Paru dans « l’évolution psychiatrique, 57, 3, 1992, pp. 347 à 365
R. RECHTMAN, psychiatre anthropologue, M.G.E.N.C.S.M. Paris
RÉSUMÉ
A partir d’une illustration clinique extraite d’une pratique psychiatrique destinée à des patients non francophones originaires du Sud Est asiatique, l’auteur s’interroge sur les conditions techniques qui permettent de recourir à un interprète. Mais au delà de la seule traduction linguistique, c’est toute la dimension « culturelle » (de l’un et de Vautre) qui peut devenir impénétrable, tant la différence qu’elle révèle imprègne l’ensemble de la relation clinique. Comment concilier traduction linguistique et traduction culturelle, dans le but de retrouver les catégories du repérage sémiologique et de la thérapeutique psychiatrique ? En quoi. par exemple, la seule désignation d’une éventuelle influence de la culture dans l’expression de la pathologie d’un patient résoudrait elle cette énigme, puisque « l’impénétrable » qui émerge traduit d’une certaine façon que le savoir clinique est pris en défaut ? L’auteur se propose, par un retour à la clinique, de préciser le moment d’émergence de cet « impénétrable », afin de questionner la possibilité de traduire la culture en psychiatrie.
Si l’on admet volontiers que la culture, dans sa différence, puisse parfois faire obstacle à la compréhension clinique d’un patient, on fait souvent valoir qu’il y aurait, au delà de l’aspect strictement linguistique, une sorte d’intraduisible culturel du discours et même des symptômes, éventuellement justiciable d’une approche psychopathologique nouvelle se faisant l’écho de cette différence. Cet impénétrable ctilturel quit ferait obstacle à l’analyse clinique habituelle mérite sans doute mi examen particulier ; car si d’aventure le sens vient à échapper dans une relation clinique, il demeureque l’invocation d’une causalité culturelle dans ce défaut de sens lie résout pas pour autant. On pourrait même se demander si, d’un point (le vue clinique, substituer une inférence culturelle à une interrogation psychiatrique n’obscurcit pas encore plus le problème. Certes, l’éclairage culturel présente une évidente pertinence, puisqu’il vient nommer ce qui jusqu’alors ne l’était pas. Mais au delà de cette désignation du lieu d’où émergerait l’impénétrable, n’y a t il pas un risque de voir se constituer un brouillard encore plus dense’ ?
En effet, la conceptuialisation (lu terme de culture ne relève pas, a priori, (lu champ (le la psychiatrie, mais plutôt des domaines de l’anthropologie et de l’ethnologie. Ce fait est d’ailleurs attesté par l’abondance des travaux se proposant de concilier l’approche ethnologique et la pratique psychiatrique, (dans l’optique de fonder un corpus théorico clinique du type psychiatrie transculturelle, ou « cross cultural psychiatry », ou encore ethnopsychiatrie selon les auteurs’. La discussion de ces différents modèles n’entre pas dans le cadre de cette étude, puisque, pour l’instant, il s’agit plutôt (le tenter d’analyser la situation au cours de laquelle un clinicien, dans sa pratique avec un réfugié ou avec un migrant, peut être amené à s’interroger sur l’influence de la culture de son patient.
Position du problème
Notre propos consistera donc â tenter (le préciser ce (pli, dans une pratique clinique, interroge en premier lieu la culture. Moment singulier s’il en est puisque c’est au prix d’un retour à la totalité empirique qui se présente au clinicien, que celui ci petit en venir à évoquer un phénomène de culture par opposition ou parallèlement à un phénomène pathologique. En effet. L’attitude sérniologique habituelle procède d’une série de réductions successives, qui visent à ramener la totalité empirique que constitue le malade et sa maladie à un objet construit par le savoir médical, et qui, par définition, préexiste au cas observé dans la pratique’. Or, introduire au sein de cette démarche la question d’une éventuelle influence de la culture consiste à prendre en compte des aspects qui habituellement ne le sont pas et, de ce fait, nécessite un retour préalable à la totalité empirique qui se présente au clinicien.
D’emblée, on remarquera qu’une telle question traduit, d’une certaine manière, que le savoir du clinicien est momentanérnent pris en défaut, ou plutôt, qu’il lui fait défaut, le privant ainsi de son outil habituel dans une situation où il en aurait singulièrement besoin, Que la question de la culture du patient intervienne pour décider d’un diagnostic, pour prédire une évolution ou encore pour proposer une thérapeutique, son émergence situe le problème, par définition et par défaut, dans un champ autre que celui de la psychiatrie. On vient de le voir, la culture n’est pas une notion à proprement parler psychiatrique, et l’interroger dans le cadre d’une relation thérapeutique dénote éventuellement d’une « défaillance » de ce savoir, qu’il serait sans doute vain de vouloir combler pal un retour à ce dit savoir psychiatrique.
Du point de vue du clinicien, c’est donc dans une situation d’énigme, de malaise, ou d’inconfort théorique, que celui ci peut en venir à se demander si ses hésitations diagnostiques (ou autres) ne devraient pas être imputées à la culture de l’autre (son patient), celle là venant brouiller les pistes de l’habituel regroupement signifiant des symptômes en syndromes. Prise de conscience hautement salutaire de la part du clinicien niais probablement fort déstabilisante, puisque dès lors que l’étrangeté clinique est imputable à « l’étrangeté » du patient notre praticien sait déjà que soli salut ne devra sans doute rien à son savoir psychiatrique habituel.
C’est donc de la culture du patient dont il serait question, en tant que celle ci serait responsable de la difficulté clinique. Mais si le praticien éprouve une difficulté clinique, par exemple diagnostique, c’est aussi pal ce que les éléments qu’il lui faut désormais prendre en compte, et notamment cette fameuse « culture », s’expriment au sein d’une relation clinique. De sorte que c’est l’ensemble de la relation dans laquelle il se trouve avec son patient qui devient problématique. de par l’inhabituel, l’énigmatique qu’elle recèle.
