Les villes face à leurs minorités immigrées

In : L’individu et les minorités, la France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés ; Didier Lapeyronnie ; PUF, Sociologie d’aujourd’hui ; 1993

Les politiques d’intégration des minorités immigrées sont toujours un mode particulier de combinaison d’offre politique et de traitement des demandes sociales. A un extrême, l’offre politique absorbe totalement les demandes sociales, à l’autre, cette offre politique est inexistante et la seule politique menée est une « action » de droit commun refusant de prendre en considération la situation particulière des minorités immigrées. Le droit de vote que possèdent les immigres au Royaume-Uni, conjugué avec la possibilité d’accéder aux emplois publics, est étroitement corrélé avec l’existence d’un marché politique local et la mise en oeuvre d’une politique communautaire. En ce sens, il s’inscrit dans une modalité de construction et de gestion civiles et politiques du problème les minorités. Il ne prend sa véritable signification que dans la mesure où existe un véritable gouvernement local possédant suffisamment d’indépendance et de pouvoir pour que se crée un marché politique local et que soient mises en œuvre de véritables politiques locales. C’est la principale différence avec la France où l’accès à la décision politique est fermé pour les communautés.

LA FORMATION DES POLITIQUES LOCALES DE L’INTÉGRATION

L’inaction et le contrôle politique

Toutes les autorités locales ne mènent pas des politiques d’intégration proprement dites. Pour des raisons idéologiques, dans bien des endroits, les pouvoirs locaux restent indifférents à la question des minorités immigrées et n’envisagent pas de prendre des mesures en leur faveur. L’inaction est peut-être la forme de politique locale la plus répandue. Parfois, il s’agit d’un véritable refus ou d’entrave aux mesures prises. Les autorités locales font obstacle aux actions de l’Etat ou d’autres instances en les boycottant ou en essayant de les entraver.

A Nice, ville confrontée à d’importants problèmes liés à la présence de foyers de travailleurs immigrés et d »immigrés vivants isolés et à l’augmentation d’attitudes et d’actes racistes, la municipalité conservatrice ne considère pas qu’il y a une urgence quelconque à mettre en oeuvre une politique dans ces domaines.

« La ville de Nice n’a pas du tout de politique par rapport aux populations immigrées. Elle a privilégié une gestion politicienne des problèmes de l’immigration. » [1]

La municipalité refuse d’envisager une politique particulière et c’est avec une prudence extrême qu’elle s’est engagée en 1983, dans une opération de Développement social urbain sur le quartier de l’Arianne, la signature de la convention Ville- Etat- Région n’ayant eu lieu qu’en février 1986. En l’absence d’une politique municipale, ce sont les associations et les administrations départementales qui ont pris en charge le traitement de ces questions parfois malgré la municipalité. Dans un climat politique ouvertement hostile, des actions significatives et importantes peuvent se développer grâce à la multiplicité des acteurs locaux et avec l’appui des institutions nationales comme le FAS.

Avec des raisons idéologiques inverses, la politique de la municipalité de Vitry est très similaire à celle de Nice. Elle manifeste la même hostilité vis-à-vis des minorités immigrées, la même volonté de contrôler étroitement le monde associatif, le même rejet vers les services de l’Etat, le département ou les associations de la question des minorités immigrées au nom d’une idéologie politique, et qui ne concerne pas seulement les minorités mais plutôt l’ensemble des « cas sociaux lourds », coûteux et peu rentables politiquement. [2] Pourtant, dans le cas de Vitry, la situation difficile de plusieurs cités ainsi qu’une série d’événements survenus au début des années quatre-vingt auraient pu amener à la mise en place d’une politique. Les deux assassinats de jeunes Maghrébins survenus au mois de février 1980, dont celui de Kader Lareiche, quinze ans, abattu par un gardien d’immeuble, témoignaient d’une réelle tension dans les cités, tension déjà ancienne autour des « jeunes de seconde génération ». Ces événements n’ont pas donné lieu à une quelconque volonté de mettre en oeuvre une politique positive d’intégration mais, au contraire, ont précipité la destruction d’un foyer de travailleurs immigres a l’aide d’un bulldozer et les manifestations organisées pour dénoncer des familles maghrébines accusées de « vendre de la drogue » ou d’avoir des enfants délinquants, la municipalité cherchant à épouser les sentiments xénophobes, à récupérer l’hostilité populaire envers les immigrés et à rejeter sur l’Etat « socialiste » la responsabilité de la situation :

