MANUEL DE PSYCHIATRIE TRANSCULTURELLE – CLINIQUE TRANSCULTURELLE DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT

M. R. Moro, Q. De La Noë, Y. Mouchenik Eds.

Marie Rose Moro, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Paris 13, chef de service à l’hôpital Avicenne et directrice de la revue transculturelle L’autre (Pensée sauvage éditeur). Elle a créé le Diplôme universitaire de psychiatrie transculturelle à l’Université de Paris 13 (Bobigny). Elle dirige le laboratoire de psychiatrie transculturelle.

Quitterie De La Noë, psychologue en mission locale. Elle est la coordinatrice du Diplôme de Bobigny.

Yoram Mouchenik, psychologue en pédopsychiatrie et anthropologue. Enseignant dans le diplôme de Bobigny.

Les migrations sont un des enjeux des sociétés modernes, plurielles et métissées. Les soins psychologiques, médicaux, psychiatriques mais aussi l’école, la justice ou encore le travail social doivent inscrire cette dimension transculturelle dans leur manière d’accueillir, de comprendre, d’éduquer, de soigner.

Ce livre issu de l’expérience et de la pratique clinique de la consultation transculturelle de l’Hôpital Avicenne de Bobigny, banlieue parisienne novatrice dans ce domaine, donne des éléments pour penser et agir en situation transculturelle et pour penser le monde métissé dans lequel nous vivons. Il donne les éléments historiques, anthropologiques, sociaux, médicaux ou psychologiques pour voir, autrement, les enfants de migrants et leurs familles et nous permettre de les rencontrer, les accompagner, les soigner.

A cette expérience de terrain se sont ajoutées des contributions de chercheurs, anthropologues, linguistes, psychosociologues, historiens… et de cliniciens d’autres horizons.

Ce livre s’adresse également à un public intéressé par toutes les questions transculturelles telles qu’elles se posent dans les consultations de médecine, de pédiatrie, de psychiatrie, dans les dispensaires de Protection Maternelle et Infantile, dans les écoles, au Tribunal, dans les quartiers, dans la Cité…

La plupart des auteurs de ce livre sont enseignants au Diplôme universitaire de psychiatrie transculturelle de l’université de Paris 13, Bobigny, (France).

Cet ouvrage en constitue le cours de base.

MANUEL DE PSYCHIATRIE TRANSCULTURELLE

L’ENFANT DE MIGRANTS ET L’ÉCOLE

François Giraud

La question de l’école est importante dans l’abord de la migration, car, avec la justice, il s’agit d’une institution décisive de toute société, et un instrument essentiel de l’intégration sociale. Là en effet se jouent à la fois le devenir de la migration (du côté du migrant) et la possibilité pour une société d’assurer la place des populations dans la société d’accueil.

L’école, un espace de socialisation

Lieu d’humanisation, l’école sous des formes diverses est bien, comme l’ont souligné très tôt les sociologues de l’école un lieu essentiel de la socialisation, c’est à dire de transmission des valeurs et des représentations d’une société, en même temps que d’apprentissage de comportements conformes. Plus encore que d’acquisition de compétences cognitives (lire, écrire, compter), qui néanmoins ne sont pas toujours séparables des valeurs dominantes d’une société qui privilégiera certains apprentissages jugés essentiels par rapport à d’autres en fonction de ses besoins, elle est également un moyen de socialisation, un lieu d’imposition culturelle. Ce n’est pas par hasard si Durkheim qui attachait beaucoup d’importance à la sociologie de l’école, voyait les faits sociaux comme des faits qui « s’imposent », à une époque où la discipline scolaire était essentiellement verticale. Aujourd’hui, alors que celle ci a autant de mal à exister à l’école, les sociologues privilégient une vision interactive de la construction du fait scolaire (Berthier, 1996). Dans l’un ou l’autre cas par conséquent, l’école peut être vue, peu ou prou comme un lieu de reproduction sociale et de transmission.

La place des enfants de migrants dans un tel contexte est souvent problématique. On ne dispose pas de statistiques très explicites de leur situation scolaire en raison de la résistance à opérer des distinctions entre les enfants selon leur origine, par crainte de stigmatisation. C’est là toute l’ambiguïté des critiques sur la statistique ethnique. Il semble clair pourtant que de nombreuses données empiriques et des enquêtes montrent bien que ces enfants rencontrent des difficultés spécifiques (Moro, 1998). On peut en partie considérer que celles ci sont corrélées avec une situation sociale défavorisée, puisque de ce point de vue ils rencontrent des conditions comparables aux enfants de parents français ayant la même origine sociale (très faible représentation des enfants d’ouvriers dans les parcours scolaires de réussite, par exemple à l’université). On peut estimer toutefois que cette situation est pour partie attribuable à la confrontation culturelle et à l’acculturation qui accentuent les difficultés sociales.