Mais une fois ce fait reconnu, le problème reste entier puisqu’il s’agit désormais d’attribuer une certaine opérabilité à la convocation de la culture dans la pratique psychiatrique.
1) De quelle culture est il question ? S’agit il (le la culture 1 traditionnelle que le réfugié a connue dans son pays ou de celle qu’il a désormais et qui n’est déjà plus l’ancienne salis être pour autant radicalement autre ? En d’autres termes, de quelle culture est il question lorsque l’on est confronté à un processus d’acculturation ?
2) S’agit il uniquement de la culture du patient, ou faut il aussi prendre en compte la culture du praticien ? Car ce n’est que dans sa différence que la culture du patient se manifeste au praticien. en révélant par soli émergence l’écart qui sépare ces deux protagonistes. Si l’un comme l’autre sont impliqués dans cette différence ou, pour être plus précis, dans la manifestation de cette différence, c’est parce que l’un et l’autre forment les termes d’une relation, certes thérapeutique, mais aussi socialement déterminée, Il est sans doute inutile de rappeler ici, à l’instar de J. Pouillon’, que toute relation médicale, avant même d’être thérapeutique, est d’ordre social, et qu’en cela elle est variable d’une aire culturelle à l’autre, et même d’un contexte à l’autre. Toutefois, il semble qu’un tel truisme mérite toujours notre attention, tant le réfugié ou le migrant se plaît à nous le rappeler, puisque, par l’interculturel qu’il introduit dans la relation clinique, c’est bien le caractère social de cette dernière qui réapparait et qui se signale par cette « inquiétante étrangeté ». Dès lors, est ce en termes de culture ou d’écarts culturels, et donc de relations sociales, que se pose le problème ?
3) Que désigne t on habituellement par « culture », et quelle peut être la valeur heuristique d’une telle notion dans la pratique psychiatrique ?
4) Si l’on admet l’influence de la culture dans l’expression de la pathologie mentale, on doit aussi s’interroger sur l’influence de la pathologie mentale sur la culture, tout au moins dans le rapport du sujet malade à sa culture. Rappelons que pour l’ethnopsychanalyste G. Devereux, le névrosé et le psychotique « déculturent » les items de leur « culture » utilisés dans leurs symptômes’. Dans une optique quelque peu différente, Claude Lévi Strauss’ soulignait déjà l’existence d’un rapport marginal entre le « symbolisme » exprimé par le malade mental, et le « symbolisme » de sa culture qu’il imputait à l’effet du processus pathologique sur l’activité symbolique du malade.
5) Enfin, si l’on ne saurait réduire la difficulté clinique à une simple barrière linguistique, il demeure qu’une pratique avec des patients non francophones exige un certain nombre de préalables méthodologiques dont on ne peut faire l’économie.
L’interprétariat culturel : Technique et limites
1. REMARQUE PRÉLIMINAIRE
De nombreuses réserves sont généralement émises quant à l’efficacité d’un interprétariat en psychiatrie. Bien qu’on s’accorde généralement pour reconnaître sa nécessité avec un patient non francophone, on soutient souvent que seules des informations biographiques et médicales relativement simples peuvent être obtenues. D’autres rappellent que ce terme .désigne une interprétation plutôt qu’une traduction littérale, et qu’il semble bien difficile d’escompter d’une telle pratique qu’elle puisse s’attacher, stricto sensu, au discours du patient. Mais pour autant que posséder la langue du patient soit un outil privilégié, on ne saurait résumer les conditions de possibilité d’une psychiatrie transculturelle à cette seule compétence. D’ailleurs, Putsch’ a montré qu’il était possible, moyennant quelques aménagements techniques, de retrouver les niveaux relationnels et informatifs de la communication en situation interculturelle avec un interprète.
2. MODALITÉS TECHNIQUES
C’est au cours des quatre années d’exercice d’une consultation psychiatrique destinée aux réfugiés originaires d’Asie du Sud Est arrivant en France« ‘, que nous avons été amené à développer progressivement un dispositif technique susceptible d’inclure durablement un interprète au sein d’entretiens psychiatriques réguliers avec des patients non francophones.
a) La qualité de l’interprète. D’emblée, on insistera sur la nécessité d’un interprétariat formé à la situation transculturelle et médicale, on récusera ainsi l’utilisation de traducteurs occasionnels, comme les membres de la famille ou les amis du patient, le personnel soignant ou tout autre personne bilingue, mais non rompue à cette technique. Ces réserves prennent une résonance particulière en psychiatrie, où la teneur des entretiens et le type de relation qui doit s’établir excluent l’existence de liens préalables entre le traducteur et le patient.
b) La conduite de l’entretien. Le clinicien s’adresse directement au patient, de même l’interprète traduit les réponses du patient à la première personne. Ceci est nécessaire afin d’obtenir une implication dé ce dernier dans la relation, tout en permettant à l’interprète, par ce style direct, d’éviter d’être envahi par les représentations du patient qui pourraient apparaître du fait de leur retranscription à la troisième personne,
On nous objectera sans doute que si l’interprète traduit à la première personne du singulier les propos d’un patient angoissé ou délirant, il risque éventuellement de s’attribuer leur contenu et d’en être affecté, voire angoissé. Cette remarque n’est certes pas sans fondement, dans la mesure où le plus souvent l’interprète, qu’il soit Viêtnamien ou Cambodgien, est lui même un réfugié, de sorte que les récits des patients sont susceptibles de faire écho à son histoire personnelle. A ce titre, on pourrait même supposer que l’usage de la troisième personne permette d’introduire une certaine distance entre la subjectivité de l’interprète et les propos intimes du patîent, ce qui, tout en protégeant le premier, éviterait que la retranscription (lu discours du patient se confonde avec les sentiments de l’interprète. Mais s’il convient d’être vigilant quant à l’éventuelle répercussion de la situation clinique sur l’interprète, lequel n’a pas la formation habituelle que requiert la pratique psychiatrique, on ne saurait souscrire pour autant à l’argumentation précédente. En effet, la seule traduction à la première personne ne sous entend pas l’adhésion de l’interprète à ce qu’il transmet, et petit même faciliter le travail de traduction en accélérant l’échange. A l’inverse, l’usage de la troisième pet sonne soulève un problème de linguistique générale qui ne manque pas de retentir sur la traduction.
