Littérature et immigration turque

Institut de Recherche, Formation et d’Action sur les Migrations (I.R.F.A.M.)

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S. Bilir et A. Manço,

Il est une littérature, centrée sur la vie des migrants en Europe, promue par des auteurs d’origine turque. Inscrit au registre des littératures d’exil ou d’immigration, il n’est pas facile de définir avec précision ce mouvement littéraire, ni de s’entendre exactement sur une définition qui lui serait propre de l’exil et de l’émigration.

Deux générations d’auteurs FAKIR BAYKURT, par exemple, un des auteurs les plus célèbres de cette catégorie, récuse le thème romantique de la littérature d’exil classique en se situant dans une approche à la croisée de l’histoire économique et sociale, basée sur une école documentaire.

A l’instar de BAYKURT, ces nombreux auteurs confirmés, en général de sensibilité prolétarienne, ont eux-mêmes connu, pour la plupart, les difficultés quotidiennes d’une vie d’exilés. Ils ont le mérite d’avoir su présenter le commun de la vie d’immigrés, d’ouvriers d’usine et de mineurs de fond, ainsi que leurs craintes existentielles et espoirs avortés. En effet, la majeure partie de ces écrivains, dont beaucoup ont commencé à produire à la fin des années 50, s’attachent à cerner l’évolution des migrants de la première génération.

Toutefois, il existe également un petit groupe de jeunes auteurs issus de l’immigration turque en Europe (ou de la « seconde génération »), assez fortement localisés en Allemagne, qui produisent des récits autobiographiques, depuis le début des années 80.

Nous présentons, dans cet article, les écrivains les plus significatifs de cette littérature autour de l’immigration ouvrière internationale de la seconde moitié du siècle. Cette littérature contemporaine qui couvre l’ensemble de l’éventail des Etats de l’Europe occidentale (de la France à la Suède) se distingue du journalisme et de l’essai scientifique sur l’immigration par la subjectivité de son point de vue qui, très souvent (dans le cas des nombreuses autobiographies, par exemple), se confond avec l’auteur lui-même. Cette caractéristique rend les œuvres de ce courant riches en émotions. Cet éclairage « intime » nous offre en quelque sorte une lumière de l' »intérieur », indirecte mais complémentaire à la compréhension philosophique ou sociologique « externe » des phénomènes migratoires et de leurs effets psychologiques sur les gens.

Signalons que beaucoup de récits sont traduits en français, en espérant éveiller l’envie du lecteur de découvrir cette littérature. Les anciens : des exemples contrastés Exemplaire du courant, GÜNEY DAL (1944- ) vit depuis 1972 à Berlin ; tout d’abord ouvrier, il travaille ensuite comme journaliste à la radio de Berlin avant de se consacrer exclusivement à l’écriture. Très apprécié en Allemagne, il a récemment publié Un homme du sérail à l’usine qui rend sensible la blessure narcissique que la situation de travailleur immigré inflige, au-delà du déclassement professionnel que cela occasionne très souvent : « Un homme de sérail, ouvrier et malgré tout ottoman, veut absolument chanter des airs de tan­go … Vers minuit notre homme s’etait effondré dans le couloir, avant d’entonner un tango à tue-tête il n’avait pas une très belle voix, elle était plutôt triste ; en d’autres occasions, on aurait pu la supporter, mais ceux qui allaient être obligés de se rendre tôt à l’usine, le lendemain matin, ne voyait rien de très plaisant dans cet incident. Certains avaient tenté de dissuader Ethem de chanter, mais il n’avait rien voulu entendre. Il était d’ailleurs claire que l’homme du sérail s’était renfermé sur lui-même et qu’il avait complètement perdu la tête. » Un homme du sérail à l’usine est, à bien des égards, une œuvre qui met en jeu le drame des ouvriers dans une confusion entre mondes et peuples. Défaits de leurs pensées et de leur identité, les personnages planent entre deux cultures et civilisations, psychologiquement ruinés qu’ils sont dans une espèce de vide et de solitude. S’inscrivant dans la même veine, YASAR MIRAÇ (1953- ), né à Trabzon, a fait des études de lettres à l’université d’Ankara. Publiant ses poèmes depuis 1975, il reçoit, en 1980, le prestigieux prix de la Société de langue turque. Il réside actuellement en RFA. Un de ses poèmes (extrait du recueil de 1985) a un nom évocateur : Ouvriers de chez moi. Plus prolixe, ARAS ÖREN (1939- ) est né à Istanbul, il réside à Berlin. Depuis 1969, ÖREN est le chantre incontesté de la grande migration (poésies, nouvelles, romans et essais journalistiques) : il a vu son œuvre récemment récompensée par trois prix littéraires allemands. ÖMER POLAT (1943- ) est originaire de l’est de la Turquie, il fait des études d’allemand à Erzurum. Il est ensuite nommé professeur d’allemand à Ankara, avant de devenir attaché culturel à l’ambassade turque de Bonn. Enseignant à Gelsenkirchen, ce romancier (Dilan, 1976) et nouvelliste de renom a abordé le sort des enfants issus de l’immigration. FETHI SAVASÇI (1930-1990) fut ouvrier à Munich dès 1965. C’est un des auteurs prolétariens internationalistes les plus connus, révélés par l’émigration. Poète avant tout, il a écrit des nouvelles, ainsi qu’un roman. Extrait : Fallait-il être oiseau ? Dans la Hochstrasse, cette voie plantée de bois, Les tourterelles, les moineaux chantent si fort, Ces oiseaux, leur vie est courte, Mais ils filent en toute liberté d’une frontière à l’autre, Personne ne leur demande de passeport, Personne ne fouille leurs valises. Sans visa, Ni loyer, ni marchandises. Fallait-il être un oiseau dans ce joli monde ? Comment le saurais-je ? (Traduit de l’allemand par ANNE BICHET)

