Mamadou Abdoulaye N’DIAYE et Alpha Amadou SY : « Kant : à propos de l’éthique républicaine »

Colloque international, Société Goethe du Sénégal, Bicentenaire de la mort d’Emmanuel Kant, Dakar les 25, 26 et 27 mai 2004.

Alpha Amadou SY et Mamadou Abdoulaye N’DIAYE sont professeurs de philosophie.

L’effondrement du mur de Berlin qui consacre la fin du cycle issu de Yalta 1945, le triomphe, dans bien des pays du Tiers-monde, de la théorie du gap, conjugués aux luttes de peuples africains pour le pain et la démocratie ont fini par poser, dans l’espace politique africain, la problématique de l’Etat de droit. Quelques soient les goulots d’étranglement sur lesquels bute ce projet et par delà les multiples formes de résistance à la bourrasque politique dont font montre « les despotismes éclairés », cette mutation, qui commence avec la fin des années 80, est d’une positivité indéniable. Précisément, le continent africain en entrant dans la modernité politique se décomplexe en renonçant au dualisme inhibiteur, voire manichéiste entre démocratie à l’africaine et démocratie occidentale. Dés lors, l’Afrique, qui fait sien le pari démocratique, est mise en demeure de s’imprégner de cette subjectivité sans laquelle le fait républicain se dissout dans le prêt- à- porter institutionnel. Cette subjectivité, certes, est à l’œuvre dans toutes les sociétés mais a connu, tout de même, en Europe, une épaisseur historique sans précédent.

En effet, la culture démocratique, qui assure la vitalité de l’Etat de droit, se nourrit de la civilisation égyptienne, de la citoyenneté grecque, de la subjectivité des religions abrahamiques. Enfin, se vivifiant de la libre pensée de la Renaissance, elle finit par trouver sa figure la plus élaborée et la plus attrayante dans la philosophie des Lumières que balise John Locke.

Par rapport à ce mouvement historique, nous proposons, dans cette Communication, de mettre en évidence, pour user d’une terminologie hégélienne, le moment kantien, dans l’espace politique africain. Quel peut être l’apport du philosophe allemand dans la laborieuse édification de la citoyenneté en terre africaine ? A partir de quelle grille de lecture s’approprier la théorie de Kant pour rendre intelligible la problématique de l’éthique républicaine dans des nations qui souffrent de bien de goulots d’étranglement qui prennent racine dans l’histoire et la culture des Africains ?

II / Le citoyen comme sujet kantien

N’ayant pas connu cette épaisseur 10, l’Afrique a souffert et continue à souffrir de sa tradition démocratique fort larvée. Certes, l’on pourrait s’en référer à l’évolution tumultueuse du continent pour voir comment ses contacts heurtés avec les civilisations autres – précisément arabes et occidentales- ont démantelé ses structures économiques internes et bloqué, dans le même mouvement, l’émergence de la figure de l’individualité comme figure sociale. Le déferlement, durant de longues périodes historiques, des forces étrangères sur l’Afrique a eu un effet pervers sur ce mouvement universel par lequel, progressivement, les individus « s’arrachent aux anciennes solidarités, à leur appartenance traditionnelle pour se constituer en une cité homogène, faite de citoyens semblables et égaux, ayant les mêmes droits à partager la gestion des affaires publiques. » 11

Ce passif historique et démocratique a d’autant plus été handicapant que les idéologies des indépendances, par delà leurs divergences réelles ou supposées, ont toutes fait l’impasse – pour des raisons diverses mais avec au bout les mêmes conséquences- sur la nécessité de l’émergence du sujet dont la capacité de dire oui ou non, oui et non, dépendent sa créativité et son sens de l’inventivité. Que ce soient les marxistes, chez qui la perspective de la révolution posait davantage la question des techniques d’organisation des masses que la problématique de la citoyenneté que pour les libéraux comme Houphouët Boigny, ou les socialistes tel Senghor, victimes de l’obsession identitaire, la constante est restée pareille : le silence sur l’emprisonnement du Je par la conscience groupale. Mieux, le communautarisme est exhibé pour fonder l’existence d’une démocratie authentique, à l’africaine : « C’est en fait, écrit Senghor, la démocratie parlementaire a existé et fonctionné en Afrique noire sous une forme originale, pendant des millénaires. C’est en fait, un collectivisme, ce qui est la vraie forme du socialisme, y a animé la société et ses groupes…Ce n’est pas en important, telles quelles les institutions européennes quelles soient de l’est ou de l’ouest qu’on atteindra le but recherché : l’indépendance réelle non seulement des peuples mais encore des personnes ». Lui faisant écho, Julius Nyeréré renchérit : « nous autres, en Afrique, n’avons pas besoin d’être convertis au socialisme que d’être invités à la démocratie. »

Evidemment, les Africains ont raison de se démarquer de tout placage institutionnel et idéologique. Cependant, leur critique est ici sujette à caution car étant travaillée en filigrane par l’idéologie identitaire qui épouse les contours du passéisme. Ce faisant, Nyeréré et Senghor pensent que non seulement le continent noir n’a rien à envier aux autres mais qu’il possède tout avec, cerise sur le gâteau, une forme originale. Les idéologues des indépendances, en restant dans les rets de l’identitaire que vient de doubler les illusions de la nation se sont interdits de combler ce passif historique qu’est la vacuité de la citoyenneté. Bien plus, le monopartisme durant ce long règne non seulement s’est accommodé mais s’est consolidé en élevant au rang de différend les différences ethniques, religieuses et claniques.

Et la culture du parti unique, en se redéployant dans les conditions du multipartisme intégral, a engendré l’avènement des démocraties sans citoyens. Effectivement, pas plus que le monopartisme, le pluralisme partisan que favorise le vent de la démocratisation qui a soufflé dans le continent à partir de la fin des années 80 n’a procédé à l’évaluation critique de la culture africaine pour y déceler les éléments susceptibles de servir de levier endogène capable de porter le projet républicain. Pour mieux cerner cette lacune, il importe de rappeler que la théorie du gap qui trouve son expression politique la plus élaborée dans le concept de bonne gouvernance a pris forme à partir d’une approche discriminatoire des différentes cultures. Ainsi, héritiers de la thèse bien connue de Ruth Bénédict selon laquelle chaque peuple développe un des possibles culturels, les tenants du gap approach opèrent une singulière bifurcation en soutenant que certains peuples ont eu la malencontreuse idée de choisir des valeurs foncièrement antinomiques aux qualités que requiert le progrès économique et social. La quintessence de ce courant, dont les figures de proue sont Mac Clelland et Hosélitz, tient en cette thèse selon laquelle l’obstacle majeur sur lequel butent les pays sous-développés est qu’ils ont fait un choix de société qui ne peut en aucune façon promouvoir de manière interne le développement. C’est pourquoi d’ailleurs cette école anthropologique du gap s’élabore à partir d’une critique virulente de la théorie des étapes de la croissance de Rostow qui a la naïveté de croire que les peuples du Tiers- monde laissés à eux-mêmes seront capables de juguler le mal développement.

