Mamadou Abdoulaye N’DIAYE & Alpha SY : « Mondialisation et identités culturelles »

Colloque de LOUGA (Sénégal), FESPOP 4ème édition, 29 et 30 décembre 2004.

Mamadou Abdoulaye N’DIAYE et Alpha Amadou SY sont professeurs de philosophie.

Site web : www.ifrance.com/mnas

« Et comment une éthique de l’inconditionnel respect de la personne humaine pourrait-elle ne pas entrer en conflit avec l’idéologie de l’universelle régulation par la valeur marchande ? », Lucien Séve.

La mondialisation, en tant que vaste mouvement d’uniformisation, à l’échelle planétaire, des modes de développement économiques, des projets politiques et des valeurs culturelles semble à priori antinomique à la problématique des identités culturelles. En effet celles -ci n’expriment t -elles pas, en désharmonie avec l’universalisation proclamée, des réalités particulières qui épousent des contours ethniques, religieux et raciaux. Certes, la particularité n’est pas ipso facto antinomique à l’universalité ; cependant, même s’il en constitue le moment faible, sa forte manifestation témoigne de sa singularité par rapport à l’unification supposée. Dés lors, l’installation de ce qui est appelé, peut être prématurément, avec Mac Luhan, « village planétaire » ne rend- elle pas anachronique la revendication d’une spécificité qui, d’ailleurs, déborde, plus qu’on ne le pense, la sphère culturelle pour inspirer tout un programme politique.

Effectivement, à l’analyse de la riche expérience des mouvements de libération qui ont proliféré au lendemain de la seconde guerre mondiale, il s’avère que la lutte politique contre l’ordre colonial a toujours été précédé et accompagné par des initiatives culturelles dont la diversité des modes d’expression ne saurait engendrer une quelconque méprise sur leur noyau unificateur à savoir l’affirmation de l’identité bafouée par l’occupant.

Il sera question dans cette communication de contribuer à rendre intelligible cette articulation entre hégémonisme et affirmation des identités culturelles. Mais cette problématique ne trouvera de pertinence que dans la mesure où elle nous permet d’en soulever cette autre : pourquoi, malgré le triomphe politique des mouvements de libération et l’effondrement du mur de Berlin, la mondialisation au lieu de résoudre pour de bon les récurrentes questions identitaires leur a assuré une plus nette visibilité voire vitalité ?

I / Accumulation primitive et génocide

La mondialisation, par delà les schémas simplificateurs qui prétendent l’expliquer, prend racine dans le procès d’accumulation primitive du capitalisme occidental. La bourgeoisie, faut -il le rappeler, a inscrit sa domination à l’échelle du globe en mettant à profit les richesses matérielles et humaines non seulement de son espace d’origine mais des autres contrées du monde. Dés lors, elle va procéder progressivement à unifier tous les continents à partir d’une seule et même logique marchande.

Ainsi, Karl Marx ne s’y trompe guère en considérant que le capital vient de loin, souillé de boue et de sang. C’est le lieu de préciser, que la bourgeoise occidentale s’est soumise aussi bien le prolétariat européen que les peuples non occidentaux. A ces derniers, elle a extorqué les matières premières non sans avoir auparavant fait d’eux des minerais rouges et noirs pour parodier le poète René Depestre :

« Quand la sueur de l’Indien se trouva brusquement tarie par le soleil,
Quand la frénésie de l’or draina au marché la dernière goûte de sang indien
De sorte qu’il ne restât plus un seul aux alentours des mines d’or
On se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique
Pour assurer la relève du désespoir
Alors commença la ruée vers l’inépuisable
Trésorerie de la chair noire … »

S’indignant avec force de ce traitement odieux, l’Abbé Grégoire a émis ces propos auxquels l’actualité assure même de nos jours une étonnante fraîcheur : « Depuis trois siècles, les tigres et les panthères sont moins redoutables que nous pour l’Afrique. Depuis trois siècles, l’Europe qui se dit chrétienne et civilisée torture sans pitié, sans relâche en Afrique des peuples qu’elle appelle sauvages et barbares. Elle a apporté chez eux la crapule, la désolation et l’oubli dans tous les sentiments de la nature pour se procurer de l’indigo du sucre et du café. L’Afrique ne respire pas même quand les potentats sont aux prises pour se déchirer. Non : je le répète qu’il n’est pas de vice, pas un genre de scélératesse dont l’Europe ne soit coupable envers les nègres et dont elle ne leur a donné l’exemple.2 »

C’est assurément un truisme que de dire que l’histoire mondiale a été le théâtre de vigoureuses entreprises de conquêtes et de pillages lesquelles ont été précédées par des opérations de négations culturelles et de liquidations physiques. Notamment en Afrique, il reviendra aux grands aventuriers affublés du titre confortable d’explorateurs de baliser la voie aux missionnaires. Ces derniers, malgré leur statut « d’hommes de Dieu », vont se mettre au service des Couronnes royales en s’engageant dans les entreprises de conquêtes avec une détermination d’autant plus visible qu’ils sont parfois doublés de chercheurs invétérés d’or à l’instar d’un David Livingstone.

Et ce ne sont pas seulement des hommes d’Eglise qui ont apporté leur précieuse contribution mais des scientifiques et des philosophes comme Voltaire se sont efforcés de faire accepter à leurs peuples non seulement la légitimité de l’expansionnisme mais aussi sa dimension humaniste.