Le regard de BEKIR YILDIZ (1933- ) est plus « extérieur » que les auteurs précédents. Après son service militaire, YILDIZ travaille seulement quelques années en RFA avant de rentrer au pays et de s’imposer, dans les années 70, comme l’un des meilleurs nouvellistes de terroir. Il a aussi réalisé plusieurs reportages sur la condition des migrants turcs en Europe. FÜRUZAN (1935- ) est également une nouvelliste renommée en Turquie. Préoccupée par et le sort réservé aux immigrés turcs, elle effectue plusieurs séjours en RFA, sans toutefois immigrer réellement. De ses voyages, elle tire la matière de deux reportages remarquables au ton cinglant … envers l’Allemagne. Une place appréciable de ces récits traite de la condition féminine en immigration. NEDIM GÜRSEL (1951- ) est né à Gaziantep, au sud de la Turquie, il est considéré comme l’auteur le « plus français » de la littérature turque. Parmi les plus jeunes de l’ancienne génération, son œuvre se distancie fortement de celui des écrivains ouvriers. Après ses études au lycée francophone et maçonnique de Galatasaray à Istanbul, il arrive en France pour entamer un doctorat en littérature comparée. Bien que n’ayant pas du tout le profil du travailleur immigré à proprement parler, l’auteur s’est vu « happé » par Paris où il vit depuis. Actuellement, il a plus de 20 ans de service en tant que chargé de recherches au CNRS. Ses œuvres littéraires sont largement récompensés par des prix tant en Turquie qu’en France. Ses romans et ses chroniques de voyage présentent chacun un fond divers, un style et un langage particuliers. Très attaché à Istanbul qui reste l’unique « personnage » de ses récits (Un long été à Istanbul, La Première Femme, etc.), il met en jeu son éducation sentimentale dans la Turquie des années 70. C’est dans sa longue nouvelle intitulée Hôtel du désir qu’il aborde de manière particulière la contradiction des immigrés turcs à cheval entre deux cultures.

La plus grande originalité de GÜRSEL est d’avoir su insérer, dans ses récits, des thématiques historiques qui offrent à ses écrits de nouvelles perspectives, notamment, à propos du passé ottoman : le procédé n’est que trop ressemblant à la recherche identitaire des migrants entre l’Orient et l’Occident.

Telle est également la problématique d’ÖZDEMIR INCE(1936-) connu pour ses travaux sur la poétique et ses traductions (LAUTREAMONT, RIMBAUD, CHAR, BOSQUET). ÖZDEMIR ÏNCE a lui aussi connu les difficultés de l’immigration. Il adopte une pensée proche de l’existentialisme de SARTRE et de HEIDEGGER. « Est-il possible de vivre entre l’Occident et l’Orient ? » se demande-t-il, dans sa poésie, comme beaucoup de « voyageurs entre deux mondes ».

Parcours intéressant et singulier qu’est celui de DEMIR ÖZLÜ (1935- ), dans l’ensemble des auteurs présentés : né à Istanbul (« la » grande ville), il fait des études de droits et exerce la profession d’avocat jusqu’au coup d’état militaire de 1980 qui l’oblige à s’exiler en Suède. De retour en Turquie, en 1989, il commence à publier des récits de voyage et des essais critiques. Dans ses récits, il dépeint de quatre capitales européennes (Paris, Berlin, Amsterdam et Stockholm) en évoquant l’inquiétude encore récente dans sa mémoire. Cette inquiétude le confronte à ses souvenirs d’Istanbul, à l’image d’une enfance heureuse dans le milieu familial bourgeois. L’Europe qu’il a parcouru d’un bout à l’autre, s’identifie, dans ses œuvres, à la civilisation urbaine, universelle, dont il veut pénétrer le secret afin de le décrire dans toute sa complexité. Ecrivain solitaire et déraciné, ÖZLÜ fait de l’exil politique la matière de ses ouvrages. Il expose dans ses récits une vision morbide des capitales européennes qui connurent, elles aussi, au cours de leurs longues histoires, la violence et la répression. Ainsi, dans ses deux derniers récits, Berlin et Amsterdam se dessinent comme des centres internationaux complexes et énigmatiques. L’auteur aborde son objet de multiples façons : l’architecture, le réseau des transports en commun, les cafés, les places, … ÖZLÜ nous introduit de plein pieds dans la réalité des villes européennes, cités cosmopolites dynamiques et haletantes sur lesquelles il pose un regard d’étranger. DEMIR ÖZLÜ est un écrivain chez qui l’imaginaire s’associe volontiers à l’engagement politique et intellectuel, à l’image de BUTOR. Ses écrits portent les traits stylistiques du Génie du lieu, œuvre où BUTOR relate sa jeunesse et ses rêveries d’Egypte, ses lieux solitaires et poétiques quittés, sur lesquels l’auteur porte un regard charnel. A la manière de BUTOR, on constate dans la prose d’ÖZLÜ la fureur d’un arrachement au pays natal.

