et discriminatoires et ramener la relation aux heurs et malheurs de toute communication inter personnelle.

Toute tentative véritable de communication interculturelle peut apparaître comme une démarche paradoxale. Elle suppose que celui qui s’y engage reconnaisse l’étranger à la fois comme semblable et comme différent.

Reconnaître l’autre comme différent, c’est accepter de relativiser son propre système de valeurs, c’est admettre qu’il puisse y avoir d’autres motivations d’autres références, d’autres habitudes que les siennes ; c’est éviter d’interpréter les comportements de l’étranger dans son propre langage pour tenter de comprendre la signification qu’ils revêtent pour lui-même. Il s’agit d’un mouvement de décentration par rapport à la position « égocentrique » qui nous est naturelle.

Mais une telle décentration suppose la prise de conscience de sa propre identité culturelle. Dans les perceptions, les représentations, les appréciations que j’ai de l’autre, il s’agit d’abord de ressaisir mon propre regard ; le discours que je tiens sur lui reflète d’abord ma propre identité : « Les jugements que portent les nations les unes sur les autres nous informent sur ceux qui parlent, non sur ceux dont on parle » (10).

On retrouve là un processus que la psychologie nous a rendu familier : c’est en prenant conscience de sa propre subjectivité qu’on peut comprendre celle d’autrui. La rencontre interculturelle nous ramène, comme le souligne Todorov, à « cette banale vérité qu’à s’ignorer soi même on ne parvient jamais à connaître les autres ; que connaître l’autre et soi est une seule et même chose » (11).

Accepter l’autre comme semblable, c’est admettre que la différence n’exclut pas la similitude ; c’est le considérer comme appartenant fondamentalement à la même humanité que soi, c’est lui enlever son statut d’objet pour le considérer comme sujet.

La prise en compte du contexte

L’étude de la communication interculturelle, dont nous venons d’évoquer quelques dimensions essentielles, ne s’épuise pas pourtant dans les caractéristiques immédiates de « l’ici et maintenant » de l’interaction sociale. Elle doit aussi prendre en compte le contexte dans lequel s’inscrit la rencontre.

En effet, chaque interaction est toujours surdéterminée par le contexte dans lequel elle s’inscrit. Ce contexte est porteur de normes, de valeurs, de rituels et tend à préstructurer le rapport de place dans lequel les protagonistes de la rencontre se situent. On peut facilement concevoir que la communication sera de nature fort différente selon que la rencontre se situe dans le cadre d’un voyage touristique, d’un contact professionnel, d’un congrès scientifique, d’une mission diplomatique ou dans une situation d’immigration (ainsi, un Français n’aura pas la même relation avec un Algérien si celui ci est travailleur émigré ou si la rencontre a lieu lors d’une visite en Algérie).

La communication sera différente aussi lorsque le rapport est symétrique (c’est à dire concerne des personnes qui peuvent se considérer comme des pairs) ou asymétrique, lorsque entre les protagonistes se noue, soit une relation complémentaire (comme celle de vendeur à client ou d’hôte à invité), soit une relation hiérarchique (par exemple, de patron à employé).

Cependant, le contexte n’est pas déterminé seulement par la situation de la rencontre. Il est constitué aussi, pour une très large part, par les rapports socio-historiques qui existent entre les nations auxquelles appartiennent les interactants. Ce rapport a une dimension culturelle importante, mais aussi des dimensions économiques, politiques, sociales ; il est infiltré souvent par des relations de pouvoir, de domination ou d’impérialisme qui retentissent plus ou moins sur le vécu subjectif de la rencontre. Nous évoquions plus haut la communication entre Français et Algériens : on ne peut ignorer qu’elle s’inscrit dans tout un contexte où interviennent des facteurs affectifs ambivalents et parfois passionnels, sous tendus par la proximité, mais aussi nourris par un contentieux historique mal résorbé (la colonisation passée, la guerre d’indépendance, l’émigration, les rapports entre l’Islam et la culture occidentale, etc.).