En fait, la stratégie d’insertion de l’Afrique dans l’économie- monde sur la base des rapports d’échanges inégaux dont le continent fait déjà les frais a subtilement cherché à être en phase et avec la bonne conscience chrétienne et les principes du rationalisme qui innerve tout le 18éme siècle. Ainsi, à la question de Montesquieu de savoir comment être persan les idéologues de la domination ont substitué, pour ainsi dire cette autre, comment être chrétien et /ou rationaliste d’une part et d’autre part être partie prenante de l’hégémonisme occidental ? Comment concilier les pratiques de pillage et d’asservissement avec l’idéal chrétien qu’exprime sans ambages Jésus Christ qui demande aux fidèles de s’aimer les uns les autres comme il les a aimés ? De même comment concilier le rationalisme des Lumières que cristallise le trinôme Liberté, égalité et fraternité avec ces pratiques sus mentionnées ?

Dans « Africanisme et théorie du projet social 3 », nous rappelons que la parade idéologique est vite trouvée en arguant que les Occidentaux ne se rendent pas en Afrique pour un quelconque intérêt si ce n’est de répondre à l’idéal chrétien de solidarité en répandant la bonne parole, celle du Christ. Sous ce rapport, l’entreprise coloniale participe d’une mission civilisatrice. Il s’agit très précisément de tendre la main à des frères qui, certes vivent dans des eldorados, mais ont la malchance d’occuper l’échelle la plus dégradante de la pyramide humaine. La preuve de cet état d’arriération réside dans le fait que ces peuples ne disposent ni de la technique, ni de la science encore moins du christianisme.

Dans cette mouvance idéologique, Voltaire considère que la traite négrière trouve sa justification dans le fait tout simple qu’un peuple qui se donne des maîtres est né pour en avoir ; or, les Africains pratiquent entre eux l’esclavage. Comme si la fausse conscience ne permettait pas aux opprimés d’être complices de leurs propres bourreaux ?

En vérité, le mouvement des idées en Europe va s’engager dans une dynamique contradictoire laquelle fonctionne comme l’expression condensée des luttes d’intérêt qui secouent les classes possédantes. A ce sujet, il est symptomatique que Voltaire qui, certes, sur le plan de la théorisation de la liberté et des droits de l’homme n’a pas la même envergure qu’un Montesquieu ou un Rousseau achoppe avec Diderot et Helvétius à propos de la question nègre. L’auteur de « Essai sur les mœurs et l’esprit des nations » est, évidemment, un philosophe mais aussi actionnaire de la Compagnie des Indes Orientales tandis que ces contradicteurs sont plutôt des libres penseurs très liés au Tiers état.

Pour résoudre l’énigme, force est de réaliser que la classe qui porte les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, à savoir la bourgeoisie, est elle-même mue par une logique marchande qui ne l’autorise pas à aller au-delà de la proclamation rationnelle des droits de l’homme et de l’Etat de droit. A ce propos, tirant les leçons des révolutions de 1789, de 1830 et de 1848, Engels fait observer que la bourgeoisie ne fait que mystifier mais elle est, elle-même, mystifiée par son propre discours car elle n’a pas et ne pouvait pas émanciper l’homme en général mais a garanti la liberté de commerce et d’entreprise aux possédants c’est- à dire, aux banquiers et industriels.

Il importe de souligner avec force que la Révolution de 1789, par delà son épaisseur populaire, est de nature bourgeoise. A ce titre, elle fait voler en éclats les infrastructures féodales au profit de la mise en place de structures favorables à l’enracinement et à la consolidation de l’économie de marché.

Cette logique marchande fait prévaloir l’appétit sur le principe. Pour s’en convaincre, il ne faut pas oublier, qu’en dépit de sa féconde production littéraire et philosophique sur l’humanisme et la fraternité, la bourgeoisie n’a cessé d’être comparable, pour reprendre Marx, à « ces dieux païens qui ne boivent du sang que dans le crâne de leurs victimes. » Ainsi, le capitalisme dés son émergence a-t-il été cosubstantiel à des pratiques génocidaires. L’auteur du « Capital » en a établi la corrélation en ces termes : « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclaves, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquêtes et de pillages des Indes Orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore.4 »

Il n’est donc pas exagéré de parler d’une corrélation entre visée hégémoniste et génocide. Du reste, il reviendra à un aventurier comme David Livingstone de formuler dans des termes presque algébriques le projet d’extermination des indigènes dont les croyances sont ravalées au rang digne d’hommes- nature, de castor- maçon : « paganisme = sauvagerie ; christianisme = civilisation ». Sur la base de ce manichéisme de mauvais aloi, l’exploitation de la chair humaine se dote de la bonne conscience chrétienne qui lui faisait défaut.

II / Hégémonisme et quête identitaire

On le sait. La traite négrière prend fin d’abord en Angleterre qui initie bien avant l’Espagne, le Portugal et la France le mouvement abolitionniste. Certes, celui -ci triomphe grâce à la mobilisation des philosophes, hommes d’Eglise, artistes et savants acquis aux idées de liberté et d’égalité. Ces derniers vont, dés 1787, animer le « Comité pour l’abolition de la Traite » dont le répondant en France est « La Société des Amis des Noirs » dirigée par Frossard. A cela s’ajoutent les retentissants échos de la lutte des Noirs aux Etats- Unis et dans les colonies.

