Paru dans : Esprit critique, vol.03 no.04, Avril 2001.
Daniel Benamouzig, ATER, Université Paris IV et Livia Velpry, Doctorante, Université Paris V.
Les mesures de qualité de vie sont de plus en plus utilisées dans le domaine de la santé. Elles apportent des estimations quantifiées de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, relatifs à la manière dont les patients vivent leur maladie. L’émergence de ces instruments date d’une trentaine d’années environ, mais leur usage a considérablement évolué au cours de cette période. Aussi importe-t-il d’appréhender ces mesures à l’aune de leurs usages sociaux, en les considérant dans leur environnement historique, politique et institutionnel. Dans le cadre d’une sociologie empirique de la cognition, les mesures de qualité de vie sont ici considérées comme un « motif cognitif » composé et utilisé dans le domaine sanitaire[1]. En première approche, un motif cognitif peut être introduit comme une composition de raisonnements et d’informations, objectivés sur des supports physiques et donnant lieu à des usages sociaux. Au concret, l’usage des motifs cognitifs dépend tout autant de leurs propriétés intrinsèques que de paramètres institutionnels et historiques plus généraux. Dans le cas spécifique des mesures de qualité de vie, trois séquences peuvent ainsi être distinguées. Dans un premier temps, l’usage des mesures de la qualité de vie a été marqué par l’importance de la planification sanitaire. Dans le courant des années 1970, diverses formes de contestation politique ont modifié l’usage et la composition même de ces mesures. Plus récemment, l’émergence d’intérêts économiques dans le secteur sanitaire a de nouveau modifié les usages du motif. Ces évolutions laissent présager une pluralité d’utilisations de ces mesures, comme l’atteste le cas exemplaire la santé mentale.
Qualité de vie et planification sanitaire.
Les premières tentatives de mesure de la qualité de vie en santé remontent à la fin des années 1960, aux Etats-Unis. Au pays du libéralisme triomphant, l’heure est alors à la planification sociale, promue sous la présidence des Présidents Kennedy et Johnson. Se heurtant à un manque crucial d’information, dans le secteur social en général et dans le domaine sanitaire en particulier, les planificateurs américains ouvrent une réflexion sur la constitution d’indicateurs qualitatifs, dépassant les indices de mortalité et de moyens disponibles. A la fin des années 1960, le programme des « indicateurs sociaux » associe des experts et des universitaires, et aboutit à la composition des premiers instruments de mesures de la qualité de vie[2]. Dans une logique de planification sanitaire, les recherches sur ces instruments permettent de proposer des indicateurs qualitatifs dans le domaine de la santé. L’économiste Mancur Olson introduit par exemple la notion d’espérance de vie sans alitement, plus qualitative que celle d’espérance de vie tout court[3]. En France, ces travaux sont étudiés avec intérêt par le service des affaires sociales du Commissariat Général au Plan, alors animé par Jacques Delors[4]. Dans de nombreux pays occidentaux, ces recherches semblent renouveler la logique de planification publique, au point de donner lieu à un vaste programme international, bientôt piloté par l’OCDE[5]. Des chercheurs en sciences sociales profitent du mouvement des indicateurs sociaux pour approfondir une réflexion spécifique sur des « indicateurs de santé », mesurant le statut de santé des populations[6]. Le National Center for Health Service Research (NCHSR) finance l’élaboration du Sickness Impact Profile (SIP), tandis que la Rand Corporation développe, en collaboration avec l’université de l’Illinois, le Rand Health Status Measure. Globaux, ces indicateurs sont assez représentatifs d’une première génération d’instruments.
En France, le domaine de la santé mentale est assez tôt pressenti comme terrain d’application possible pour ce type de mesure. Les procédures de Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB) mise en oeuvre par le ministère des Finances à partir de janvier 1968 favorisent l’élaboration de programmes de planification sociale, assortis de batteries d’indicateurs quantitatifs. Dans le domaine sanitaire, la thématique de la santé mentale bénéficie d’un climat politique porteur. Au sommet de l’Etat, le Premier ministre Georges Pompidou préside la Fondation Anne De Gaulle, du nom de la fille trisomique du Président de la République. Lors des événements de mai 1968, la santé mentale, la psychiatrie, la psychanalyse et un certain nombre d’expérimentations pilotes dans ces différents domaines sont placés au coeur du débat social. Souvent engagés à gauche, les experts de l’administration impliqués dans la définition de programmes RCB sont sensibles à ces questions. Ils envisagent d’appliquer les nouvelles procédures de planification budgétaire aux problèmes de santé mentale et envisagent pour cela de recourir à des indicateurs de résultats adaptés. L’hétérogénéité des névroses, qui ne sont d’ailleurs pas encore pleinement incluses dans le champ de la santé mentale, conduit cependant les experts à se limiter au seul cas des psychoses. Même dans ce cas, la conflictualité entre écoles ne permet guère de dégager un consensus minimal, nécessaire à l’intervention des pouvoirs publics. La valorisation économique des investissements envisagés – qui constitue l’une des grandes originalités de la méthode RCB – s’avère en outre difficile en matière de santé mentale[7]. Après quelques semaines de réflexion, le projet est abandonné au bénéfice de programmes sanitaires plus faciles à évaluer, comme le programme périnatalité. Ce n’est donc pas dans le domaine de la santé mentale que seront développés les premiers indicateurs qualitatifs de planification.
