Mamadou A. N’DIAYE & Alpha A. SY : « La république en détresse »

In : Sud Quotidien, 31 mars, 1,2 et 3 avril 2004

Alpha Amadou SY et Mamadou Abdoulaye N’DIAYE sont professeurs de philosophie.

Ou quand dans un royaume, il y a plus à faire sa cour que son devoir, alors tout est perdu (Montesquieu)

Dans la postface des « Conquêtes de la citoyenneté », nous faisions observer que le nouveau régime issu de l’alternance avait fait l’économie de la réflexion sur les questions cruciales relatives au présidentialisme, à la représentativité démocratique, aux rapports entre l’Etat et le parti : « Le nouveau pouvoir n’a pas examiné leurs termes, pensant que la bonne conscience de la victoire permet de néantiser les problèmes. Ainsi, il a recours à un juridisme vaseux qui ne saurait résorber ni le déficit démocratique ni le déficit social. »

Or, ces questions, héritées de l’ancien régime, dans la mesure où elles sont si capitales pour la République, aucune politique de l’autruche ne saurait les occulter. Chassez les par les portes, elles réapparaissent avec beaucoup plus d’acuité par les fenêtres ! En témoignent les péripéties qui ont mené à ce singulier remaniement du 27 août et toutes les controverses qui en ont découlé.

Dans cet esprit, le nouveau gouvernement, par-delà son manque d’épaisseur républicaine, pose la redoutable question de savoir quelle vision le Pouvoir a – t -il de la gestion de ce pays. Essai de réflexion.

I / Un gouvernement sans épaisseur républicaine

Point n’est besoin d’être juriste pour savoir, qu’en vertu de la Loi fondamentale, il revient au seul chef de l’Etat de composer l’attelage capable de mettre en oeuvre le plan censé découler de sa vision du Sénégal. Cependant, s’en limiter à cette unique dimension, c’est verser dans l’unilatéralité et, du coup, s’interdire de situer les frontières entre la République et l’Empire.

En fait, la Constitution sénégalaise, en même temps qu’elle donne les pleins mais pas absolus- pouvoirs au président de la République, érige des gardes–fous pour se prémunir contre toute dérive monarchique. Ainsi, par-delà les contre-pouvoirs légaux, la République est, en principe, le lieu d’éclosion de la raison pensante, laquelle donne toute sa fécondité au pluralisme politique dont le multipartisme n’est qu’une forme d’expression. C’est pourquoi la citoyenneté qui suppose l’assumation pleine et entière de la subjectivité se manifeste, entre autres, par cette capacité d’exercer ce droit fondamental qui consiste à jeter le regard oblique du soupçon sur les actes que pose le président de la République, sur l’utilisation des deniers publics, sur le degré de prise en charge de la demande sociale.

Sous ce rapport, le même droit qui a permis à M. Abdoulaye Wade de procéder à un remaniement ministériel, autorise les citoyens à l’évaluation critique de ce nouveau gouvernement. Aussi, allons- nous formuler à son sujet quelques remarques.

De prime abord, le caractère pléthorique de la nouvelle équipe de Idrissa Seck, focalise l’attention. En fait, au-delà du nombre impressionnant de ministres, peut être sans précédent dans l’histoire politique du Sénégal, c’est la reconduction d’une option, tant décriée, sous le régime de Abdou Diouf, qui pose problème. Faut-il à cet effet, rappeler ce propos nôtre : « Avec le tarissement des sources de prédation, l’Etat va recycler sa clientèle dans les sphères du Parlement, des sociétés publiques, qui connaissent un surpeuplement inouï. Cette bureaucratisation de l’appareil d’Etat se densifie dans un contexte de marasme économique marqué par deux décennies de politique d’austérité sur le dos du peuple. »

Aussi, toutes les batailles citoyennes, sous le règne du successeur de Léopold Sédar Senghor, ont-elles posé, implicitement ou explicitement, la nécessité pour l’Etat de se soumettre à une cure d’amaigrissement pour libérer les milliards de francs CFA engloutis dans l’entretien des parasites de la République. Cette revendication axiale dûment consignée sur toutes les plates – formes de luttes des syndicats, des étudiants et de certains partis politiques de l’opposition, a été formulée sous le mot d’ordre de « réduction du train de vie de l’Etat »

Par conséquent, c’est en toute logique que les Sénégalais s’attendaient à ce que le nouveau pouvoir, porté par le peuple et entre les mains de ceux – là qui, hier, avaient élu domicile dans la rue, pour faire triompher la bonne cause, prisse le taureau par les cornes.

Au demeurant, quoique pressante, cette revendication républicaine, n’a pas été posée, tout de suite, sous forme d’impératif catégorique. Effectivement, les citoyens semblaient avoir compris qu’il fallait donner au gouvernement le temps de retrouver ses marques. Qui plus est, le Front pour l’alternance ( Fall ), ayant triomphé comme coalition, ne pouvait pas ne pas imprimer de son sceau pluriel le nouveau gouvernement. Ce faisant, le souci du respect de la légitimité, voire de la souveraineté populaire, expliquait la difficulté à revoir, avec une baisse conséquente, le nombre de ministres.

Cette compréhension se mue en indulgence avec la dévaluation du Fall suite au limogeage des ministres du Parti de l’indépendance et du travail et ( Pit ) puis de l’Alliance des forces de progrès ( l’Afp ). Et aujourd’hui, les choses n’en sont pas restées en l’état, elles ont empiré en prenant une tangente surréaliste avec 34 ministres dont 7 ministres d’Etat. Le gouvernement du Premier ministre est différent du Gouvernement de la Présidence dont les conseillers ont rang, appellation et traitement de ministres.

En réalité, la vérité de ce gouvernement si pléthorique est double. D’abord, elle témoigne du dévoiement de l’idéal originel de l’alternance. Les forces sociales qui avaient fonctionné comme des leviers pour venir à bout du pouvoir socialiste sont déjà contre- balancées et même noyées par les puissances centrifuges à même d’alimenter la lutte pour la conservation du pouvoir qui demeure, ici comme ailleurs, l’essence de la majorité. Partant, le régime procède à des manoeuvres de bas étage dont la finalité est d’assurer la pérennité du pouvoir laquelle passe par la stabilisation du parti dominant.

Dans cet esprit, le gouvernement demeure un lieu privilégié de réglage des contentieux politiques pour éviter l’implosion du parti libéral. Cette logique a, vraisemblablement, emporté, Madame Awa Marie Coll Seck et le Général Niang, respectivement, ministre de la Santé et ministre de l’intérieur, dont les compétences avérées mises au service de la République, n’ont pas pesé lourd devant l’exigence de libérer des postes destinés à des militants libéraux. Autrement, comment comprendre le limogeage de ministres performants par un gouvernement qui revendique le slogan du « Sénégal qui gagne »

Cette primauté de la stabilité du parti par rapport à la satisfaction de la demande sociale, pour laquelle Wade a été élu, rend intelligible le surpeuplement gouvernemental et le nombre impressionnant de ministres d’Etat dans un pays qui se veut émergent et contraint à l’austérité budgétaire.

