Magie et alimentation au Cameroun.

IGOR DE GARINE.

Il semble qu’il y ait aujourd’hui un consensus chez les anthropologues pour traiter de la pensée magique dans le cadre des cultures précises qui lui donnent sa cohérence plutôt que de choisir des faits isolés destinés à montrer la généralité de certains processus de la pensée humaine. La pensée dite magique n’apparaît plus comme l’apanage des sociétés traditionnelles, elle est mêlée à la pensée rationnelle dans toutes les civilisations. Personne ne s’aviserait aujourd’hui de suggérer que deux types distincts de pensée sont impliqués vis-à-vis desquels on formule implicitement un jugement de valeur. Je partage le point de vue d’Evans Pritchard (1971 : 130) lorsqu’il souligne la difficulté de distinguer les notions de magie et de religion et montre la nécessité de les examiner dans un contexte précis, à partir d’observations de première main sous peine de se rendre coupable de contresens.

Les sociétés du Nord Cameroun vivent dans l’anxiété alimentaire. Elles sont sujettes à des pénuries sai-sonnières qui engendrent périodiquement de graves disettes, telle celle de 1985. Ce n’est pas pour rien que « vivre » se dit ti funa – « manger la boule de mil ». Ce qui obsède ici, c’est la peur de la faim, pas celle de grossir comme dans nos sociétés pléthoriques. Comme l’a récemment montré Fainzang (1986) à propos des Bisa du Burkina Faso, la vie courante et le monde surnaturel s’interpénètrent. Crocker (1985 : 13) est bien inspiré lorsqu’il utilise à ce propos le terme de « réalité imaginée » (really imagined) dans laquelle se déroule la vie quoti-dienne. Dans les populations de plaines du Nord Cameroun, c’est finalement le surnaturel qui est la cause sous-jacente de la plupart des événements et en particulier de la subsistance alimentaire. Celle-ci relève d’une connaissance technique souvent subtile, comme c’est le cas par exemple du choix de la variété des sorghos en fonction de la nature des sols. Elle met simultanément en branle un mode d’action qui s’appuie sur des relations non-vérifiables objectivement et qui se fondent sur des correspondances symboliques entre le monde des vivants et un environnement dont l’équilibre dépend des puissances occultes. Celles-ci répondent à des invocations, à des prières et à des manipulations rituelles que l’on estime efficaces et qui impliquent souvent le domaine de l’alimentation. C’est à la faveur de la terre nourricière que l’on doit une bonne récolte. C’est au refus de la terre du clan massa de Guisey que ses membres doivent de s’abstenir, sous peine de mort magique, de cultiver une variété de sorgho repiqué pourtant extrêmement efficace.

Les Massa et les Musey distinguent trois types de puissances occultes :

- Les divinités (fuliana ma ngolla) dont certaines sont des entités générales

- Le dieu céleste – Laona

- La terre nourricière – Nagata

- Le dieu de la mort – Matna

- Le dieu de la brousse – Bagaona

- La déesse des eaux – Mununta.

Il existe aussi une multitude de génies (Fuliana et Diniana) qui sont rattachés à des lieux et concernent des clans, des lignages et même des individus distincts. C’est ainsi que Béré est le génie protecteur du clan massa de Bugudum, Ful Pé celui du clan

3. Les ancêtres (su mitina, su solina) et principalement le père mort (assimilables à des dieux Lares) contrôlent de façon sourcilleuse la vie de leurs descendants.

Un mot du vocabulaire est nécessaire. Il existe deux termes pour désigner la souillure, en particulier par l’ingestion ou le contact des aliments : yawna est le terme général, il s’applique à l’action d’une force occulte, pas nécessairement identifiée. Elle est libérée par la rupture de l’ordre normal, de la conformité morale. Il lui est donc associé la notion de honte, ce qui l’apparente au concept de « disgust » utilisé par Rozin et ses collaborateurs (1993). C’est, par exemple, le fait de consommer la viande d’un bouc qui vient de tenter de s’accoupler avec une brebis (ce qui est anormal), ou pour un gendre de consommer de la nourriture devant sa belle-mère (ce qui est impropre). Ndagara est un concept qui s’applique à une notion plus concrète. C’est l’agent contaminant qui accompagne la mort, l’initiation, les jumeaux. Elle définit la puissance magique très forte qui accompagne les entités surnaturelles majeures. On serait tenté de la comparer au mana si elle n’était dotée de nuances distinctes du concept polynésien.

