L’ethnopsychiatrie : une manière de dénouer les liens entre culture et maladie mentale .

Par L’équipe du centre D’Ici et d’Ailleurs.

L’ethnopsychiatrie est une technique psychothérapeutique qui accorde une part égale à la dimension culturelle du désordre, de même qu’à sa prise en charge, et à l’analyse des fonctionnements psychiques internes.

Sur le plan technique, elle nécessite la mise en place d’un dispositif qui permette l’explication des données tant culturelles appartenant au groupe d’appartenance du patient qu’idiosyncrasiques découlant de son histoire singulière. Il s’agit donc de prendre en compte deux paramètres : l’origine culturelle des familles et leur situation transculturelle.

L’avènement de l’anthropologie culturelle a cependant nuancé ces affirmations, en apportant des éléments et des observations qui tendent à défendre la relativité culturelle du normal et du pathologique, la spécificité culturelle de certains types de maladie et l’importance des éléments culturels dans la symptomatologie, questions qu’une psychiatrie transculturelle naissante a faites aussi siennes, parce qu’il devenait de plus en plus évident que tout être est un être de culture, et que parmi les mécanismes invisibles qui organisent le psychisme, il en est un qui est la capacité à acquérir une culture et, par là même, au moins une langue. L’axe central de cette anthropologie culturelle fut de promouvoir une anthropologie psychologique axée sur le couple culture-personnalité et, à ce titre, elle a pu, entre autre, mettre la lumière sur les relations de l’individu malade avec sa culture.

Avec les fondements de l’ethnopsychiatrie.

Quelques repères historiques :

La prise en considération de ces deux dimensions, culturelles et psychiques, ne s’est pas faite d’une façon spontanée. Elle est le fruit des observations et analyses de certaines expériences réalisées ces dernières décennies. Ces expériences sont relatives à ce qu’on appelle la psychiatrie comparée des cultures. L’objectif de cette démarche était de savoir dans quelle mesure la psychiatrie était universelle. Dès le début du siècle en effet, les psychiatres ont cherché à valider leur nosographie et à démontrer l’universalité du fonctionnement psychique. Le voyage de Kraeplin à Javas, en 1904 déjà, en est une illustration. Armé du postulat de l’identité des symptômes psychiatriques sous tous les cieux, il visita les asiles psychiatriques où il put trouver et confirmer ce qu’il cherchait à démontrer. D’autres psychiatres ont analysé les maladies mentales qu’ils Nathan, ont pu observer ailleurs selon leur grille de lecture. Laplantine…

Les manifestations pathologiques locales le temps, les observations anthropologiques furent de plus en plus élaborées, nous révélant l’existence d’une fluctuation dans l’appréciation du normal et du pathologique selon les pays et les époques, de même que l’existence de pathologies spécifiques à certaines cultures, ce que Devereux désigne sous le vocable de « désordres ethniques ». L’anthropologie nous apprend également que la folie ne se fait pas dans l’anarchie et que l’on est fou par rapport à une société donnée. Une définition des phénomènes psychopathologiques nécessite dès lors d’être mise en relation avec l’ensemble des éléments qui fondent la normalité dans cette société.

De ce débat entre psychiatrie/psychanalyse et anthropologie va naître, en la personne de Georges Devereux, ce que l’on désigne sous le vocable de l’ethnopsychiatrie. Et à laquelle son fondateur attribue la tâche de confronter et de coordonner le concept de « culture » avec le couple conceptuel de « normalité » – « anormalité ». En cela, elle utilise les deux discours, celui de l’anthropologie et celui de la psychanalyse de manière obligatoire et non simultanée. Devereux est un psychanalyste et ethnologue hongrois.