Cette logique, aussi politicienne que budgétivore, qui a précipité l’implosion du Parti socialiste ( PS ) 2 semble envelopper la domiciliation de Madame Aminata Tall dans l’espace présidentiel. Le Pds, qui a dû tirer les leçons du manque de réalisme politique des socialistes au sujet des cas Djibo Kâ et Moustapha Niasse, a sans doute pris conscience de tous les dangers dont était gros le limogeage de l’expérimenté maire de Djourbel. Or, il se devinait aisément, qu’au terme de sa courte période de disgrâce, elle ne pouvait pas ne pas intégrer le nouveau gouvernement, tout comme elle ne pouvait, non plus, n’y figurer que comme « simple ministre ». Son refus, proclamé haut et fort, « d’aller vieillir dans une ambassade », atteste éloquemment de ses bien légitimes ambitions politiques.

L’autre vérité de cette poussée démographique ministérielle relève d’une confusion des genres. Cela apparaît, entre autres, dans ce propos malencontreux du Secrétaire général du gouvernement qui venait juste de livrer à la presse les membres de la nouvelle équipe : « toutes les régions sont représentées. »

En vérité, un Gouvernement, même le plus républicain au monde, n’obéit pas à la même logique de représentativité qu’une Assemblée nationale. Si les législatives sont organisées avec deux types de listes – nationale et départementale – c’est pour éviter une distorsion géographique et ethnique dans la représentation nationale qui est une délégation. Par contre, le caractère républicain d’un gouvernement tient davantage de la compétence et du dévouement dans la gestion des biens publics que de l’origine religieuse, géographique et/ ou ethnique. C’est comme si l’on demandait à Guy Stéphan, le sélectionneur français de notre équipe nationale de football que les « Lions » sélectionnés soient représentants des onze régions du pays

La générosité républicaine – qui imprègne l’acte du ministre – le met en demeure de n’agir que selon l’intérêt national. Un ministre, qui n’a pas ce sens civique que confère la culture démocratique, a du mal à faire de sa fonction un sacerdoce. En l’absence de cette culture républicaine, les ministres, prisonniers des valeurs communautaristes et consanguines font de leur credo la maxime qui postule « charité bien ordonnée commence par soi ». Rien que la joie qui s’empare des familles et de l’entourage du nouveau promu en dit long sur l’idéologie groupale qui enserre la fonction de ministre quarante ans après nos indépendances.

Et dés l’instant où les membres du gouvernement étalent leur manque d’épaisseur républicaine se développe dans le pays des réflexes régionalistes et ethnicistes. Une telle logique fait le lit de tendances à l’irrédentisme et à la partition du pays et l’on aura beau gonfler l’équipe gouvernementale mais on ne pourra jamais satisfaire cette exigence surréaliste. A preuve, Tambacounda jubile quand Tivaouane réclame son ministre alors que Thiès, sa capitale régionale, s’est déjà taillé la part du lion.

Effectivement, le particularisme qui souffle de plus en plus dans l’espace politique est de toute évidence arrimée au territorialisme des dirigeants politiques, qui, dans leur quête de base arrière, fortifient le quota ministériel de leur terroir. A cet égard, le nombre exagéré de ministres et de directeurs généraux de sociétés nationales, originaires de la ville de Thiès, participent de cette politique du Premier ministre, Idrissa Seck, qui veut créer un empire dans un empire. On comprend dès lors, les frustrations des populations des autres contrées du pays, lesquels s’expriment sur le mode du territorialisme déjà à l’oeuvre dans la plus haute instance de l’Etat.

Ce manque de civisme de la part de ceux qui ont pour rôle de sauvegarder le bien fondé de la République est très inquiétant pour l’équilibre et la cohésion du pays. S’ils persistent dans ce provincialisme, des forces centrifuges, mues par le même travers, pourraient, si l’on n’y prend garde, ruiner la paix civile qui a, jusqu’ici, survécu à toutes les turbulences que le Sénégal a connues depuis son accession à la souveraineté internationale. Déjà l’épreuve de la rébellion en Casamance est une leçon d’histoire pour notre pays. Elle nous invite à faire preuve de sens de l’équité et d’équilibre dans la prise en charge de toutes les questions politiques dont le traitement a un impact sur tous les segments du peuple. Ne franchissons surtout pas le Rubicon en libérant les démons du provincialisme.

De cette double exigence – qui n’en est pas une, au regard des principes républicains – de caser des politiciens et de tenir compte de la représentativité régionale et confessionnelle, résulte un gouvernement d’une lourdeur de laquelle il tient son inefficacité, quelle que soit, par ailleurs, la qualité des hommes. Lourdeur d’autant plus handicapante que la vacuité de l’esprit républicain génère fatalement des ministères charcutés qui hypothèquent la visibilité, la cohérence et, finalement, la performance gouvernementale.

Enfin, ce remaniement pose un dernier problème éminemment républicain comment un gouvernement nommé pour satisfaire du mieux qu’il peut les droits des citoyens peut-il remercier ses membres estimés les plus compétents sous prétexte qu’ils ne sont pas politiques ? Ou être politique suppose-t-il, ipso facto, un nivellement par le bas ?

La République n’est-elle pas en détresse, voire en péril quand elle foule au pied le principe selon lequel les citoyens étant égaux en droit, elle ne reconnaît autres formes de distinction que celles de leurs talents et de leurs vertus, comme le postule la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen qui inspire notre Constitution ? Aussi aurait- on espéré que cet argument ne fût qu’une simple rumeur. Malheureusement, la principale concernée confirme cette justification fort renversante en ces termes : « Cela m’a été signifié très clairement au moment du renouvellement du gouvernement par le président de la République lui- même qui m’a dit qu’il était très content du travail que j’avais effectué, qu’il ne me reprochait rien, mais qu’on était dans une situation où il fallait un gouvernement politique. » ( « Le Quotidien » du 0 1/ 09/2003)

A propos du ministre de l’intérieur, certes, on peut considérer que la neutralité d’un ministre, fut-il un Général, est souvent une vue de l’esprit. Effectivement, dés l’instant où l’acte s’insère dans une vision globale, le ministre est estampillé. Cependant, la nomination des anciens cadres de l’armée avait une valeur symbolique dans un Sénégal où pendant longtemps, le scrutin est demeuré le ventre mou de la démocratie. Sa positivité résidait dans la mise en confiance des différents protagonistes du jeu électoral. S’y ajoute que les militaires sont souvent crédités d’un certain sens civique et de l’organisation de la méthode qui leur interdirait de franchir le Rubicon, au regard des traditions républicaines en vigueur dans l’armée sénégalaise.

