Marie-Jo BOURDIN : « Tu ne couperas point » – L’excision ou l’impossible compromis

Migrations Santé, janvier 1992 ; n° 70.

Marie-Jo BOURDIN est assistante-sociale au Centre F. Minkowska.

Depuis le début des années 1970, après la période de décolonisation, les occidentaux sont préoccupés, avec les mouvements féministes, par l’existence de « mutilations sexuelles » pratiquées sur des petites filles africaines. Ce terme, dont l’équivalent n’apparait pas dans la terminologie africaine traditionnelle, porte en lui un a priori culturel : celui de l’occident. C’est la raison pour laquelle nous utiliserons les guillemets. L’excision est une pratique traditionnelle aux origines immémoriales qui se perpétue jusque dans le cadre de l’immigration. En France, la presse la dénonce, lorsque des suites mortelles surviennent après cette intervention et, depuis 1988, elle fait chaque année la une de l’actualité judiciaire. Selon que l’on se situe d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, nous avons ici affaire à une éducation traditionnelle où l’excision perdure dans certaines ethnies de la zone subsaharienne, et là, dans l’immigration, à un sévice à enfants, qualifié juridiquement de crime depuis 1983. Pour comprendre le fondement, l’idéologie et la survivance de cette pratique, il est nécessaire de sortir de toute polémique et des cadres du discours occidentalo-centriste. En ce sens nous rejoignons la position d’André Bourgeot pour qui : Il va de soi que la problématique manichéenne du « pour ou contre » est à exclure car elle enferme le débat sur des positions partisanes, fondées sur des a priori ethnocentristes et par ailleurs, elle évacue ou opacifie la complexité du problème, n’autorisant aucune avancée dans la manière de poser le problème « (1). Autrement posé il semble en effet inévitable que l’on entre, par excellence, dans un conflit de cultures.

NDLR : Signalons une vidéo intéressante sur le sujet : « L’Afrique accusée ? » de J. P. ZIRN, 1990, 52′ (Eolis Production, FR3), distribution MTM (tél. : (1) 43 54 33 38)

Aire géographique des « mutilations séxuelles »

On a longtemps pensé que les « mutilations sexuelles » féminines se limitaient à l’Afrique. S’il est vrai que vingt-six pays de ce continent pratiquent l’excision sous différentes formes, il existe des localisations extra-africaines en Asie, en Malaisie et en Indonésie, dans le Sud de la péninsule arabique, au Yémen du Sud, dans le Sultanat d’Oman, et même en Amérique Latine dans quelque tribus indiennes de l’Amazonie péruvienne et vénézuélienne (2). L’excision et l’infibulation en milieu animiste, chez les catholiques, les juifs (les Falashas d’Ethiopie) et les coptes ne sont donc pas spécifiques à l’Afrique islamisée. En Algérie, au Maroc, en Tunisie, au Pakistan, en Turquie ou en Iran, elles ne sont pas pratiquées.

Mais pour parler de l’Afrique, nous ne pouvons nous limiter à citer des pays sans parler d’ethnies. En effet, au sein d’un même pays, des pratiques différentes peuvent coexister entre ethnies. Au Sénégal, par exemple, les Toucouleur excisent, pas les Wolof.

Les différentes formes d’excision

L’excision peut se présenter sous l’une des trois formes suivantes :

- l’excision dite « sunna » qui consiste en l’ablation du prépuce clitoridien,

- l’excision complète avec ablation du clitoris, de ses annexes et des petites lèvres. C’est la forme la plus répandue en Afrique inter-tropicale,

- la circoncision pharaonique ou infibulation qui consiste en une excision totale suivie de l’obstruction de l’orifice vulvaire laissant le passage pour les urines et le sang menstruel.

Les complications médicales

Il faut distinguer les risques immédiats directement liés aux interventions elles-mêmes, des complications plus tardives.
Le risque premier, le plus redoutable, est l’hémorragie, mais aussi l’infection locale (abcès vulvaire, gangrène, infection urinaire) ou générale pouvant entraîner la mort (septicémie, tétanos), les blessures d’organes voisins (urètre, rectum), l’incontinence. Une des complications à plus long terme est la coalescence cicatricielle des petites lèvres. Sur le plan obstétrical, les conséquences sont les déchirures périnéales, les épisiotomies, le névrome du nerf dorsal du clitoris. Il faut savoir que si des complications surviennent ou que l’enfant meurt, l’exciseuse ne sera jamais mise en cause : Dieu l’aura voulu ou ce sera l’effet d’un mauvais sort. Ce qui devrait amener à considérer la question de l’excision et de son abolition également sous l’angle plus général de la conception de la maladie et de la mort dans la culture africaine. Domaine que nous ne pouvons aborder dans le cadre de cet article.

Origines et historique des « mutilations sexuelles »

Leurs origines sont incertaines mais leur grande ancienneté est un fait établi. De nombreux auteurs considèrent l’Egypte comme le berceau de la circoncision masculine et féminine et l’on évoque souvent la découverte de momies qui seraient excisées.
L’avènement de l’islam n’a apporté aucune modification, intégrant ces pratiques qui lui sont antérieures ; sans les prescrire ni les proscrire, il sera sans doute l’un des facteurs de pérennisation.
L’Europe n’est pas non plus étrangère à ces pratiques. Entre le XVIlle et le XIXe siècle en Russie tsariste, la secte des « Skoptzy » pratiquait, à des fins religieuses, les mutilations sexuelles étendues aux deux sexes (3). En Angleterre, à la fin du XIXe siècle, un chirurgien Londonien pratiquait des excisions pour guérir les patientes hystériques (4). Enfin, en France, en 1864, Broca, fondateur de l’école anthropologique française et par ailleurs célèbre chirurgien, « proposa dans un souci d’humanité de mettre le clitoris à l’abri en suturant les grandes lèvres devant l’organe ou bien de l’extraire purement et simplement »(5).