Cette relative vulnérabilité apparaît sans doute plus clairement en ce sens que ce qui a été repéré comme moments de vulnérabilité particulière des enfants de migrants (premiers apprentissages, entrée à l’école, adolescence) correspondent, dans une certaine mesure, à des étapes du cursus scolaire, par exemple le passage d’un cycle à l’autre. Se rejouent sans doute à ces moments, des difficultés de séparation que l’on doit mettre en relation avec le vécu spécifique de la migration parentale dans sa dimension « traumatique ». Ce sont trois moments de construction de soi et trois passages où résonne, pour une part, le mouvement migratoire.

De plus, si les échecs scolaires sont en général très douloureusement vécus sur le plan narcissique, c’est qu’ils mettent en cause, surtout à l’adolescence, la migration en tant que projet tel qu’il a été mis en oeuvre par les parents. En ce sens on peut dire que la carrière scolaire de l’enfant est un « analyseur » de la migration.

L’école républicaine : mythes et réalités

Malgré les attentes fortes vis à vis de l’école dans le projet migratoire, celles ci sont prises dans une série de contradictions de représentations. Il convient en effet de rappeler, en nous situant à titre d’exemple dans le cadre de l’école en France (1), que si elle est fondée sur certains mythes fondateurs, en particulier depuis les débuts de la Troisième République, ces mythes sont très largement en crise. De plus, ils se heurtent à des représentations sensiblement différentes chez les enfants de migrants et chez leurs parents.

Les mythes de l’école républicaine

L’école républicaine française est fondée sur un certain nombre de mythes fondateurs. L’expression de mythes nous parait nécessaire plutôt que de simples principes, dans la mesure où il s’agit davantage que de principes normatifs, d’un système de « croyances » en quelque sorte attachées statutairement à l’école et à ceux qui y travaillent. Il est en fait très difficile de les contester. Ils constituent un fond commun, l’arrière fond ou le « discours constituant » de tout discours concernant l’école.

Ces mythes sont :

- l’égalité,

- l’ascension sociale,

- le rôle libérateur du savoir,

- la laïcité.

Bien que traditionnels, ces mythes ont vécu des fortunes diverses en un siècle. On peut admettre sans difficulté qu’ils ont rencontré dans la période récente un certain renforcement qui, néanmoins, reste très largement problématique. En effet, à la fin des années soixante, l’école a été très largement critiquée. Cette critique a eu pour conséquences la déritualisation, la remise en cause de l’autorité professorale, la critique du savoir (critique de la culture « bourgeoise » et des humanités), le questionnement de la fonction de reproduction de l’école (Bourdieu, 1978) et de la culture scolaire (ouverture physique des lycées sur la « vie » et la société).

Les transformations récentes de l’école

S’il reste quelque chose de ces principes, depuis une vingtaine d’années, des transformations ont par ailleurs affecté cet édifice fragilisé par la critique :

- afflux très important d’enfants à l’école et surtout au lycée (prolongation de la scolarité obligatoire, avec l’objectif de 80 % d’enfants au niveau du baccalauréat) ;

- diversification croissante des publics scolaires ;

- homogénéisation des cursus (collège unique mis en place en 1976 par la réforme Haby) ;

- montée en nombre des « nouveaux lycéens », issus de classes sociales qui n’accédaient pas à l’école secondaire (Dubet, 1996). Beaucoup sont au demeurant enfants de migrants, du fait du regroupement familial favorisé à partir de 1975, au moment de l’arrêt partiel des flux migratoires ;

- pratiques scolaires de plus en plus difficiles, comme le montrent les études sociologiques d’inspiration ethno méthodologiques (2) sur les interactions scolaires. Par exemple l’étude microsociologique des chahuts (Berthier, 1996) montre le passage du chahut traditionnel, ciblé, rituel, ludique à un chahut anomique, voire endémique et paroxystique, relativement indifférencié. Celui ci résulte de l’affaiblissement des normes, dans un monde de lycéens qui ne croient plus que le lycée soit un véritable instrument d’intégration sociale (l’école est perçue comme une usine à chômeurs), ce qui est en quelque sorte confirmé par la montée du chômage chez les jeunes dans les années 70 et 80 (Dubet et Martucelli, 1996 ; Beaud, 2001).