Très précisément, le Général Niang a eu le mérite de ne s’être jamais compromis avec l’ancien pouvoir, mieux, d’avoir participé, par l’exemplarité de sa gestion de l’Observatoire national des élections (ONEL), à créer les conditions d’élections fiables dont la victoire de l’alternance est redevable. A ce niveau, il n’est pas superflu de rappeler que l’opposition d’hier, aujourd’hui au pouvoir, avait menacé de boycotter l’ONEL à la suite de l’éviction du Général de sa direction. Qui plus est, toutes les élections sous l’ère Wade ont été organisées à la grande satisfaction de toute la classe politique.

Aujourd’hui, le Sénégal est-il – assez éloigné des eaux troubles de la contestation électorale pour s’offrir le risque d’un ministre de l’intérieur aussi marqué que l’actuel occupant de la Place Washington ? Eu égard à la double centralité du Ministère de l’Intérieur par rapport aux compétitions électorales et à l’Etat, source des richesses, Macky Sall saura t-il faire montre de hauteur républicaine ? Laissons la question ouverte !

Mais de manière beaucoup plus générale, l’éviction des ministres – modèles pose le problème du mérite républicain. Si dans un passé récent de Hauts fonctionnaires ont été sanctionnés pour avoir, non pas été coupables, mais responsables de forfaiture ; il urge de magnifier, selon le même esprit ceux qui ont mis leur talent au service de la nation. Bien vrai, on l’avait fait et de fort belle manière avec le onze national. On aurait dû le faire avec les « Lions » du Basket qui ont puisé au fond d’eux-mêmes pour honorer le Sénégal, en Egypte, dans l’indifférence des pouvoirs publics.

Effectivement, en dépit du laxisme coupable de l’Etat dans la préparation de cet important tournoi et dans la gestion de la sempiternelle question des primes, les coéquipiers de Matar Ndiaye ont, en lieu et place d’un boycott tout à fait indiqué, choisi avec dignité et élégance de relever le défi de l’excellence. En témoigne cette appréciation : « La question desprimes n’est pas réglée mais ce n’est pas grave. Nous allons jouer pour le peuple ».

C’est en sanctionnant positivement ceux qui ont servi sans calcul la Nation que le pays fera de petits pas, certes, mais des pas tout de même dans la voie de l’éthique républicaine et du culte de l’excellence. Et à ce propos cette mise en garde de Montesquieu garde tout sa fraîcheur : « quand dans un royaume il y a plus à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu. »

II / A propos du patrimonialisme

Cet avertissement prend plus de relief avec la nomination du fils et de la fille du président de la République à des postes de conseillers dans l’espace présidentiel. Cette démarche se fonde sur l’expertise avérée ou supposée, c’est selon, des enfants du chef de l’Etat. Ces derniers, en tant que citoyens et cadres, apportent ainsi leur concours à la politique de redressement économique et social du pays initiée par le pouvoir issu de l’Alternance. Me Abdoulaye Wade, lui – même, donne la justification suivante : « Karim est banquier. Il exerçait sa profession à la City de Londres. Sinedily est auditrice et travaillait à Genève. Tous deux gagnaient très confortablement leur vie. Lorsque j’ai lancé un appel aux cadres sénégalais de l’étranger afin qu’ils viennent me rejoindre, mes enfants ont estimé, sans que je ne leur demande, qu’ils se devaient de montrer l’exemple. Aurais-je dû me priver de leurs compétences pour délit de parenté ? Je ne le crois pas. » (Jeune Afrique – l’intelligent du 0 1/09/2003)

En effet, cette thèse est recevable dans le cadre de la rationalité technique à l’oeuvre dans les mécanismes de fonctionnement de l’appareil d’Etat. Force est de recourir à la technicité des citoyens au nombre desquels figurent les fils du Président. Ce dernier explicite on ne peut plus clairement cette dimension : « Mon fils est un financier de formation et de profession, moi non. Lorsque des hommes d’affaires, des investisseurs, des banquiers viennent me voir pour me proposer des contrats ou des financements, il m’arrive souvent de transmettre leurs propositions à Karim afin qu’il les évalue et me donne son avis. La décision ensuite me revient. »

Cette même rationalité technique se déploie dans les fonctions qu’exerce Sindjely Wade à la Présidence de la République. Cette dernière, fait observer M Wade, « est conseiller technique à la Présidence en charge de l’organisation, tâche dont elle s’acquitte en tandem avec un ancien membre du Comité du forum de Davos, Hassan Bâ. Ils s’occupent des conférences, de l’agenda général de la Présidence et, surtout de communication interne au sein de cette maison qui en a bien besoin. »

Dans cette même perspective, la fille est la doublure du père : « elle a accompagné les Lions dont elle est devenue la mascotte lors de leur brillante campagne d’Asie. Elle a, à ma demande, avancé l’argent nécessaire pour combler certains besoins de l’équipe. A cette occasion, elle a pu s’apercevoir des dysfonctionnements financiers à l’origine des problèmes ». Où a-t-elle trouvé l’argent avancé ? Ses économies ou son salaire de conseiller ? N’y a t-il pas d’autres financiers ou banques dans le pays qui auraient pu jouer le même rôle ? Pourquoi n’avoir choisi de rentrer qu’une fois le père au pouvoir ?

Ainsi, l’ambition du président de la République est de mettre à profit l’expertise dont ses enfants sont porteurs pour mieux asseoir son pouvoir, sa gouvernance. Sous ce rapport, la cooptation ne pose pas de problème majeur , elle intègre l’exigence de la bonne gouvernance.

Cependant, la rationalité technique a une valeur relative d’autant plus qu’elle peut – être parasitée par le patrimonialisme. L’esprit prébendier, qui sommeille en tout homme tenant de pouvoir, peut surgir à tout moment et faire table rase de toute expertise. Cette perversion, qui est latente peut être en acte si les intéressés opèrent dans des réseaux parallèles aux instances du pouvoir dont ils actionnent les leviers. Dès lors, il faut avoir le sens de la réserve et de la circonspection à l’égard de l’expertise quand son dépositaire opère dans la mouvance présidentielle.

A ce sujet, le Président Abdoulaye Wade semble saisir la difficulté quand il donne l’assurance suivante : « Mon fils a quitté sa banque. Il n’est actionnaire nulle part et ne fait aucune affaire avec qui que ce soit. » Mais cette certitude est soumise à rude épreuve par les investigations faites sur ce terrain par Abdou Latif Coulibaly. Ce dernier considère que « Karim est doublé de l’homme d’affaires au moment où il exerce des fonctions dans l’espace du Palais. Ainsi, s’est-il immiscé dans des projets financiers avec un esprit d’accaparement ». Les illustrations qu’il donne dans son livre « Wade, un opposant au pouvoir L’alternance piégée ? » méritent une sérieuse méditation de la part du Chef de l’Etat qui veut avoir ses enfants à ses côtés.