« Même si nous regrettons très fortement d’avoir été conduits à le faire, il nous est arrivé de devoir demander à la Justice de procéder à l’expulsion de quelques familles dont le comportement nuisait à toute une cité ou à tout un quartier. Après que toutes les formes de conciliation eurent été épuisées, sans résultat, nous avons fait appel aux tribunaux qui ont admis le bien-fondé de notre démarche. Encore une fois, nous n’avons pas procédé ainsi de gaieté de coeur. Mais nous ne pouvons tolérer de laxisme en ce domaine. » [3]

L’orientation politique de la municipalité et son souci obsessionnel de contrôle politique expliquent l’absence de politique d’intégration.

A Vitry et Nice la pluralité des acteurs locaux et nationaux permet une multiplication d’interventions diverses, souvent limitées, qui viennent pallier l’absence de politique locale et, paradoxalement, la conforter, car les autorités locales sont ainsi débarrassées du problème. Dans la mesure où localement il n’existe aucune offre politique et que le traitement des demandes sociales s’effectue de manière parcellaire par des institutions externes, il est impossible de parler de « politique de l’intégration ». Le blocage total de l’offre politique s’accompagne d’un non-traitement des demandes sociales spécifiques des minorités immigrées, soit au nom d’une idéologie d’extrême droite, soit au nom d’une idéologie communiste pour qui les considérations de « minorités » doivent laisser la place à des considérations de « classe ».

Les municipalités britanniques choisissent de ne pas agir pour des raisons idéologiques similaires. Le comté du Warwickshire et le District Council de Warwick n’ont mis en place aucune Race Relation Unit ou comité d’égalité des chances. A Ealing, les Conservateurs ont annoncé qu’ils dissoudraient la Race Relation Unit s’ils arrivaient au pouvoir. Toutefois, les attitudes de ces autorités peuvent varier en ce qui concerne le traitement des demandes sociales. Dans le Warwickshire, le District Council s’est refusé à toute politique sociale spécifique en direction des minorités immigrées alors que le County Council a pris des initiatives en ce sens à travers des canaux comme les Working parties ou le Intercultural Curriculum Support Service. Pour des raisons qui sont aussi strictement politiques, les municipalités travaillistes sont parfois amenées, à l’approche des élections, à revenir sur leurs mesures en faveur des minorités immigrées, confrontées qu’elles sont à des effets négatifs auprès de leur électorat et aux campagnes des Conservateurs cherchant à les discréditer.

La faiblesse des initiatives locales

Cette situation de non-action et d’hostilité des villes envers les minorités immigrées n’a rien de particulier. Les politiques locales d’intégration se constituent largement dans un milieu particulier et obéissent beaucoup plus aux règles internes et à l’idéologie de ce milieu qu’à la volonté de résoudre un certain nombre de problèmes bien définis. L’espace politique dont dispose ce milieu et le degré d’autonomie qui lui est laissé déterminent largement à la fois son existence et la mise en oeuvre de politiques locales. La pression des événements locaux peut être un facteur déclenchant la mise en place d’une politique locale. Une émeute, la dégradation du climat dans un quartier, un crime raciste, la poussée du vote d’extrême droite, autant d’événements qui sont à l’origine des décisions municipales « de faire quelque chose sur la question des immigrés ». Néanmoins, l’inscription sur l’agenda politique du problème immigré ou minoritaire reste largement tributaire de l’existence d’un milieu intermédiaire local. C’est seulement lorsque ce milieu peut s’appuyer sur un événement particulier qu’il devient à même de se cristalliser véritablement et de faire pression sur les autorités locales.

Ces pressions ont d’autant plus de chances d’aboutir qu’elles s’inscrivent dans des opportunités nationales qui s’avèrent être un autre facteur déterminant. A Charleville-Mézières, la signature en 1985 d’un contrat d’agglomération s’explique, selon les responsables municipaux, par « la montée au niveau national des discours racistes » et par les prises de position de François Mitterrand et non pas par des problèmes locaux ou par une volonté d’y apporter des réponses appropriées.