La crispation identitaire de l’école républicaine

Face à cette situation, l’école connaît une évolution culturelle qui se caractérise par un retour, voire une crispation sur ses mythes fondateurs, à partir des années 80 :

- retour à la tradition (Milner, 1984 et les discours de J. P. Chevènement) ;

- reconstruction des valeurs de l’école républicaine : idée de transmission, mise en cause des pédagogies non directives ; tentatives de restauration du « professeur » au moment où il devient « enseignant » ;

- revitalisation d’un discours identitaire, par exemple la laïcité, (comme l’illustre le débat sur le voile à l’école), ou le savoir (nostalgie d’une conception « quantitative » du savoir aux dépens des savoir-faire, insistance sur « l’instruction » et les contenus aux dépens de « l’éducation ») ;

- tentation de la clôture. Les établissements scolaires essaient de s’isoler de la société physiquement (filtrage, édification de murs) et symboliquement (hostilité militante à l’égard de la société de consommation ou de la culture de masse telle qu’elle est véhiculée, par exemple par la société de consommation).

Notons toutefois que cette tendance à un retour à la tradition se heurte en fait à des obstacles et demeure très largement davantage une tendance qu’une réalité. Ceci s’explique par le maintien d’une diversité des pratiques encouragée par la hiérarchie de l’éducation nationale (critique du cours magistral par les inspecteurs, remise en cause persistante des exercices traditionnels tels que la dissertation, réformisme pédagogique autoritaire, etc.). Il y a en fait une contradiction entre les discours et la pratique, et une insécurité des enseignants, confrontés de plus en plus à des tâches « impossibles ». Elle s’accompagne du sentiment d’une perte de statut, ou que « le niveau baisse », d’où des positions essentiellement défensives. De leur côté les élèves manifestent des aspirations assez contradictoires, comme le prouvent les débats au moment du mouvement des lycéens de fin 1998, très représentatif de ces nouveaux lycéens, dont les leaders furent parfois des « deuxième génération » : ils réclament à la fois la réduction des programmes et expriment la crainte d’une dévalorisation de leurs diplômes (crainte du lycée light). Dans cette conjoncture, les enfants de migrants ont une position significative. Ils constituent dans certaines banlieues (parisiennes par exemple), une part importante de l’extension quantitative des élèves, ressentant avec force la contradiction entre de fortes aspirations et de fortes déceptions (échec scolaire, chômage). D’où leur rôle dans les mouvements lycéens, leur participation à des « casses » dans les manifestations, leur part dans la déscolarisation qui alimente la violence dans les banlieues (Debarbieux et Tichit, 1997).

Chacun des principes de l’école républicaine est démenti, en pratique (Dubet et Durut Bella, 2000) :

- L’école exclut : l’échec scolaire (« la centrifugeuse ») est un phénomène massif chez les enfants de migrants (retard par rapport à l’âge « normal », relégation dans les sections non « nobles » ou dans les sections spécialisées type SEGPA où ils sont surreprésentés) ;

- S’il y a des réussites remarquables, elles sont exceptionnelles, sauf parmi les filles, mues par un désir fort d’émancipation ;

- Les principes intellectuels sont critiqués dans la société : crise de la Nation et de l’universalisme par un certain relativisme plus ou moins teinté de culturalisme ;

- La crise du savoir : la croyance dans la toute puissance de la Science appartient à une époque révolue. La science est même soupçonnée et le recours à des para sciences ou des pseudo sciences comme l’astrologie se répand dans la société, y compris dans les milieux éduqués ;

- La crise de la parentalité est un phénomène généralisé en fait qui dépasse de beaucoup les enfants de migrants.

Partout il y a tentation de replis identitaires, qu’ils prennent la forme de la clôture laïque ou d’un islamisme radical. Restent des questions en suspens : comment devient on humain, c’est à dire social ? L’école répond elle à cette question ? En Turquie, un proverbe dit : « On vous confie la chair, mais l’or nous appartient ».