Il a émigré aux Etats-Unis où, pendant des années, il a élu comme terrain ethnologique de travail celui des indiens Mohave de l’Arizona. Il a tenté de présenter les désordres qu’on trouve chez ces indiens, et de restituer la cohérence de leurs concepts. Selon lui, il faut interroger la culture elle même sur l’image qu’elle se donne du désordre mental, sur les catégories pathologiques qu’elle distingue et sur les moyens thérapeutiques qu’elle se donne. Son livre « Ethnopsychiatrie des Indiens Mohave » raconte cette passionnante recherche. Il constate que les rituels sont très importants et d’une complexité étonnante en regard d’étiologies qui peuvent paraître très simple. Pour lui, les désordres ethniques (d’un groupe ethnique donné avec leur classification, leurs désordres et leurs étiologies) sont différents des désordres idiosyncrasiques (propres à tout individu). Les textes fondateurs de G. Devereux demeurent cependant très marqués parla psychanalyse, qui lui sert d’instrument pour interpréter les désordres ethniques et les étiologies traditionnelles. Selon Tobie Nathan, Devereux n’imagine pas que ces désordres puissent être interprétés par des concepts et des théories2 Mohaves. De fait, il faudra attendre l’avènement de « l’Ecole de Dakar » pour qu’une telle perspective, à savoir que les différents processus de la maladie et de la guérison s’inscrivent toujours à l’intérieur de systèmes de représentations collectives, puisse s’instaurer.

C’est à Dakar que H. Collomb fonde l’hôpital de Fann, un haut lieu de l’ethnopsychiatrie. Il est convaincu qu’un travail sans connaître les représentations des maladies mentales n’est pas possible. Par conséquent, d’un côté il réunit une équipe de chercheurs (psychologues, psychiatres, psychanalystes, ethnologues…) chargés de réfléchir sur cet aspect, et de l’autre, il fait venir les guérisseurs traditionnels dans l’enceinte de l’hôpital pour collaborer aux prises en charge des malades mentaux. Parmi les premiers, c’est A. Zempleni qui a donné la première description d’ensemble des représentations Wolof et Lébou de la maladie mentale. Comment la culture Wolof et Lébou décrit-elle, construit-elle et explique-t-elle les unités psychopathologiques par les moyens de ses propres signifiants, telles sont les questions auxquelles Zempleni tente d’apporter des réponses dans sa monographie. Zempleni évite d’utiliser la grille occidentale dans la lecture des troubles mentaux observés et décrits par les informateurs (souvent des guérisseurs) et d’expliquer ces troubles par des concepts psychanalytiques. Mais il ne parvient que partiellement à ce but, tombant dans les mêmes pièges que ses prédécesseurs. En effet, devant un tel matériel, ils se trouvent toujours face à la même difficulté : comment trouver des concepts qui sous-tendent les systèmes interprétatifs et thérapeutiques traditionnels, pour les rendre opérationnels dans un travail psychothérapeutique ? Un tel questionnement va construire le fil conducteur du travail clinique et de recherche de l’équipe ethnopsychiatrique qui se forme autour de Tobie Nathan, et qui intervient cette fois-ci dans un autre contexte que celui des penseurs cités plus haut, à savoir le contexte de l’immigration.

L’histoire récente et la situation actuelle.

Les dimensions culturelles de la maladie mentale telles qu’elles sont décrites par les anthropologues et les ethnologues sur les terrains de leurs recherches allaient aussi interpeller les psychiatres et les psychothérapeutes pratiquant en Occident. A travers le phénomène d’immigration propre aux dernières décennies, ces derniers vont être confrontés à des patients qui ont emporté avec eux leur culture et leurs maladies.