De toute évidence, ces derniers peuvent l’abuser. A ce sujet, cette précision de Abdou Latif. Coulibaly est à mettre en évidence dans ce débat qui ne fait que commencer : « Le Président n’a pas infirmé ce que j’ai dit ; il a affirmé que son fils était sorti du monde des affaires. Mais est – ce que son fils était sorti au moment où j’écrivais mon livre ? Je ne peux pas répondre à cette question. Mais je persiste : son fils a eu deux casquettes et son fils même le sait. » (« Le Quotidien » du 06 /09)

Effectivement, le doute, qui s’installe ici, est de nature à ruiner la transparence que requiert l’exercice du pouvoir républicain ; lequel ne s’épuise pas dans sa rationalité technocratique.

En vérité, la question déborde l’efficacité de l’action dans l’exercice du pouvoir. C’est pourquoi, il ne suffit pas d’assortir les fonctions de Karim de l’abandon du monde des affaires pour être en phase avec le projet démocratique. C’est l’idée même de recourir aux fils dans l’exercice du pouvoir qui est ruineuse pour la République. Celle- ci se fonde sur le paradigme selon lequel tous les citoyens sont égaux.

Ce principe disqualifie la consanguinité et interdit l’usage du critère de la parenté à l’échelle de la République qui prend forme sur les cendres de la monarchie que nourrit le droit de sang et le lignage. Il s’agit ici de la rationalité politique qui gouverne la République non sans se subordonner la rationalité technique.

Or, ce paradigme de la démocratie tient sa vérité dans son irréductibilité, à savoir, il se suffit à lui-même. Pour parler comme le philosophe, il a en lui même sa propre cause. Les fils du Président, quelque soient l’expertise et la moralité dont ils sont crédités, sont non seulement étrangers au pouvoir du père >mais aussi hétérogènes à la République. C’est une valeur d’essence. A ce propos, Jean Pierre Vernant éclaire notre lanterne sur la problématique républicaine : « comment créer un système constitutionnel permettant d’unifier les humains encore séparés par des statuts sociaux, familiaux, territoriaux, religieux différents ? comment arracher les individus aux anciennes solidarités, à leurs appartenances traditionnelles pour les constituer en une cité homogène, faite de citoyens semblables et égaux, ayant les mêmes droits à partager la gestion des affaires publiques ? » ( in Mythes et pensées chez les Grecs, Edition La Découverte, Paris, 1990)

Voilà les termes du véritable pacte républicain dont la rationalité disqualifie toute autre rationalité fut – elle experte et efficace, si elle n’est pas en adéquation avec ces exigences. Or, le fils d’un Chef d’Etat est toujours estampillé du sceau familial. Ce statut, que dissout la citoyenneté, est dramatiquement l’ombre portée de ce dernier. C’est ainsi que la morale politique exige la séparation notoire entre l’espace publique et l’espace familial sous peine de verser dans le délit de parenté, voire le patrimonialisme.

Comment perdre de vue que dans l’espace de la République, la logique technique est arrimée à la rationalité politique ? Pourquoi les alliés n’ont-ils pas relevé cette difficulté ? Ces questions sont certes angoissantes mais elles nous mettent en demeure de justifier les actes à l’aune du paradigme de la République. Nous devons faire face en les assumant à bras le corps au risque de voir la République opérer un glissement vers les méandres du patrimonialisme qui, selon Max Weber, confond la sphère publique et la sphère privée.

« On appellera domination patrimoniale toute domination orientée principalement dans le sens de la tradition, mais exercée, en vertu d’un droit personnel absolu, sultanique, une domination, qui dans la manière dont elle est administrée, se meut principalement dans la sphère de l’arbitraire non lié à la tradition » (Economie et Société) Jean François Médard va donner à cette problématique plus d’intelligibilité. Le concept de néopatrimonialisme qu’il rend opératoire, prend en charge la contexture des institutions modernes. « Dans le cas du patrimonialisme, le secteur public naît du secteur privé, les fonctions administratives trouvent leur origine dans lesfonctions domestiques. Dans le cas du néopatrimonialisme, le secteur public existe indépendamment du secteur privé, mais, il se trouve quasiment privatisé en ce sens qu’il est géré comme un domaine privé » (la spécificité des pouvoirs africains : Pouvoirs 25 PUF)

À la lumière de cette approche anthropologique, le rapport Père – fils, en tant que réalité irréductible, ne saurait avoir son répondant au centre du régime présidentiel sans verser dans le néopatrimonialisme. De toute évidence, ce type de rapport ne peut pas être dissout par l’effet civilisateur du procès républicain, force est, de l’extirper du champ du pouvoir si l’on veut préserver la République dans sa valeur originelle.

Nous voici dans le temps de la gravité dont l’abordage judicieux requiert le courage et le sens de la responsabilité, afin que le centre de gravité de la République ne périclite point.

De toute évidence, celle-ci fait face à une antinomie dans l’acception kantienne du concept, à savoir une contradiction insurmontable. Ce dilemme politique prend la forme d’une discrimination positive, qui prive le fils du Chef de l’Etat du droit de participer à l’exercice du pouvoir républicain sous quelques formes que ce soient. Cette citoyenneté problématique tire sa source de l’idéal républicain qui interdit l’amalgame entre le public et le privé. Quand on prend conscience du fait que la relation parentale est irréductible, on comprend aisément ce destin singulier que la rationalité républicaine assigne aux membres de la famille d’un Président. Cette exception confirme la règle de droit qu’elle met, dans le même mouvement, à l’abri du patrimonialisme.

Il faut, tout de même, reconnaître que cette difficulté n’est pas exclusive à l’espace politique. Elle est inhérente à l’essence de l’homme et, plus précisément, à la raison humaine. Emmanuel Kant l’a fait ressortir dans sa « théorie des antinomies » quand il met en demeure la raison de reconnaître à la fois ses possibilités et ses limites. Celle-ci est hantée par des questions auxquelles elle ne peut apporter de réponses. C’est la raison pour laquelle, la prise en compte du sens de la limite participe de la fécondité de la pensée. La rationalité politique, elle aussi, doit s’astreindre à ces mêmes exigences pour préserver le noyau rationnel de la République. Celui-ci n’a-il pas, effectivement, fait émerger l’universel des cendres des particularismes ethnique, familial, religieux et territorial ?

Nous pouvons alors décliner notre thèse sous la forme d’un postulat : dans la République, le fils d’un Président a une citoyenneté singulière qui est frappée du sceau de la parenté. Ce faisant, un traitement non moins singulier doit être appliqué à sa figure qui est réfractaire à la généralisation de la règle de droit. Ce pari est certes difficile, mais peut être assumé par le civisme en tant qu’il subordonne l’intérêt personnel à l’idéal républicain.