Dès lors, ce type d’instruments rencontre cependant des évolutions internes à la médecine. L’amélioration de l’état de santé de la population, permet aux médecins d’orienter leur intérêt vers des pathologies moins immédiatement meurtrières que dans l’immédiat après guerre. La médecine s’oriente vers la prise en charge de maladies chroniques, souvent liées à l’âge. Pour ces maladies, les indicateurs de mortalité s’avèrent moins pertinents que des indicateurs plus complexes, traduisant les états psychologiques ou sociaux de personnes demeurant plus longtemps en vie. Cette évolution générale est en particulier sensible dans le domaine de la santé mentale. La période des années 1960-1970 est en effet marquée par un bouleversement de la prise en charge des troubles mentaux. L’apparition des premiers psychotropes et le mouvement de désinstitutionnalisation permettent à de nombreux malades de sortir de l’hôpital psychiatrique. Les conditions d’existence des malades « dans la communauté » ne paraissent cependant pas toujours satisfaisantes. La chronicité dénoncée à l’asile ne disparaît pas et dans ce contexte d’interrogation, certains médecins cherchent à mesurer « l’adaptation sociale » des malades. Il s’agit souvent de critiquer le manque de structures de prise en charge relais dans la communauté. Renseignées par les soignants, ces premières mesures de l’adaptation sociale intègrent essentiellement des éléments « objectifs », comme les effets secondaires, la gêne fonctionnelle ou les handicaps occasionnés par les traitements et les pathologies.
L’importance de ces premières initiatives ne doit pas être exagérée. Au cours de cette première séquence historique, dans le domaine de la santé mentale comme dans l’ensemble du domaine sanitaire, les mesures de qualité de vie font l’objet d’un développement marginal, souvent lié aux préoccupations planificatrice des pouvoirs publics ou au renouvellement d’enjeux essentiellement médicaux. Même si la thématique de la qualité de vie bénéficie d’une première reconnaissance, les méthodes de mesure commencent à peine à être élaborées, et a fortiori utilisées.
Les mesures de qualité de vie au coeur des contestations.
Au cours des années 1970-80, deux tendances concourent au renouvellement des mesures de la qualité de vie en santé. Une première évolution est liée à la critique des institutions responsables de la planification sociale et sanitaire. Le « paternalisme médical » est vivement contesté. La critique se porte aussi sur l’usage des technologies médicales, comme en témoignent les travaux d’un Ivan Illitch[8]. Parallèlement, la démarche planificatrice de l’Etat est considérée comme tutélaire et peu démocratique. Le mouvement de contestation cherche à valoriser l’individu – considéré comme autonome et responsable – en faisant de lui le sujet actif de la décision, et non l’objet passif au-dessus duquel le médecin et le planificateur auraient autorité à se pencher.
Interne à la profession médicale, une seconde évolution concerne le développement des méthodes quantitatives et bio-statistiques. Le développement de l’épidémiologie clinique favorise la production de critères de preuve plus rigoureux. L’usage des méthodes quantitatives se renforce, particulièrement dans le secteur du médicament, où une réglementation plus stricte renforce l’évaluation de la sécurité et de l’efficacité des substances mises sur le marché. Des mesures de qualité de vie sont alors utilisées pour objectiver l’intérêt des traitements et des technologies médicales. Certains indicateurs sont introduits dans des essais cliniques.