Cependant, il faut aussi, pour l’intelligence de ce mouvement abolitionniste et de ses succès, intégrer les retombées en Angleterre de la découverte de la betterave à sucre qui lui permet de juste se baisser pour ramasser ce qu’elle allait chercher dans les territoires outre- mer avec tout ce que cela impliquait comme coûts financiers et risques humains et matériels. Qui plus est, les avantages liés à la révolution industrielle la font avancer d’une longueur d’onde sur les autres puissances qui resteront attachées pendant un bon moment encore aux formes les plus archaïques de la production capitaliste. Ce n’est pas un hasard si le Royaume Uni mit fin à l’esclavage dans ses colonies dés 1833 alors que la France, qui avait réussi sa révolution politique, avait du mal à faire triompher les principes rationnels à la formulation desquels elle a été à la base, comme en atteste une dimension du conflit entre partisans de Robespierre et ceux de Danton.

Pourtant, la fin de la traite négrière ne met pas, loin s’en faut, un terme aux rapports inégaux qui ont antérieurement caractérisé les liens entre l’Europe et l’Afrique. Ces dits -rapports, de nature foncièrement spoliatrice, vont se redéployer dans le contexte de la colonisation.

Cette continuité dans une forme renouvelée est d’autant plus importante pour la compréhension de l’évolution ultérieure des peuples africains qu’elle opère une rupture brutale dans le cours historique des sociétés africaines. Partant, les mutations, au lieu de se passer selon les réalités endogènes, vont être l’objet d’une perversion indéniable. Ainsi, l’économie, jusqu’ici conçue pour répondre essentiellement aux besoins vitaux des populations du continent, est désormais arrimée à la satisfaction de la demande en matières premières des industries basées en Europe. La substitution du cacao et de l’arachide aux cultures vivrières tels que le mil et le manioc participe de cette politique dont la mise en œuvre s’inspire de la volonté affichée de satisfaire les Cartels de Londres, Bordeaux et Marseille.

Au demeurant, cette extraversion économique permet de comprendre la réalité surréaliste des pays tel que le Sénégal dont l’alimentation de base est un produit exporté, en l’occurrence le riz. Un peuple qui se nourrit de ce qu’il ne produit pas !

Évidemment, cette subordination des économies des pays dominés aux besoins des pays industrialisés, engendre inéluctablement une politique de déstructuration de l’infrastructure et, par voie de conséquence, la corrosion du tissu culturel. A ce sujet, ce réquisitoire de Césaire est vraiment édifiant : « Moi je parle de sociétés vidées d’elles -mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.5 » Sur ce même registre, poursuit le célèbre écrivain martiniquais : « Le grand reproche que l’on est fondé de faire à l’Europe c’est d’avoir brisé dans leur élan des civilisations qui n’avaient pas encore tenu toutes leurs promesses, de ne leur avoir pas permis de développer et d’accomplir toute la richesse des formes contenues dans leur tête. »6

Or, c’est là l’essentiel pour notre problématique d’aujourd’hui. L’hégémonisme, dés l’instant où il tient en la négation culturelle de l’autre une de ses conditions de possibilité, ne peut être à la base du dialogue des cultures. On n’a peut être pas besoin d’être hégélien pour réaliser que pour dialoguer il faut être deux alors que la condition du colonisateur est de nier le colonisé comme l’a si bien mis en évidence Albert Memmi . Aussi comprend-on l’importance de l’affirmation identitaire dans les luttes de libération nationale : « Il existe assurément, à ce point de son évolution, une certaine adhésion à la colonisation. Mais cette adhésion est le résultat de la colonisation et non sa cause ; elle naît après et non avant l’occupation coloniale. Pour que le colonisateur soit complètement le maître, il faut encore qu’il croie à sa légitimité ; et pour que cette légitimité soit entière, il ne suffit pas que le colonisé soit objectivement esclave, il est nécessaire qu’il s’accepte comme tel. »7

L’ostracisme économique engendré par la politique de chasse – gardée de la puissance colonisatrice hypothèque la rationalisation des procédés mis au point par les paysans. La domination étrangère interdit au peuple soumis de s’inscrire dans une trajectoire qui le prédispose à perfectionner ses outils de production, à inventer ses techniques de travail. En définitive, elle confine le paysan à produire des graines et le pourchasse du procès de leur transformation industrielle.

L’hibernation des techniques artisanales par le lobby huilier est la base de l’immobilisme de la société dominée. Elle explique en fait son oblitération culturelle. « L’absence du champ du possible », dont parlent Manguelle et Axelle Kabou, il est vrai, dans une perspective purement culturaliste, mérite d’être circonscrite dans le cadre de cette aliénation culturelle.

Sous cet éclairage, le complexe de castration dont souffre la culture a sa vérité dans l’irrationalité de la culture de rente. Cette dernière tient son anachronisme dans le hiatus qui prévaut entre le travail et le besoin. La domination économique explique l’inhibition du peuple ; elle permet de cerner les stéréotypes qui gangrènent la culture. Une culture qui ne s’alimente plus des pratiques fondamentales du peuple dégénère.

Néanmoins, malgré sa précarisation dans le contexte de la domination étrangère, la culture est le dernier bastion de la résistance du peuple. Elle est la seule sphère à échapper à la gouvernance du colonisateur. Celui -ci a imposé sa logique économique et ses lois politiques mais s’avère incapable d’imposer sa culture au peuple.