De façon générale, rares sont les initiatives proprement locales, décidées sans aucune relation avec un dispositif national ou une incitation nationale. En Grande-Bretagne, c’est à la suite d’applications de lois particulières, concernant l’égalité des chances, que certaines municipalités ont décidé d’adopter des politiques en direction de l’intégration. Les différents dispositifs incitatifs, comme les contributions financières de la section 11, ou la section 71 de la loi de 1976, ont offert un cadre et une opportunité de mise en oeuvre d’une politique en direction des besoins spécifiques des minorités immigrées. De même en France, ce sont les opportunités offertes par les dispositifs nationaux (contrats d’agglomération ou procédures DSQ) qui sont le plus souvent à l’origine de la mise en oeuvre de telles politiques.

Il n’y a pas de corrélation observable entre la présence étrangère ou minoritaire, l’émergence de problèmes et l’implication d’une ville dans une politique d’intégration. Les engagements locaux dans une procédure ou une convention proposées par l’Etat sont rarement précédés par des études de terrain. Le processus est généralement inverse : de telles études, constats ou évaluations des besoins, sont l’une des conséquences directes de la décision d’implication locale. L’opération Développement social des quartiers à Avignon a donné lieu, à la demande du service d’Urbanisme et de l’équipe DSQ, à une étude sur L’échec scolaire dans les écoles primaires du périmètre Développement social des quartiers d’Avignon. Cette étude effectuée en 1988-1989 sera rendue publique en mai 1989, c’est-à-dire plusieurs années après la signature de la convention DSQ et pratiquement à sa fin. [4]

Les politiques locales d’intégration présentent souvent la particularité d’être inscrites sur l’agenda politique avant qu’un problème soit perçu localement sur le plan social ou culturel. C’est toujours en fonction d’une orientation politique et parfois sous la pression d’un groupe politique particulier, que les autres groupes politiques sont amenés à prendre position puis à essayer « de faire quelque chose » de concret pour répondre à la menace. Les campagnes du National Front en Grande-Bretagne ou celles du Front national en France auront eu des effets induits plus importants que les tensions raciales ou communautaires dont le niveau de visibilité sociale peut être extrêmement réduit. C’est pourquoi nombre d’actions menées n’ont aucune définition locale au sens propre. Il s’agit alors de la mise en oeuvre d’orientations nationales de façon quasi automatique et sans aucun lien avec des problèmes locaux proprement dits. Les autorités locales utilisent des dispositifs nationaux qu’elles peuvent plus ou moins adapter et elles cherchent à coordonner ou diriger un ensemble d’actions menées par différents acteurs sur leur territoire.

A Wolverhampton, le Comité des relations raciales et de l’égalité des chances (Race Relations and Equal Opportunitics Committee), composé de 12 conseillers, a adopté une politique d’égalité des chances, en 1982, en ce qui concerne l’emploi (conformément à la loi de 1976), se fixant comme fonction essentielle d’informer le conseil municipal des changements dans la législation et de leurs implications, de donner des avis sur les actions concernant les relations raciales et l’égalité des chances. Il fait aussi des suggestions aux différents services de l’administration locale en ce qui concerne les problèmes ethniques. La politique locale est construite dans un cadre national à partir des orientations et des opportunités indiquées par une loi. Ce comité peut néanmoins avoir des initiatives propres, comme la mise en place de structures spécifiques pour les jeunes ou l’organisation de réunions d’information et de consultation parmi les populations locales. Ces initiatives n’ont qu’une dimension locale et sociale relative. Elles apparaissent comme un processus institutionnel peu en prise sur la réalité de la vie quotidienne des minorités ethniques. Les leaders des associations soulignent qu’ils reçoivent peu de soutien pour leurs actions propres. Ils souhaiteraient que les contacts soient plus directs notamment par la venue des conseillers dans les communautés et surtout par une implication des « Noirs » dans un processus consultatif qui ne soit pas contrôlé. Ils se sentent en position d’infériorité. Ici, la mise en oeuvre de la politique d’intégration se fait en excluant largement les acteurs définis localement. D’autres villes sont aussi marquées par ces ruptures entre les comités officiels, la Race Relations Industry et les minorités immigrées. A Leamington Spa où est établi un Community Relation Council, destiné à « favoriser l’harmonie des relations communautaires », nombre de membres des communautés asiatiques se sont retirés de cette structure, reprochant à la municipalité d’en coopter les membres. Les associations indiennes, religieuses, politiques, culturelles, sociales ou sportives, et notamment l’Indian Worker Association et le Temple Sikh, ont formé ensemble le Joint Committee of Indian Organizations (JICIO), « front uni » de la communauté indienne chargé de défendre ses intérêts.