Tension entre les migrants et l’école

Pour une large part, les problèmes résultent d’une certaine tension dans l’école entre les représentations que s’en font les migrants et les représentations qu’elle se fait d’eux. Venus de pays et de cultures relativement lointaines et malgré une certaine unification du monde, les migrants d’aujourd’hui ont des représentations de l’école qui diffèrent sensiblement de celles que connaissent leurs enfants. D’où, sans doute, et malgré le discours tenu officiellement et donc la valorisation de l’école chez les parents, d’importants malentendus. En effet la plupart des migrants connaissent l’école sous plusieurs formes, ce qui éclaire parfois leurs réactions vis à vis de l’école républicaine française et de ses principes :

- l’école coranique : fondée sur l’apprentissage par coeur et sur une discipline rigoureuse qui n’exclut pas les châtiments corporels, elle a pour but d’apprendre à lire et à écrire mais dans une perspective essentiellement religieuse (lecture du Coran), qui implique un rapport au savoir différent, c’est à dire dogmatique et non critique ;

- l’école pour adultes : au moment d’arriver dans le pays d’accueil, certains d’entre eux ont dû faire face à un difficile processus d’apprentissage où a été mise à l’épreuve l’enveloppe psychique et les contenants culturels de pensée,

- l’école missionnaire : bien que très largement conforme à la tradition occidentale, elle est également marquée, par définition, par une éthique religieuse, parfois très distincte de la tradition laïque ;

- l’expérience initiatique : il ne s’agit pas exactement d’une école, mais celle ci assume certaines fonctions de l’initiation et en prend la forme. L’initiation opère une séparation du monde social ordinaire, de liminalité (être à l’écart) et de réincorporation. Elle assure pour une part la transmission de connaissances secrètes, mais partagées par un groupe d’âge. Elle consiste d’abord à renforcer le surmoi. En passant par des périodes progressives et régressives, elle utilise à la fois la frayeur, la douleur physique et psychique, le jeu avec la mort, les « paroles à l’envers ». D’où la possibilité d’établir un lien fonctionnel entre le cadre culturel interne et le cadre culturel externe. Bien qu’elle s’en distingue par bien des points, l’initiation rencontre donc l’expérience scolaire : clôture, épreuves, passages.

Du fait de ces représentations, les migrants perçoivent l’école à la fois comme :

- un espace d’intégration : l’école est très valorisée et chargée d’un très gros investissement des enfants eux mêmes, quoi qu’on en dise, et spécialement pour les filles, ce qui explique leur attitude singulière ;

- un espace étranger : les parents migrants, bien qu’ils s’en défendent, de peur qu’on les accuse de démission, ont du mal à être présents à l’école. Ceci vient souvent de leur ignorance de la langue, des étapes et des méthodes, que s’y pratique une autre forme d’autorité qu’au pays, de la difficulté à établir des équivalences avec du connu.

Se sentir étranger

Cette étrangeté rencontre en fait les représentations que se fait l’école du migrant. On lui renvoie son « étrangéité » (fait d’être un étranger) (3) sous diverses formes.

- L’étranger : « je découvre un autre monde » (paroles de proviseur), « ils ne comprennent que la force, comme je l’ai vu en Algérie » (paroles d’un autre). François Dubet observait dans un article paru dans Libération qu’aujourd’hui, bien des établissements situés dans des quartiers difficiles peuvent être définis par une situation « coloniale ». Des enseignants, souvent issus des classes moyennes, travaillent dans un quartier où ils ne vivent pas, et aucun d’entre eux ne mettrait leurs propres enfants dans l’établissement où ils enseignent. Deux mondes et deux cultures sont face à face, celui du quartier et des élèves, avec ses bagarres et ses injures, et celui de l’école. L’établissement se perçoit comme un îlot de civilisation au sein d’un océan de barbarie. Ce n’est pas seulement l’échec scolaire, mais aussi la distance culturelle et sociale qui engendrent la violence, car les élèves se sentent incompris et parfois méprisés.

- L’anomie des enfants de migrants : tout un discours sur les « Maghrébins » qui ne respectent pas les règles, qui pratiquent les incivilités. D’où la peur, par exemple des femmes professeurs, hypersensibles à toute manifestation d’irrespect, reliée au machisme de la culture d’origine.

- Le traditionalisme religieux : derrière le respect affiché des croyances, par exemple au moment du Ramadan, il y a en fait un refus profond, au nom de la laïcité, de ce qui distingue de ce point de vue les enfants de migrants. L’école serait du côté du discours éclairé, scientifique et la pratique religieuse du côté d’un obscurantisme, quand il ne s’agit pas de fanatisme, voire de terrorisme !

- La « démission » des parents : on dénonce le manque de suivi de l’absentéisme, l’absence des parents aux réunions, la présence excessive des « grands frères ».