La vérité, de leur point de vue, est qu’il est nécessaire de recourir à l’Occident qui possède non seulement les technologies et les capitaux mais aussi les valeurs culturelles suffisamment rationnelles pour promouvoir le progrès social et économique. Certainement cette approche est intéressante dans la mesure où elle fonctionne comme une critique des régimes illégitimes auxquels l’ordre issu de Yalta n’avait cessé, jusqu’ici, d’assurer son soutien le plus radical. Il est clair que la stratégie de développement qu’élabore la théorie du gap suppose une prise de distance de plus en plus manifeste à l’égard des despotes mis en demeure de se démocratiser sous peine de subir l’embargo économique.

Néanmoins, en envisageant pour un peuple quelconque l’assimilation de valeurs que requiert son développement au grand mépris de sa culture et à l’ignorance de son histoire, l’on s’interdit de lui ouvrir les horizons des possibles. Il n’est alors guère étonnant de voir une telle perspective déboucher sur ces impasses qui assombrissent l’espace politique africain depuis plus d’une décennie. A ce sujet cette réflexion de Mame Less Camara, qui a souvent signé ses mémorables chroniques sous le pseudonyme de Abdou Sow, mérite une attention particulière : « Il y’a un problème africain presque existentiel qui réside dans une difficulté, voire une quasi impossibilité à vivre en harmonie avec les valeurs qui, de manière générale, ont leur origine en Europe. Comme ces sapins transplantés de ce même continent, juste pour servir au décorum de Noël mais sans jamais prendre réellement racine. » 12

Partant, il n’est pas superflu de considérer qu’au regard des quarante dernières années de la récente histoire politique du continent les autorités politiques tout comme les élites n’ont pas fait preuve de suffisamment d’initiative pour assumer ce qu’on pourrait appeler le moment kantien dans l’espace politique africain. Evidemment, il a été beaucoup question des droits de l’homme et bien des progrès ont été réalisés ! De même des institutions ont été mises sur place et des élections sont plus ou moins régulièrement organisées. Toutefois, le projet républicain aura du mal à prendre racine dans la société sans l’assumation de ce moment kantien qui correspond avec ce que B. Rousset, bien inspiré, a appelé « un impératif d’émancipation » : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! »

Cet impératif d’émancipation est aussi un impératif de liberté ou plutôt de libération eu égard à la laborieuse gestation de la subjectivité en terre africaine. De toute évidence, dans les sociétés africaines précoloniales où « la terre dicte l’orientation des habitations et conditionne toujours l’existence humaine », l’ordre politique y était à l’état fœtal. Dans ce contexte, les rapports humains déterminés par la consanguinité sont circonscrits à l’échelle des lignées et des clans l’individu n’y a d’existence que référer à la réalité du groupe. Une telle formation sociale veille jalousement à la circulation d’un ordre quasi divin déterminé par une conscience supposée collective. Cet ordre s’exprime par une hiérarchie où les statuts et les rôles sont dégagés à partir de critères que sont principalement le sexe et l’âge. Le philosophe sénégalais, Alassane N’daw, a bien montré que dans une pareille société, la préférence porte sur les institutions qui convergent « dans un souci d’ordre et de rigueur . Tout acte individuel qui met en cause l’ordre social, réplique de l’ordre du monde, est punissable : les charges et les fonctions sociales répondent aussi à cette vision du monde et à sa compréhension analogue au niveau du vécu : le roi et le prêtre sont souvent la même personne car le pouvoir politique est assimilé au pouvoir divin, donc la charge religieuse ne peut faire l’objet d’attribution séparée car ce serait diviser ce qui est cosmologiquement uni, ce serait nier la circulation des forces vitales. » 13

Sans revenir ici sur les carences méthodologiques, à savoir l’absence de coordonnées historiques et de repères géographiques de l’Afrique dont parlent « les pères des indépendances », on peut se demander comment des institutions démocratiques peuvent exister dans un pareil climat culturel. En effet, l’institution parlementaire peut-elle être une réalité effective dans un univers où, toute tentative de séparation des attributs participe à la division de « ce qui est cosmologiquement uni » ? En outre, le Parlement n’est-il pas une simple vue d’une conscience complexée en l’absence d’individus dont l’existence est l’une des conditions de possibilité de la fonction élective ? En vérité, même en considérant l’Afrique de la fin des années 50, où une domination de plus en plus prononcée de la nature conjuguée avec l’ordre colonial au détriment de l’ordre cosmique, l’émergence de la subjectivité qui porte le système parlementaire reste hypothétique. Certes, en Afrique la stratification s’aiguise corrélativement au développement de l’économie monétaire. Ce faisant, apparaît un mode de rationalité qui entre en conflit avec l’ordre ancien. La figure de l’individualité qui prend forme timidement, entame, sans pour autant ruiner, les valeurs phallocratiques et gérontocratiques qui imprègnent l’ordre collectif. Cependant, dans la mesure où les colonisateurs n’ont fait que greffer l’ordre capitaliste sur les structures traditionnelles, la subjectivité n’a pas l’envergure requise pour bousculer l’idéologie groupale sous la coupole de laquelle fonctionnent les différents membres de la société.