Amilcar Cabral a bien cerné cette dimension de notre problématique : « l’influence de la culture de la puissance coloniale est presque nulle au-delà des limites de la capitale… Elle n’est ressentie de façon significative que dans la verticale de la pyramide sociale coloniale et s’exerce spécialement sur ce que l’on peut appeler la petite-bourgeoise autochtone et sur un nombre très réduit des travailleurs des centres urbains. »8

Ce diagnostic permet au charismatique leader bissao- guinéen de soulever un des paradoxes les plus éclairants pour notre problématique : la petite bourgeoisie, en même temps qu’elle constitue la catégorie sociale la plus vulnérable à l’aliénation culturelle, reste aussi le secteur social par lequel s’opère la prise de conscience de la nécessité de la lutte émancipatrice.

Si donc Cabral soutient que la culture est l’instance de germination de la lutte c’est dans la mesure où la réaffirmation de l’identité niée est une façon de doter l’intelligentsia de l’arme de la théorie ou, plutôt, de l’idéologie sous l’éclairage de laquelle elle conscientise, « rend la honte plus honteuse » et organise les luttes fondamentales. Car si on sait depuis Lénine, au moins, que la résistance née spontanément de l’oppression, par contre la conscience de la libération est extérieure aux opprimés. Cette conscience leur vient du dehors par le truchement des intellectuels qui ont abandonné leur propre point de vue pour se « placer au niveau de celui du prolétariat », pour reprendre les mots de Marx.

Certes, Cabral est édifié sur les fluctuations et le caractère instable de cette catégorie sociale mais son appropriation, ou plutôt, sa réappropriation des valeurs cardinales en la guérissant de sa mentalité de colonisé, fait de lui un vecteur incontournable des idéaux d’ émancipation et de développement.

Sous ce rapport, la quête identitaire se manifeste par l’effort pour réécrire l’histoire falsifiée, rappeler les magnificences occultées et du coup permettre non pas d’installer le néo dominé dans l’univers inconfortable d’un passéisme inhibiteur mais de procéder, comme dirait Cheick Anta Diop, à une sorte de réarmement moral.

III/ Pour un élargissement de l’horizon des possibles culturels

Pourtant pas plus que l’avènement des Etats postcoloniaux n’a créé les conditions d’un dialogue des cultures, la décolonisation n’a mis un terme à la logique marchande.

Effectivement, les pays nouvellement indépendants n’ont même pas cherché à réorienter leur économie en fonction des besoins de leurs peuples. La petite bourgeoisie, qui a hérité de l’économie de rente, est restée à la disposition des industries occidentales. Ce faisant, les classes dirigeantes n’ont pas su initier des activités économiques fondamentales qui serviraient de socle unificateur pour faire des identités culturelles des cultures nationales leur donnant ainsi toute leur chance de s ‘exprimer avec relief dans le commerce des peuples de ce monde.

L’inexistence ou la fragilité de ce noyau qui devait cimenter l’unification progressive des ethnies, des pasteurs et agriculteurs explique le caractère factice de l’espace nation dans le contexte africain. Cette faiblesse originelle fait le lit de l’ethnicisme et du territorialisme que le colonialisme a eu à exploiter à fond pour maintenir sa domination.

Parallèlement, la décolonisation n’a pas consacré l’avènement de rapports égaux fondés sur des échanges équitables et réciproques. Bien au contraire, elle n’a mis un terme aux relations bilatérales dans le cadre de la politique de chasses gardées que pour y substituer des accords multilatéraux mais surtout la gouvernance progressive des institutions internationales comme le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale qui s’arrogent le droit de décider pour les Africains ce qui doit être leur priorité.

Autant, la logique de l’unification du monde sur une base marchande perdure avec les cadres que sont les Accords Multilatéraux sur les Investissements, l’OCDE et l’OMC, autant les identités culturelles ont du mal à épuiser toutes les promesses dont elles sont grosses pour qu’enfin la culture de chacun puisse être un facteur d’enrichissement pour tous.

A ce sujet, cette interrogation clairement formulée dans le rapport mondial sur le développement humain de 1999 est des plus suggestives : il existe l’abolition de l’espace, du temps et des frontières donc un village planétaire mais pour qui ? Lui faisant écho, Régis Debray met à nu le sophisme qui enveloppe le concept de mondialisation : « Plus le monde s’homogénéise, plus il se balkanise. C’est vrai que la vidéosphère a produit ce que Mac Luhan appelait, un peu vite, le « village planétaire », c’est-à-dire un monde circulation des images et des objets. Cet espace, soit disant planétaire est, fondamentalement, américain ; car il planétarise le mode de vie et ce pensée nord-américain, c’est-à-dire donc une fausse mondialisation sans échanges, ni réciprocités. »9

Les exigences des nationalismes nourris par les identités religieuses et ethniques dans les Balkans après l’effondrement de la Yougoslavie, qui n’a pas survécu à la mort de Tito, ont provoqué la guerre religieuse la plus sanglante des temps modernes. Les génocides perpétrés par les Serbes orthodoxes contre les Bosniaques islamisés par les Turcs attestent du retour de la barbarie que la mondialisation génère.