Ces évolutions affectent l’usage et le contenu même des indicateurs de qualité de vie, notamment dans le domaine de la santé mentale. Du point de vue du contenu, certains auteurs préconisent en effet la construction de nouveaux indicateurs, élaborés à partir de données préalablement recueillies auprès des patients, plutôt qu’auprès des planificateurs ou des médecins. Les spécialistes vont au contact des patients et cherchent à recueillir puis à codifier leurs vocabulaires, leurs difficultés et leurs aspirations. Hollandsworth note ainsi que 87% des études de qualité de vie utilisaient des mesures objectives en 1981, contre seulement 41% en 1988[9]. Le point de vue des patients pénètre en somme dans les instruments de mesure de qualité de vie.
En matière de santé mentale comme dans d’autres domaines, la prise en compte du patient comme sujet s’affirme à travers l’implication croissante d’associations de « consommateurs », notamment aux Etats-Unis (citons le rôle de The Alliance for the Liberation of Mental Patients ou du Insane Liberation Front par exemple). Recueillir le point de vue de patients atteints de pathologies mentales lourdes pose toutefois de sérieuses difficultés. Les symptômes de la maladie influent directement sur le recueil des données. L’introduction d’une dimension subjective dans les mesures ne suppose-t-elle pas que le patient reste accessible à un échange « sensé », que sa faculté de juger de sa propre qualité de vie ne soit pas altérée ? Le cas de la maladie mentale met en outre en relief certains implicites de la notion de qualité de vie : que dire de la qualité de vie auto-évaluée de personnes malades qui n’évaluent pas spontanément leur vie en termes de plaisir ou de satisfaction ? Les mesures de qualité de vie ne traduisent-elles pas une pré-conception hédoniste de l’existence, à certains égards discutable ? Face à ces interrogations, les nouveaux instruments élaborés accordent certes une place à la subjectivité, mais veillent à conserver une définition « consensuelle », finalement objective, de la qualité de vie des malades. Les mesures restent mixtes : le recueil de données auprès du patient est associé à une évaluation des « capacités sociales » reprenant les critères conçus dans les années 60. Sur ces bases, l’usage d’instruments associant subjectivité et objectivité se diffuse d’autant plus largement que la maladie mentale est assimilée de plus en plus à une maladie chronique invalidante. Les programmes de soins globaux incluent traitement médicamenteux, hospitalisations de crise et structures en milieu ouvert à visées thérapeutiques ou d’insertion. Tandis que l’accompagnement du malade et l’amélioration de ses conditions d’existence deviennent cruciales, la qualité de vie devient un critère majeur d’évaluation de la prise en charge et de la comparaison des programmes de soins. L’utilisation de ces mesures gagne par ailleurs en légitimité au fur et à mesure que le champ des troubles mentaux s’élargit à l’anxiété et à la dépression, et non plus principalement aux psychoses comme c’était le cas auparavant.
Plus ou moins aboutie, l’exigence de prise en compte du point de vue des patients ne se traduit pas seulement par l’évolution intrinsèque du motif cognitif. Elle se manifeste aussi par un renouvellement de ses usages sociaux. La contestation politique des années 1970 favorise d’importantes évolutions. Bien utilisées, les instruments dérivés de préoccupations planificatrices semblent pouvoir apporter des éléments d’information indispensables à une délibération démocratique sur l’usage des technologies médicales. Les informations véhiculées par les mesures de la qualité de vie semblent en mesure éclairer d’autant plus légitimement l’opinion publique qu’elles intègrent elles-mêmes le point de vue des patients. Aux Etats-Unis, cette perspective connaît une traduction institutionnelle dès 1972, à travers la création au sein du Congrès de l’Office of Technology Assessment (OTA). A partir de 1975, les activités de l’OTA portent spécifiquement sur la santé. L’enjeu est de faire émerger une opinion publique informée, sur des thèmes controversés, qui relevaient antérieurement du seul arbitrage de l’Administration. Dès la fin des années 1970, les principes du Technology Assessment exercent un rayonnement international, et des agences de type OTA sont bientôt crées dans divers pays. En France, le Parlement crée en 1983, un Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques, dont le rôle reste toutefois marginal dans le domaine de la santé[10]. Plus significative est en revanche la création du Centre d’Evaluation et de Diffusion des Innovations Technologiques (CEDIT) de l’Assistance Publique de Paris, puis de l’Agence Nationale pour le Développement de l’Evaluation Médicale (ANDEM).
