M. A. SECHEHAYE : « Journal d’une schizophrène »

P. U. F., 1987.

INTRODUCTION

L’exposé qui est présenté ici peut être considéré comme l’envers, le négatif, de mon travail sur La réalisation symbolique. Dans ce dernier, en effet, j’ai décrit le cas d’une jeune fille, que les médecins rangeaient dans les schizophrènes, d’un point de vue purement thérapeutique. La description des symptômes schizophréniques et de leur disparition servait à démontrer la méthode par laquelle la malade a pu guérir. Certes, à travers la sécheresse d’un exposé objectif, on pouvait naturellement deviner les sentiments et les pensées qui remplissaient l’âme de Renée. Les réalisations symboliques montraient les changements survenus dans sa vie affective. Et les progrès que ces mêmes réalisations symboliques lui faisaient faire ont permis de suivre l’évolution d’un psychisme, tombé dans l’infantilisme le plus complet, jusqu’au stade de l’adulte indépendant.
Cependant, dans ce travail de la réalisation symbolique, je suis demeurée au-dehors, comme un observateur qui assiste à des manifestations extérieures, mais qui ne pénètre pas vraiment dans la vie intime. Or, le schizophrène, même lorsqu’il se trouve dans un état de déchéance mentale et physique qui fait penser à la démence, reste en possession d’une âme, d’une intelligence, et il éprouve des sentiments parfois très vifs, mais sans pouvoir les extérioriser. Même dans les périodes d’indifférence complète, ou de stupeur, où le malade ne sent plus rien, il lui reste une lucidité impersonnelle, qui le rend capable de percevoir non seulement ce qui se passe autour de lui, mais aussi de se rendre compte de ses états affectifs. Souvent, c’est cette indifférence elle-même, qui, poussée à un degré extrême, l’empêche de parler et de répondre aux questions qu’on lui pose. Et l’enregistrement de ces faits permettra plus tard au malade de se souvenir des étapes de sa maladie, et, le cas échéant, de pouvoir les raconter. C’est alors que nous découvrons chez lui toute une vie, faite de luttes, de souffrances indicibles, de pauvres joies, vie sensible que les apparences étaient bien loin de laisser supposer, et qui est extrêmement riche d’enseignement pour le psychologue. Car, comme l’écrivait Freud, dans ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse, parlant des malades mentaux : « Ces malades se sont détournés de la réalité extérieure, et c’est pourquoi justement ils en savent plus long que nous sur la réalité intérieure, et peuvent nous révéler certaines choses qui, sans eux, seraient restées impénétrables ».
L’exposé qui va suivre sous le titre de : Journal d’une schizophrène montrera, en quelque sorte « le négatif », l’envers de la réalisation symbolique, c’est-à-dire tout ce qui se cachait derrière les manifestations et les symptômes schizophréniques.
Or l’on sait qu’en photographie, le négatif est l’essentiel. Sans lui, point de positif, point d’image. D’autre part, la particularité du négatif est que ce qui est noir devient blanc, ce qui est à gauche sur la photo est à droite sur le négatif, bref, le négatif est l’envers du positif.
Il en est de même, à certains points de vue, de l’introspection du malade comparée à l’image que nous nous sommes faite de lui à travers ses symptômes et ses actes.
Il résulte de cette opposition un enseignement dont il faut bien tenir compte si on ne veut pas se faire une idée fausse du malade et de la maladie : en écoutant le malade parler de sa vie intérieure, quelquefois, on aura l’impression qu’il est beaucoup plus gravement atteint que son apparence le faisait croire, et, à d’autres moments, au contraire, qu’il était moins malade que son état extérieur le faisait supposer. Et comme on s’étonne toujours davantage d’apprendre qu’un malade qui paraissait dément était en réalité lucide et conscient de ce qui se passait dans son entourage, on a tendance à le rendre responsable, à lui reprocher ses symptômes, comme s’il en avait été maître. On oublie qu’il était véritablement impuissant, irresponsable.
Ainsi, on se rend mieux compte que la schizophrénie consiste justement en une dissociation entre l’affectivité, qui est profondément perturbée par la perte du contact avec la vie, et demeure intacte, et qui, tel un opérateur de cinéma, enregistre tout ce qui défile devant elle.
Il est évident que Renée n’a pu raconter toutes les impressions qu’elle ressentit au cours de sa maladie. En effet, il y eut de longues périodes où Renée se trouvait dans un tel état d’agitation hébéphréno-catatonique, qu’il lui était impossible dans sa confusion, de distinguer ce qui se passait autour d’elle et surtout, ce qui se passait en dedans d’elle.
De même, il est des périodes de stupeur accentuée de la maladie, où l’indifférence était si grande qu’elle ne permettait pas aux impressions perceptives de se fixer en des traces mnésiques. C’est pourquoi, en prenant connaissance des confidences de Renée, confidences qui semblent témoigner d’une lucidité étonnante, il ne faudra pas oublier qu’elles ne représentent que certaines périodes de la maladie, heureusement pour nous, les plus intéressantes du point de vue psychologique.

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