La révolution iranienne avec l’Ayatollah Khomeiny, la création de Al Qaïda avec Ben Laden grâce au fondamentalisme religieux, le wabisme sont aujourd’hui de vigoureuses réactions islamiques contre l’hégémonisme américain dans les régions du Moyen Orient. Les guerres d’Afghanistan et de l’Irak de même que le terrorisme qui emporte les Tours – jumelles sont les faits les plus sanglants de cet éclatement du monde qui se « mondialise » sous la houlette de la puissance nord-américaine dont le Président Bush lui- même est porteur d’une crise identitaire qui prend sa source dans le fondamentalisme chrétien et se pose comme le nouveau croisé des temps modernes. Il acquiert sa particularité dans l’univers des « identités meurtrières »10, pour parodier Amin Maalouf, en établissant le manichéisme entre l’empire du bien, celui de Dieu dont il est le porte-étendard et l’empire du mal, celui de Satan qui couvre les vastes régions de la planète rebelles au diktat américain : la Corée du Nord, l’Iran, l’Irak, la Syrie et, dans une moindre mesure, la Libye. Assurément, chez les Américains un empire du mal en cache un autre : avec Reagan c’était l’Union soviétique, fief de la dictature communiste contre le monde libre incarné par l’Occident.

En tout état de cause, ce mode d’unification de l’économie mondiale à partir des logiques de marché n’exprime pas ipso facto l’effectivité de la civilisation de l’universel. L’Afrique, qui ne compte que deux pour cent dans le commerce mondial, ploie sous le poids de la pauvreté, de l’analphabétisme et des maladies qui constituent un terreau fertile pour l’ethnicisme, le régionalisme et le territorialisme subit, au plan culturel, les contrecoups d’une mondialisation conçue et administrée par les gestionnaires des empires de la finance internationale.

A cet effet, dans notre article « le football, phénomène social total »11 auquel nous renvoyons, nous attirons l’attention sur les risques d’exclusion du continent africain du spectacle du ballon rond. Bien sûr qu’on peut se féliciter de la mondialisation du sport en général et du football, en particulier avec la démocratisation des instances de direction qui se joue des différences ethniques, religieuses et idéologiques. De même, la forte présence de Sud-américains, des Africains et de plus en plus d’Asiatiques dans les championnats européens atteste d’une intégration positive des différentes nationalités.

Cependant la logique du marché en jetant ses tentacules dans les stades a inauguré un phénomène insolite : la dénaturalisation des meilleurs sportifs moyennant des millions d’euros et une possibilité de rayonnement que les pays d’origine ne sauraient assurer du fait de leur indigence matérielle. Cette immixtion froide de la loi du marché dans l’univers du sport n’a pas attendu sa massification pour révéler toute la perversion dont elle est grosse comme en témoigne le débat suscité par la victoire de la Tunisie lors de la dernière Coupe d’ Afrique des Nations avec la « tunisation » des Brésiliens Santos et Cleyton.

Dans ce même esprit, la production artistique africaine est mise en demeure de s’américaniser sous peine d’être rejetée dans les périphéries du marché mondial. A cet égard, il est tout à fait symptomatique que l’artiste sénégalais Youssou N’dour, ressortissant d’un pays francophone, promu Roi du mbalax, cherche ses marques dans le label de la « world music ».

Certes, la création artistique fonctionne avec des « universaux » mais la world music porte le cachet de l’industrie américaine du disque. De ce point de vue, le genre musical dominant est celui qu’imposent les Maîtres du « show business ». Les maisons de disque comme Barclay, Island et Virgin exigent à tous les talents dont ils assurent les promotions artistiques une fidélité au tempo musical qui fait autorité sur le marché mondial.

Pour avoir droit de cité Youssou N’dour s’abreuve à la source de cette culture. Dans cette quête, pour épouser le label américain, il sacrifie le « mbalax » sur l’autel du Rock and Roll. Sa co-production avec Peter Gabriel et Neneh Cherry et la forte présence de l’anglicisme dans le texte musical sont autant d’efforts pour s’inscrire dans la mouvance de « l’american way of life ». Ces titres témoignent de cette volonté : « new africa, the same, seven seconds, eyes, africa remember ». Il en résulte fatalement un abâtardissement du tempo « mbalax ».

Il est incontestable que Youssou N’dour, par son sens des affaires et par son style de vie, a, de beaucoup, contribué à asseoir les bases de la musique sénégalaise dans son versant wolof. La question est donc moins de remettre en cause l’effort fourni pour faire de ce produit artistique un bien exportable que d’alerter sur les dangers de céder aux convoitises perverses du marché mondial. Dés lors, le défi est de fonctionner avec des « universaux » tout en se gardant de diluer la particularité dans une universalité chaotique.

A ce sujet, l’expérience de Idrissa Diop est riche d’enseignement ; c’est en jouant sur son propre tempo qu’il a su assurer un point d’ancrage suffisamment audible entre le singulier et l’universel, pour attirer l’attention d’un certain de la musique rock, un certain Carlos Santana. Pareillement, ce n’est pas un hasard si l’on surnomme, à tord ou à raison, Ismaël Lô, le Bob Dylan de l’Afrique. « Afrique sounou, Tadiaboune, Dabbakh », entres autres, donnent une parfaite illustration de la véritable dialectique qui peutstructurer les relations entre l’enracinement et l’ouverture.

