L’expression littéraire en langue régiopnale au services de causes politiques ou religieuses contestataires dans le Maroc d’autrefois.

Par Alfred Louis de PRÉMARE.

La poésie de contestation, de résistance ou de commentaire critique de l’actualité politique n’est pas un phénomène récent. Une brève incursion dans le champ de l’expression littéraire en arabe marocain nous en fournit une illustration intéressante, notamment à partir du moment où se « naturalise » de façon significative la poésie dite malhûn, c’est à dire à partir du XVIe siècle : l’un des plus anciens documents de ce genre est le poème appelé al Harbî, de Ibn ‘Abbûd, qui évoque le combat devenu légendaire et auquel le poète assista, entre les derniers mérinides, les Banû Wattâs, et la première dynastie chérifienne, les Banû Sa’d ou Saadiens. L’auteur de l’Istiqsâ, al Nâsirî, à la fin du siècle dernier, le rappelle en ces termes :

« Ce combat est le plus terrible que se soient livré les Banû Wattàs et les Saadiens. Le souvenir en est resté vivace chez les populations qui le rappellent dans leurs conversations aujourd’hui encore et en exagèrent la description et les détails. Les bardes populaires (su ‘arâ al ‘âmma) l’ont pris comme sujet de poèmes que le peuple a conservé »

A la même époque, sous l’impulsion de ces leaders religieux populaires locaux que l’on qualifiera d’« extatiques » (majâdîb), se développe un genre d’expression poétique sous forme de quatrains constituant chacun une unité, à thèmes religiéux, sociaux ou politiques, dans une langue très proche du langage parlé, mais qui s’apparente à celle du malhûn. L’un des inaugurateurs de ce genre, et non le seul sans doute, est Sîdî ‘Abd er Rahmân al Majdûb. On ne prête qu’aux riches : par la suite, l’on rattachera à son nom beaucoup de quatrains qui pourtant furent visiblement composés à des époques postérieures et jusqu’à une période récente. D’autres saints personnages (le tunisien Ibn ‘Arûs, ou le marocain Sîdî Heddî) se verront d’ailleurs souvent attribuer, à eux aussi, tel ou tel de ces mêmes quatrains.

Wattâssides et Saadiens

Sîdî ‘Abd ar Rahmân al Majdûb vivait précisément à cette époque importante de l’histoire du Maroc, marquée, entre autres choses, par la conquête du pouvoir par les chorfa saadiens au détriment de la dernière dynastie berbère du Maroc, les Mérinides Wattâssides. Bien sûr, le problème de l’authenticité de ces quatrains, dès cette époque, se pose d’autant qu’un même quatrain, voire une phrase d’un même quatrain, peut avoir servi à illustrer des situations différentes. Ce que l’on peut poser comme hypothèse hautement probable, c’est que dès cette époque il existe une tradition vivante de ce genre, émanant du milieu des murâbitîn locaux, souvent désignés par les historiens postérieurs sous le nom de majâdîb ou de malâmatiyya.

Dans nombre de quatrains dont l’origine peut remonter à cette époque, nous percevons, sous forme épique et haletante, l’écho des tensions entre le « royaume du Sous » (Saadiens) et le « royaume du Gharb » (Wattâssides), et de leur rivalité si impitoyable qu’elle entraîna massacres et désolation dans la population. Sur le mode populaire, ces quatrains reflètent une situation conflictuelle dont nous avons ailleurs d’autres illustrations : ainsi en est il des sermons incendiaires, anti saadiens, du prédicateur de Meknès Abû ‘Ali Harzûz, dont un échantillon, fait de citations coraniques, nous est rapporté par al Ifrânî dans sa Nuzhat al hâdi :

« L’impie vous est arrivé du Sous extrême : s’il s’en retourne, il n’a de cesse que de faire des ravages sur la terre et d’y détruire cultures et progéniture, alors que Dieu n’aime pas le désordre ! Si on lui dit : Crains Dieu ! il se fait gloire du péché ! Son partage sera la Géhenne ! Oui, quel détestable séjour ! »

Dans ce conflit, nombre de murâbitîn et de zaouïas, se rattachant le plus souvent au courant jazûlî, soutenaient les Saadiens, estimant ces derniers plus armés pour mener la guerre contre les Portugais installés sur la côte. Nous en avons l’écho dans plusieurs séries de quatrains débutant respectivement par un même vers : « Le sultan, c’est celui qui surgit de la Qabla ! ». (les régions sahariennes du Maroc) ; ou « Hennis sourdement, ô cheval du Sous ! » En voici un échantillon :

Le sultan, c’est celui qui surgit de la Qabla Et dont l’armée campe à l’Oum er Rebia ! Vends ton bien, ne baguenaude pas, Avant que la mévente ne frappe les marchés !

Le sultan, c’est celui qui surgit de la Qabla, Et qui a une marque sur les yeux ! Contre les Musulmans il fera un malheur,

Le Sultan, c’est celui qui surgit de la Qabla, Et dont le rabatteur est dans le Sous ! Le filet est tendu à la porte d’Asîla, Pas même le moustique n’en échappera !