Notons toutefois qu’il y a aussi quelques nuances dans la représentation du migrant selon les origines, en fonction du contexte et de l’histoire. Ainsi, sans doute à cause des souvenirs de la guerre d’Algérie ou d’événements plus récents, les Maghrébins sont perçus de manière plus négative que les Asiatiques, à qui sont attribués, selon un préjugé ancien, des qualités de travail, de respect et de discipline, attachés à la tradition confucéenne. De plus ces attitudes ont tendance à se radicaliser et à avoir une importante prégnance pratique chaque fois que le contexte local, au niveau d’un établissement, apparaît comme particulièrement tendu.

L’échec scolaire chez l’enfant de migrants : formes, étiologies, significations

La question de l’échec scolaire revêt une importance essentielle aujourd’hui au regard des exigences démocratiques et de l’intégration des migrants. Les théories sur l’échec scolaire sont diverses. Nous n’insisterons pas ici sur les théories psychologiques ou de type strictement psychanalytique, mais, dans une perspective complémentariste, sur celles suggérées par la sociologie.

Deux grandes thèses s’opposent :

- La théorie de la reproduction de Pierre Bourdieu estime que « les catégories de l’entendement professoral » expriment la logique de l’institution éducative qui transforme des classements sociaux en classements scolaires. C’est donc une violence symbolique qui s’exerce mais alors qu’en est il de la démocratisation (Bourdieu, 1978) ?

- Une autre théorie souligne l’importance des évaluations interactives qui privilégient les comportements en classe, d’où par exemple la surévaluation des filles, plus soumises, par rapport aux garçons qui sont plus agités.

Pour l’enfant de migrants, on peut sans doute insister sur le caractère déterminant des comportements en classe et par conséquent de la structuration comportementale issue de la stabilité des identifications parentales, qui renvoie à la crise de la parentalité en situation migratoire. Pour les garçons, ceci engage aussi la cohérence des représentations de la virilité.

Parmi les difficultés scolaires propres aux enfants de migrants, on peut donc sans doute relever :

- les problèmes de comportement (Debarbieux et Tichit, 1997). Beaucoup d’élèves sont indisciplinés ou au contraire très passifs ou déprimés, tristes. Les parents se plaignent de ne pas être obéis, mais ils ont en fait une certaine ambivalence. Ils confient l’enfant à l’école, selon les règles traditionnelles, comme à un grand frère du père ou de la mère et n’interviennent plus. Ou au contraire ils peuvent avoir une attitude très répressive, choquante même, par exemple le cas extrême de ces parents brûlant leur enfant de huit ans pour l’empêcher à jamais de voler. Ceci trahit un grave trouble de la parentalité (Moro et Giraud, 2002) ;

- les problèmes d’apprentissage. Selon J. Baron et Claude Mesmin (Mesmin, 1993), des difficultés notables en mathématiques et surtout à apprendre à lire affecteraient particulièrement les enfants de migrants ;

- la migration aurait un impact sur les mécanismes intellectuels nécessaires aux grands apprentissages scolaires. Des différences significatives apparaissent pour tous les âges en ce qui concerne le niveau intellectuel ; à huit ans sont particulièrement affectées les épreuves logiques (intelligence non verbale, perception des formes de la symétrie) ;

- les examens de langage montrent aussi que les enfants de migrants de huit ans ont plus de difficultés phonologiques, plus de difficultés d’expression, plus de difficultés de compréhension. Quatre vingt pour cent des enfants sont considérés comme n’étant pas vraiment bilingues ;

- les évaluations scolaires révèlent aussi qu’ils ont plus de difficultés en calcul et redoublent davantage.

A l’égal de la maladie, l’échec scolaire, en particulier du fait de problèmes comportementaux, de fugues, de phobies scolaires chez les enfants de « seconde génération » interroge les raisons de la migration et fait resurgir la question laissée souvent à l’écart entre la culture d’origine et la culture du pays d’accueil (clivage), de l’impossibilité d’un retour au pays qui ne soit aussi coûteux psychiquement que la migration, les enfants étant désormais plus attachés à la culture du pays d’accueil et appelés à vivre dans cette société dont ils ont acquis les principes et les valeurs, de la rupture transgénérationnelle qui prend une forme aiguë parce qu’elle est sous tendue par un conflit culturel, de la mise en question des modèles éducatifs et des modalités de transmission.