Au demeurant, Ismaël Lô est, d’une manière ou d’une autre, l’héritier d’une ligne musicale que le Xalam a laissée à la postérité comme « des rides sur le sable ». Ce groupe, en dépit de l’incompréhension dont il a été l’objet, comme le souligne l’éditeur culturel Seyni Guéye, a donné toute la mesure de ce qui doit être la « world music » en tant qu’intégration harmonieuse desdifférentsgenresmusicaux qui passe par le respect de l’identité de chaque composante.

A ce sujet, il a émis cette réflexion à propos de la productiondequelquestitres :« Si Gorée demeure un classique tant par sa finesse que la subtile palette de ses émotions, « Apartheid » va permettre au groupe, partant des bases de percussions dans l’afro- jazz de développer son jeu à sa manière en épousant divers styles : funk, blues, pop aboutissant ainsi à des résultats étonnants, autant qu’explosifs avec une nette présence des synthétiseurs. » Et au Président – fondateur et Directeur du Groupe Tempo négro de conclure par cet hommage appuyé et bien mérité au regretté batteur et meneur d’hommes Prosper Abdoulaye Niang : le Sénégalais, « qui, jouait la batterie avec une grande adresse, a été un des rénovateurs de la musique sénégalaise, intégrant ainsi musiques moderne et traditionnelle (notamment, les percussions de Doudou N’diaye Rose), prônant, bien avant que l’on parle de « world music » aujourd’hui, le métissage culturel. Prosper aimait dire : « toute musique doit sortir de son ghetto et se libérer, l’avenir appartient au métissage dans tous les domaines. »12 »

Certes, les tenants des places boursières sont venus à bout du groupe en oeuvrant pour sa dislocation, cependant il a su « redonner à la musique africaine sa véritable dimension ». La reconnaissance de cet acquis historique, qui édifie sur le mérite de ce groupe que la postérité a encore du mal à évaluer correctement, apparaît dans l’influence philosophique et musicale que le Xalam ne cesse d’exercer sur les jeunes générations au nombre desquelles N’dëp, Sénémali, Kadou, Keurgui, etc.

L’Europe, qui ne patauge pas dans la naïveté ambiante selon laquelle la mondialisation rime ipso facto avec « civilisation de l’universel », cherche des stratégies pour marquer son territoire par rapport à l’hégémonisme américain revigoré par l’effondrement du mur de Berlin et rendu plus agressif depuis l’affaissement spectaculaire et quasi surréaliste des deux Tours du World Center

Cette stratégie épouse les contours de l’ambition de faire de la Méditerranée une zone à la fois apaisée et sécurisée. Ce projet européen dans son effectuation remet à l’ordre du jour toute la problématique des identités culturelles.

Effectivement, le projet européen bute sur des contradictions en puissance qui se font jour dés qu’il s’agit de voir quels sont le pays susceptibles de regagner cette communauté. Notamment, la candidature de la Turquie a laissé éclore des divergences qui renvoient au débat sur l’esprit même du projet originel européen : faut-il s’en tenir aux critères retenus à Copenhague et à Helsinki à savoir, comme le rappelle la France par la voix de Jacques Chirac, le respect des valeurs démocratiques et de l’économie de marché ? Faut-il intégrer les valeurs de la chrétienté, ou, est-il possible d’accepter la candidature des pays entièrement ou partiellement hors du territoire européen ?

Cette difficulté ajoutée aux guerres ethniques qui ont secoué l’Europe à la faveur de l’effondrement du socialisme réel révèle l’enjeu des questions identitaires en pleine ère de mondialisation.

Mais ce débat en cours trouve sa positivité dans le fait qu’il met en exergue la véracité de l’idée selon laquelle l’Occident ne se méprend pas sur les limites de la globalisation. Bien plus, il contribue à créer les conditions d’un traitement égal de la culture européenne avec la culture nord-américaine.

A cet égard, « la question de l’exception culturelle », agitée par François Mitterrand, rejoint la problématique de la diversité culturelle soulevée par les Français et les Canadiens contre l’homogénéité suicidaire proposée par le monde anglo-saxon. Participe aussi de cette dynamique la création du Centre des Civilisations et des Identités Comparées de l’Université de Cergy Pontoise. Ce dernier se propose, comme mentionné sur leur site, de « dégager un certain nombre de caractéristiques constitutives des mondes anglophone, hispanique et germanique. L’analyse transversale et comparative met en évidence les différences, les points communs, les relations et les influences réciproques sur les sociétés et les cultures. Cette démarche est menée dans la perspective et l’affirmation d’une identité européenne. En outre, le CICC prend en compte l’influence des cultures européennes en dehors du Vieux continent et permet ainsi de poser la question cruciale de la spécificité et de l’ouverture de la culture européenne face aux pays du Commonwealth et du continent sud américain. »

N’est-ce pas là une préoccupation qui en dit long sur la réalité de la mondialisation ? Mais quid de l’Afrique ? L’Afrique, ayant accédé à l’indépendance dans la balkanisation, n’a pas bénéficié de circonstances favorables l’incitant à s’inscrire dans la dynamique de la mondialisation sans continuer à en faire les frais. Certes, le continent a eu ses grands visionnaires qui ont suffisamment montré leur capacité à faire corps avec les aspirations de leurs peuples. Mais, leur neutralisation, d’une façon ou d’une autre, dans les mouvements de libération, l’option d’une économie de rente en lieu et place de politique agricole hardie articulée à des projets industriels conséquents et le sens aigu de l’ego des leaders promus par les puissances occidentales ont fini par installer la plupart des pays africains dans le quart monde.