Envoûtements et sorcellerie

La nourriture est susceptible d’être empoisonnée physiquement ou envoûtée. La distinction entre les aspects est ténue. On mange chez les Musey à partir d’un plat commun et un hôte malveillant peut avoir placé sous les ongles de la main qu’il met dans le plat un produit maléfique. C’est la raison pour laquelle un étranger mange à part dans un plat individuel bien garni ; mais on lui adjoint toujours un des enfants de l’enclos qui le stimule dans sa consommation, ingère la même nourriture que lui et prouve ainsi qu’elle n’est pas dangereuse.

Deux plantes magiques principales servent aux envoûtements et à leur protection. Il s’agit d’une liane crassulante, le Cissus quadrangularis et d’un oignon de brousse (Aloes sp). Ils sont plantés à côté de la porte des enclos pour préserver ses habitants. La défense contre la sorcellerie portant sur les aliments opère surtout dans le cadre de la cellule de résidence familiale, qui doit rester pure.

Toutes les puissances surnaturelles sont affamées et l’on peut voir ici le reflet de l’anxiété alimentaire ambiante. Elles guettent dans l’ombre, comme le Gollum du Seigneur des Anneaux de Tolkien (1972 : T2, p. 292). Elles réclament aux hommes de la nourriture, de la viande et de la bière de mil pour accepter de les aider ou simplement de les lais-ser en paix. Adoptons comme fil conducteur l’examen des manipulations magico religieuses des nourritures, offrandes et sacrifices effectuées à l’occasion de rituels d’actions de grâce propitiatoires ou piaculaires. Ces rituels peuvent être fixes, liés au calendrier de la communauté et des familles ; ils peuvent aussi se dérouler à n’importe quel moment pour faire face aux exigences brutales et inopinées des puissances surnaturelles. Le domaine étant vaste et complexe, nous nous concentrerons sur les rituels périodiques fixes qui concernent la terre nourricière, celle qui est sur laquelle on a vu le jour (par mbasta [Mu], nagata vudira [Ma]).

Les nourritures reçues

La terre est conçue comme une divinité féminine matérialisée par une expansion territoriale précise. Elle accorde aux hommes la nourriture, fruit du sol où sont enterrés les ancêtres, mais les vivants ne sauraient en disposer sans prendre de précautions. Les produits de la terre, végétaux ou animaux, sont chargés de sa puissance magique, son ndagara. Il imprègne les nourritures et en particulier celles qui sont disponibles juste après la période de pénurie saisonnière. Il s’agit de l’éleusine (Eleusine cora-cana), du pois de terre (Voandzeia subterranea), du concombre (Cucumis sativus) et des variétés précoces de sorgho (Sorghum) et de mil penicillaire (Pennisetum).

C’est le chef de terre, sa mbasta (Mu), bum nagata (Ma) qui effectue l’offrande des prémices et les sacrifices d’action de grâce, qui ont aussi une fonc-tion propitiatoire. Il doit être le premier à consommer les nourritures que dispense la terre et qui sont encore chargées de son énergie magique. De façon très significative chez les Tupuri, voisins des Massa, les assistants du chef de terre font le simulacre de le forcer à manger les nouvelles nourritures et celui-ci fait semblant de les vomir. Le moniteur des opérations agricoles et de la consommation alimentaire annuelle est le chef de terre. C’est lui qui décide du moment où la récolte est mûre, et ceci aussi pour des raisons pratiques dans la mesure où manger du mil trop vert entraîne des complications

1. Lorsque les termes vernaculaires diffèrent, (Mu) se réfère à la langue musey, (Ma) au massa.

intestinales très réelles. Motivations médicales et magiques coexistent ici. La relation symbolique entre les ressources agricoles, la terre qui les a produites et les ancêtres du clan qui y réside les rend nocives pour les étrangers sans l’intervention magique, le sacrifice d’action de grâce effectué par le chef de terre. Ils ne peuvent d’ailleurs pas assister sans péril aux premiers rituels de l’année nouvelle du clan. Un désaccord entre un individu et la terre où il habite entraîne sa stérilité, la mort de sa famille, l’anéantissement de ses biens. Cette disharmonie est encore aujourd’hui un important motif d’exil. Dans une perspective plus ample, c’est l’une des raisons pour laquelle un clan ne peut jamais être totalement spolié de sa terre par des envahisseurs. Ceux-ci doivent toujours conserver au moins un lignage des premiers occupants, parmi lesquels se trouve le chef de terre qui rend inoffensif pour eux le mil et les produits domestiques.