En traduisant par « il dit que », l’interprète introduit une procédure supplémentaire dans la transcription qui consiste à effectuer un changement pronominal. Or, un tel changement suppose que l’interprète prenne immédiatement conscience de la signification de l’énoncé du patient, ou tout au moins d’titi des sens éventuels, pour pouvoir modifier, outre la langue, la place du locuteur.
De tout point de vue linguistique, les pronoms personnels je et il n’appartiennent pas à la même classe : ainsi pour Émile Benvéniste, le je est une instance unique qui signifie. « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je »’, et la « réalité à laquelle il renvoie est la réalité du discours »’. A l’opposé, le pronom il ne renvoie pas à une personne, parce qu’il se réfère à un objet placé hors de l’allocution. Cette situation lui confère le statut paradoxal de « non personne » dans le groupe des pronoms personnels. De par cette différence linguistique entre les pronoms je et il, le changement de forme pronominale influence parfois le sens d’un énoncé. On pourrait dire, en première approximation, qu’un énoncé exprimé à la première personne est une énonciation « subjective », alors que l’usage de la troisième personne relèverait plutôt d’une énonciation « non subjective » ». Toutefois le problème est plus complexe, puisque dans la plupart des énoncés l’usage de la troisième personne ne fait que camoufler la subjectivité du locuteur, car, en effet, le il n’existe et ne se caractérise que par opposition à la personne. je du locuteur, qui, l’énonçant, la situe comme « non personne ». « La forme il… tire sa valeur de ce qu’elle fait nécessairement partie d’un discours énoncé par je » ». Or c’est bien cette réapparition d’un je, non énoncé mais bien présent, lequel traduit l’intervention d’une subjectivité qui n’est pas celle du patient, qui risque de poser de sérieux problèmes dans une traduction en psychiatrie, puisqu’elle apparaît à l’insu même de l’interprète. Prenons par exemple l’énoncé suivant rapporté par un interprète : « il pense qu’il a vu un fantôme ». Si l’on admet que la position de candide que confère l’ignorance de la langue du patient nous oblige à porter un certain crédit aux dires de l’interprète, on acceptera que la proposition qui est rapportée à il corresponde effectivement aux propos du patient, ou, tout au moins, s’en rapproche suffisamment pour que le sens général puisse être traduit de la sorte. Toutefois, la permutation pronominale introduit une équivoque propre au remplacement du je par il en français. Ainsi dans l’énoncé précédent, Je pense équivaut à une assertion mitigée qui exprime un doute vis à vis de la proposition voir un fantôme, ce doute étant pleinement assumé par le sujet qui l’énonce. Tandis que dans la phrase il pense qu’il a vu un faintôme, il est bien difflicile de préciser lequel, du patient ou de l’interprète, exprime le doute implicitement contenu dans l’énoncé. En effet, dans un cas c’est le patient qui prend une certaine attitude vis à vis (le l’énoncé qui suit, ce qui signifierait alors qu’il n’est pas certain que ce qu’il a vu soit effectivement un fantôme, mais qu’il pense que cela pourrait éventuellement en être un, et le rapporteur du propos ne ferait alors que transmettre l’idée du patient, sans lui même intervenir. Ce qui revient à dire que par rapport à cet énoncé l’interprète adopterait une position « non subjective », ou plutôt, dont la subjectivité tendrait vers la « neutralité ». Dans un deuxième cas en revanche, c’est l’interprète qui, doutant de la réalité du phénomène, introduit une certaine distance entre la proposition énoncée par le patient et sa conviction personnelle dont rend compte le il pense au sens de il pense que ou croit que… mais pas moi. De sorte qu’en traduisant à la troisième personne, l’interprète introduit une incertitude quant à la nature de l’énonciation du patient qui ne relève pas pour autant d’une défaillance de sa compétence interlinguistique, dans la mesure où elle s’inscrit dans la seule permutation pronominale du français. L’incertitude entre les deux propositions tient essentiellement au fait que la subjectivité du patient a été remplacée par celle de l’interprète. C’est précisément parce que le pronom personnel je, qui indique la subjectivité et par là même la réalité du discours pour le sujet de l’énonciation, l’ait défaut, que l’équivoque apparaît. Or, c’est précisément cette subjectivité du patient qui nous importe au premier chef en psychiatrie, de sorte que quelle que soit l’approche clinique, psychanalytique ou phénoménologique, c’est vers la restauration de l’expression de la position subjective du patient que doit tendre la pratique de l’interprétariat transculturel,
D’une manière générale, quelles que soient les compétences de l’interprète, l’utilisation de la troisième personne l’inclut nécessairement dans l’énoncé qu’il rapporte, puisque quelle que soit la position qu’il adopte par rapport au contenu qu’elle soit neutre ou non , le simple fait de le retranscrire par il pense que ou il dit que, implique qu’il prend une certaine attitude à l’égard de l’énoncé qui suit. Or, cette attitude du locuteur vis à vis de J’énoncé qu’il professe est la manifestation de sa subjectivité, et c’est elle, qui bien qu’apparemment absente, en détermine le sens’et peut éventuellement être susceptible de l’angoisser. Or, une telle équivoque disparaît si les propos sont rapportés à la première personne du singulier.