Partant, même avec la prédominance des rapports marchands, l’individu a du mal à s’arracher à l’emprise du « Nous ».Comme de par le passé, la volonté de s’autonomiser en tant que « Je » est dénoncée comme une tentative de saper la cohésion sociale. A ce titre, on peut faire remarquer la difficulté que rencontrent Chrétiens et Musulmans pour mettre à profit les dispositions autonomistes que favorisent leurs religions. Agir selon la volonté de Dieu, c’est procéder à un changement de référentiel. L’acte et le comportement du croyant ne sont plus jaugés à l’aune « de ce que tout le monde fait » mais de leur adéquation avec sa conscience de croyant. Et c’est à ce niveau que nous rencontrons toute la fécondité de notre problématique. Il importe de faire noter que la subjectivité qui se meut dans le kantisme trouve un lit, au moins, dans les marges de manœuvres dont bénéficie le croyant dans les religions révélées. Bien sûr, le dogme, qui est cosubstanciel à la religion, est, de quelque manière, en conflit avec la libre pensée. D’autant que la religion ne reconnaît autre vérité que celle clairement consignée dans le Livre là où la philosophie, elle, n’a de culte que pour « une raison individualiste et majeure qui entend exercer toutes ses prérogatives et qui se joue de toute autorité », pour parler comme Maurice Merleau Ponty.

Néanmoins, la manifestation de la subjectivité même dans son versant religieux est corollaire d’une volonté de brisure du moi d’avec le groupe pour parler comme F. Crahay. Ce qui est véritablement kantien chez le croyant ce n’est pas tant le référent comme tel que la volonté d’exercer ce pouvoir que Dieu lui a donné, celui de penser. Pour le philosophe allemand, il importe d‘apprécier a sa juste mesure la capacité de penser qui commence par le pouvoir de dire « Je ». Sous ce rapport, ce passage nous semble d’un apport on ne peut plus pertinent : « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire, un être entièrement différent, par le rang et par la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas encore dire le Je, car il l’a cependant dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. Il faut remarquer que l’enfant, qui sait déjà parler assez correctement, ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que sentir ; maintenant il se pense. »14

L’itinéraire de Kant est à ce niveau d’une fécondité on ne peut plus considérable dans la mesure où l’individu en tant que sujet est invité à se servir de sa propre raison afin d’assumer sa personnalité qui trouve sa source dans la subjectivité : personnalité et citoyenneté passent toutes les deux par la prise en charge de cette subjectivité. De même d’ailleurs que la dignité. Là où la société traditionnelle impose le Nous, la conscience collective, pour parler comme Emile Durkheim, le philosophe allemand, lui substitue, volontiers, le Moi. L’homme fait montre, philosophiquement parlant, d’une forme indéniable de suprématie sur tous les êtres en se hissant au rang de Je par lequel il accède à la clarté et à la lumière.

Mais à l’opposé de Descartes, Kant a su échapper au travers du solipsisme. Le Je kantien n’est pas enfermé. A preuve ne trouve t -i l pas le « moi haïssable » ? L’effectivité de la figure de l’individualité voire de la personnalité se jauge très certainement au degré de prise en charge de ce pouvoir authentiquement humain de dire Je. Ce statut du Je est d’autant plus massif que Kant est le théoricien de la philosophie transcendantale en tant qu’il s’occupe moins des objets que du procès gnoséologique lui- même. A ce propos Bernard Rousset a certainement raison d’insister sur la révolution copernicienne opérée par Kant dans l’axe de la décentration : « de même que Copernic déplaçait le centre du monde en substituant l’héliocentrisme au géocentrisme, de même Kant situe la source de la connaissance, non plus dans les choses connues mais dans le sujet connaissant ».15

Selon l’auteur de la « Critique de la raison pure », toutes nos connaissances commencent par la sensibilité, passent par l’entendement qui, par le biais de ses différentes catégories, unifie les phénomènes sensibles divers et chaotiques. Ce qui est ici saisissant pour notre problématique c’est la centralité du Je ; même la connaissance scientifique, sous ce rapport, est tributaire de la subjectivité en tant qu’il ne saurait exister de connaissance sans sujet connaissant. Et c’est peut être la langue anglaise qui aide à l’intelligence de ce concept ; elle qui parle de « subject » pour désigner le sujet ; ce qui rend plus compréhensible la notion de subjectivité telle qu’elle est mise en œuvre dans cette approche.

Affirmer la subjectivité c’est à coup sûr dépasser radicalement la simple sensation pour s’assumer en tant que sujet doté d’une sensibilité esthétique, idéologique, philosophique et politique. Cette prise en charge passe par le triomphe contre toutes contraintes qui s’opposent à l’ « impératif d’émancipation ». Kant est conscient de la tyrannie du groupe et des mécanismes dont use les tenants de l’ordre dominant pour fixer le sujet « dans les rangs » : « Mais pour ces Lumière s’il n’est rien d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. Or j’entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L’officier dit : ne raisonnez pas mais faites les manœuvres ! Le conseiller au département du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre dit : ne raisonnez pas mais croyez » Or, dans la mesure où le croyant ne prend comme témoin que Dieu, il se situe dans une perspective de rupture d’avec le groupe qui érige en absolu l’intérêt de certains privilégiés.

Cette posture qu’imprègne une certaine forme de liberté de conscience a l’avantage de fonctionner comme un véritable antidote contre l’hypocrisie qui enveloppe les sociétés africaines obsédées par le souci de sauver les apparences et de ne pas heurter les autres. De la sorte, le chrétien et le musulman, qui s’en référent, respectivement à la Bible et au Coran, sont parfaitement en adéquation avec la morale kantienne qui postule : fais le bien pour le bien ! Certes, Sartre rétorquerait, l’acte du croyant n’est pas tout à fait désintéressé dans la mesure où, en faisant le bien, il compte, en contrepartie bénéficier de la grâce divine. A cet effet, si le Platon du Phédon considère qu’on ne se rend chez Hadès avec comme seul bagage la culture philosophique, le religieux ne s’y rend qu’avec ses actes. Mais à partir du moment où l’on ne peut aimer Dieu sans aimer l’homme, l’humanisme du croyant s’inscrit dans la dynamique de l’universalité. A l’instar du sujet kantien, le musulman et le chrétien cherchent autant que faire se peut à ne jamais faire de l’autre un moyen mais toujours une fin. Partant, l’engagement de faire le bien n’est subordonné à aucune forme de mercantilisme ou de valorisation sociale.