Face à ce genre de maladie plusieurs difficultés se posent :

• Les psychiatres et les psychothérapeutes qui les prennent en charge les abordent avec une logique d’interprétation forgée à partir de leurs propres théories (psychanalyse, psychiatrie…). Les symptômes présentés par ces patients, culturellement codés, se trouvent de la sorte « psychiatrisés », alors que ce qui est de l’ordre de la possession ou de la sorcellerie ne relève pas forcément de l’hystérie, du délire ou de la projection. De telles interprétations « magiques » opérateur sont en effet parfaitement conformes à la culture technique » . du patient. Par ailleurs, en ramenant ces étiologies à des mécanismes psychologiques, le clinicien écrase une dimension essentielle : dans ces systèmes, le symptôme ne représente pas uniquement l’expression d’un conflit intrapsychique, mais également un mode de communication culturellement structuré ; l’écarter de la relation thérapeutique revient tout bonnement à annuler cette dernière, voire à l’empêcher d’ores et déjà de s’instaurer.

• Nombre de psychiatres et de psychothérapeutes se rendent compte qu’il n’est pas facile d’établir une relation psychothérapeutique avec un patient turc, maghrébin ou africain. Soit que celui-ci n’arrive pas à entrer dans le cadre de la psychothérapie (il n’arrive pas à « associer librement »), soit que le thérapeute se trouve rapidement dérouté quand le patient lui parle, par exemples, de « djinns » ou de « mauvais oeil ».

• Les patients migrants ont une spécificité qu’il convient de prendre sérieusement en considération dans notre manière de les prendre en charge. De par leur parcours de vie, leur culture, leur langue, leur système de pensée (leur conception du monde, de la vie, des relations, de la maladie, de la mort, de la guérison…), nous sommes appelés à modifier nos systèmes théoriques pour en créer d’autres, plus cohérents et plus adaptés. Cette recherche de nouvelles approches est le but que s’est fixée l’ethnopsychiatrie qui, depuis quelques années, prend en charge les patients migrants3.

Le dispositif ethnopsychiatrique.

Les spécificités relatives aux patients issus de l’immigration, ici brièvement analysées, ont conduit petit à petit à construire un dispositif thérapeutique qui soit adapté à leurs problèmes. Quatre éléments importants sont en oeuvre dans ce dispositif : le groupe, la langue, la médiation et la temporalité.

Le groupe.

La consultation d’ethnopsychiatrie se déroule en groupe, c’est-à-dire qu’un thérapeute principal s’entoure de co-thérapeutes. Ils sont installés en approche à la fois cercle ; aucune place ne se distingue d’une autre ; clinique et chacun semble travailler de concert. Cette scientifique. disposition spatiale montre l’attachement de chaque entre culture et maladie mentale personne à un autre cercle, métaphorique : leur groupe culturel d’appartenance.

Un paradoxe implicite est contenu dans cette disposition. Le point commun qui réunit ces thérapeutes se trouve être en même temps leur différence. Chacun appartient à un autre cercle, par exemple : « je suis thérapeute mais je suis également turc, berbère ». Cette différence les unit au patient qui est immigré, d’un autre pays, d’une autre culture… Le patient est reçu, accompagné de sa famille et/ou des intervenants sociaux ou thérapeutiques (médecin, psychologue, assistant(e) social(e)…).

Ce dispositif n’est pas sans rappeler l’assemblée du village ou le groupe des ancêtres dans les sociétés traditionnelles, de sorte qu’en lui même, il assure déjà une certaine médiation – une certain métissage entre le cadre thérapeutique occidental et le cadretraditionnel.

Dans un premier temps, la séance s’organise autour du discours sur le patient, et non du patient. Les accompagnants entament l’entretien, puis, s’ils le désirent, les membres de la famille le poursuivent. Très souvent les questions portent sur les paroles des autres à propos de la maladie du patient, par exemple : qu’a-t-on dit chez vous d’une telle maladie ?