Il serait toutefois illusoire de croire à la complète neutralité de l’interprète, puisqu’ étant inclus dans la relation, ses réactions doivent aussi être analysées dès lors, la neutralité escomptée ne peut être qu’une fiction, mais une Fiction méthodologique qui garantit, dans la limite des réserves précédentes, la validité des informations obtenues ou retranscrites au patient.
Sous certains aspects, notamment pour la retranscription des propos du patient, la position de l’interprète s’apparente à celle de l’informateur en ethnologie. Elle en possède donc les limites, avec, entre autres, le risque de n’obtenir qu’une interprétation projective du discours des observés (Paul Rabinow’ a déjà souligné ce risque dans le travail de l’ethnographe), mais aussi les avantages, dès lors que la part de subjectivité qu’elle contient est prise en compte dans la recherche et est objectivée dans un second temps. Le problème essentiel se situe probablement dans la retranscription des interventions du clinicien. En effet, l’interprète doit à la fois garder l’esprit de l’intervention, parfois même son ambiguïté, tout en la rendant compatible avec la structure linguistique de la langue. Les interventions doivent donc être courtes et facilement transposables. Enfin, il convient de souligner que l’attention portée à la compatibilité linguistique et culturelle des interventions du psychiatre ne doit pas se confondre pour autant avec une modification de la position médicale. C’est en tant que psychiatre occidental dans sa position médicale que le clinicien énonce son intervention et qu’elle est retranscrite au patient.
c) L’évaluation de la relation interprète / patient. L’implication directe du clinicien dans une relation avec le patient, certes médiatisée par l’interprète, favorise non seulement la circulation de l’information mais intègre aussi celle ci dans une relation qui ne disjoint plus les niveaux informatifs et relationnels.
Grâce à ce dispositif, le discours des patients peut être replacé dans le contexte de la relation clinique. On notera toutefois qu’un certain décalage apparaît entre le temps de l’énonciation du patient et sa traduction, ce qui introduit un décalage entre la perception, par le clinicien, des mouvements affectifs et des mimiques du patient, et les contenus auxquels lis se rattachent. Ce temps doit être mis à profit pour analyser la relation qui se noue entre l’interprète et le patient, afin d’estimer l’écho produit par le discours du patient sur son interlocuteur et d’apprécier la charge émotionnelle qui accompagne les propos du patient. De sorte que c’est au prix d’un maintien de l’attention du clinicien au cours des échanges entre le patient et l’interprète que l’on peut obtenir une reprise virtuelle des niveaux informatifs et relationnels, réalisant ainsi un équivalent de la relation thérapeutique habituelle.
Il est évident que les termes exacts qu’utilisent les patients ne peuvent que rarement être fidèlement transcrits, et l’on doit le plus souvent se contenter d’approximations. Mais lorsque, précisément, les termes et les contenus qui s’y rattachent semblent importants, la redondance des questions et la qualité de la relation clinique à trois permettent le plus souvent de se rapprocher au mieux des notions que les patients cherchent à exprimer.
d) A l’issue de l’entretien, un temps doit être consacré par le clinicien et l’interprète pour faire le point sur l’entretien, afin d’apprécier la qualité du discours du patient ainsi que le matériel culturel apparu, et d’analyser aussi les propres réactions, de l’interprète.
Illustration clinique
Monsieur N., âgé de 25 ans, a quitté le Viêtnam cri 1988. Après une traversée typique de nombreux « boat people », mais sans avoir subi d’attaques de pirates, il a pu atteindre la Malaisie où il a séjourné dans un camp de réfugiés pendant plus de deux ans. L’ensemble de sa famille, d’origine paysanne, est restée au pays. Quant à lui. comme de nombreux jeunes Viêtnamiens, il est parti pour éviter le service militaire obligatoire et dans l’espoir d’obtenir un visa pour un pays d’accueil définitif, de préférence pour les USA.
Son séjour en Malaisie fut particulièrement éprouvant, car faute d’un répondant à l’étranger ses demandes de visa furent dans un premier temps rejetées par tous les pays encore susceptibles d’accueillir des réfugiés. Rapidement, le risque d’un refoulement vers le Viêtnam s’est accru, tandis que son jeune âge et son isolement familial handicapaient son adaptation à la vie dans les camps. Les conditions y devinrent de plus en plus difficiles (pénurie alimentaire, marché noir et racket) et se combinaient avec la crainte d’un enrôlement de force dans une des bandes rivales qui se livrent à une sorte de guerre territoriale au sein du camp. Il ne doit son arrivée en France qu’aux récentes mesures, mises en place par les pays occidentaux, qui visent à accueillir tous les réfugiés indochinois encore présents dans les camps d’Asie du Sud Est à la date du 15 mars 1989.
Deux jours après son arrivée en France, il est adressé à la consultation psychiatrique pour un trouble du sommeil et pour un état anxieux aigu, diagnostiqués par le médecin généraliste du centre.
Monsieur N. est un jeune adulte à l’allure encore très juvénile, il ne parle pas français et il semble peu rassuré par la situation de l’entretien malgré la présence de l’interprète. Lorsque je lui explique les raisons de notre rencontre, il affiche une certaine surprise, puis accepte progressivement le cadre que je lui propose. Il se détend alors et relate sommairement sa biographie, en insistant sur son sentiment d’isolement et sur sa nostalgie du Viêtnam et de sa famille.