Au cours de cette seconde période, les mesures de la qualité de vie s’inscrivent dans un paysage institutionnel différent de celui qui prévalait au cours de la période antérieure. La contestation favorise l’institutionnalisation d’usages plus délibératifs du motif cognitif. Mais progressivement, la dimension politique du projet cède la place à des approches plus techniques, finalement plus en phase avec les préoccupations scientifiques des médecins. A ce stade, la qualité de vie n’est plus une thématique politique, elle devient un enjeu sanitaire et scientifique. Les mesure de qualité de vie quittent le giron de l’Etat pour faire l’objet d’un intérêt de la part de médecins sensibles à aux méthodes quantitatives.
Les mesures de qualité de vie face aux préoccupations économiques.
Après une période de contestation, la configuration contemporaine du secteur de la santé est marquée par des préoccupations économiques croissantes et par l’intervention plus significative d’acteurs privés, notamment industriels. Les instruments de qualité de vie sont alors impliqués dans des décisions publiques et privées, médicales ou non, dont il devient urgent d’évaluer les implications non seulement sanitaires mais également économiques.
La maîtrise des dépenses de santé conduit les pouvoirs publics à adopter des mesures restrictives quant au financement de certains services. Dans le secteur du médicament, les conditions d’admission au remboursement se sont ainsi durcies et les pouvoirs publics ont bientôt exigé des laboratoires qu’ils quantifient l’efficacité, voire l’efficience de leurs produits. Or depuis les innovations pharmaceutiques majeures réalisées dans les décennies d’après guerre, notamment dans le domaine des maladies infectieuses, la recherche ne réalise plus – sauf exception – de progrès majeurs (« breakthrough »)[11]. Confrontée à des maladies chroniques ou dégénératives, dont l’étiologie est mal comprise, et contre lesquelles il n’existe pas toujours de traitements curatifs, la recherche pharmaceutique tente surtout d’enrayer les conséquences psychologiques et sociales des pathologies, autrement dit de préserver la qualité de vie des patients. En santé mentale, les médicaments psychotropes illustrent ce mouvement. Si les médicaments n’agissent toujours que sur les symptômes, les nouveaux traitements médicamenteux réduisent certains effets secondaires et améliorent, comme aiment à le souligner les laboratoires pharmaceutiques, le confort de patients promis à des traitements de longue durée, se prolongeant parfois toute la vie.
Les mesures de la qualité de vie se révèlent alors utiles pour mesurer l’effet des thérapies proposées, et pour comparer leur intérêt relatif par rapport à des substances disponibles. Elles permettent de prouver l’intérêt thérapeutique d’innovations n’apportant pas d’amélioration majeure en terme de survie, mais améliorant certains aspects psychologiques ou sociaux de la vie des patients. Face aux contraintes de coût, les laboratoires pharmaceutiques ont ainsi cherché à documenter l’efficience des produits pharmaceutiques à l’aide de méthodes pharmaco-économiques, à l’instar de ce qui se faisait aux Etats-Unis. Pour dépasser les indicateurs de survie ou de mortalité traditionnels, certains laboratoires on tenté d’introduire les mesures de qualité de vie dans leurs relations avec les instances chargées de l’admission au remboursement et de la fixation du prix des médicaments. Certains industriels ont même développé des instruments spécifiques. C’est par exemple le cas des laboratoires SmithKline-Beecham, promoteur d’un instrument clinique évaluant la qualité de vie de personnes anxieuses et déprimées, le « SmithKline Beecham Quality of Life Scale »[12].
Même si en France les pouvoirs publics se sont d’abord montré réceptifs à ces méthodes, le nombre d’études est resté limité, dans le domaine de la santé mentale comme ailleurs. La prise en compte effective des études s’avère en réalité fragile. Les cliniciens et les fonctionnaires siégeant dans les commissions d’évaluation estiment en effet que les études sont complexes et difficiles à évaluer. Ils leur reprochent en outre d’être trop systématiquement favorables aux industriels, sans qu’il soit toujours possible d’estimer la pertinence des hypothèses retenues. Aux difficultés propres aux instruments, s’ajoutent des difficultés institutionnelles, pour l’heure fatales aux mesures de qualité de vie. Peu nombreux dans ce domaine, les experts sont jugés trop proches de l’industrie, pour laquelle certains travaillent, il est vrai, régulièrement. Les attributions des commissions chargées de l’enregistrement du médicament ont d’autre part fait l’objet d’âpres redéfinitions, ayant conduit le Comité Economique du Médicament (CEM) à revendiquer la prise en compte exclusive de ces études, sans pour autant leur reconnaître un grand intérêt. En fait, ces instruments cadrent mal avec les décisions prises par le CEM. La régulation contractuelle entre l’Etat et l’industrie mise en oeuvre à partir de 1994 se traduit en effet par des accords « prix-volumes » signés avec l’Etat par différents laboratoires. Ces accords sont fondés sur la base de paramètres globaux tels que le chiffres d’affaires ou les dépenses de publicité, et excluent la prise en compte d’informations relatives aux produits considérés individuellement lors de la fixation ou de la révision des prix des médicaments. Dans ce cadre global, où le prix d’un produit ne reflète pas seulement sa qualité intrinsèque mais le comportement plus général de la compagnie qui le produit eu égard aux objectifs de maîtrise budgétaires, les mesure de qualité de vie ne présentent qu’un intérêt marginal. Pour autant l’usage des mesures de qualité de vie n’a pas disparu, car l’industrie a renouvelé l’usage de ces instruments.