Dans cette mouvance, la transhumance apparaît-elle aussi comme une modalité de la mise en oeuvre du patrimonialisme africain. Elle prend forme quand la quête de transmutation politique du « politicien » rencontre l’onction du Prince qui fonctionne ici comme un pouvoir démiurgique censé redonner une force vitale à des fantômes politiques. Ce pouvoir, en agrégeant des figures politiques que la volonté populaire a disqualifiées, va de toute évidence, au-delà de ses prérogatives en s’inscrivant en faux contre le cours politique qui l’a porté.

Ainsi, la transhumance se présente comme le signe de la présence a une perversion dans le pouvoir issu de l’Alternance. L’avalanche du mouvement a d’autant plus terrifié la conscience citoyenne, qu’elle participe d’un véritable reflux du courant de l’Alternance dont elle émousse la charge subversive et anéantit l’idylle révolutionnaire. Le nouveau pouvoirestrivéà la stratégie de stabilité et de conservation de l’Autorité politique. Dans cette perspective sécuritaire, l’organisation de la transhumance sur une vaste échelle obéit à la logique de densification de la base électorale du régime de Me Abdoulaye Wade. Cependant, cette ambition souffre d’un hic, car en faisant l’impasse sur l’éthique politique, elle est foncièrement ruineuse pour l’esprit démocratique qui s’ordonne sur le civisme. Celui-ci est, selon Montesquieu, la préférence de l’intérêt général par rapport à l’intérêt personnel. Dès lors, on est en droit de s’interroger sur le bien-fondé de la promotion d’hommes politiques dans les instances d’un pouvoir, contre l’avènement duquel ils ont livré une bataille épique. Doit-on faire -fi de la volonté populaire dont le vote- sanction du 19 mars, a récusé la clique des transhumants ?

C’est le lieu de restituer toute la fécondité du concept de ‘Ngor » à la suite de Bouna Alboury. Lequel, à l’idée selon laquelle « Bala gay goré am tchi lo gôr » rétorquait : « Gor day gôr ci ngoram rek ! » Cette injonction est au centre de l’éthique politique qui gouverne la pratique démocratique. Il urge de redimensionner l’espace républicain à l’aune de ses exigences. Jacques Robin soutient cette perspective en ces termes : « l’éthique, cette attitude questionnante et non normative, qui interroge les conduites et non les valeurs, pose aujourd’hui le problème-clé des limites : limites assignées à la volonté de puissance et de jouissance immédiate des sociétés humaines et des individus qui les composent ».

Dès lors, le pouvoir dévolu au Prince par la grâce du suffrage universel ne peut être en adéquation avec l’exigence d’universalité que requiert l’Etat de Droit, que s’il est assorti du sens de la limite. Celui-ci opère comme la pierre de touche entre la volonté populaire et la volonté de puissance. Mieux, le sens de la mesure permet de bien doser la volonté du Prince dans le cadre de la justice. Thucydide fait observer à ce propos : « nous méritons des éloges, pour nous être montrés plus justes que ne l’impliquait notre puissance ».

Dans cet ordre d’idées, la probable nomination de Mbaye Jacques Diop à la tête du Conseil de la République suscite de la perplexité et interpelle l’esprit de libre examen. Au regard des rixes de Rufisque lors des élections présidentielles de 2000 et du vote iconoclaste auquel il procède le 19 mars 2000, l’ex-maire de Rufisque mérite-il d’être placé sur ce piédestal de la République. Son avènement au niveau des institutions du nouveau pouvoir est de toute évidence une usurpation de la volonté populaire laquelle a condamné sans appel son camp politique originel. Ce choix politique est d’autant plus malencontreux que la République ne peut cultiver l’ambivalence, l’ambiguïté, et la bivalence sans hypothéquer le civisme. Il est hors de doute que l’Etat politique a une forte prégnance de patrimonialisme. Mais force est de reconnaître que le phénomène déborde la personne du Chef de l’Etat de par sa radicalité. Il plonge ses racines dans la réalité originaire de l’Etat post colonial, traverse le régime de Léopold Sédar Senghor et celui de Abdou Diouf, non sans se mouvoir dans le pouvoir issu de l’Alternance.

Ainsi, Pierre Senghor, frère- aîné du Président Léopold Sédar Senghor, Député maire de Bambey, avait une mainmise sur l’administration territoriale et disposait du pouvoir d’affecter tout fonctionnaire qui n’entrait pas dans ses bonnes grâces. Le directeur d’école, Habib Sy, et le préfet Idy K. Bocoum, furent mutés et mis en quarantaine à sa demande.

Adrien Senghor a été promu ministre de l’économie rurale grâce à son appartenance au cercle familial du Chef de l’Etat dont les beaux- neveux, Jean Collin et Bara Diouf, occupèrent des fonctions privilégiées dans le pouvoir.

Abdou Diouf s’inscrira dans la même mouvance certes avec beaucoup moins d’acuité. Aussi aura – t il recours aux bons offices de son frère -cadet, Magued Diouf, pour piloter des départements stratégiques, en l’occurrence le ministère de l’Industrie et des mines après celui de la Modernisation de l’Etat.

Sous le magistère de Me Abdoulaye Wade, le patrimonialisme véhicule des relents patriarcalistes. A ce su et, la perspicacité de Momar Dieng, journaliste au quotidien « Wal FadJrî » a mis en évidence le caractère insolite de la promotion du petit-fils du président de la République Lamine Faye en ces termes : « après l’alternance, l’intéressé, un « calot bleu » a en effet été promu au grade de Capitaine de la Police. Lamine Faye qui n’a jamais été un élément de la gendarmerie avant l’Alternance a aujourd’hui un statut d’officier de la Police par la force de promotions décrétées par son grand père présidentiel qui, constitutionnellement, nomme aux fonctions civiles et militaires ». ( Wal Fadjri du 14 octobre 2003).

Les investigations faites sur le terrain par Madiambal Diagne sont très remarquables « Lamine Faye qui officie comme assistant personnel du Président Wade est nanti du grade d’officier de police. Le Président Wade avait estimé devoir élever au grade d’officier supérieur de gendarmerie certains de ses anciens calots bleus », c’est à dire des éléments de la milice de son parti du temps où il était le principal opposant au pouvoir du Président Abdou Diouf Mais la hiérarchie de la gendarmerie n’avait pas accédé à la requête du chef de l’Etat pour intégrer un groupe de neuf anciens « calots bleus » dans leur corps. L’argument qui était opposé au Président Abdoulaye Wade était que les personnes à promouvoir ne remplissaient pas les conditions pour être élevées aux grades souhaités.