Au cours de ce début d’entretien, il cherche visiblement à contenir son émotion et à banaliser les drames qu’il a vécus, mais ses efforts s’épuisent lorsque, en abordant son arrivée en France, il constate amèrement que ses « tourments » n’en finissent pas pour autant et prennent même désormais une ampleur plus inquiétante. Dès lors, son discours s’accélère et devient plus confus. Parallèlement son anxiété s’accroît, tandis qu’il relate dans une saisissante actualité l’expérience de la nuit précédente
Au cours de la nuit il se réveille brutalement, saisi par une peur massive. Il constate avec frayeur qu’il ne peut bouger ni les bras ni les jambes et que sa poitrine est comprimée par une force très puissante, l’empêchant de crier et l’étouffant progressivement. Son corps est attiré « vers le bas » et tiré par les pieds. Puis sans trop savoir comment, il parvient à s’en dégager pour se retrouver au pied du lit, essoufflé et pris d’une peur panique.
Il passe le reste de la nuit à lutter contre le sommeil, afin d’éviter le retour de cette « sensation ».
Pour lui, aucun doute n’est possible : « il a été attaqué par un fantôme ! », et il désigne cette expérience par le terme Bi mà dé, qui signifie littéralement « être) pressé, appuyé par un fantôme » (bi par forme passive , mà = fantôme, dé= poussé, appuyé).
La façon dont il relate cette expérience rompt radicalement avec le premier temps de l’entretien. En effet, tout à coup son récit dégage une impression de confusion (alors que, par ailleurs, il n’est pas désorienté), qui correspond essentiellement à l’impossibilité d’y repérer la moindre indication chronologique, spatiale ou temporelle. La qualité de la description elle même est, en revanche, remarquablement expressive, comme si le patient revivait l’expérience au moment où il l’énonce. Mais il demeure impossible de lui faire préciser s’il s’agit d’un rêve ou d’un cauchemar, si cette « rencontre » se déroule en France ou au Viêtnam, si c’est au cours de la nuit précédente ou avant son arrivée en France, ni même s’il dort ou s’il est éveillé. Toutes mes questions sont suivies de réponses contradictoires, sur lesquelles il s’attarde d’ailleurs peu, pour finalement toujours revenir à la description de la seule nature de l’expérience, laquelle ne semble pas nécessiter le repérage temporel et spatial que je m’évertue pourtant à vouloir inscrire. Tout se passe comme si aucune de ces catégories n’avaient de pertinence pour détailler cette expérience dont la nature même disloquerait les limites du temps et de l’espace, rompant ainsi l’habituelle alternance veille/sommeil pour introduire un autre temps, celui du Bi mà dé.
Ainsi, au fur et à mesure que le, récit de cette expérience se déroule, l’angoisse augmente pour atteindre un paroxysme au cours duquel plus aucune limite temporelle et spatiale n’est perceptible. Par contre, son occupation de l’espace dans la pièce se modifie ; d’amples mouvements accompagnent sa description et il ponctue de gestes embarrassés chacune de mes questions concernant le lieu de cette rencontre avec le « fantôme » ou son état de conscience. Si ses réponses demeurent évasives, c’est parce qu’il semble précisément que le référent de son discours, que je cherche dans une certaine logique événementielle, soit cil fait l’expérience elle même, en tant qu’elle se situe dans le monde des esprits. lequel ne saurait se soumettre aux lois temporelles et spatiales du inonde des vivants.
Je tente à plusieurs reprises de rattacher cette sensation au climat d’anxiété dans lequel il se trouvait sur le moment.
Finalement, il accepte cette réintroduction d’une chronologie et reprend le rit de ses sentiments présents. Il insiste sur son anxiété et sur sa tristesse. Il évoque de même les souvenirs douloureux de soli passé qui, régulièrement, s’imposent à lui, comme ses peurs pendant la traversée et durant son séjour en camp.
Mais, subitement, alors que l’angoisse s’apaise, il me retrace, à propos de l’expérience de la nuit précédente, une tout autre histoire mettant en cause une insomnie passagère, liée au décalage horaire et au changement de pays, ainsi qu’une appréhension bien légitime de son devenir en France. L’explication devient « Iogique » et suit alors une chronologie fidèle, dans laquelle l’enchaînement des événements récents s’inscrit dans une unité de temps et de lieu qui concourt à la délimitation d’un,espace où le décalage horaire prend toute sa valeur. La prégnance du « fantôme » disparaît totalement, à tel point qu’il n’est plus possible d’y revenir ni même de reprendre l’expérience de la nuit précédente. Mes questions se heurtent alors à la logique événementielle de son discours, lequel n’accorde plus aucune place à la rencontre avec un « fantôme » non pas parce que le patient la nie ou l’élude pour mieux la dissimuler, mais simplement parce qu’il semble que l’ordonnancement signifiant qui organise dans cet instant les faits dans son discours n’y donne plus corps.
A l’issue de l’entretien, l’interprète confirmera la fréquence de ce genre d’expérience qui, pour elle, n’était pas à mettre en relation avec un éventuel cauchemar : il s’agissait de Bi nià dé, un point c’est tout. La description était suffisamment caractéristique pour n’appeler aucun commentaire, si ce n’est qu’on s’étonnait que moi même je n’en ai jamais expérimenté,
Singulièrement, on notera » que l’étymologie de cauchemar renvoie à la sensation d’être foulé, pressé, par un fantôme nocturne, et que le sens actuel qui en dérive conserve l’idée d’une sensation d’oppression et d’étouffement survenant au cours d’un rêve pénible ». La similitude entre le sens habituel de l’expression Bi mà dé et celui de cauchemar est saisissante., comme l’est aussi l’étonnant contraste qui apparaît dans la façon dont ces expériences sont relatées. En français, la signification étymologique du cauchemar est le plus souvent ignorée de ceux qui relatent un tel mauvais rêve. De plus, l’évocation du contenu du « rêve » se fait dans un récit au cours duquel le locuteur tente d’inscrire la trame de son expérience dans une suite logique proche de celle de la réalité diurne. Par contre, comme de nombreux patients asiatiques, M. N. fait directement référence à une « rencontre » avec un fantôme, laquelle correspond à une expérience que le patient décrit telle qu’il l’a vécue. D’ailleurs, c’est la manière dont il rapporte cette expérience qui semble plus caractéristique que l’explication « magico religieuse » ou « exotique » elle même, somme toute banale. En effet, dès lors que le patient mentionne une telle « rencontre », il inscrit son récit dans une structure narrative bien différente de celle qui permet de rendre compte des événements ordinaires, et qui correspond à la façon dont les choses se déroulent dans le « monde des esprits ».