Du côté de l’école, l’échec scolaire de l’enfant de migrant pose le problème de la contradiction entre les valeurs universalistes de l’école, son projet émancipateur proclamé et la réalité de l’exclusion d’une frange non négligeable de la jeunesse, qui se retrouve sans qualification. Le rejet social, manifestation concrète du racisme et d’une xénophobie sécrétées par la société d’accueil (interrogations identitaires liées à la construction européenne et à la mondialisation) explique en particulier la difficulté où se trouvent les enfants de migrants pour valoriser les diplômes acquis, ce qui produit par un choc en retour, une interrogation sur la validité des modèles de réussite scolaire. S’il existe quelques exemples remarquables de réussite d’enfants de migrants par le biais de l’école en effet, ils sont en partie contredits par le fait qu’ils présupposent des conditions optimales, subjectives aussi bien qu’objectives qui pèsent peu par rapport à la masse d’obstacles rencontrés par les jeunes d’origine migrante, plus souvent exposés au chômage, à la discrimination ou à la survalorisation médiatique ne s’appuyant pas directement sur une réussite scolaire et laissant supposer, à tort ou à raison, la possibilité de contourner la réussite scolaire pour obtenir une réussite sociale.

Ainsi le rapport à l’école de l’enfant de migrant est complexe. Il laisse espérer beaucoup, est à la fois un instrument de promotion sociale relative, à travers le projet migratoire, puisque globalement il y a pour le migrant par rapport à la société d’origine, une amélioration relative de sa condition (4). Mais cette amélioration est moins perceptible par les enfants de la seconde génération qui se comparent plus facilement avec leurs pairs et ressentent au contraire leur situation comme un échec socialement peu supportable. D’où une perception différenciée entre générations de la situation objective et du rôle de l’école.

De ce fait, la question du rapport à l’école de l’enfant de migrant rend particulièrement visible la fonction relativement contradictoire de l’école républicaine française, émancipatrice pour les uns, excluante pour les autres, simplement reproductrice pour la plupart. Cette fonction contradictoire est en réalité souvent source de frustrations pour ceux qui espèrent beaucoup, mais ne recueillent qu’en partie les fruits de leur effort et de leurs attentes, ce qui est particulièrement vrai pour les jeunes issus de l’immigration (Beaud, 2001).

Les cliniciens en tous cas ne peuvent donc pas se dispenser d’une démarche complémentariste resituant les contradictions propres aux enfants dans un contexte social et une situation culturelle d’entre-deux qui les caractérisent. Les enfants ponts, comme nous avons proposé de les appeler (Giraud, 1999), subissent en tous cas toutes les tensions d’un processus acculturatif et migratoire qui les précède.

Compte tenu de l’importance accordée à la réussite scolaire en tous cas dans les familles scolaires et des espoirs qu’elle suscite, l’échec dans ce domaine ne peut être ressenti que très douloureusement. En tant qu’il touche un enfant, il provoque soit une incompréhension, soit un processus de recherche étiologique. Celui ci s’organise alors selon quelques « théories » privilégiées, attaque sorcière ou présence d’un djinn qui habiterait l’enfant. Le rôle des cliniciens qui travaillent avec les familles est alors d’aider, selon les modalités habituelles de la prise en charge transculturelle, d’élaborer ces représentations pour permettre à l’enfant et à sa famille de dominer cette situation (Duvillé, 1996 ; 2000 ; Mesmin, 1993a ; 1993b, Moro, 1998).

1. Nous nous en tiendrons ici au cas français où la place de l’école au regard de l’État et de la société est très particulière historiquement. Ceci permet d’être plus précis et plus concret. Néanmoins beaucoup des observations ici développées sont valables, sous d’autres formes dans d’autres pays d’immigration, selon des modalités distinctes.

2. En sociologie, le terme ethnométhodologie se réfère à une méthode (observation de terrain) et à un objet, plus spécifiquement à l’étude des « ehnométhodes », c’est-à dire les pratiques populaires. Il ne concerne les populations culturellement différentes que secondairement.

3. Ce néologisme que nous proposons désigne le sentiment d’étrangeté résultant du fait d’être étranger, d’appartenir à une autre culture.

4. Le cas des réfugiés doit être ici distingué. Beaucoup d’entre eux appartiennent au contraire à des couches socialement et culturellement aisés (universitaires, ingénieurs, médecins). ils peuvent subir du fait de leur migration une régression sociale, tout en assurant leur sécurité. l’exigence scolaire avec les enfants peut en être accrue, à titre de compensation, et l’échec scolaire en être ressenti avec d’autant plus de souffrance.

BIBLIOGRAPHIE

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