Ce faisant, les grands projets de fédérations politiques et des regroupement d’intérêt économique, seuls à même de baliser la voie au développement, restent un prétexte pour animer les innombrables et coûteuses rencontres de Chefs d’Etat. Par exemple, que peut rapporter à la sous région de traverser la Gambie ou le Sénégal, dans un sens ou dans l’autre, pour parler, pour la énième fois à la suite de Ould Daddah et de Senghor ou de Daouda Diawara et Abdou Diouf, des populations des « liens tissés par l’histoire et la géographie » ? Les populations gambiennes, mauritaniennes et sénégalaises, qui expérimentent chaque jour ces liens, ont plutôt besoin de moins de tracasseries douanières, de ponts, d’unité de production qui resserrent leurs relations et d’échanges culturels suivis et rationalisés entre leurs terroirs.

L’échec du groupes de Casablanca, des Fédérations du Mali, de la Sénégambie, de L’OERS, de L’OCAM, les atermoiements de la CEDAO de même que l’état de danse sur place du NEPAD attestent de cette réalité au moment où les autres continents s’organisent pour fédérer leurs énergies. En témoignent, entres autres, la douloureuse expérience de Air Afrique, symbole d’un continent mu par la mystique de l’unité. En témoigne aussi la déplorable faillite de la Maison des Nouvelles Editions Africaines qui se voulait une réponse sous régionale aux récurrents problèmes d’édition et de diffusion du livre avec le partenariat de la Côte d’Ivoire, du Sénégal et du Togo.

Bien vrai que l’Union africaine a pris naissance sur les cendres de l’OUA mais le développement des crises sur l’étendue du continent est édifiant. L’incapacité notoire des Etats africains à initier les grandes ruptures nécessaires à la prise en main de ses destinées lui assigne des limites par trop objectives.

Cherchant ses marques dans la crise ivoirienne, pataugeant au Darfour, l’Union africaine est en souffrance quand il s’agit de développer une véritable politique préventive des conflits et des catastrophes et d’initier les grands regroupements devant combler pour un temps l’échec des tentatives de mise sur pied de fédérations durables et performantes.

Ce tableau, loin d’inciter à un quelconque pessimisme, participe d’une lecture lucide du réel africain afin de ne pas prendre les fantasmes pour la réalité. Il est évident que l’élargissement des possibles culturels tout comme la mise à profit des aspects positifs de la mondialisation passe par la capacité des Africains à remettre de l’ordre sur leur propre économie et de la cohérence sur leurs projets politiques. Aussi s’agit-il de fournir un effort soutenu par les batailles citoyennes pour « déboucher sur de véritables plans de développement économique et social, élaborés par les Africains et pour les Africains et au profit des catégories les plus défavorisées », pour reprendre les fortes recommandations des Assises de Paris préparant le sommet de Copenhague.

Cette exigence, assurément, reste tributaire des ruptures dont il incombe à l’intelligentsia d’en penser les problèmes. Ce qui suppose de nouvelles responsabilités des élites qui sont mises en demeure de se faire violence pour résister au rouleau compresseur de la « pensée du ventre » au profit de l’appropriation ou de la réappropriation des utopies positives à même d’ouvrir au mieux le champ de tous les possibles. Les élites capables de s’engager dans cette nouvelle aventure sont celles qui, par delà leur expertise avérée, sont en phase avec les exigences de l’éthique qui entretient cette générosité sans laquelle la quête de l’universalité restera une perspective fuyante.

Au demeurant, le projet d’universalité n’est pas en lui-même une chimère en tant qu’il relève d’une utopie positive qui trouve sa légitimité et sa fécondité dans le fait que l’humanité à un tréfonds commun qui explique pourquoi, malgré les péripéties de l’Histoire, les hommes de toutes les races et de tous les continents se retrouvent, peu ou prou, dans le même idéal de liberté, d’égalité et de fraternité.

L’humanité, grâce au concours de toutes les civilisations qui ont su développer tel ou tel aspect de la subjectivité, a réussi la prouesse de formuler, en des termes recevables pour la communauté internationale les droits inaliénables de l’homme. Le fait que cet esprit, qu’informent les Lumières, imprègne densément la Constitution de la quasi-totalité des pays du monde témoigne de sa pertinence.

En vérité, l’idéal de justice, de paix et de fraternité imprime de son sceau le genre humain dont la spécificité dans le règne animal réside dans l’acte de penser : « Penser fait la grandeur…L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant…Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée que nous ne saurons remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale »13

Sous ce rapport, l’acte de penser est solidaire à la fois de l’idée de projet que de celle d’éthique, fondement de l’humanitude. Effectivement, penser c’est mettre à profit cette humaine capacité de s’éloigner de l’animalité dont l’empire de prédilection est l’immédiateté. Or, la notion de projet, en même temps qu’il porte la conscience de la finitude, assure l’ancrage de l’homme dans la temporalité. Cette perspective, là où elle est de rigueur, articule rationalité et éthique. Elle incite, corrélativement, non seulement à une exploitation judicieuse des ressources naturelles mais à leur répartition équitable en tant qu’il serait illusoire de penser être heureux quand l’autre est en souffrance.