Discussion
Notre propos se limitera à discuter les aspects de cette observation qui semblent traduire l’émergence d’un matériel culturel quelque peu énigmatique.
Bien que l’explication par le « fantôme » traduise une expression culturelle fort répandue en Asie du Sud Est, on ne manquera pas (le noter que l’impénétrable qui le sous tend semble provenir autant du contexte de la rencontre avec le « fantôme » que,du brusque changement d’explication, ce qui nous laisserait déjà supposer que l’énigmatique pourrait bien ne pas se résumer à la seule référence à des notions « exotiques », mais, comme nous l’avons souligné plus haut, s’étendre d’emblée à l’ensemble de la relation clinique.
On nous objectera sans doute que l’explication mettant en cause un « fantôme » est un matériel culturel habituel, qui d’ordinaire ne s’adresse pas à un bio médecin, tandis que le décalage horaire traduit une image plus compatible avec l’esprit scientifique que le patient nous imputerait. Selon cette logique, le brusque changement d’explication au cours de l’entretien correspondrait chez le patient à la prise de conscience que son interlocuteur n’est pas celui qu’il croit un guérisseur par exemple et qu’il se doit, dés lors, de lui délivrer un discours plus rationnel, bien que non conforme à l’idée qu’il se fait de ce qu’il a vécu. Il y aurait donc, d’une part, l’explication authentique et vraie pour le patient : le fantôme, et, d’autre part, le décalage horaire offert au clinicien afin de ne pas trop heurter ses convictions supposées.
Il est vrai que ces deux explications font appel à des logiques différentes, et que le décalage horaire avec son respect du temps, de l’espace et d’une certaine rationalité qui n’est pas coutumière de la référence aux fantômes, satisfait plus l’esprit scientifique.
Mais pourquoi serait il moins authentique que le « fantôme ». et pourquoi le patient n’adhérerait il pas aussi à son discours lorsqu’il évoque une suite apparemment plus logique d’événements’ ?
Parce que moins culturel, nous répondra t on sans doute. Mais alors on s’étonnera qu’une « culture » puisse se résumer au magico religieux ou à l’exotique, ou que l’on puisse encore souscrire à l’opposition simpliste entre l’explication rationnelle, expression de l’esprit logique. et l’explication « irrationnelle », fondement d’un rapport magique au monde, dont l’anthropologue LucLe clinicien ne risquerait il pas ainsi d’en venir à soupçonner ses patients étrangers de lui dissimuler leurs pensées, lorsqu’ils n’exprimeraient pas leurs symptômes en des termes exotiques ou magico religieux ? Or de même qu’on ne saurait introduire une telle suspicion dans une relation clinique on ne saurait délimiter aussi simplement le vrai du faux, l’authentique de l’usurpé, à l’aune d’un relativisme culturel rivalisant avec l’ethnocentrisme le plus étroit. De sorte que notre modeste objectif, qui consiste à tenter de préciser le moment d’émergence de cette énigme et ses qualités propres susceptibles de rendre compte de l’apparente défaillance du savoir clinique, correspond finalement à un cheminement bien hasardeux.
Tantôt, la tentation psychopathologique élude l’énigme grâce à un déni de la culture, tantôt, c’est le relativisme culturel qui forclot toute traduction d’un sens irréductible à d’autres espaces culturels. C’est afin d’éviter ces deux écueils qu’il nous semble nécessaire de replacer l’explication culturelle dans le contexte d’où elle émerge,
L’explication selon laquelle un « fantôme » vient perturber les vivants est très courante en Asie du Sud Est (comme d’ailleurs dans de nombreuses aires culturelles). Qu’il s’agisse des khmers cambodgiens, des laotiens, ou des viêt namiens, les êtres « surnaturels » qui peuplent l’univers quotidien des Indochinois sont diversement associés aux causes et à l’origine des maladies et du malheur. A côté de ces êtres malfaisants, issus de la malemort, il faut aussi ajouter les génies tutélaires, les sorciers, la capture des âmes, sans omettre pour autant les nombreuses causes dites naturelles de la maladie et du malheur.