En outre, cette autonomie, que porte le Je est positivement corrosive pour ce conformisme inhibiteur que charrie densément l’idéologie communautariste qui conçoit le pouvoir de se déterminer soi même comme antinomique à l’altruisme. Sous cet éclairage, on comprend pourquoi la vérité, comme aime à le rappeler Amady Aly Dieng, ne sort que dans la bouche singulière du fou que les romanciers africains ont appris à présenter dans l’image flatteuse de celui qui ose dire haut ce que tout le monde pense tout bas. De la même manière, la personne qui prend la résolution de balayer d’un revers de mains les barrières hypocrites des « qu’en dira t-on » et des convenances sociales, est qualifiée d’Allemand ou d’Anglais, pour des raisons qu’élucide l’histoire contemporaine.

Ainsi, décider de s’engager dans cette trajectoire que dessine la figure de l’individualité, de choisir telle ou telle voie conformément à ses propres convictions religieuses c’est d’une certaine façon, brouiller les normes à partir desquelles une société donnée établit sa stabilité. C’est donc faire preuve de courage que d’oser défier la tradition et tous les interdits dont le bien-fondé n’est pas reconnu par la religion de référence. Or cette attitude est bien conforme aux exigences du jeu démocratique qui met le citoyen en demeure de choisir et de ne choisir qu’en toute connaissance de cause. Cette forme de tolérance qui demeure un aspect important de la citoyenneté explique, sans doute, pourquoi les Sénégalais, toutes tendances politiques confondues, n’ont jamais, pratiquement pris à parti Le Président Léopold Sédar Senghor sur des bases ethnique et religieuse. Or, nul n’est sans savoir qu’il était doublement minoritaire en tant que sérère et chrétien. Il apparaît alors que la subjectivité qui est à l’œuvre dans la religion peut être mise à contribution dans la lutte pour l’avènement d’un véritable Etat de droit porté par des citoyens avertis. Cette dimension occultée par une lecture intéressée des forces sociales parties prenantes de stratégies de domination multiforme du continent sera l’objet d’une judicieuse lecture républicaine par le leader Fj Bénnu Jubo lors des présidentielles de 2000. Nous avions apprécié sa mémorable prestation en ces termes : « Le discours de Cheikh Abdoulaye Dieye au cours de la campagne électorale est tout à fait révélateur, en ce sens qu’il reflète cette évolution significative. Son discours, péremptoirement qualifié d’intégriste par les tenants d’une laïcité aseptisée, s’est adressé aux électeurs avec des propos aux accents kantiens. Animé par l’esprit républicain, il a été le seul candidat à s’interroger sur le sens du vote. Transcendant l’ego de sa personne, il a été le seul candidat à ne pas demander la voix d’un quelconque électeur dans l’espoir que chaque citoyen sénégalais se détermine en toute connaissance de cause ».16

Force est ce préciser que nous parlons bien de recoupement mais pas d’osmose entre le kantisme et la subjectivité qui se meut dans les religions révélées. Ce recoupement permet de cerner toutes les étapes de la conscience humaine comme autant de maillons dont la connexion constitue la chaîne de cette universalité que met en perspective le projet démocratique. Autrement, il est clair que la philosophie de Kant, dans la mesure où elle dépasse l’autonomie, investit des paliers beaucoup plus complexes de la subjectivité dont le déploiement systématique est, pour ainsi dire, le pendant de la liberté. A ce sujet ce propos introductif de Françoise Proust est relativement édifiant : « L’essence de la pensée n’est pas l’autonomie, « le penser par soi-même », c’est l’expérimentation, le « commencer par soi-même ». Penser ne consiste pas à trouver, à reconnaître par soi-même des vérités puis à les fonder dans l’inconnu et dans l’inconnaissable, en ne s’autorisant que du « besoin de penser ». L’essence de la pensée n’est pas la vérité, mais la liberté ».17

Evidemment, c’est là un palier supérieur de la subjectivité que portent l’histoire et la culture et dont l’acquisition suppose un apprentissage que prend en charge l’école républicaine. A ce propos, répondant à l’interrogation sur les finalités de l’ école républicaine, Gilles Manceron note : « apprendre à apprendre, à analyser, commenter, se forger sa propre opinion à partir de celle des autres, acquérir une capacité critique, constituent non seulement les moyens élémentaires du développement du raisonnement, de la mobilisation des potentiels de l’intelligence, mais aussi d’accéder au patrimoine de savoir- faire, comportements et arts, légué par les générations antérieures ; donc élément essentiel de l’acquisition d’une culture ».18

III / De l’actualité de l’éthique kantienne

Selon bien des idées reçues, l’affirmation de la figure de l’individualité débouche, ipso facto, au démantèlement des structures sociales. Or, l’ambition de Kant, comme celle de tous les philosophes qui se sont intéressés à la question sociale, est de voir dans quelle mesure faire, comme l’indique Sara Kofman, correspondre « l’ordre logique avec l’ordre politique ». Autrement, ne serait ce que par rapport aux avancées significatives de l’anthropologie tant physique que culturelle, il est de plus en plus difficile d’envisager l’avenir de l’humanité dans l’univers insulaire d’un Robinson Crusoé. A ce sujet, Kant est très explicite : « l’homme est destiné par sa raison à former une société avec les autres et dans cette société à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser par l’art et par la sciences ».19 Ainsi, met-il la théorie de la connaissance à contribution pour élaborer la structure mentale à même de satisfaire l’humanité. Et cette humanité il l’a définie comme « la façon de penser l’unification du bien être avec la vertu dans le commerce avec autrui ». Dés lors, la limite que la raison circonscrit pour la raison elle-même met en perspective la problématique de l’incontournable équilibre entre passion et liberté. C’est à ce niveau de notre réflexion que Kant est intéressant pour l’éthique républicaine. Nous avons déjà vu que chez l’auteur de « Qu’est ce que les Lumières ? », penser n’est pas seulement une activité théorique mais elle est aussi pratique. C’est, comment, un exercice de la liberté. Par cette position théorique, Kant converge avec les philosophes du XVIII ème siècle : « Aux yeux de Kant, ce sont les vérités d’entendement (ou de raison, si on utilise son lexique) qui confèrent à l’esprit sa liberté, parce que l’esprit n’est soumis à aucune puissance étrangère et extérieure à lui et qu’il n’obéit ainsi qu’à lui-même. Tel est le sens de ce maître mot du XVIIIéme siècle : la loi. » 20 Et cette loi, dans la mesure où elle est universelle, se pose en s’opposant à l’arbitraire et au caprice privé.