Les laboratoires ont d’abord développé l’usage interne de ces instruments, qui permettent de réaliser des choix stratégiques lors du développement des produits : les mesures de qualité de vie facilitent en effet le positionnement des molécules. Intégrées en amont de la chaîne de développement, les mesures de qualité de vie peuvent être utilisées conjointement à des études de marché, pour spécifier certaines informations utiles au positionnement des molécules. Pour prendre un exemple désormais célèbre, ce procédé permet par exemple d’orienter une molécule initialement destinée au traitement d’affections vasculaires vers la prise en charge des troubles de l’érection. Mais l’usage interne des mesures de la qualité de vie a aussi été accompagné d’une diversification des usages externes.
Ne parvenant pas à intéresser les décideurs publics français, les industriels ont choisi de viser les prescripteurs, voire les patients eux-mêmes. Pour un grand nombre de pathologies, les mesures de qualité de vie présentent en effet un intérêt réel en vue du choix d’un traitement. Selon les performances qu’un traitement permet d’obtenir du point de vue de la qualité de vie, sa prescription s’avère thérapeutiquement plus ou moins intéressante. De ce fait, les mesures de qualité de vie ont fait l’objet d’usages promotionnels auprès des praticiens. La consultation de la presse médicale atteste l’abondance de la communication promotionnelle sur le thème de la qualité de vie. Plus ou moins précises, les références vont du véritable compte rendu scientifique d’un essai incluant des mesures de qualité de vie à la publicité traditionnelle, mentionnant simplement le thème de la qualité de vie. Certaines publicités sont destinées aux patients. Parallèlement, les laboratoires ont sensibilisé leurs visiteurs médicaux aux mesures de qualité de vie, en leurs dispensant des formations spécialisées, afin qu’ils fassent la promotion de ces mesures auprès des prescripteurs. De sorte que le développement des mesures de qualité de vie est aujourd’hui indissociable d’enjeux économiques, souvent considérables.
Pour conclure nous aimerions nous livrer à un exercice de prospective, qui nous conduira à terminer sur quelques remarques de nature théorique. Même si l’usage des instruments de mesure de la qualité s’est progressivement déplacé de l’Etat vers l’industrie, on ne saurait exagérer l’importance des considérations économiques, voire purement marchandes. Comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, l’intérêt porté aux mesures de la qualité de vie tient à des évolutions fondamentales de la médecine, dont certaines sont encore à peine émergentes. De plus en plus, des patients et des médecins sont en particulier amenés à utiliser des mesures de qualité de vie à des fins cliniques. En témoigne par exemple, dans le domaine de la santé mentale, un récent rapport canadien intitulé « Evaluation de la qualité de vie des personnes atteintes de troubles mentaux chroniques : analyse critique des mesures et des méthodes », réalisé dans le but de répondre au besoin exprimé par « des chercheurs, des consommateurs et des associations professionnelles nationales », toutes personnes susceptibles de vouloir « appliquer des mesures de la qualité de vie dans leur pratique clinique, leurs activités d’évaluation et leurs projets de recherche », et « aux intervenants qui ont pour ambition d’améliorer la vie de leurs clients »[13]. En réalité, il semble de plus en plus que l’objet de la médecine se transforme, et que le rôle du médecin, ou pour mieux dire du professionnel de santé, soit moins de faire face à la maladie dans sa dimension physiologique et objective, qu’à la qualité de vie, nécessairement sociale et subjective. Au point que l’on peut penser que le médecin, et peut-être le patient lui-même, sont destinés à devenir à brève échéance les principaux utilisateurs des mesures de qualité de vie. Les chercheurs spécialisés dans ce domaine semblent d’ailleurs s’engager dans la voie d’une alliance plus étroite avec les médecins et les patients, plutôt qu’avec les pouvoirs publics ou avec l’industrie. La qualité de vie semble en voie d’assimilation par la profession médicale. Telle semble en tout cas être l’optique de nombreux praticiens intéressés par ces outils d’évaluation, dont ils perçoivent l’intérêt clinique. Les mesures de qualité de vie présentent en somme l’avantage d’allier une perspective quantitative, soucieuse d’objectivité, à une perspective subjective. Elle tente de concilier deux exigences de la médecine contemporaine, dont on attend qu’elle soit toujours plus scientifique et plus humaine. Le développement des mesures subjectives de la qualité de vie participe d’un mouvement d’autonomisation de patients engagés dans la chronicité d’une maladie. En leur donnant les moyens d’évaluer leur traitement, on leur permet de s’approprier une thérapeutique, de trouver une place active et spécifique auprès de différents intervenants impliqués dans la prise en charge de leur maladie. Dans le domaine de la santé mentale, ce changement de perspective qui fait passer le patient du statut d’aliéné à celui de consommateur de soins psychiatriques est un bouleversement dont toutes les conséquences ne sont pas encore visibles en France.