On ne peut, certes, confondre l’univers indianisé du Cambodge et du Laos avec le monde sinisé du Viêt nam. Toutefois, l’animisme populaire de ces trois aires culturelles, lequel fait appel à un fond commun proto indochinois, présente un certain nombre de caractéristiques communes qui se retrouvent parfois dans les interprétations que les réfugiés utilisent pour décrire leurs maladies. La rencontre avec un fantôme, par exemple, ne possède pas une signification univoque. Il peut s’agir d’une rencontre avec un esprit de malemort désireux de se venger des vivants, d’une tentative de capture d’une ou de plusieurs âmes, de l’annonce d’un malheur à venir ou encore d’une expérience somme toute banale au cours de laquelle un esprit rôdeur indéterminé rencontre un vivant. Dans chacun de ces cas, c’est toujours le contexte global qui détermine le sens de l’expérience, dont la caractéristique majeure réside sans doute dans le fait qu’elle se déroule dans le monde des « êtres surnaturels ». En effet, une telle rencontre se situe toujours dans un espace intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts, de sorte que les catégories spatio temporelles qui délimitent le monde des vivants perdent ici toute pertinence, comme le montre l’exemple du Ri inà dé. Le rêve et la réalité ne se confondent pas, mais dans un tel univers la réalité possède une tout autre nature. C’est précisément ce changement d’espace qui caractérise les énoncés des réfugiés lorsqu’ils évoquent des histoires de « fantômes »,
Les explications mettant en cause une rencontré avec un fantôme dans l’expression de la pathologie mentale des réfugiés khmers et viêtnamiens sont régulièrement mentionnées. Ainsi dans les névroses traumatiques, les cauchemars de répétition font souvent défaut, tandis que les réfugiés évoquent fréquemment des rencontres nocturnes, répétitives, avec des esprits de malemort, Parents ou amis décédés pendant la guerre et privés de sépulture honorable ». Les traumatismes, le plus souvent majeurs, qu’ils ont vécus pendant la guerre et durant l’exil, peuvent expliquer ce retour des fantômes, puisque la mort violente et le défaut de sépulture honorable s’accompagnent d’un retour des esprits qui viennent perturber leurs anciens proches. Dès lors, c’est le caractère répétitif de ces impressions qui permettrait de les assimiler à des cauchemars de répétition, mettant en scène l’événement traumatique mais s’exprimant au travers d’une expérience validant d’elle même l’explication traditionnelle.
La psychiatrie transculturelle et l’ethnopsychiatrique nous ont appris à reconnaître derrière certaines explications m agico rel igie uses des contenus psychiques bien différents de ceux qui caractérisent les phénomènes délirants ou hallucinatoires. Le névrosé, par exemple, pourra emprunter des matériaux culturels comme la sorcellerie, le maraboutage ou la possession, pour exprimer ses conflits intrapsychiques, sans que la référence à ce surnaturel soit la traduction obligatoire d’une quelconque rupture avec la réalité. La notion de réalité traduirait donc plutôt une abstraction culturelle qu’une vérité empirique.
Désormais, le magico religieux et l’exotique ne sauraient donc nous surprendre, puisqu’il suffirait de les rapporter au contexte culturel et d’apprécier leur adéquation mutuelle, On peut noter qu’aucun patient n’a jamais dit qu’il croyait avoir vu un fantôme. Les expressions mêmes des réfugiés semblent traduire ce phénomène, car ils ont toujours dit « voir », « rencontrer », « être appuyé par », « dérangé par », ne laissant aucun doute sur la réalité de l’expérience vécue.
Lorsqu’un patient « voit un fantôme », il n’applique pas la théorie locale du retour habituel des décédés de malemort pour conclure au retour du fantôme, mais lorsque cette image (et quelle que soit sa valeur pour un occidental) s’impose à lui, il sait qu’il s’agit d’un fantôme. Or, ce savoir sur la réalité de la rencontre avec un fantôme semble correspondre, chez celui qui l’énonce et chez ceux qui l’écoutent et l’approuvent, à un fait d’expérience plutôt qu’à la simple application d’une croyance.
Le savoir qui permet d’énoncer la rencontre avec un fantôme fait évidemment appel à un savoir sur les représentations traditionnelles, mais les conditions de possibilité et le contexte précis de cette énonciation sont le produit de l’expérience immédiate.
L’énonciation, par un réfugié, d’une rencontre avec un fantôme est d’abord une expérience singulière, puis, secondairement, la vérification dd retour des esprits de malemort.
L’énigmatique proviendrait donc peut être de la singulière situation dans laquelle se trouve le clinicien, lorsque, confronté à un patient « étranger », il se retrouve seul à croire que son patient croit à quelque chose auquel, finalement, aucun des deux ne croit. A l’instar de l’ethnologue décrit par Jean Pouillon, le psychiatre rejoindrait la figure de l’incroyant qui croit que les croyants croient de la façon suivante : « si je dis [qu’ils y croient]… c’est parce que, moi, je n’y crois pas et que, n’y croyant pas, je pense qu’eux ne peuvent qu’y croire à la manière dont j’imagine que pourtant je pourrais le faire ‘.
Mais si les réfugiés n’y croient pas, c’est non seulement parce qu’ils ne sauraient croire à tout ce que leur dit leur culture, mais aussi parce que la croyance, en Occident, suppose soit le doute de celui qui croit que…, soit la foi de celui qui croit en…, ou tient pour vrai ce qui ne relève pas d’un procès scientifique » 21. Or ce rapport à la vérité par le biais d’une croyance qui exprime paradoxalement sa certitude en énonçant son doute, ne semble pas traduire l’expérience dont parlent les réfugiés indochinois,
Le malentendu, ou l’énigme, proviendrait donc de cette singulière méprise dans laquelle l’intraduisible n’est pas le terme le fantôme mais bien le rapport qui lie le sujet à ce qu’il énonce.
Malheureusement les faits s’éloignent souvent de ces principes généraux, d’autant qu’à l’instar de Devereux, si l’on admet qu’il est impossible de concevoir une culture qui ne serait pas vécue par un psychisme, cela ne signifie pas pour autant que le psychisme individuel se résume à la culture. Certes, l’un et l’autre sont dans un certain rapport combinatoire, puisque, d’une part, la culture, comme le langage, en tant qu’elle est vécue par un psychisme, est employée à convoyer ce que nous voulons dire, et Rue, d’autre part, la manière dont nous vivons et exprimons nos, émotions est dictée par la culture ». Cependant, cette contrainte sociale qui s’exprime jusque dans le champ des émotions » n’implique pas qu’il n’y ait qu’une seule façon d’exprimer ses sentiments, mais signifie plutôt que cette expression, laquelle peut être variable selon les sujets et selon les contextes, fait partie du domaine culturel ». De sorte qu’une fois rapporté au contexte culturel général, l’impénétrable réapparaît sous une nouvelle forme, puisqu’il s’agit désormais de repérer, au sein de ce domaine culturel, ce qui détermine pour un sujet le « choix » d’une expression plutôt qu’une autre.