Mais Kant, conscient de la faiblesse humaine pense que la volonté ne suffit pas, du moins, elle devrait trouver son prolongement dans ce besoin insatiable de penser. Ainsi, l’homme politique est- il mis en demeure de s’approprier, sur le terrain politique, ce questionnent sur le vouloir, même s’il est entendu ici par Kant dans son sens purement théorique « Qu’est-ce que je veux ? De quoi est-ce que cela dépend ? Qu’en résultera -t-il ? » 21 La portée de ce questionnent réside dans le fait qu’elle permet d’annihiler la volonté privée au profit de la manifestation, voire de l’épanouissement de la volonté publique qui doit gouverner la République. Cette préoccupation, loin d’amener Kant à verser dans le moralisme, est lucidement exprimée à partir d’un examen critique de la raison pure : « Nous devons avouer que la raison humaine ne contient pas seulement des idées, mais des idéaux, qui n’ont pas, il est vrai, comme ceux de Platon, une vertu créatrice, mais qui ont (comme principes régulateurs) une vertu pratique, et servent de fondement à la possibilité de la perfection de certains actes. Les concepts moraux ne sont pas tout à fait de purs concepts puisqu’ à leur base se trouve quelque chose d’empirique (plaisir ou peine). Mais, en les envisageant du coté du principe par lequel la raison met des bornes à la liberté, qui, elle-même, est sans loi (…)on peut très bien les donner comme exemples de concepts rationnels purs. »22 Par cette approche, le philosophe de Königsberg met en lumière non seulement le sens de lalimitecommeconstitutif de l’humain mais aussi le concept d’idéal. En effet, « la vertu et, avec elle, la sagesse humaine, dans toute leur pureté, sont des idées. Mais, le sage (du stoïcien) est un idéal c’est-à-dire un homme qui n’existe que dans la pensée, mais qui concorde parfaitement avec l’idée de la sagesse. De même que l’idée donne la règle, l’idéal en pareil cas sert de prototype. » Et ce prototype incarne l’homme divin que nous ne pourrons certes jamais être mais « d’après lequel nous jugeons et nous nous corrigeons. »23

En intégrant l’homme dans la trajectoire de l’idéal, Kant le libère de l’emprise animale et le campe dans l’univers de la temporalité, lieu d’articulation de la mémoire et du projet. A l’évidence, une telle perspective ne saurait être assise sans le sens de la limite qui travaille de part en part l’éthique que gouverne la thèse de Kant selon laquelle l’homme ne saurait être un moyen mais toujours une fin. Cette thèse permet au philosophe allemand de conférer à sa morale un formalisme rigoureux lequel s’exprime sous le mode de l’impératif catégorique : tu dois donc tu peux ! Aussi écrit-il dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : « il n’y a donc qu’un impératif catégorique : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle…Cet impératif universel du devoir pourrait être encore énoncé en ces termes : Agis comme si la maxime de ton action devrait être érigée, par ta volonté en loi universelle de la nature. » 24

Il importe de faire observer que Kant développe une conception foncièrement pessimiste de la nature humaine. A l’opposé d’un Rousseau qui fonderait sa morale sur les sentiments, il a nourri l’ambition de fonder la sienne sur quelque chose qui, pour ainsi dire, dépasse l’homme et qui, à la limite, est le contraire de la nature humaine : le devoir. Chez le philosophe de Königsberg, l’acte n’est pas, en soi, moralement bon. Un acte n’est bon que s’il s’oppose à nos sentiments. Dans cette foulée, il distinguera les actes pardevoiret ceux conforment au devoir. Un acte est fait par devoir quand seul le devoir le justifie ; au contraire d’un acte conforme au devoir, donc mû par l’intérêt ou le sentiment de pitié. Ainsi, entre deux impératifs : ne vole pas pour ne pas aller en prison et ne vole pas, Kant choisirait le second. C’est dans ce sens qu’il préfère le misanthrope au philanthrope car si le premier aide les hommes par intérêt, le second, étant désintéressé n’agira que par simple conviction.

En face de dilemme, le poète dramaturge allemand, Karl Von Schiller soutenait non sans ironie : « j’aime mes amis, quel malheur ! Il va falloir m’efforcer de les détester pour avoir plus de mérite à les aider » Nul n’est sans savoir que fidèle à son devoir pour le devoir, Kant optera pour l’impératif catégorique (soumis à aucune condition) contre l’impératif hypothétique (toujours soumis à une condition). Il apparaît alors que la morale kantienne reste essentiellement une morale de pure conviction. Faut-il rappeler que la radicalité de l’ambition du philosophe allemand dans ce domaine a fait dire à Charles Péguy que Kant a les mains pures mais hélas il n’a pas de main. Mais la portée de cette utopie réside dans le culte de la performance et surtout de la générosité qu’elle génère.

De cette conception philosophique résulte une éthique politique qui se conçoit comme don de soi pour féconder l’intérêt général ; à ce titre, elle est aussi bien aux antipodes du patrimoinialisme que du mercantilisme politique. Dans cette logique, la subjectivité, qui est à l’œuvre dans la souveraineté déborde cette instance pour investir les divers ordres du réel qu’elle ordonne dans l’axe de l’universalité. Dans cette approche, la subjectivité consiste à adjoindre à toute diversité surgie du réel politique, la « transcendantalité » par la vertu de laquelle elle accède aux cimes lumineuse de la nécessité et de l’universalité. Une telle vision du phénomène démocratique est très porteuse pour la promotion de la citoyenneté, en tant qu’elle élargit le champ du procès républicain jusque dans les moindres recoins des réalités abyssales. Par ce biais, la caverne platonicienne intègre l’espace public qui cesse d’être prisonnier du cercle restreint des initiés politiques. Tous les démembrements du corps social, en vertu de cette exigence d’universalité, participent, sous l’éclairage du principe d’équité, à la même aventure démocratique qui est don de soi pour renaître dans la plénitude avec les autres. Cette générosité, que promeut la subjectivité, fonde l’éthique républicaine qui s’évertue à faire triompher la volonté publique sur la volonté privée : « Tout gouvernement doit user de son pouvoir d’une manière telle qu’il favorise la manifestation de la volonté publique, qu’il laisse librement paraître la chose publique. La république est la pratique qui incite à s’affranchir de toute tutelle. C’est le gouvernement de et pour la chose publique qui favorise les initiatives publiques et tend à élargir et à multiplier tant en extension qu’en intensité les expériences politiques. »25