La jeune génération : entre dépit et ressourcement Nous pouvons classer dans cette autre catégorie GAYE HIÇYILMAZ, fille d’immigrants turcs arrivée en Suisse à l’âge de 9 ans, dont la Cascade gelée, déjà traduite en plusieurs langues (dont le français), évoque les déceptions d’une enfant face à l’Occident stigmatisant et, surtout, face à une forme de perte d’identité : immigrée en Suisse ce n’est pas encore être Suissesse, mais c’est déjà ne plus être tout à fait Turque.

Le thème de l’aliénation est également le fil conducteur de l’ouvrage de GÜNDÜZ VASSAF, installé en Hollande, qui a été traduit en français, il y a quelques années, dans les colonnes de la revue littéraire bilingue Genèse/Olusum (Nancy). Enfin, MUHARREM TÜRKÖZ de Bruxelles, journaliste, photographe et animateur, a donné les Moutons sans Berger, un récit migratoire à sens unique entre Emirdag et Schaerbeek. Il y évoque l’abandon durant plus d’une génération, d’une population sur sa terre d' »accueil », population aux prises avec des problèmes d’adaptation culturelle …

Pour ce qui est de la branche allemande de la catégorie, ZAFER SENOCAK est un des meilleurs poètes de la deuxième génération, comparable au Français d’origine maghrébine AZOUZ BEGAG. Né à Ankara en 1961, il vit à Munich depuis 1970. Après des études de lettres à l’université de Munich, il entreprend de nombreuses publications littéraires et essais sociologiques sur l’immigration, en turc, en allemand et en français. Traducteur du chantre médiéval YUNUS EMRE en allemand, c’est un propagateur infatigable de la culture anatolienne en Europe. En rupture avec une vision dépressive de la condition de « biculturalité » des jeunes issus de migrants, SENOCAK incarne l’enrichissement culturel et le ressourcement continuellement renouvelés tant dans la civilisation occidentale qu’en Orient. Il va de même pour YÜKSEL PAZARKAYA, un des principaux animateurs de la vie culturelle turque en RFA : ce poète, nouvelliste, dramaturge et traducteur se dépense sans compter pour le rapprochement culturel germano-turc. Il dirige également les programmes de langue turque de la Radio publique de Rhénanie du nord/Westphalie. Citons également OSMAN ENGIN, né en Turquie en 1960. Il rejoint sa famille à Brème en 1973. Ce sociologue est un des rares humoristes de l’immigration turque, il a publié, entre autres un recueil satirique, en 1985, à Berlin.

Conclusion Tel est le tableau dépeint par la production littéraire des Turcs d’Europe : d’une part, chez les plumes les plus anciennes, une expression autobiographique, surtout ouvriériste, réaliste et sociale, à l’image de la fonction au nom de laquelle des centaines de milliers de travailleurs sont arrivés en Occident. D’autre part, chez les plus jeunes, une recherche identitaire, plus psychologique et philosophique, qui peut prendre une teinte dépressive, en noir et blanc, ou un éclat multicolore, selon le vécu et les ressources intimes des auteurs placés face à leurs problèmes d’acculturation. Curieusement, l’humour et l’autodérision sont des éléments peu présents dans ce tableau en tant qu’armes contre la morosité ambiante et la dureté de la vie en exil, comme tel est précisément le cas parmi certains écrivains immigrés maghrébins de France (mentionnons toutefois l’émergence timide d’une jeune génération de caricaturistes en Allemagne et en Flandre). Peu de femmes également parmi ces auteurs, bien que toutes les situations d’émigration soient présentes (travailleurs immigrés, travailleurs rentrés au pays, jeunes issus de migrants, réfugiés politiques, enseignants en mission, etc.). Ainsi, le réalisme de ce tableau offre, même si les sentiments de satisfaction sont peu représentés, la possibilité instructive d’y lire, avec clarté, le cheminement psycholo­gique ardu imposé aux individus et aux groupes par l’immigration et l’exil.

Référence bibliographique TIMUR MUHIDDIN (sous la direction de), « Immigration et littérature », Anka, Revue d’art et de littérature de Turquie, n° 13-14, 1991, Paris

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