Le premier rituel des récoltes (hlaka) est accompli furtivement. C’est une opération dangereuse car la présence (la force magique) de la terre nourricière dans les champs est encore récente. De très bon matin, le chef de terre récolte dans son champ principal un épi d’éleusine et une tige de concombre. Il les accroche au piquet droit de la porte d’entrée de son enclos puis il procède de même pour le pois de terre. Les villageois savent que la période de disette est terminée et que l’on peut consommer les primeurs, et en particulier le sorgho précoce et le pois de terre. Les rituels de l’année nouvelle illustrent une autre facette de l’usage qui est fait de la nourriture en relation avec le surnaturel. Il s’agit de lier symboliquement le nouveau cycle annuel à l’ancien afin d’assurer, dans une perspective cosmique, la pérennité de l’existence du clan et d’éviter en quelque sorte la fin du monde. Pour ce faire, le soir de la sortie de la lune qui marque l’année nouvelle le chef de terre réclame aux ancêtres de ne pas la retenir en-dessous de l’horizon et de la laisser monter dans le ciel. On observe ici quelque chose d’analogue à ce que Chiva (1994) mentionne : la magie par participation des intentions. De façon plus concrète, le chef de terre a mélangé quelques épis de la précédente récolte à ceux de l’année nouvelle. On en a confec-tionné la bière et la boule de mil qui serviront d’offrande et seront consommés pendant le rituel. Le prêtre traditionnel rend à chaque villageois quelques épis ; ceux-ci, touchés par la faveur de la terre nourricière, serviront aux prochaines semailles.

Les individus qui se sont rendus coupables d’un manquement vis-à-vis de la terre et des génies qui protègent le clan, qui en ont requis une punition magique à l’égard d’un tiers ou qui veulent détruire les effets d’une malédiction prononcée en leur nom remettent au chef de terre des cabris et des poulets.

La nourriture donnée

Le déroulement des rituels fixes est toujours le même. Le chef de terre et son sacrificateur se mettent en tenue rituelle, c’est-à-dire qu’ils revêtent un pagne de peau réservé à cet usage. La première épouse du chef, qui accomplira la cuisine des dieux, met son pagne rituel. Ils marquent ainsi leur passage du domaine profane à celui du sacré. Chez les Musey, dans de nombreux cas, le chef de terre est assisté dans ses fonctions par des individus qui sont possédés. Ceux-ci servent de « chevaux » dans lesquels viennent s’incarner un certain nombre de génies (fuliana) qui protègent les membres du clan concerné. C’est ainsi que chez le chef de terre du clan de Pé trois esprits doivent être présents à l’occasion des sacrifices : le génie de l’éléphant (hlok-na), celui d’une sorte de poisson-chat, le synodontie (hinga), celui d’une entité abstraite – la chose lourde (neka). Les possédés agissent un peu comme des appelants lors de la chasse des migrateurs à l’affût. Lorsqu’ils entrent en transe, ils adoptent souvent un comportement caractéristique du génie qu’ils incarnent, et qui vient les chevaucher. Les puissances surnaturelles sont par ce fait présent au rituel, elles peuvent donc manger les offrandes et les animaux sacrifiés. On s’assure ainsi que le sacrifice a bien été consommé par les divinités et que celles-ci sont satisfaites.