De ce point de vue, l’acte de penser trouve toute sa plénitude et son accomplissement, en dernière instance, dans la générosité en l’absence de laquelle l’articulation dans l’espace -monde rime, inéluctablement, avec désarticulation de l’espace- monde. Ce déséquilibre est en fait l’ordre dans une logique de la globalisation que régule la loi du marché.

Si l’humanité dans son immense majorité nage dans le noir alors que les extraordinaires progrès de s sciences et de la technologie et des nouvelles techniques de l’information et de la communication ont fourni aux hommes les moyens les plus appropriés pour réaliser le rêve cartésien d’être « maître et possesseur de la nature » c’est parce que la mise en avant de l’intérêt froid d’une catégorie rend difficile l’effectivité des droits formulés. Cette irrationalité apparaît au grand jour si l’on réalise qu’une bonne frange de l’humanité meurt par défaut de calories là où une minorité succombe par excès de calories !

En fait, il se donne à lire que chaque fois que l’appétit se subordonne le principe la raison cesse d’être raisonnable. A preuve, l’esclavage n’a t-il pas triomphé dans une Europe chrétienne et éclairée par l’humanisme des Lumières ? L’Amérique, qui, aujourd’hui, somme l’humanité à se réaliser dans l’homogénéité culturelle, n’avait -elle pas mis en fonction la notion de relativisme culturel pour confondre l’ethnocentrisme dont elle redore le blason ?

Le libéralisme, sous l’égide duquel a été mené l’unification du marché qui n’est pas le monde, a instrumentalisé les principes de droit que la communauté internationale a commencé à s’approprier depuis au moins 1948. Ainsi, l’application intéressée du droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes en s’opérant dans le sens voulu par les puissances occidentales n’a pas permis au peuples africains de se mettre dans les conditions idoines de prise en main de leur destinée. Fanon, à ce sujet, avait raison de prévenir qu’il faudra du temps pour réaliser que rien ne s’était passé.

Les Etats postcoloniaux, dont les modes d’émergence portent l’empreinte des enjeux géostratégiques dans le contexte de la guerre froide, sont très souvent d’une apparente stabilité politique. Partant, la dis parution des leaders sans épaisseur républicaine à qui l’hégémonisme a confié la gestion des appareils administratifs, entraîne, ipso facto, une instabilité grosse de tous les dangers. La République Démocratique du Congo n’est-elle pas en train de faire les frais du péché originel que constitution sa naissance à partir de la liquidation politique et physique effroyable de Patrice Lumumba avec la complicité de Joseph Désiré Mobutu ? La Côte d’Ivoire ne subit-elle pas les revers de la douce gestion dictatoriale de Houphouët Boigny dont la gouvernance a été le terrain de maturation de la crise que connaît ce pays, poumon de l’économie ouest africaine ? La ligne technocratique au sein du PDCI, incarnée par Alassane Ouattara coopté par Houphouët Boigny, sera défaite par le courant faussement identitaire qui propulsera Laurent Gagbo. Dans « Africanisme et théorie du projet social 14 », nous faisions observer que, par la manipulation de la Constitution en y insérant l’ivoirité, les conservateurs sont venus à bout de la transition politique, porteuse de tant d’espoirs. Dans la même mouvance, après avoir articulé le respect de l’Etat de droit dans la perspective d’une réorientation des alliances dans les conditions d’une nouvelle configuration de la carte géopolitique mondiale, la tendance forte qui se dessine est de voir la prime de la lutte contre le terrorisme se substituer à la rente de la démocratie.

En définitive, pour que la mondialisation, consacre l’avènement d’une ère où la terre tout entière constitue une aire de circulation libre, et des hommes et des marchandises, au rythme de la fraternité retrouvée, il urge de s’arracher à la logique marchande qui noie l’humanitude dans « les eaux glaciales du paiement au comptant compté », pour parodier Marx.

Notes

1. Lucien Sève, Préface de Et l’homme dans tout ça ? de Axel Kahn, Nil Editions, Paris 2000, p.15,

2. Abbé Grégoire, De la littérature des Nègres, Librairie des Académies, Perrin, 1991, p.227,

3. Mamadou Ablaye N’diaye et Alpha Amadou Sy, Africanisme et théorie du projet social, Editions L’Harmattan, Paris, 2000, cf. pp. 53-62,

4. Karl Marx, Le Capital, Livre I, Editions sociales, Paris 1977, p.557,

5. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Editions Présence africaine, 1973, pp. 19 et 20,

6. Aimé Césaire, N° Spécial de la Revue Présence africaine, septembre, 1956,

7. Albert Memmi, Portrait du colonisé, Editions Corrêa, 1957, p.118,

8. Amilcar Cabral, L’arme de la théorie, Editions Maspero, Paris, 1975, p. 340,

9. Régis Debray (et Jean Ziegler), Il s’agit de ne pas se rendre, Editions Arléas, 1994, p.50,

10. Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Editions Grasset et Fasquelle, 1998,

11. Mamadou A. N’diaye et Alpha A. Sy, le football, phénomène social total, Sud quotidien, 10 juillet, 2002,

12. Seyni Guèye, Xalam, en entendant le retour ; Prosper Abdoulaye Niang : la brièveté d’une vie, l’éternité d’une existence, Revue Tempo Négro, Bargny, Sénégal, avril, 2004,

13. Pascal, Pensées, Editions Gallimard, Collection de la Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p.1157,

14. Mamadou Ablaye N’diaye et Alpha Amadou Sy, op. cit, p. 275.

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