Sans sublimer l’Occident qui souffre de « ses sociétés malades de leur culture, sans projet et de déficit démocratique », pour reprendre les animateurs du Monde diplomatique, force est de reconnaître que le continent subit les contrecoups de l’absence visible de cette transcendantalité d’inspiration kantienne. Cette carence trouve son répondant dans la récurrence du patrimonialisme et le développement du mercantilisme politique. Ce faisant, se dresse un écran entre les républiques africaines et cette subjectivité qui permettrait d’accéder aux cimes lumineuses de la nécessité et de l’universalité. Effectivement, les bourgeoisies d’Etat, légataires des appareils coloniaux dépourvues de projet social, n’ont guère cherché à encourager la subjectivité que requiert le développement. Selon les mots de Fanon, « n’ayant, en leur sein, ni industriels, ni financiers, elles ne sont pas orientées vers la production, l’invention, la construction et le travail ».Obsédées par l’accumulation primitive par la gestion politique, elles se contentent de consolider les appareils d’Etat pour rendre opérationnels leurs réseaux de prédation. L’instauration sous leur commandement des espaces gabegiques par l’entremise du Parti – Etat, au début des indépendances, auquel succède l’Etat- Parti à partir des années 80, est antinomique au souci républicain de propager les Lumières et d’ancrer l’idéal démocratique. Dans ces conditions,le présidentialisme, revendiqué par les leaders africains, n’est qu’une coquille institutionnelle qui couvre la privatisation du pouvoir. Un tel pouvoir remet en honneur dans le champ républicain, les travers propres à l’obsession identitaire. Le clanisme, l’ethnicisme, et le régionalisme, constituent des vecteurs du pouvoir politique dont la privatisation autorise l’accaparement des ressources publiques et des fonctions publiques par le Chef et les hommes du sérail. Les Etats africains, issus du colonialisme en se confinant dans la gestion de l’économie de rente, se sont interdits de constituer un noyau économique à partir duquel se forgerait l’unité nationale moment incontournable de l’unité africaine dans l’axe de l’universalité. Aussi en est-il résulté des Etats créés de toutes pièces et dont le caractère artificiel a toujours constitué une source permanente de conflits fratricides que la défunte Organisation de l’Unité Africaine n’a jamais pus régler correctement. Ces appareils bureaucratiques surplombent les spécificités régionales et ethniques en réglant à coup de législation la délicate question nationale. Effectivement, les particularités culturelles, au lieu de s’intégrer dans une culture que nourrit l’universalité, se transmuent en particularisme parasitant, du coup, l’évolution vers la subjectivité transcendantale. En vérité c‘est une monstruosité politique grosse de tous les dangers que de prétendre élever les identités ethniques et claniques à la dignité de culture nationale là où précisément il n’existe pas encore d’espace national.

L’Afrique souffre d’autant plus que bon nombre de ses élites politiques ont vraisemblablement renoncé à tout effort d’appropriation (ou de réappropriation) des vertus cardinales du civisme seules à même de conférer aux dirigeants du continent de tous les niveaux davantage de principe que d’appétit. Partant, ils ont continué à considérer la fonction politique non comme un sacerdoce mais une sinécure. Cette vacuité de la générosité républicaine trouve son expression la plus pernicieuse dans le développement du particularisme qui se déploie dans les contours du territorialisme et de l’ethnisme. Les élites politiques, prisonnières des intérêts dominaux ne réalisent pas jusqu’ici qu’en vérité la souveraineté, dans sa dimension républicaine, n’est ni l’apanage d’une majorité électorale, ni celui du parti au pouvoir encore moins celui du Prince. Ainsi, au lieu d’unifier les différents démembrements du corps social en les arrachant à leurs origines consanguines, familiales et territoriales, sous l’éclairage du principe intangible de l’équité, ces derniers sont renvoyés à leur identité originelle par la promotion du clientélisme qui fait le lit du repli identitaire toujours pernicieux pour des républiques aux fondements encore incertains.

Certes, en Afrique il serait suicidaire, eu égard au mode d’implantation des Etats, de ne pas tenir compte des variables que sont la religion,le sexe,l’age, l’ethnie ou la région dans la constitution, par exemple, d’une équipe gouvernementale. Cependant l’esprit républicain là où il prévaut, doit aider progressivement à faire comprendre que la nomination d’un gouvernement n’obéit pas à la même logique que la composition d’une Assemblée nationale qui est une délégation. Ainsi, par le suffrage universel et avec deux listes dont une nationale et une départementale, la République s’efforce de faire representer tous les citoyens en tenant compte des différentes sensibilités.

En fait, la qualité d’un ministre de la République n’est pas seulement tributaire de sa compétence technique avérée et de sa moralité mais aussi de sa capacité à faire corps avec l’esprit républicain qui l’exige de n’envisager ses initiatives qu’en fonction de l’intérêt supérieur de l’ensemble des citoyens au nom desquels il doit penser et agir. Or, à ce niveau,l’espace africain est le lieu d’une perversion qui consiste à faire triompher, au cœur même de la République l’adage qu’alimente l’idéologie groupale qui postule que « charité bien ordonnée commence par soi ». Cette conception, qui s’inscrit aux antipodes de la générosité républicaine qui ordonne les différents démembrements du corps social dans l’axe de l’universalité, là où elle est de rigueur donne naissance au provincialisme que le fin observateur de la scène politique Mame Less Camara a localisé en ces termes dans le cas du Sénégal : « si l’hémicycle se referme sur ses députés, le gouvernement sur ses ministres et les partis sur leur volonté de puissance, comment alors s’étonner que, pour forcer le passage et entrer dans ces cercles, afin de se faire entendre certains groupes tentent de reconvoquer les solidarités d’ordre ethnique et exigent de disposer de ministres issus de leur territoires comme une garantie d’être présents dans les lieux de décision ». 26 Ce manque surréaliste de civisme de la part des élites politiques sert de terreau à un certain nombre de travers que des forces centrifuges pourraient mettre, à tout moment, à profit pour faire voler en éclats les fragiles équilibre et cohésion des nations africaines. Cette carence originelle qu’accentue l’exercice privatiste du pouvoir explique l’ouragan qui empêche le continent à s’engager pour de bon dans la voie d’un développement durable. Ainsi mettant en garde contre ses symptômes manifestes dans l’espace ivoirien, nous écrivions dans notre livre « Africanisme et théorie du projet social » publié en décembre 2000 : « Des partis politiques d’opposition émergent et disposent d’un pôle radical, en l’occurrence du Front populaire ivoirien de Laurent Gagbo, créé en 1990. Mais cette transition politique est vite rattrapée par l’esprit conservateur que porte la vielle garde qu’elle met en perspective. Dans cette logique de l’équilibre, ou tout changement s’inscrit dans la continuité, le réel politique se meut dans une circularité qui reconduit l’identique. Dés lors, le véritable renouveau, qui est sorti de ce procès dialectique est irrémédiablement dévoyé. » 27