Revenons au rituel. Le chef de terre tient l’animal à égorger et prononce une invocation dont le schéma est presque toujours le même : « Terre nourricière, ancêtre du clan, dieu céleste, je vous ai amené votre poulet et votre chèvre. Les voici. Donnez-nous du mil, du coton, que les femmes soient fécondes, que la maladie ne frappe personne ». L’invocation est sans ambiguïté. Elle souligne l’aspect propitiatoire du sacrifice. Les offrandes ont valeur d’action de grâce, mais elles doivent provoquer la faveur de la terre pour l’année à venir. Il s’agit d’une transaction utilitaire, un peu dans la perspective du do ut des cher à Mauss (1950 : 164). L’officiant égorge les animaux. La terre, qui a pris la forme d’une femme qui rôde autour de l’enclos du chef de terre, et les génies protecteurs du clan, dont on s’est assuré la présence grâce à la possession, viennent manger le sang répandu. Puis un assistant dépouille et débite l’animal. On en prélève le foie, dont le chef de terre jette quelques morceaux devant la porte d’entrée. Le lieu où s’effectue le sacrifice n’est pas indifférent car il y a non seulement une dimension diachronique à la présence des puissances surnaturelles mais aussi une dimension spatiale. Il s’agit de maintenir séparés les domaines du profane et du sacré. On essaye de cantonner les génies et la divinité à l’extérieur de l’enclos habité par les vivants afin qu’ils ne soient pas trop encombrants dans la vie de tous les jours. Un autre exemple illustre le caractère spatial des relations magico-religieuses. Le chef de terre de Guisey a reçu un rêve du génie de l’eau, Mununta, qui prescrit que chaque chef de famille du clan doit lui apporter un œuf en un lieu-dit périphérique à la zone d’habitation. À l’aller, le chef de terre et ses officiants marchent en tête. Une fois les offrandes déposées sur le sol, celles-ci attirent le génie sur le lieu-dit hors du village et les villageois se sauvent en courant. Le chef de terre ferme la marche, s’interposant entre les puissances surnatu-relles et les humains du clan.

Le rituel de l’année nouvelle La viande débitée est mise à cuire en ragoût. Parallèlement, on confectionne une bouillie très épais-se de farine de sorgho : la boule. Le chef de terre fait une libation de bière et réitère sa prière. Pendant la période de cuisson de la nourriture, les indivi-dus qui ont commis une offense vis-à-vis des puissances surnaturelles qui protègent le clan viennent apporter en offrandes des poulets et des chèvres pour éviter d’être châtié avant que la lune qui marque la naissance d’une nouvelle année appa-raisse. Le pénitent rend compte de la faute qu’il a commise (ou rappelle la circonstance pour laquel-le il a évoqué la puissance surnaturelle), ce qui suffit à le mettre en contact avec son ndagara. Le chef de terre prend le poulet en main. Il lui fait faire à plusieurs reprises le tour de la tête du consultant puis il le jette à l’intérieur de son enclos. Il extrait ainsi la souillure qui habite le pénitent, il en imprègne le poulet qu’il utilisera plus tard à l’occasion d’un sacrifice. Celui-ci ne saurait dorénavant quitter le domai-ne rituel sans entraîner une sanction magique très grave (la folie) due au ndagara pour celui qui ose-rait en prendre l’initiative. Dans le cadre familial, le rôle de purificateur de la souillure incombe au fils de la sœur de chaque chef d’enclos. Il y accomplit les fonctions de sacrificateur et de débiteur de la viande. C’est à lui que l’on remet les animaux pollués (par exemple par bestialité) appartenant à son oncle.

L’énergie magique qui imprègne la terre du clan de Guisey est si forte que l’on doit immédiatement abattre tout animal domestique qui en traverse la zone centrale (Dimari) afin qu’il ne transmette pas, par contagion, la souillure aux autres troupeaux, rendant ainsi leur consommation impropre. La puis-sance qui habite son chef de terre est telle que les villageois sont tenus de lui remettre à l’occasion du marché hebdomadaire une obole de mil. S’ils refusent, il lui suffit de toucher de sa crosse le réci-pient qui contient le grain pour le rendre impropre à la consommation humaine. Le chef de terre, qui joue vis-à-vis de sa communauté le rôle de filtre des influences surnaturelles, est en même temps le sym-bole de sa santé et de sa prospérité. Il sera en consé-quence étouffé rituellement dès qu’il manifestera des signes trop évidents de décrépitude ou de maladie. Cette exécution subsisterait encore aujourd’hui.