Ainsi, dans l’exemple des réfugiés originaires du Sud Est asiatique présentant des troubles post traumatiques, on constate que non seulement certains patients n’ont jamais parlé de fantômes ; mais d’autres encore ont alternativement évoqué des cauchemars et des fantômés pour décrire des expériences à leurs yeux radicalement différentes. On ne saurait donc supposer que tous les réfugiés traduisent simplement leurs « cauchemars » par des énoncés standards, culturellement déterminés, au moyen de représentations traditionnelles de la maladie. Il semble plutôt que certaines situations valident d’elles mêmes un certain type d’explication, qui s’impose alors comme la réalité de l’expérience.
Or, ce qui demeure impénétrable ou intraduisible ce ne sont plus les termes utilisés, mais bien les relations qu’ils sous tendent et qui légitiment collectivement leur opérabilité dans un contexte précis d’énonciation.
Comment comprendre dans l’exemple du Bî mà dé le brusque changement de discours ? S’agit il d’une tentative pour dissimuler la persistance de la première explication grâce à un discours rationnel dicté par l’ignorance du clinicien en matière de fantômes ? Pourquoi pas ? Toutefois, si dissimulation il y a, cela suppose que le patient continue de croire qu’il a été attaqué par un fantôme, alors qu’il ne parle plus que d’un décalage horaire. Mais y croit il vraiment, ou encore, quel est le rapport de cette expérience avec la croyance ?
Le père d’une jeune patiente cambodgienne me confiait un jour que bien qu’ici, en France, il ne croyait pas à ces choses là, au Cambodge. Par contre, on disait de sa fille qu’elle était « habitée par un esprit », et il concluait l’entretien en soulignant discrètement qu’il n’avait pas besoin d’y croire, puisque c’était vrai.
Tout se passe comme si la « vérité » de ces propositions dispensait de toute croyance, puisque, finalement, il ne s’agirait que d’une simple évidence qui ne renverrait à rien d’autre qu’à elle même. Mais, pour cela, encore faut il qu’une relation sociale lui permette de se soutenir d’elle meme, d’autant que l’ultime signification de ces expériences n’advient que dans la relation où elles sont énoncées. Ainsi le Bi mà dé appelle, entre autres, une interprétation confirmant ou infirmant l’oracle attendu, que bien évidemment j’étais incapable d’énoncer.
Conclusion
Le risque serait bien sûr de rejoindre, chemin faisant, la loi tant décriée de la participation mystique de Lévy Bruhl, selon laquelle les primitifs ne tiennent pas compte des principes de causalité et de contradiction, mais surtout que leur mentalité fait plus que de représenter l’objet : elle le possède et en est possédée… Elle en participe au sens non seulement représentatif, mais à la l’ois physique et mystique du mot. Elle ne le pense pas seulement, elle le vit.
On s’en écartera bien vite dès lors qu’on aura reconnu, outre que les Indochinois sont loin d’être des primitifs si ce terme possède encore une quelconque pertinence , mais plus fondamentalement que si irrationnel il y a, il ne saurait être l’exclusivité des sociétés non occidentales, mais bien, comme le souligne Levi Strauss, une caractéristique commune de l’esprit humain, qui fait que chacun est tantôt rationnel, tantôt irrationnel, même dans ses attitudes les plus rationnelles et inversement. Enfin, l’adhésion des réfugiés aux énoncés d’une rencontre avec un fantôme, si elle ne fait pas appel à une croyance comme nous pensons pouvoir le soutenir, ne relève pas non plus d’une participation mystique. Car si cette expérience s’énonce d’emblée sous la forme d’une interprétation traditionnelle, c’est, comme le souligne D. Jodelet, parce que précisément la représentation sociale est, pour le sujet qui s’cri saisit, une interprétation qui se donne pour une perception, et cela quelle que soit la culture.
Pour conclure ces quelques réflexions, on remarquera que ]*alternance des deux explications, le Ri mâ dé d’une part et le décalage horaire d’autre part, traduisent toutes deux, à leur façon, l’expérience vécue, tout au moins d’un point de vue anthropologique. Chacune d’elles épuise le sens de l’expérience dans un certain rapport au temps et à l’espace, et le changement d’explication traduirait donc plutôt Lin changement du contexte qu’une modification de la croyance, et celui ci ne serait qu’un effet de la relation clinique. Il n’y aurait pas d’une part un discours rationalisé de type occidental, et d’autre part un discours rnagico religieux, mais bien deux registres différents
L’usage d’une interprétation exclurait l’autre de par sa seule position dans le registre où son énonciation l’inscrit. De sorte que l’alternance des cieux explications exprimerait en fait la contrainte liée au type de relation sociale qui s’instaure dans une relation clinique.
Dès lors, cet impénétrable ne témoignerai t il pas, par l’entremise de la culture, du retour dans la clinique de cette relation sociale qui conditionne le discours, et l’énigmatique relèverait peut être de cet instant privilégié où la « culture » semble apparaître dans son Incarnation individuelle.
POUILLON souligne que dire d’une relation qu’elle est sociale, c’est dire qu’elle n’est pas nécessaire, qu’elle pourrait ètre autre qu’elle n’est (et qu’elle est très probablement autre ailleurs qu’elle n’est ici (sinon on la dirait naturelle). p. 78
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Je tiens à remercier le Docteur Jean GARRABÉ d’avoir attiré mon attention sur l’expression Bi Mà Dé.
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