Hennis sourdement, ô cheval du Sous, Et hélez le, chevaux de l’allégeance ! Le Sultan que l’on dit dissimulé, Le voici à Ganzra près de moi !

L’opposition entre Sous et Gharb se confondait alors avec la rivalité entre & diens et Wattâssides. Mais elle se perpétuera par la suite, tout au long de l’histoire saadienne’ puis alaouite, comme entre deux pôles géopolitiques de l’empire chérifien : partage géographique lié à des clivages à l’intérieur d’une même dynastie entre des prétendants rivaux d’une même famille régnante. C’est la raison po laquelle ce genre de quatrains, au demeurant très allusifs, connaîtra bien des utilisations à différentes époques de l’histoire du Maroc.

Par la suite, et suivant les circonstances, ce clivage géographique, politique dynastique se doublera parfois de tensions ou de justifications ethniques opposant les gens du Sous (Swâsa) (Berbères) et les Arabes. Ces tensions seront à l’origine de quatrains satiriques lancés contre les Swâsa :

Les Swâsa : gens vils comme épluchures : Ils se sont lancés sur le Gharb comme gros cailloux ! Si un Soussi te fait du bien, Alors c’est que la graisse on la trouve sur les singes !

Soussi, ô fils de la feuille de navet ! 0 fils de qui est peu fidèle à sa parole ! Tu le fais cuire du samedi au samedi, Et l’àcreté ne disparaît point de son plat !

Aux XVIlle et XIXe siècles

Il est une période durant laquelle tensions politiques et tensions ethniques trouvent très liées, doublées de dimensions religieuses, et se manifestent dans 1 événements, comme dans la tradition des quatrains politiques en langue marocain

C’est l’époque des soulèvements berbères qui couvrent les règnes de Muhai mad b. ‘Abd Allâh (1757 1790), al Yazîd (1790 1792), Sulaymân (1792 1822) ‘Abd ar Rahmân (1822 1859). Les situations y sont complexes, et différents é. ments s’y imbriquent étroitement :

1. Les rivalités intra dynastiques.

Un exemple : al Yazid est soutenu contre Muhammad b. ‘Abd Allâh par les t bus berbères Gerwân des Aît Oumalou, dans le Moyen Atlas. Ceux ci ont, en 177 un leader en la personne de Muhammad Ou Nâsir Amhâw§.

De tout cela, nous avons l’écho dans de nombreux quatrains hostiles à al Yazîd :

Le sultan du Gharb est un gamin, il donne l’argent par sacs !

fux ils disent al Yazîd est sultan ! t moi je dis pas ici !

al Yazîd est sultan, Il a un turban vert sur sa tête ! al Yazid est sultan, A moins que ne le jalousent ses proches !

al Yazîd est sultan : L’ont proclamé les gens de la clairvoyance ! Il passera deux années moins le quart, Et l’on tirera la natte de dessous lui !

al Yazîd est sultan : L’ont proclamé les hommes aux jellabas (= les montagnards Jbâla) ; Au printemps proclamé, Et à l’automne s’en reviendra en fuite !

2. Les tensions ethniques Berbères Arabes

Plus tard, la famille Amhâwg refait parler d’elle. Les Gerwân, menés par BûBker Amhâwg, se soulèvent contre le sultan Sulaymân en 1811, lorsque celui ci veut intervenir dans des dissensions tribales internes (Aït Ournalou contre A :itIdrâsen). Le sultan rassemble contre eux toutes les tribus soumises à son autorité. De leur côté, les Gerwân se rassemblent sur un petit plateau au dessus d’Azrou, appelé Tâsemmâkt. Le combat a lieu et se solde par la défaite des troupes du sultan :

« Ce combat (dit al Nâsirî dans VIstiqsâ) est connu, chez les gens, sous le nom de combat d’Azrou, en référence au lieu auquel s’arrêta le sultan dans le pays berbère, puis s’en revint. Le peuple en a fait une date mémorable, disant : Ceci se passa l’année du combat d’Azrou. »

Le sultan se vengera de cette défaite en faisant poursuivre et exécuter à Fès « tout ce qui sentait la berbéritude » comme disent les chroniqueurs (râihat al barbariyya). al Nâsirî évoque le retentissement de cette grande révolte dans la population, et nous en retrouvons les traces nombreuses dans la tradition des quatrains populaires :

Slîman est un brave homme, Et il aime les braves gens ! Il restera tout ahuri S’il parvient à subjuguer les Amhàws !

Slîman, ô le pauvre ! Toi qui as si peu de refuges ! Tu tomberas de la falaise, Et tu diras : Ah ! regrets de regrets !

Fleuve Oum er Rebia, toi aux berges profondes ! Même de bons nageurs n’y entrent point !