Le monde des vivants et le monde surnaturel La nourriture est dans les deux sens un point de passage obligé des influences symboliques rituelles du monde surnaturel et de celui des vivants. Dans le cas de certains sacrifices, comme celui de Béré, pro-tecteur du clan massa de Bugudum, on ajoute au sang versé dans un éclat de calebasse neuve de petits morceaux prélevés sur les différentes parties de la chèvre sacrifiée : le front, les oreilles, les sabots. Ils symbolisent l’animal tout entier. On a ici un excellent exemple de magie homéopathique : « pars pro toto », la part pour le tout C’est à l’occasion des cérémonies concernant la terre nourricière et les génies protecteurs du clan que l’on s’assure aussi de la fidélité des épouses toutes venues de l’extérieur. On leur fait manger, incorporées à la sauce, certaines denrées considérées magiques par le clan : de l’oseille de Guinée (Hibiscus sabdariffa) dans le clan musey de Gunu, de la viande de varan (Varanus griseus) dans celui du lignage Nugudan du clan massa de Kogoyna. Cette nourriture agit un peu comme une substance « radioactive » dont l’effet néfaste s’active en cas d’offense grave vis-à-vis du clan telle que celle provoquée par une femme qui quitte son mari pour un nouvel amant. Celle-ci s’expose à devenir stérile et à mourir si l’on ne verse pas la compensation à laquelle il a droit.

L’énergie magique dont est chargée la nourriture s’exerce dans beaucoup d’autres circonstances. Un homme s’est fait voler un mouton. Il intervient auprès du chef de terre afin que celui-ci déclenche contre le voleur présumé les puissances protectrices du clan. La parade est simple, le voleur s’arrange pour que le plaignant ingère une parcelle de la viande volée ou même d’une matière ayant été en contact avec elle. C’est ainsi, par exemple, que le voleur peut jeter un morceau de viande dans le puits d’où le volé obtient son eau de boisson. La puissance magique mise en branle par le plaignant se retourne contre lui, elle n’a plus d’objet puisque on lui a symboli-quement, par l’entremise de la viande ou de l’eau qui a été en contact avec elle, rendu l’animal volé. On a ici un bel exemple de contagion magique. Poursuivons notre description. Une fois la nourriture sacrificielle cuite, on la dédie aux puissances qui pro-tègent le clan. On offre de la viande, de la boule de sorgho, en prononçant le même type de prière que précédemment. Puis les gens du lignage ou de l’entourage du chef de terre se mettent à festoyer. Chacun doit se remplir de nourriture – « hop hopiya » – « être bien plein ! ». Le lendemain, les maîtresses de maison ramassent les déchets de cuisine et la cendre des foyers et vont les jeter vers l’ouest, aux limites du village en s’écriant : « maladie doyra (affection broncho-pulmonaire), va-t-en chez nos voisins ». Elles évacuent ainsi les résidus alimentaires symboliquement néfastes et commencent leur année dans un enclos purifié. Le rituel de l’année nouvelle est terminé. La satiété des consommateurs symbolise la prospérité dont doit bénéficier le clan au cours du nouveau cycle annuel. Le chef de terre du clan musey de Pé possède une façon particulièrement spectaculaire de réclamer la prospérité alimentaire pour son clan. Ses assistants prélèvent la graisse qui entoure le péritoine de la chèvre offerte en sacrifice à la terre nourricière pour l’année nouvelle. Ils en coiffent la tête d’une femme possédée.

Les « guru walla »

Les Massa ont une façon non moins intéressante d’assurer symboliquement la prospérité matérielle alimentaire de leur communauté. Au moment où s’annonce la période de pénurie saisonnière en saison des pluies, certains jeunes gens (les guru walla) subissent une cure d’engraissement spectaculaire puisqu’ils ingèrent quotidiennement plus de 7 000 kilocalories et grossissent de 20 kg en deux mois (Garine & Koppert 1991 ; Pasquet et al 1992). Leur réclusion est soigneusement ajustée au cycle de maturation du sorgho. On est fondé à penser qu’el-le en est le symbole car, ayant commencé leur cure à la floraison du sorgho, ils doivent réintégrer leurs pénates familiales – sous peine de mort – avant qu’on effectue la récolte. On se trouve devant une institution typique de consommation ostentatoire qui accroît le prestige de ceux qui y participent. Dans une perspective plus générale, la société réalise ici une gageu-re dans la mesure où elle fait grossir certains de ses membres à l’aide d’aliments sûrs magiquement et festifs (le sorgho et le lait) au moment où c’est maté-riellement le plus difficile. Ce faisant, la société massa « sings in the dark » – chante dans le noir. À contre-courant des contraintes saisonnières, par sa magie de prospérité, elle s’efforce de démontrer symboliquement qu’elle maîtrise les événements puisqu’elle substitue une prospérité symboliquement créée par l’homme à une situation de disette liée au déroulement naturel des saisons. Elle s’assure, par un processus qui relève de la magie sympathique, la prospérité pour l’année à venir.