« C’est ainsi que les autorités de l’Etat se sont tournées vers le corps de la police pour caser les « calots bleus », souligne Madiambal Diagne dans « Le Quotidien » du 16 octobre 2003.

Il apparaît clairement que la charge patrimoniale dans la gouvernance parasite l’observance des principes républicains et explique dans une large mesure la précarité du pouvoir qui est amené à s’arc-bouter sur les solidarités primaires pour asseoir ses bases – arrières et se prémunir contre les forces centrifuges.

Ce manque de stabilité caractérise le nouveau pouvoir qui a connu en trois ans cinq remaniements ministériels.. Le secteur de la culture, pourtant zone fondamentale de notre souveraineté, a connu sept ministres. Dans l’histoire du Sénégal, la République n’a jamais fait montre d’une aussi grande fébrilité.

La récurrence du patrimonialisme renvoie à une anomalie politique essentielle, celle du mal fondé de l’Etat – Nation lequel souffre du hiatus entre la nation et l’Etat politique. Celui – ci pose problème dans la mesure où l’entité territoriale qui lui sert de réceptacle n’est pas structurée historiquement sur le triple plan culturel, économique et politique. Le colonisateur qui a administré le Sénégal n’avait pas cette préoccupation essentielle. Ainsi s’était – il contenté de mettre en route une machine administrative pour gérer l’économie de traite relative à la culture de la gomme arabique sur le long du fleuve Sénégal pour se redéployer dans le bassin arachidier. Cette absence de structure qui fédère la « Nation Sénégalaise » à l’orée de l’Indépendance a pour corollaire la vivacité du particularisme ethnique, familial, voire religieux. Cependant, l’idéologie des indépendances en véhiculant l’illusion de la nation a fait l’impasse sur ce douloureux problème dont le spectre continue de hanter la République.

III/ Vers une nouvelle configuration politique

Plus que la poussée démographique gouvernementale qui en a résulté, plus que la qualité des ministres limogés, c’est l’idée même de ce remaniement du 27 août qui reste problématique. A bien des égards, le pouvoir donne la fâcheuse impression d’un homme aux jambes bien portantes qui choisit néanmoins de marcher avec des béquilles. Pour s’en convaincre considérons ces propos de Soro Diop du journal « le Quotidien » : « Maître Wade est un Chef d Etat à qui le peuple a tout donné : une incontestable légitimité, une Constitution taillée sur mesure suite à un référendum plébiscite, une majorité qualifiée à lAssemblée nationale. Et comme pour lui donner toutes les coudées franches, il préside et son Premier ministre ‘gouverne » dans un climat social apaisé et avec une opposition étonnamment « sage » au nom d’un certain républicanisme. C’est dans cette ambiance idéale pour gouverner en toute sérénité que pourtant, est subitement mis en branle un gouvernement d’union nationale ou de majorité élargie. Sans que l’on daigne dire au peuple pour qui et pour quel objectif. »

Dans ce contexte on ne peut plus favorable – ou même les finances ne feraient pas défaut – l’idée d’un gouvernement de majorité élargie ne peut que brouiller les repères d’intelligibilité de l’espace politique sénégalais. Ce projet est bien à contre- courant d’une logique, virtuelle dans le procès de l’Alternance, biaisée dans le gouvernement du Fal et effective à partir de l’enterrement au premier plan du premier gouvernement sous l’ère Wade.

Même si le pôle de gauche a joué un rôle déterminant dans l’unification des partis politiques de l’opposition acquise à l’idée d’alternance, il est clair que le Parti démocratique sénégalais (Pds) a été la principale force attractive. Les partis coalisés étaient conscients du rôle fédérateur que pouvait jouer le parti libéral. Ce n’est pas un hasard si le séjour prolongé de Me Wade en terre française avait fait grincer des dents du côté de ses alliés. La presse s’en était fait largement l’écho.

Ainsi du jour où le Pds assuma cette fonction unificatrice l’utopie de l’alternance s’engagea dans la voie royale de sa concrétisation. Et le Gouvernement du Fal ne manqua pas de fidéliser l’esprit de la coalition victorieuse en affectant à chaque entité une responsabilité ministérielle en fonction du verdict des urnes. Mais, tout en saluant ce respect scrupuleux de la souveraineté populaire, nous faisions remarquer : dans un précédent ouvrage « Cette légitimité est travaillée par une contradiction en puissance qui sera en acte quand la victoire de l’alternance sera consommée et quand jailliront de nouvelles urgences et de nouveaux enjeux politiques qui interpelleront les divers partis politiques dans leur spécificité organique. A ce sujet, la question de l’hégémonisme politique se pose déjà avec acuité et met en perspective la rivalité entre le Pds, l’Afp et le pôle de gauche. L’harmonie préétablie de la période de grâce va céder sa place à la concurrence d’autant plus que ces trois blocs n’ont pas la même histoire, le même style et les mêmes méthodes. Si le Pàs est dirigé de main de maître par Me Wade ; par contre, Aj a une direction plutôt collégiale. Ces formes de direction du parti ne manqueront pas d’influer sur la gestion du gouvernement de transition et de créer des incohérences. » Avant même de fêter le premier anniversaire de l’alternance, ces contradictions virtuelles se feront jour avec une intensité qui emportera le Fal : après le limogeage de Dansokho, ministre de l’Urbanisme et de l’Habitat, Moustapha Niasse, Premier ministre est remercié.

En ce moment, le Pds élargit son territoire déjà assez immense dans l’espace du pouvoir. Le limogeage des ministres de l’Afp, avec en amont, la possibilité, par la magie de la transhumance, de récupérer certains progressistes se conjugue avec l’affaiblissement du pôle de gauche par la « défenestration » du leader du Pit.

Cette visée hègémoniste du parti libéral franchit un tournant décisif avec la nomination de Marne Madior Boye comme Premier ministre qui permet à Wade, en fin stratège, de faire d’une pierre deux coups. Il fait l’événement en confiant un poste de cette valeur à une daine de la société civile et réalise son objectif proclamé, à savoir « se débarrasser d’un Premier ministre qui lorgne son fauteuil. »

En choisissant de confier la mission primatoriale à Marne Madior Boye, femme créditée d’une excellente moralité dont le look sobre voire ascétique ne laisse entrevoir aucune ambition politique, le nouveau maître du jeu politique sénégalais ouvre au parti libéral l’antichambre du règne bleu, la couleur de son parti. Les cadres libéraux, prenant toute la mesure de ce signal des plus forts, ne se firent pas prier pour réclamer un Premier ministre issu de leur organisation politique.

En fait, la revendication, qui marque bien ses paliers, ne consiste pas seulement à faire accéder un libéral à la « station primatoriale », mais à instaurer dans le moyen terme un gouvernement tout à fait bleu. Participent de cette stratégie les différents conflits qui ont émaillé l’existence de la Cap 21 et dont l’extinction toujours éphémère a nécessité l’activisme de son Coordonnateur. La critique en règle des Ministres non libéraux par le Chef de l’Etat lui-même conforte cette tendance.

