Leticia SOLIS-PONTON : « La parentalité. Défi pour le troisième millénaire. Un hommage à Serge Lebovici. »

Serge Lebovici a consacré sa vie au développement de la psychanalyse et à la connaissance de l’enfant et de la famille. Son très long et inépuisable parcours dans les différents champs de la connaissance a produit une œuvre vaste qui comprend plusieurs domaines. Pédiatre à l’origine, Serge Lebovici nous lègue un héritage qui part de la psychanalyse pour s’ouvrir vers l’enfant, l’adolescent, voire le bébé.

Presses Universitaires de France, 2002

En remontant à chaque fois plus tôt dans le développement de l’enfant, il s’intéresse aux relations précoces entre le bébé et ses parents, et finalement au processus mental du devenir parent. Dans cette démarche, il conceptualise la parentalité, comme différente de la parenté qui concerne le processus biologique de reproduction.

Envisager la parentalité aujourd’hui suppose d’accepter que ce phénomène humain comporte l’intrication d’éléments biologiques, psychologiques et culturels. C’est une notion qui contient un paradoxe, puisqu’elle est à la fois naturelle sur le plan biologique et du point de vue de l’organisation sociale, mais aussi extrêmement complexe sur les plans psychique et culturel. Il s’agit, au fond, d’un processus transgénérationnel à l’origine de l’être humain.

Devenir père et devenir mère, c’est passer de la dimension individuelle à la dimension de vie en couple, dans un espace de conjugalité, biologiquement ou potentiellement fécond. C’est franchir les étapes intergénérationnelles pour construire une triade dont le produit est l’enfant.

Lebovici affirme que la succession de générations introduit des conflits transgénérationnels. Par exemple, entre la mère et la fille, tout se passe comme si la jeune femme devait annoncer sa grossesse avec une certaine prudence. Car lorsqu’elle lui annonce sa grossesse, elle contracte une dette à l’égard de sa mère à qui elle dit en substance : « Tu n’es plus une femme, tu n’es qu’une grand-mère. »

Grâce au narcissisme primaire, l’enfant devient l’empereur en regardant sa mère qui le regarde. En train d’être vue par lui, elle devient mère ; par ceci, cette interaction semble développer effectivement le sentiment que l’enfant pourrait être bénéficiaire de sa vie sexuelle.

Il semble que la question du désir de la parentalité soient des notions relativement récentes dans l’histoire de l’humanité.La perspective historique montre que le mariage et la descendance se font d’abord comme une alliance pour affirmer la virilité et assurer la transmission du pouvoir. En Occident, au Moyen Âge, l’enfant était considéré comme un adulte imparfait et il s’intégrait au travail dès le plus jeune âge.

Ce n’est que vers la fin du XVIIIe siècle que l’on voit apparaître la naissance du sentiment d’amour pour l’enfant, le souci de son développement individuel et de son éducation, notamment avec J.J. Rousseau.

La préoccupation pour la place de l’enfant dans la famille et le souci de son bien-être vont se développer vers la fin du XIXe siècle jusqu’au point d’arriver à « his majesty the baby », signe des sociétés contemporaines occidentales. Parfois même il s’agit non plus de la place de l’enfant dans la constellation familiale mais de la construction de celle-ci autour de l’enfant et par rapport à lui. Dans d’autres cas, la place de l’enfant est noyée dans l’incertitude des conditions sociales et culturelles des familles en situation de rupture, de mutation ou de migration.

Lorsqu’il s’agit de la parentalité, nous sommes sur le terrain que Serge Lebovici appelle la transmission intergénérationnelle et qui comprend les contenus conscients, préconscients et inconscients que les parents transmettent à l’enfant sous la forme d’un « mandat familial ».

Lebovici analyse la valeur allégorique de la transmission intergénérationnelle, mais aussi les potentialités de conflits dans les crises familiales. Dans le désir d’enfant qui se manifeste chez les futures mères, il distingue deux aspects différents : l’enfant imaginaire et l’enfant fantasmatique. L’enfant imaginaire est le produit des rêveries conscientes et préconscientes de la mère. Au moment où survient la grossesse, surtout dans le deuxième trimestre, la mère est face à l’enfant qu’elle imagine, qu’elle a probablement programmé et qu’elle désire. L’enfant fantasmatique est différent, il est le produit des désirs anciens de maternité, et lié pour autant à son complexe d’Œdipe ; quand l’enfant vient de naître, elle reconnaît aussi son père et fait souvent un transfert paternel. Ainsi, à travers les soins maternels que la mère prodigue à son enfant, elle lui transmet aussi sa vie fantasmatique.

Pour Lebovici donc, cette transmission intergénérationnelle se fait à partir des trois générations qui constituent une famille. Ce qui s’y transmet, c’est un système culturel complexe, voire composite, qui définit la famille dans un groupe humain déterminé. Ce sont aussi les valeurs familiales qui apparaissent comme emblématiques. Un équilibre s’établit entre ces membres qui tendent à stabiliser l’histoire malgré les avatars.

Ainsi il propose que, pour rétablir un équilibre « fâcheusement » mis en cause par un membre de ce système, dont la survie est précaire, un jeune est chargé par un mandat de contrebalancer ces risques de naufrage. C’est la base du « mandat transgénérationnel ».

La transmission intergénérationnelle est aussi à l’origine d’un chemin qui va de la filiation à l’affiliation. C’est un processus qui comprend la filiation en plus d’un système d’alliances sur l’héritage du lignage et des biens. L’affiliation se situe au carrefour entre le système d’alliances et les pulsions. Il s’agit d’un processus qui permet la transmission de la culture à travers les soins que la mère apporte à son enfant et dans l’interaction de celui-ci avec ses parents.

Dans les sociétés traditionnelles, la place de l’enfant s’inscrit souvent de manière précise par rapport au contexte culturel, et la transmission de génération en génération se fait en accord avec des règles acceptées par tous. La structure sociale du clan et la famille élargie offrent un cadre favorable et protecteur. Ainsi, le système de rituels et de mythes des sociétés dites traditionnelles prévoit la couverture protectrice nécessaire à l’exercice de la parentalité de la jeune femme et du jeune homme. Mais les impératifs de la transmission intergénérationnelle sont plus difficiles à mettre en évidence dans les familles nucléarisées de la société actuelle, du fait qu’elles sont réduites généralement à la dimension bigénérationnelle. En outre, les vicissitudes de la famille uni-parentale ou recomposée viennent ajouter des éléments qui rendent compliquée la constitution de « l’arbre de vie » de l’enfant.

La parentalité psychologique suppose donc un cheminement intra et interpsychique qui pourrait se définir comme un modèle d’interaction à l’intérieur d’un double triangle, c’est-à-dire le triangle de l’œdipe « positif » et le triangle de l’œdipe « négatif ». Dans le développement salutaire de la parentalité, ces interactions peuvent et doivent être génératrices de « catastrophes », de « changements de catégorie » dans le mode de relation, le mode d’appréhension du monde. Cela va de la représentation mentale à l’interaction réelle et imaginaire, dans laquelle l’extérieur modifie le symbolique et vice versa.

La parentalité ainsi analysée par Serge Lebovici supposerait aussi une interaction génératrice de changements dans le mode de relation avec l’objet : l’enfant : dans son double composant narcissique et objectal ; le couple : dans sa relation spéculaire et complémentaire ; soi-même : dans une constante autoredéfinition dans le temps et par rapport à ses objets. Le champ de la parentalité s’avère donc, dans une première approche, à la fois naturel, complexe et paradoxal. L’enfant construit et parentalise ses parents en même temps qu’il se construit lui-même.

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