La cuisine des hommes

Une autre institution reflète l’obsession de la faim chez les Musey : l’initiation où opère une cuisine des hommes et dont la fonction ultime est de pourvoir symboliquement les initiés de nourriture dans l’au-delà alors que les âmes des gens du commun erreront éternellement affamées. C’est dans une même perspective mais de façon différente que, à la mort d’un chef d’enclos, les Massa abattent la vache que celui-ci a consacrée au génie céleste (Laona) et la font ainsi symboliquement passer dans l’au-delà afin qu’elle y constitue l’animal initial de son futur troupeau. Contaminée par la mort, cette viande doit être dévorée rapidement et ne peut être introduite sans danger dans un enclos familial. L’analyse des rites qui concernent la terre nourricière a mis en évidence la plupart des principes évoqués dans la littérature à propos de la pensée magique :

- Le principe d’analogie : le semblable produit le semblable ;

- Le principe de contagion : une fois en contact, toujours en contact, même à dis-tance ;

- Le principe de pars pro toto, la partie pour le tout.

Ces principes s’exercent dans le cadre d’une culture déterminée et portent la marque de ses pré-occupations matérielles et non matérielles spécifiques. Comme l’écrit Lewis (1994 : 566), « les cultures diffèrent par la substance de leur connaissance » et, comme je serais tenté d’ajouter, les contraintes de tous ordres auxquelles elles ont à faire face. Sans que les mécanismes profonds de la psychologie humaine soient mis en cause, chaque culture imprime un certain style à la pensée magique qui y opère, en particulier en ce qui concerne le domaine alimentaire. Evans Pritchard (1937 ; 1965) et Turner (1975), dans des ouvrages aujourd’hui classiques, ont montré par exemple comment chez les Zandé et les Ndembu les rituels, les oracles et le ordalies ont pour but de démasquer les sorciers responsables de la maladie et de l’affliction. Ces aspects dominent dans les populations du Sud Cameroun que nous avons étudiées telles que les Yassa. À ce moment, des nourritures et des médicaments sont constamment ingérés pour protéger – pour « blinder » – les individus contre les atteintes de la sor-cellerie. Cette finalité est peu présente chez les Massa et les Musey. Si le principe d’incorporation s’observe, comme partout ailleurs, ce n’est pas de façon immédiate et primaire que l’on devient ce que l’on consomme et l’on ne mange pas de la viande d’éléphant pour en acquérir la force et la placidité. Toutefois, les principes de la magie sympathique s’appliquent à des interdits alimentaires permanents et temporaires relativement peu nombreux qui possèdent sans doute une valeur classificatoire mais qui aujourd’hui tombent en désuétude. L’anxiété alimentaire à laquelle il est fréquemment fait allusion et qui serait due aux tiraillements entre la tentation et la culpabilité de l’abondance, de même que les difficultés du choix, sont sans doute caractéristiques d’une société de pléthore dont on peut faire observer qu’elle est dominée par l’idéologie puritaine du protestantisme, un phénomène lié à l’histoire culturelle plutôt qu’un trait lié au caractère omnivore de l’homme. Les problèmes dus à une « omnivoralité » mal tempérée se posent dans un contexte où les choix alimentaires sont illi-mités et devenus indépendants de l’espace et du temps. Ils se manifestent dans les sociétés rurales traditionnelles, comme celles des Massa et des Musey, avec moins d’acuité que dans les civilisations urbaines industrielles. Elles ont moins d’occasions d’exercer leur choix – on mange ce qui est disponible.