De toute évidence, le multipartisme quand il se déploie en marge du pluralisme que meut la subjectivité devient radicalement antinomique au procès républicain. Outre cette perversion qui relève dans son essence du patrimonialisme, l’Afrique souffre du mercantilisme politique dont la problématique actualise la réflexion de Kant sur la collusion entre l’intellectuel et le pouvoir ; collusion préjudiciable à l’exigence d’intelligibilité qui fonctionne comme le paradigme de la rationalité. En effet, en mettant en garde contre les illusions idéologiques que ne pouvaient ne pas charrier la célèbre thèse platonicienne du Philosophe – roi, Kant avait, dans le même mouvement, averti les intellectuels contre le magnétisme du pouvoir : « on ne doit pas s’attendre à ce que les rois se mettent à philosopher ou que les philosophes deviennent des rois. Ce n’est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. Mais que des rois ou de peuples rois(qui se gouvernent eux- mêmes d’après les lois de l’égalité) ne permettent pas que la classe des philosophes disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s’exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires et parce que cette classe cette classe, du fait de son caractère même est incapable de former des cabales et de se rassembler en club, elle ne peut être suspectée de propagande. » Pour le moins qu’on puisse dire, cet avertissement de Kant a connu, dans l’espace africain un écho des plus faibles. En effet, la politique du ventre, pour parodier J. F. Bayart, en triomphant dans l’élite politique a eu un effet pervers pour l’intelligentsia qui a succombé à la pensée du ventre qui s’épuise dans un simple exercice de propagande. Ainsi, a pris forme et consistance la déliquescence de la pensée mue par des ambitions bassement alimentaires qui disqualifient l’esprit du libre examen sous prétexte de la nécessité d’être réaliste et de regarder les choses en face. Dans ces conditions, l’intellectualité vient s’anéantir dans les eaux glaciales du « paiement au comptant compté » où l’éloge tout azimut se substitue à l’analyse lucide afin d’être sous les bonnes grâces de ceux qui font miroiter des milliards sans rien faire de leurs dix doigts.

Certes, la sphère morale n’est pas la sphère politique. Et à ce sujet, J. Freund a parfaitement raison de faire remarquer que « la morale n’est ni conceptuellement ni logiquement inhérente à l’activité politique. » Cependant l’enjeu dans la République est de s’efforcer de réconcilier l’ordre logique avec l’ordre politique ». Sous ce rapport, il n’est pas superflu de s’évertuer à ruiner, autant que faire se peut, l’écart établi par Max Weber entre « l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ». Il revient à l’intellectuel de rappeler aux politiques que le même droit qui leur a permis de briguer le mandat des citoyens pour parler et agir en leurs noms à tous leur impose un devoir de respect mais surtout de responsabilité. Cette perspective même utopique reste salutaire en tant qu’elle légitime les luttes citoyennes pour atténuer dans le même mouvement l’écart entre les promesses faites et l’acuité de la demande sociale. A ce titre, ce propos de Pierre Bourdieu est très édifiant : « Parce que l’absence de théorie, d’analyse de la réalité, que couvre le langage d’appareil, enfante des monstres. Le slogan et l’anathème conduisent à toutes les formes de terrorisme. Je ne suis pas assez naïf pour penser que l’existence d’une analyse rigoureuse et complexe de la réalité sociale suffise à mettre à l’abri de toutes les formes de déviation terroriste ou totalitaire. Mais je suis certain que l’absence d’une telle analyse laisse le champ libre. C’est pourquoi, contre l’antiscientisme qui est dans l’air d’un temps et dont les nouveaux idéologues ont fait leurs choux gras, je défends la science et même la théorie lorsqu’elle a pour effet de procurer une meilleure compréhension du monde social. » 28 C’est justement pour être à même de remplir cette fonction que Kant demande aux intellectuels d’avoir le sens de la limite en évitant de franchir le rubicond qui mène à la compromission. Dans ce cas de figure, existe bien une éthique pour préserver l’intellectualité de la séduction du mercantilisme politique.

En tout état de cause, le moment kantien dans l’espace politique africain l’éthique du philosophe allemand mérite une attention toute particulière. Pour s’en persuader il suffirait peut être de lire le bilan que dépose l’histoire de l’humanité. Effectivement, ici comme ailleurs, la banalisation du scandale, la promotion de la médiocratie, le triomphe tout azimut du principe de plaisir au sein de l’élite censée prouver le mouvement en marchant ont été l’expression la plus visible de la déchirure de l’éthique sociale, signes avant coureur du périclitement des sociétés.

Athènes est tombé en décadence moins par les effets pervers de la longue guerre du Péloponnèse que par suite de l’oisiveté et du parasitisme de la classe dirigeante qui répugnait le travail qu’elle assimilait à la servitude. Rome n’a pas résisté à l’assaut des vandales et a succombé à la moindre incartade à cause de son état de décrépitude morale qui avait fragilisé tous les ressorts de sa puissance légendaire. Dans le même ordre d’idées, l’Empire de Mobutou Sesséko s’est effondré sous le simple effet de l’écho des bruits de bottes des enfants soldats de Kabila lequel accède au pouvoir sans livrer la moindre bataille. La corruption des mœurs politiques avait atteint son paroxysme au pays de l’ « Authenticité ». N’apparaît-il pas alors que la carence de l’éthique politique est l’une des causes les plus sérieuses de la ruine de l’Etat politique ?