Mais n’en est il pas de même (bien qu’avec des caractéristiques très différentes) des relations entre Français et Allemands ? Il est frappant de constater que près de cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, les traces d’une rivalité ancienne sont loin d’être effacées. Un sondage récent montre qu’une proportion importante de Français déclare avoir peur de l’Allemagne et que les personnalités qui caractérisent le mieux, à leurs yeux, ce pays, sont Beethoven et Hitler. Plus profondément peut être, les perceptions mutuelles continuent à être influencées par des représentations collectives qui s’enracinent dans l’histoire des relations entre les deux pays.

Car, pendant la première moitié du XXe siècle, la représentation de l’identité française s’est construite en grande partie dans une relation d’antagonisme avec celle de sa voisine d’outre Rhin : « L’autre n’est que l’image inversée d’elle même, le négatif de ce qu’elle affirme, la projection de ce qu’elle refuse » (12). Ainsi l’individualisme revendiqué par les Français prend son sens d’être l’antithèse du grégarisme discipliné attribué aux Allemands ; de même, la « clarté » française qui s’inscrit dans le courant du cartésianisme et de la philosophie des Lumières, suppose le refoulement de l’irrationnel, des forces troubles de la nature et de l’instinct projetées sur les « ténèbres » de l’âme germanique. Bien sûr, ces stéréotypes ne sont plus nécessairement d’actualité et peuvent avoir perdu une part de leur crédit. Mais ils peuvent aussi continuer à peser, souvent à notre insu, sur l’image que l’on se fait de l’autre.

C’est en ce sens que la communication interculturelle mêle intimement le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, l’objectivité des codes et la subjectivité des regards.

Edmond Marc Lipiansky, Laboratoire « Déterminants culturels et sociaux des processus cognitifs et des conduites », Université Paris X Nanterre

Notes

(1) Hall E.T., La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971 ; La danse de la vie, Paris, Seuil, 1984.

(2) Marc E., Picard D., L’interaction sociale, Paris, PUF, 1989.

(3) Gumperz J., Sociolinguistique interactionnelle, Paris, L’Harmattan, 1989.

(4) Doise W., Expériences entre groupes, Paris, Mouton, 1979.

(5) Doise W., op. cit., p. 146.

(6) In « La communication interculturelle », Cahiers internationaux de psychologie sociale, no 2-3, 1989.

(7) Lévi Strauss C., Race et histoire, Paris, Gonthiers, 1968, p. 21.

(8) Erikson E., Adolescence et crise, Paris, Flammarion (pour la trad. française), 1972, p. 132.

(9) Todorov T., Nous et les autres, Paris, Ed. du Seuil, coll. « La couleur des idées », 1988, p. 298.

(10) T. Todorov, op. cit., p. 28.

(11) T. Todorov, op. cit., p. 27.

(12) Lipiansky E.M., L’identité française. Représentations, mythes, idéologies, Paris, Éditions de l’Espace européen, 1991.

Références bibliographiques

Camilleri et al., Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990.

Cahiers internationaux de psychologie sociale, « La communication interculturelle », no 2 3, 1989.

Doise W., Expériences entre groupes, Paris, Mouton, 1979.

Erikson E., Adolescence et crise, Paris, Flammarion (pour la trad. franç.), 1972.

Gumperz J., Sociolinguistique interactionnelle, Paris, L’Harmattan, 1989.

Hall E.T., La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971.

Hall E.T., La danse de la vie, Paris, Seuil, 1984.

Kristeva J., Étrangers à nous mêmes, Paris, Fayard, 1988.

Ladmiral J. R., Lipiansky E.M., La communication interculturelle, Paris, A. Colin, 1989.

Lévi-Strauss C., Race et histoire, Paris, Gonthiers, 1968.

Lipiansky E.M., L’identité française. Représentations, mythes, idéologies, Paris, Editions de l’Espace européen, 1991.

Lipiansky E.M., Identité et communication, Paris, PUF, 1992.

Marc E., Picard D., L’interaction sociale, Paris, PUF, 1989.

Todorov T., Nous et les autres, Paris, Seuil, 1988.

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