L’alimentation quotidienne des gens qui nous occupent est extrêmement monotone : on mange le plat de base de sorgho dans 97 % des repas (Garine et Koppert 1988 : 222). Les fluctuations alimentaires ne sont pas le résultat d’un libre arbitre soutenu par l’argent. Elles sont imposées par la variation saisonnière des disponibilités alimentaires. La saison des pluies (mai à août) est caractérisée par l’abondance des baies, des tubercules sauvages et du lait, celle des récoltes (septembre à novembre) par celle des céréales, des légumes et de la viande, la saison sèche (décembre à avril) par celle du poisson (Garine et Koppert 1990 : 282 ; Garine 1993 : 344). L’alimentation journalière réalise une sorte de ron-ronnement où s’affirment la routine et la sécurité plutôt qu’un souci d’innovation et d’aventure. L’équilibre provient de la monotonie, bien plus que comme chez nous, de l’aventure hédoniste et de la stimulation gastronomique. Elle est peu troublée par des soucis diététiques explicites en dehors de la satiété. On souhaite en revanche lui voir refléter l’harmonie cosmique. Elle est à la limite inconsciente : on mange comme on respire, encore faut-il que les nourritures soient magiquement inoffensives. En revanche, si l’on recherche une finalité à l’usage magico religieux des nourritures, plutôt que sur le plan d’une diététique empirique avant-coureuse de la médecine et de la nutrition scientifique, c’est sur le plan social qu’il faut la rechercher. Les nourritures doivent être symboliquement ajustées à l’identité sociale et territoriale des individus. C’est à l’intérieur de ce cadre qu’agit la préoccupation d’approprier, y compris nutritionnellement, les ali-ments aux différentes catégories biologiques et sociales de la population. On mange en accord avec sa terre nourricière et les puissances qui la protègent et dont l’influence magique imprègne la nourriture mais dont on peut, par les rituels appropriés, neutraliser le caractère nocif. On se méfie en revanche de ce qui est issu de communautés étrangères loca-lisées sur une autre terre. Ce qui provient de mas bwi, la terre étrangère, est l’une des catégories majeures représentées dans les systèmes divinatoires ; elle est très dangereuse. Chacun sur sa terre, entretenant des relations harmonieuses avec la nourriture et, au travers celle-ci, avec ceux qui la dispensent et président à la reproduction de la société.

Cohésion sociale

Si un rôle adaptatif, au sens évolutionniste, était à assigner ici à la pensée magique en relation avec le champ alimentaire, c’est en termes de cohésion sociale que l’on devrait le rechercher. C’est vers l’affirmation de l’identité du groupe de parenté et de la communauté territoriale, s’il le faut en termes d’antagonisme vis-à-vis de l’extérieur, qu’elle se manifeste. On serait tenté d’évoquer ici un certain parallélisme avec les structures d’échange entre groupes, fondées sur la parenté, initiées par le principe d’exogamie et fondées sur la non homologie des unités en présence et qui favorisent la communication (Levi-Strauss, 1949 : 40). La dynamique des rapports symboliques qui s’établissent entre le monde matériel et le monde sur-naturel passe par la nourriture. Manger, c’est exis-ter aussi bien pour les puissances surnaturelles que pour les hommes.

Système alimentaire traditionnel.

Grâces propitiatoires et piaculaires permettent de manipuler les puissances qui régissent l’univers afin d’en obtenir les faveurs ou tout au moins la neutralité. Ce n’est pas pour rien qu’une invocation musey se termine par ces mots : « Puissances sur-naturelles, faites qu’il n’arrive rien ! », qu’aucun événement malheureux provoqué par l’au-delà ne vien-ne troubler le déroulement de la vie quotidienne.

Comme ailleurs, chez les Massa et les Musey, ingérer de la nourriture est chose grave et intime. Elle est à la charnière du monde des humains et de l’au-delà, elle peut toujours participer symboliquement d’autre chose que d’elle-même et activer une énergie surnaturelle qui est potentiellement dangereuse. On est fondé à parler ici d’une pensée magique plutôt sociale et cosmique qui vise à l’équilibre du groupe dans l’univers plutôt que d’une tentative pour pré-server l’intégrité physique, psychique et surnaturelle d’individus isolés en fonction de leurs caractéristiques et de leurs intérêts spécifiques, comme c’est le cas dans les sociétés occidentalisées. L’observation de cultures qui sont encore, pour quelque temps, hétérogènes à la nôtre permet d’élargir nos perspectives. Sans doute autorise-t-elle à minimiser le sociocentrisme dont nous sommes tous plus ou moins coupables dans l’analyse des faits.

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