La structuration institutionnelle

Les politiques locales juxtaposent une orientation nationale ou idéologique portée par un groupe particulier à des actions plus limitées et plus sociales inscrites dans les services classiques ou portées par d’autres groupes. Le fonctionnement du groupe intermédiaire, de la Race Relations Industry, tend à induire ce niveau de définition dans lequel le social n’est, en tant que tel, qu’un élément subordonné ou secondaire, et se trouve négligé, voire parfois exclu, dans la mise en oeuvre d’une stratégie qui est d’abord politique.

En France, pendant longtemps, les questions relatives à l’intégration des immigrés étaient traitées prioritairement par des organismes nationaux, notamment le FAS, laissant très peu d’autonomie et de moyens aux pouvoirs locaux. Après les réformes de la décentralisation du début des années quatre-vingt, les municipalités ont acquis dans ce domaine de plus en plus d’importance. Mais beaucoup d’élus locaux considèrent encore que les questions relatives à l’intégration des populations immigrées ne sont pas de leurs compétences et que c’est là une affaire nationale, devant être traitée par des institutions nationales. Cette attitude est particulièrement visible en ce qui concerne les financements. L’habitude prise pendant des années de s’appuyer sur les fonds du FAS reste toujours forte.

Dans le cas britannique, l’autonomie des collectivités locales accompagne une dépendance plus grande des pouvoirs nationaux pour la mise en oeuvre des politiques sociales et en l’occurrence des politiques en direction des minorités immigrées. L’administration centrale est séparée du gouvernement local, mais sans posséder les structures verticales qui permettent d’intégrer l’action. La division horizontale est fortement marquée [5] . Aussi, à l’intérieur d’un cadre légal plus strict et plus rigide, les autorités locales britanniques ont une autonomie plus grande d’action.

Cette opposition entre la France et la Grande-Bretagne explique que d’un côté les politiques locales de l’intégration sont très souvent fortement éclatées, bâties verticalement, avec un rôle faible des municipalités, alors que du côté britannique, ces politiques sont plus souvent véritablement locales, au sens où elles sont définies par les autorités locales selon des cadres de relations centre/périphérie légaux et administratifs plus rigides. Les initiatives locales sont de ce fait plus faciles en Grande-Bretagne. Cependant, depuis quelques années, le pouvoir central cherche à réduire l’autonomie des autorités locales, soit directement en agissant sans elles, comme par exemple avec les Task Forces ou les City Action Teams, soit encore en la limitant légalement ou en supprimant certaines autorités comme les Metropolitan County Councils ou le Great London Council [6].

Du côté français, l’éparpillement des acteurs est la règle et bien souvent les autorités locales ne jouent pas le rôle central qui reste soit à l’Etat, soit aux associations. Les municipalités peuvent alors freiner ou aider à l’action. Du côté britannique, la rigidité institutionnelle est plus importante mais l’autonomie locale est aussi plus grande. Les autorités locales jouent un rôle plus important. La Commission pour l’égalité raciale n’a pas les moyens de poursuivre une politique indépendamment de la bonne volonté des autorités locales. Toute véritable politique ne peut être mise en oeuvre que par le biais des autorités locales. En France, au contraire, l’intégration verticale de l’administration permet parfois de contourner les acteurs locaux, et le poids des interventions directes du « centre » est plus élevé.

Cette structuration différente des administrations et des pouvoirs locaux se conjugue avec l’existence de l’offre politique et de la politique communautaire. L’autonomie plus grande du gouvernement local favorise l’apparition de la « politique communautaire », car les pouvoirs locaux sont un lieu traditionnel de représentations des intérêts spécifiques et minoritaires et le niveau local est plus favorable, parce que plus réduit, à l’organisation de groupes de pression. Il apparaît ainsi une liaison intrinsèque entre l’existence d’un véritable « gouvernement local », la mise en place d’une politique (politics) communautaire et la mise en oeuvre de politiques (policies) d’intégration des minorités immigrées.

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