Sur un plan plus théorique, l’analyse historique des mesures de qualité de vie révèle une grande diversité d’usages sociaux de ces instruments. En s’intéressant à l’inscription sociale d’un tel motif cognitif, dont la vocation est de produire des connaissances formalisées, la démarche sociologique permet d’envisager une « sociologie empirique de la cognition », entendue dans un sens à la fois institutionnel et historique. Les mesures de qualité de vie semblent indiquer que la cognition « située » ou « distribuée » dépasse le seul univers des objets, où elle a commencé à être étudiée, pour s’étendre jusqu’aux frontières des grandes institutions et de l’histoire sociale.
Références :
1. Cette analyse s’inscrit dans un travail plus général sur la constitution et les usages sociaux de « motifs cognitifs » utilisés dans le domaine de la santé. D. Benamouzig, Essor et Développement de l’Economie de la santé en France, Thèse de doctorat de Sociologie, Paris, Université Paris IV Sorbonne, 2000.
2. E.B. Sheldon, H. E. Freeman, « Notes on Social Indicators : promises and potential » in Policy Science, no1, pp.97-111. 1970. T. Bice, « Comments on health Indicators : methodological perspectives », in international Journal of health Services, vol.6, no3, 1976.
3. M. Olson, Toward a social report, Washington, 1969.
4. J. Delors, Contribution à une recherche sur les indicateurs sociaux, Paris, Futuribles, 1971. Pour une étude complète, V. Spenlehauer, L’évaluation des politiques publiques, avatars de la planification, thèse en sciences politiques, Paris I, 1998.
5. Social indicator Development Programme, List of Social Concerns common to most OECD Countries, Paris, OECD, 1973.
6. A.J. Culyer, Health Indicators, an Internatinal Study for the European Science foundation, Oxford, Martin Robertson, 1983.
7. La valorisation économique des actions planifiées suppose l’attribution d’une valeur économique aux résultats atteints. La remise en bonne santé d’une personne valide peut être valorisée économiquement, en prenant par exemple en compte sa contribution moyenne à la production nationale. Les soins apportés à des personnes atteintes de maladie mentale, dont les perspectives de retour sur le marché du travail sont simplement inexistantes, sont plus difficiles à évoluer économiquement en fonction de leur contribution au revenu national. La valorisation économique des résultats s’avère délicate, voire suspecte.
8. I. Illitch, Nemesis Médicale, Paris, Seuil, 1975.
9. P. Hollandsworth, « Evaluating the impact of medical treatment on the quality of life, a five year update », Social Science and Medicine, vol.26, pp.425-434.
10. Les fonctions de cet organisme ont néanmoins bénéficié d’un récent regain d’intérêt à l’occasion du débat sur les organismes génétiquement modifiés (OGM).
11. S. Chauveau, L’innovation pharmaceutique, Paris, Editions Synthélabo, 1999.
12. Stoker M.J., Dunbar G.C., Beaumont G., « The SmithKline Beecham Quality of Life Scale : A validation and reliability study in patients with affective disorder », Quality of Life Research, 1992, 1.
13. Atkinson M.J., Zibin S., Evaluation de la qualité de vie des personnes atteintes de troubles mentaux chroniques : analyse critique des mesures et des méthodes, Direction générale de la promotion et des programmes de santé, Santé Canada, Ottawa, 1996.