Dans le même mouvement, le Président Wade s’est évertué à réunifier la grande famille libérale en encourageant le retour des fils rebelles à la « maison du père », selon l’expression désormais consacrée de Ousmane Ngom. Cette démarche, qui a failli être grippée par le cas Aminata Tall, a permis la reconstruction progressive de ce que Jean Paul Dias a appelé « le Pds qui ne se laisse pas faire. » Et quand l’ancien Monsieur anti- fraude du Pds des années de braises martèle : « il y a urgence et il faut un électrochoc » il était logique de penser que le parti libéral allait se débarrasser de « ses alliés encombrants ».

Aujourd’hui, la question est de savoir qu’est- ce qui a freiné cette logique jusqu’à interdire que soit jouée la dernière partition de ce mouvement enclenché depuis belle lurette. La remise au goût du jour de l’idée de gouvernement de majorité élargie, présentée sous les oripeaux de majorité d’idées, outre qu’elle fait contre -sens par rapport à toute la mise en scène antérieure, peut-elle être la recette miraculeuse pour exorciser le Sénégal de ses démons porteurs de son mal développement ?

Expérimenté par Abdou Diouf, le GME – que nous traduisons dans nos travaux, notamment dans le chapitre 8 d« Africanisme et théorie du projet social », par stratégie d’élargissement de l’espace présidentiel – risque de ne pas trouver dans ce Sénégal actuel ses conditions de possibilité.

Effectivement, c’est sur arrière-fond de contestations électorales, d’ébullition du champ social et à la faveur du conflit sénégalo- mauritanien que le prédécesseur de Me Abdoulaye Wade avait invité, pour la première fois, les leaders de l’opposition dite significative à le rejoindre afin « de restaurer la paix sociale et de remettre le pays au travail. »

Par- delà l’effet pervers de cette démarche pour la démocratie, le triomphe de l’Alternance est suffisamment révélateur de ses limites intrinsèques. Mais, à ce niveau de notre réflexion, le problème est autre ; il est celui des conditions même d’effectuation. de ce projet

D’abord Abdoulaye Wade ne vit aucun des facteurs d’exception : ni contestations électorales, ni batailles syndicales encore moins conflit avec un pays tiers. Or, ce sont ces situations- limites qui ont facilité la tâche à Abdou Diouf qui n’a pas dû avoir de difficultés majeures à raisonner un Parti socialiste qu’il maîtrisait, tout de même, relativement bien. Et du côté de l’opposition, l’invitation avait eu un écho très favorable au niveau de certains partis pour qui l’ Alternance semblait relever d’une perspective fuyante.

Par contre, le successeur de Abdou Diouf, tout en ayant une mainmise sur le parti au pouvoir, aura du mal à convaincre ses cadres, acquis au slogan « tout aux Bleus », à renoncer à des espaces du pouvoir non seulement au profit d’alliés jugés encombrants mais pour de nouveaux partenaires. D’ailleurs, même cette maîtrise du parti est à relativiser : au – delà de son homogénéité apparente se dessinent des cercles de plus en plus visibles et gros de dangers pour l’unité des libéraux. Avec ce dernier remaniement, cette configuration a franchi les frontières du parti pour informer le nouveau gouvernement. A ce sujet, Momar Dieng du quotidien « Walfadjiri » note : « On s’achemine vers une bipolarisation du pouvoir de l’Etat. L’un est barricadé à la Présidence de la République où Me Wade a presque fini de regrouper sa garde prétorienne et l’autre, à la Primature, tente de fournir à Idrissa Seck les moyens de construire un appareil politique sur les flancs du Pds originel ». Walf » du 02 /09/2003

Enfin, les partis d’opposition, qui se sont pressés lentement pour répondre à l’invitation du Président ne sont visiblement pas dans les meilleures dispositions pour jouer aux sapeurs- pompiers. En plus du calcul du peu de dividendes qu’ils pourraient tirer du compagnonnage d’un parti en proie à de sérieuses contradictions, certains partis, édifiés par leur propre expérience ne sont plus à même de subir ce qui n’est pas loin d’une humiliation. A cet effet, Amath Dansokho précise : « La loyauté réciproque, des postes de travail et non de figuration, et l’indépendance dans le gouvernement, car solidarité n’est pas synonyme de complicité sur des coups bas contre les Sénégalais… Il est impensable de rentrer dans un gouvernement où il n :y a pas de code de conduite, où vos alliés seront les premiers à vous faire des crocs- en- jambes. » Le Quotidien du 30/O8/2003)

L’on n’est pas sans savoir que la notion de solidarité gouvernementale a été perçue par les partis alliés comme une épée de Damoclés sur leurs têtes. A ce sujet, on entend dire que Me Abdoulaye Wade s’est retourné vers le Cadre permanent de concertation de l’opposition (Cpc) parce que ses alliés de la Gauche ne l’auraient pas soutenu dans sa confrontation avec Abdou Latif Coulibaly. Mais justement ce grief aurait dû l’amener à remettre en selle son parti dans l’axe indiqué par Jean Paul Dias : changer les hommes par qui l’auteur de « Wade, un opposant au pouvoir- L’alternance piégée ? » aurait reçu certaines informations et, pour quoi pas faire monter en première ligne le « Pds qui se ne se laisse pas faire. ». Cet argument est politiquement chargé et véhicule des ambitions pouvoiristes inavouées. Cependant, il est révélateur du climat délétère qui prévaut dans le champ politique.

A la suite de ces développements, on peut réaliser, que par- delà ce qui se donne à lire, l’idée de remaniement n’est pas aussi superflue qu’elle le paraît. Car il existe bien une crise. Seulement sa vérité n’est ni institutionnelle, ni sociale mais politique. Le Pds, après avoir mis en oeuvre toute une stratégie pour assurer son hégémonie sur le pouvoir, s’est montré frileux pour en assumer le dernier acte. Le rejet de la proposition de la Ligue démocratique – Mouvement pour le parti du travail (Ld/Mpt) du Professeur Abdoulaye Bathily, la Direction politique unifiée, qui donnerait une âme à la Cap 2 1, la mise à l’écart des alliés du pôle de gauche dans les dernières consultations participent de cette stratégie de ruptures. A ce sujet, ces propos de Abdoulaye Bathily, pleins d’amertume, édifient sur le tourbillon qui souffle sur les partis coalisés : « Nous étions dans le noir jusqu’au dernier moment … J’étais dans la même voiture que Wade pendant la campagne électorale … Nous avons parcouru 40OOkm et nous nous étions entendus sur beaucoup de choses … Nous avons résisté contre Senghor, malgré sa puissance, contre Abdou Diouf jusqu’à le vaincre ; ce n’est pas un pouvoir à l’installation duquel nous avons participé qui va nous soumettre. » Mais la question sans cesse rebondissante est de savoir qu’est- ce qui a parasité ce processus et pour combien de temps ? Le Pds, en quête laborieuse d’unité, craindrait-il de faire les frais des mouvements sociaux que ne manqueraient d’encourager tous les partis mécontents de la gestion Wade ? La rupture serait elle prématurée du fait que « le Pds qui ne se laisse pas faire » n’a pas encore fini de reprendre ses marques ?