NOTES :

1 / Pierre Quillet, Présentation de « La philosophie des Lumières » de Ernst Cassirer, Editions Fayard, 1966, p.23,

2 / E. Cassirer, op.cit, cit. pp. 33- 34,

3 /Pierre Quillet, op.cit, p.22,

4/Jean Paul Sartre, Présentation de« Discours de la méthode », Edition Marabout Universitaire, 1974, pp.9-10,

5 /Cf. sous chapitre « vitalisme et épistémologie », « Africanisme et théorie du projet social », Mamadou Ablaye N’diaye et Alpha Amadou Sy, Editions L’harmattan, Paris 2000, p.107,

6 / Emmanuel Kant, « Critique de la raison pure », Edition Flammarion, 1976, p.31,

7 / Hegel, cité par Engels, « Anti-Dühring », Editions sociales, Paris, 1977, p. 47,

8 /Julien Freund, « Qu’est-ce que la politique ? », Seuil, 1965, p. 99,

9 / Karl Marx et Engels, « Manifeste du Parti Communiste », Editions sociales, p.116,

10 / Cf. « Africanisme et théorie du projet social », op.cit,

11 / Jean Pierre Vernant, « Mythes et pensées chez les Grecs », Edition La Découverte, Paris, 1990, p.239,

12 / Mame Less Camara, Walfadjiri Hebdo, N° 346, décembre, 1990,

13 / Alassane N’daw, « La pensée africaine », Nouvelles Editions africaines, Dakar, 1983,

14 / Kant, « Anthropologie du point de vue pratique », Edition Vrin, traduction de Michel Foucault, 1988, p.2,

15 / Bernard Rousset, Présentation de « Critique de la raison pure », op.cit, p.16,

16 / Mamadou A. Ndiaye et Alpha A. Sy, « Les conquêtes de la citoyenneté », Editions Sud Communication, janvier, 2000, Dakar, p.83,

17/ Françoise Proust, Introduction à « Qu’est-ce que les Lumières ? », op.cit, p.8,

18 /Gilles Manceron « Quelles finalités pour l’école de la République ? », in Cahiers Condorcet, Nouvelle série, mai 1995, op.16,

19 / Kant, « Anthropologie… », op.cit, p.91,

20/ Françoise Proust, op.cit, p.7

21 /Kant, « Anthropologie… », op.cit, p.91,

22 / Kant, « Critique de la Raison pure », op.cit, p.462,

23 /ibidem,

24 / Kant, « Fondements de la métaphysique des mœurs », Delagrave, 1997,p. 136,

25/ Françoise Proust, op.cit, p.16,

26/ Mame Less Camara, Walfadjiri, quotidien dakarois, 17/07/1998,

27/ Mamadou Ablaye N’diaye et Alpha Amadou Sy, « Africanisme et théorie du projet social », op.cit, p.275,

28 / Pierre Bourdieu, « Questions de sociologie », Les Editions de Minuit, 1984, pp.17-18.

Oeuvres :

Philosophes et Ecrivains, Mamadou A. N’diaye et Alpha Amadou Sy sont auteurs de plusieurs publications au nombre desquelles :

Senghor, un très fort parfum d’Occident, Démocraties, Mensuel dakarois, N°15, octobre- novembre, 1996,

Les observateurs et 1 ‘Etat de droit, Démocraties, N°16, décembre-janvier, 1997,

Le projet démocratique et la question de l’inégalité sociale, Démocraties N°17,

Le scrutin, le ventre mou de la démocratie, Sud quotidien, des 20, 21 et 22 mai 1998,

La politique et le labyrinthe, Sud quotidien des 27, 28 et 29 juillet 1998,

La citoyenneté et le projet démocratique, Sud quotidien, par mardi, du 08 décembre 1998 au 12 février 1999,

De l’universalité de la quête de 1 ‘Absolu, (ou à propos des rapports entre Thierno de Cheikh Hamidou Kâne et Socrate de Platon), Communication présentée au colloque, culture, développement et liberté des 7, 8 et 9 décembre 1998 à Saint-Louis, Sénégal,

Africanisme et théorie du projet social, Editions I‘Harmattan, Collection sociétés et diaspora, Paris, France, 320 pages, Préface d’Amady Aly DIENG, décembre 2000,

L ‘africanité s’arc-boute sur des fantasmes, Interview, Soleil des 7 et 9 avril 2001,

Si nous ne sommes pas vigilants, les acquis vont se détériorer, Interview, Sud quotidien. 18 septembre 2001,

L’alternance et la question de la citoyenneté, Conférence tenue à la Maison de la Culture Douta SECK, 30 novembre 2001, sous la présidence du Ministre de la Culture,

La théorie de la connaissance de Marx et la pensée de Léopold S. SENGHOR, communication présentée au colloque Senghor et la culture germanophone, 1.2 et 3 juin, 2002, Dakar, publié et traduit en allemand dans « Etudes germano-africaines », Revue annuelle, Dakar, N° 20-21 de 2002-2003,

Le football, phénomène social total, Sud quotidien entre le 10 et le 21 juillet 2002,

Les conquêtes de la citoyenneté, Essai politique sur l’Alternance du 19 mars 2000, Editions Sud Communication, 114 pages, Préface de Babacar Touré, Janvier 2003,

L’idéal originel de l’alternance a été dévoyé, Taxi, 5 mars 2003, Le bureaucratisme rend obsolète la médiature, Sud quotidien 28 février 2003,

Le texte et son prétexte, réponse à un critique des « Conquêtes de la citoyenneté », Taxi du 19 avril 2003, Quotidien, Walfadjiri des 31 et 02 mai 2003,

La laïcité fait corps avec les droits de l’homme,.Sud Quotidien, mai 2003,

La gauche sénégalaise, une excroissance du mouvement communiste international, Sudquotidien 9 mai, 2003,

La Cap 21 a atteint ses limites, Interview, Taxi le Journal, 13 septembre 2003,

L’école, lieu d’initiation républicaine, Colloque sur l’Initiation, 4éme Edition Festival National des Arts et Cultures, Ziguinchor du 18 au 22 décembre, 2003,

La République en détresse, Sud quotidien des 30 mars, 1 et 2 et 3 avril, 2004,

Jusqu’où ira le P.D. S, Interview, Taxi le journal, 09 mai, 2004.

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