Ce groupe thérapeutique remplit quatre fonctions essentielles pour le patient :

1. En premier lieu, la présence du groupe constitue pour le patient non-occidental une garantie de non-dangerosité du cadre thérapeutique. La relation strictement duelle avec le thérapeute risquerait souvent, en effet, d’être trop intrusive ou menaçante, et vécue comme une tentative de séduction sexuelle ou d’ensorcellement. Lorsqu’il s’agit donc d’évoquer telle ou telle étiologie surnaturelle (possession ou envoûtement par exemple) et l’utiliser comme support d’inter-prétations, il vaut mieux ne pas être seul avec le patient pour éviter un renversement persécutoire de la relation thérapeutique. Par contre, il est possible de faire circuler la parole au sein d’un groupe et de laisser apparaître des énoncés comme « chez moi, au Maroc, dans un tel cas, on irait voir le fqih ». Et l’on sait que le fqih est le spécialiste, entre autres, des djinns.

2. Le travail de groupe permet plus facilement d’exposer simultanément plusieurs hypothèses, de formuler plusieurs interprétations, d’en discuter ensemble avec le patient. Avec la possibilité d’un tel déploiement kaléidoscopique des interprétations et des associations, chacun peut y aller de sa manière de voir les choses. Placer le patient entre plusieurs interpré-tations lui permet de ne plus guère hésiter à communiquer le sens qu’il donne à ce qui lui arrive.

3. Les patients d’origine étrangère essaient de se repérer entre le même et l’autre. Il est donc important que, dans le groupe, il y ait présence de culturellement identique, mais aussi « d’autres étrangers », comme le patient, mais de langue et de culture différentes. Les parcelles d’altérité matérialisées par les membres du groupe et représentées dans l’espace permettront au patient d’expéri-menter une autre forme d’altérité qui ne soit ni monstrueuse, ni menaçante, ni destructive, mais au contraire une altérité figurable et élaborable.

4. Le groupe assure une autre fonction quelle que soit la situation clinique envisagée : celle du portage culturel, psychique et concret. Ce dispositif technique induit une redondance entre les structures appartenant à des niveaux différents de fonctionnement (ce qui est d’abord perçu par le patient, quoique de manière inconsciente). C’est vers la perception de ces relations que s’étayera le travail élaboratif ultérieur et la construction d’un sens individuel qui n’avait jamais existé ou qui s’était fracturé.

A la fin de la consultation, le thérapeute principal va énoncer sa proposition qui doit permettre, en partant du discours du groupe, une réorganisation des éléments propres au patient. La langue du patient pour communiquer et comprendre certes, mais surtout pour permettre aux autres thérapeutes d’accéder au monde du patient, en d’autres termes, traduire le texte et le contexte. Quand ce monde surgit, apparaissent en même temps les étiologies qui donnent sens aux désordres, ainsi que les techniques qui traitent ces désordres c’est-à-dire les thérapies, les guérisseurs, le monde

La langue des invisibles et les techniques (en général des guérisseurs) pour entrer en contact avec ces invisibles. Le patient a la possibilité de parler dans sa langue maternelle pendant tout l’entretien ou à un moment précis.

Le fait que le groupe est pluri-professionnel et polyglotte et se compose de plusieurs thérapeutes formés en Occident, chacun parlant sa langue et sachant manier les éléments culturels propres à leur pays, permet cette possibilité. Il est en effet important de rendre présente la langue dans laquelle se structure et se construit spontanément la pensée du patient. En effet, il existe des choses inexprimables dans une autre langue que la sienne. La consultation dure le plus souvent deux heures ou plus. Cela permet un travail en profondeur et une circulation active de la parole afin d’arriver à placer le patient dans une situation dynamique, en le faisant tout doucement sortir d’une situation rigide dans laquelle il se maintient avec une seule interprétation du trouble. Entre les consultations ethnopsychiatriques, des suivis individuels sont indiqués, qui s’apparentent au travail clinique classique, avec la possibilité d’utiliser la langue du patientlors de celles-là.

Mais il ne suffit pas seulement de traduire la langue, et de retravailler les éléments qui ont surgis, il faut aussi faire surgir le monde culturel du patient. Parmi les thérapeutes, il est plus qu’indispensable qu’il y ait un thérapeute-médiateur qui puisse parler.

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