Encore un peu et lui surviendra Slimân, Qui lui arrachera sa calotte de Juif de sur son chef !

Tâsemmâkt, ô la libre ! Toi qui brandis la bannière des Berbères ! Mais leur surviendra Sliman Qui videra les selles des Berbères !

Le Gharb, ô pays des frênes ! Mais depuis combien de temps les recherches tu ! ? Le début de ta guerre, c’est avec les Berbères, Et à la fin de tous côtés !

3. Le rôle des confréries

Comme depuis très longtemps au Maroc, les confréries soufies jouent dai événements un rôle important d’encadrement, de prestige et de pression sur nion, dans un sens ou dans l’autre. Le sultan al Yazîd, comme plusieurs s rains, se fait proclamer sultan sur le haut lieu du Jbel Al l’âm, où se troi tombeau de Sîdî ‘Abd al Salâm. Masîs, par les chorfa confrériques du lieu dens de la clairvoyance »). La famille Amhâws est liée avec les Derqâwa c ne fais ici qu’évoquer cet aspect des choses, dont on a quelques échos ici dans les quatrains. Mais ce n’est pas le lieu, dans le cadre de cette commition, de développer davantage cette question.

Echos d’une histoire récente

Depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, cette tradition des quatrains politiques s’est perpétuée, développée et enrichie. Nous y retrouvons, toujours sur le mode, les commentaires de maints épisodes de la vie politique marocaine intérieure et extérieure.

Ainsi en est il des tentatives répétées du gouvernement marocain, à différentes époques, de récupérer la ville de Sebta, par exemple sous le court règne d’al ‘ Yazid

Le jour de Sebta, jour J ! Et alors blanchiront les fières mèches temporales (des combattants) Le fils de l’Européenne ne quittera Sebta Que lorsque sortira al Yazîd le vaillant moustachu !

Sebta a été dupée, Et celui qui y va sera dupé ! Eux, ils disent : al Yazîd est sultan ! Et moi je dis : il y va pour mourir !

la guerre hispano marocaine de Tétouan en 1860

A Tâhaddârt se sont rassemblées les troupes, Et la poudre éclate comme coups de tonnerre démentiels !

Elle est loin la gloire, ô Tétouan, Et tu es devenue la proie des salopards !

les Chorfa de Ouezzane

Ouezzane, un bastion élevé ! Et les Chorfa, pour demeure, en ont pris le meilleur ! î Au début ils en goûteront la douceur, Et à la fin en vomiront l’amertume

C’est inéluctable : Ouezzane sera dévastée ! Et l’on commencera par Moulây Thâmi ; Ouezzane va être dévastée, Et l’on y cultivera des fèves « châmi » !

le prétendant Bû Hmâra, puis la guerre du Rif contre les Espagnols

Moi je leur dis : Beht ? Eux ils disent : coup terrible et stupéfiant ! Moi je leur dis : Sur les cavaliers ? Eux ils disent : Sur les jellabas retroussées ! (=les fuyards).

A la Pierre aux Abeilles se sont rassemblées les armées, Et voilà que les coups sont tombés seulement sur les Jbâla ! Les Musulmans sont dans une situation désespérée, Et eux ils me questionnent sur Bù Hmâla ! (=Bû Hmàra).

le Maroc à l’encan des appétits coloniaux

Détourne toi du Gharb très tôt, Et va faire tes semailles, à l’Innâwen ! Le Gharb est vendu, acheté, De la porte des Hâfà jusqu’à Tittâwen (=du Sud jusqu’à Tétouan) !

le sultan Ibn ‘Arafa investi par les Français à la place de Muhammad V exilé à Madagascar :

Retentis, ô gros tambour de Mâssa ! Et moi, dans le ciel, j’ai perçu son roulement ! Le sultan de notre Gharb, nous le changerons ! Nous dirons : 0 mon Dieu, accorde nous en un autre !

le sultan Muhammad V exilé, évoqué sous les traits légendaires de L’ Gdâlî :

L’ Gdàlî m’apparut accablé et lésé, Pour son pays qui lui fut arraché ! Si Dieu lui donne, eux le laboureront le matin, Et lui l’emportera le soir ensemencé.

Ainsi s’est perpétuée depuis longtemps une tradition populaire de quatrains politiques, reflet des tensions, des contestations ; reflet, parfois aussi, du maniement de l’opinion en faveur de tel pouvoir ou de tel autre. L’expression littéraire en était parfaitement appropriée à son objet. Qui furent les créateurs de ces quatrains ? Il est bien difficile de mettre des noms à l’origine de la plupart de ces petits morceaux suggestifs : ils restent le plus souvent anonymes, ou bien, pour qu’ils aient plus de poids dans l’opinion, ils sont généreusement attribués à un grand ancêtre comme Sîdî’Abd el Rahmân al Majdûb. De toute façon, outre leurs qualités littéraires souvent très appréciables, ils restent des documents de grand intérêt pour l’histoire socio- politique du Maroc à différentes époques.

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