Partant, le remaniement donne l’impression d’être sans raison parce que, précisément, ayant raté son objectif, il est resté sans objet. Aussi est-il décrié non seulement par les citoyens mais par des démembrements considérables du Pds. Ainsi s’exprime le leader de l’Action libérale/ et citoyenne Waccok ak Alternance A Sopi : « Ce gouvernement pléthorique dont la constitution a mis en haleine tout un peuple et bloqué inutilement la marche de tout le pays, n’a permis qu’à assurer le laxisme d’un clan sur le choix opéré par le peuple sénégalais le 19 mars 2000. Ce rende— vous manqué d’un grand déclic au service des enjeux et exigences du Sopi risque de fermer définitivement la voie de tout changement du Sénégal sous le magistère de Wade et d’installer inéluctablement la cassure entre le peuple sénégalais et le régime qu’il s’est librement donné. » (Le Quotidien du 30/08/30)

En tout état de cause, tout laisse penser que le Sénégal est entrain de vivre le plus grand chamboulement sous l’ère de l’Alternance. Et si le Pds refuse d’assumer sa propre logique, la dialectique de l’Histoire le poussera à faire preuve de plus de conséquence. Avec toutes les réserves que dicte une classe politique sénégalaise versatile, chez qui l’éthique républicaine, n’est sans doute pas la chose la mieux partagée, on peut envisager une profonde recomposition politique.

Effectivement, les contradictions virtuelles dans le moment de l’Altemance ont fini de se manifester comme expression imparable de nouveaux enjeux, donc de nouvelles stratégies. Ainsi, soutient Landing Savané : « Nous sommes en politique et les partis politiques n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts. Le président de la République a défendu les intérêts de son parti dans le cadre de notre coalition Nous aussi, nous avons défendu les nôtres. Evidemment, la situation d’hégémonie du Pds dans le pouvoir fait que les frustrations sont davantage de notre côté. »

Alors les partis coalisés ne sont-ils pas entrain d’être renvoyés à leur entité spécifique ? Et ce n’est certainement pas cette réplique du porte – parole des libéraux qui va freiner cette dynamique : « Mut mba mott ( taisez- vous ou sortez !) On ne peut être dedans et dehors à la fois. Il faut bien opérer pour un choix ! (Sud quotidien du 06 /09/2003)

Par delà les critiques ouvertes de la Ld/Mpt, c’est la déclaration de Landing Savané en marge de la célébration d’un événement religieux dit des deux rakka, à Saint-louis, qui annonce ce bouleversement. « Nous avons décidé de reprendre contact avec les principales forces politiques du pays. J’ai été voir récemment Moustapha Niasse pour lui dire que nous souhaitons développer nos relations avec l’Afp … J’ai téléphoné à Ousmane Tanor Dieng du Ps et lui ai dit que je souhaite le voir pour discuter de la situation du pays ». ( Walf du 05/09) Le porte-parole du Parti socialiste ne s’y est pas trompé quand il considère que l’initiative du leader de AJ/Pads de prendre langue avec son parti constitue le fait nouveau. AJ/Pads va – t – il rejoindre le Cpc ? Que restera -t il de la Cap 21 ? Apparemment la recomposition est en marche…

Encore une fois, le système démocratique sénégalais a du plomb dans l’aile. Et les diverses combinaisons et pétitions de principes des politiciens qui excellent dans l’art des retournements spectaculaires prouvent que c’est bien la classe politique elle-même qui, reste le premier obstacle pour le développement de ce pays. Mais puis qu’aucune nation ne peut se passer de politiciens pas plus qu’elle ne choisit sa classe politique, il urge de faire prévaloir la logique citoyenne sur la logique politicienne.

Sous ce rapport, les impasses qui assombrissent l’espace politique ne relèvent ni d’une malédiction, ni d’une immaturité supposée du peuple. Elles manifestent plutôt, il est vrai, dans des formes relativement perverses, eu égard à l’état de dénuement économique de la classe au pouvoir,  » la contradiction radicale entre l’universalité visée par l’Etat et la particularité qui l’affecte ». (Paul Ricoeur)

Cette particularité, dont la manifestation phénoménale est l’arbitraire du Prince, a pour lieu de séjour le pouvoir discrétionnaire. Celui – ci est un déploiement gigantesque du moi politique, en lieu et place du moi commun, dont parle Jean Jacques Rousseau, pour restituer l’essence de la République. Cette dernière ambitionne de « trouver une forme d’association qui défende et protège toute la force commune, la personne et des biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous reste aussi libre qu’auparavant » (Rousseau Du contrat social).

En vérité, la loi est l’expression de la volonté générale : ce paradigme interdit toute absolutisation de la volonté individuelle du Prince. Celle – ci doit toujours s’effectuer sous le contrôle du civisme, à savoir, la primauté de l’intérêt général.

Sous ce rapport, le pouvoir discrétionnaire, en hypostasiant la volonté du chef de l’Etat, constitue une véritable hérésie dans l’espace démocratique où il sert de point d’ancrage au patrimonialisme.

La République, originellement, avait fait l’impasse sur le pouvoir discrétionnaire, car elle était encore consciente de la réversibilité du procès démocratique que travaille la dialectique implacable qui oppose l’universalité et la particularité de l’Etat de droit.

Ainsi, les précurseurs , pour conjurer l’autocritique avaient intégré dans le registre des droits de l’homme le droit à la résistance, à l’oppression

Et dans la mesure où, dans l’histoire, cette contradiction est déterminante, nous avons toujours, dans notre approche de l’Alternance, accordé davantage attention au processus qu’au moment. Or, faire du mouvement le facteur déterminant, c’est assurément valoriser l’engagement des citoyens dont la satisfaction du moindre droit résulte d’âpres conquêtes et pour qui aucune des conquêtes n’est irréversible.

1- Front pour l’alternance – une coalition politique créée au second tour des élections présidentielles de mars 2000 sur la base de la fusion de la coalition alternance 2000 et de la coalition espoir 2000 dirigées respectivement par Me Abdoulaye Wade et Moustapha Niasse.

2-Au lendemain du congrès sans débat de 1995 le Parti socialiste (Ps) est entré dans une crise qui a débouché sur la rupture de Djibo Leyti Kâ dans un premier temps et ensuite sur le départ de Moustapha Niasse.

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