Tentatives abolitionnistes

Les premières interdictions remontent à la fin du 19e siècle et ont été sources de révoltes. Plus près de nous, la plus sanglante est sans doute celle des Mau-Mau au Kenya en 1929, dirigée en grande partie contre la tentative des autorités anglaises de décourager la clitoridectomie. Le leader, Jomo Kenyatta, élevé sur les bancs de l’université anglaise, arrivé au pouvoir en 1963, s’empressa de rétablir officiellement l’excision qui selon lui était « sottement combattue par des proafricains trop sentimentaux ».
Toutefois, de façon générale, les pouvoirs africains ne restent pas indifférents. Certains dénoncent ou interdisent l’excision mais en vain : le Soudan dès 1946, Aden en 1958, le Burkina-Faso en 1983, le Sénégal en 1984.
Actuellement, quelques pays africains envisagent de se doter d’une législation adéquate, par exemple le Burkina-Faso. Un projet de code pénal propose deux articles réprimant l’excision. Mais le ministère de la justice de ce pays d’interroge sur l’efficacité de la répression dans un domaine où la coutume a droit de cité…
Côté européen, la France est le seul pays à avoir choisi la voie de la pénalisation. L’Angleterre, la Suède, la Suisse se sont dotées d’une législation réprimant les « mutilations sexuelles » mais n’ont pas poursuivi, ni jugé.
En France, depuis 1988, la machine judiciaire est lancée. Nous avons assisté à plusieurs procès en cours d’assise où pour la première fois des parents étaient jugés pour avoir fait exciser leurs petites filles, sans que ces excisions aient eu des suites mortelles.
Entre juin 1990 et février 1991, nous avons pu, dans le cadre d’une enquête réalisée pour un travail universitaire, faire parler des africains, des femmes et des hommes, sur cette pratique coutumière et sa criminalisation dans notre pays.

Signification, fonction de I’excision

La coutume ne s’explique pas, elle se reproduit, elle est irréfragable. Il est en effet difficile parfois d’aller au delà des brèves réponses déjà connues : « c’est ma coutume… on a toujours fait ça, chez nous c’est comme ça, la loi c’est de couper les filles… « .
Par rapport à certaines études ethnologiques réalisées il y a une dizaine d’années, on note une certaine évolution au regard, par exemple, de la religion. En effet, si certains ont longtemps cru que l’excision était prescrite par le Coran, il semble qu’actuellement peu d’africains y voient une nécessité religieuse. Toutefois une référence à la religion musulmane persiste, malgré tout, pour justifier l’excision. Nous pensons particulièrement à des propos très précis relatifs à la propreté. Ce terme est utilisé dans le sens de pureté et non dans un sens hygiéniste. Il s’agit de la pureté requise pour les prières : « une femme non excisée n’a pas le droit de prier », ainsi que de la pureté du sexe, débarrassé de sa partie masculine : « les femme non excisées ne sont pas propres car elles ont un second sexe ». De même, l’obligation de l’excision pour le mariage est encore très présente : « c’est un passage obligé pour se marier ». Ainsi, aujourd’hui encore, certains hommes refusent les femmes qui ne se soumettent pas à la tradition.
La fonction de différenciation sexuelle (notons de bisexualité originelle où circoncision et excision auraient pour fonction de supprimer les attributs du sexe opposé), mise en évidence dans la littérature ethnologique, nous a aussi été invoquée : « on excise pour éviter les rapports homosexuels ». Par contre, nous n’avons entendu aucune justification d’ordre esthétique ou mentionnant le danger que peut représenter le clitoris soit pour l’homme soit pour l’enfant à naître, ainsi que l’évoquent certaines traditions ethniques.

La médicalisation de l’excision : une solution culturelle ?

La circoncision effectuée en milieu hospitalier est devenue une banalité. Pourrait-il en être de même pour l’excision ?
Alors que l’Egypte et le Kenya se sont dotés en 1978 et 1982 de lois prohibant les circoncisions féminines dans les services de santé publics – dans quelles mesures sont elles appliquées ? -, il semble qu’actuellement dans certains milieux aisés de grandes villes africaines l’excision soit pratiquée en milieu hospitalier. La médicalisation a également tenté certains pays occidentaux comme l’Italie, où la Secrétaire d’Etat à la santé Mme Elena Marinucci, confirmait à un journaliste du Monde, en février 1988, l’existence de dispensaires et hôpitaux qui pratiquaient la clitoridectomie sur des fillettes africaines (7).
L’Angleterre s’est aussi fait remarquer. En 1982, un médecin, le Docteur S. Ghatak, reconnaissait pratiquer plusieurs ablations du clitoris chaque année, toujours, précisait-il, « pour des raisons culturelles ou psychologiques » (8). En France, du fait du code de déontologie, une telle pratique est officiellement impensable.
Dans notre enquête, la médicalisation de l’excision ne fait pas l’unanimité des personnes interrogées. Pour la plupart d’entre elles, médicaliser est synonyme de légalisation : « c’est une façon de ne pas lutter contre l’excision ».
Nous pensons que la médicalisation prônée par certains banaliserait la pratique excisionnelle et perpétuerait la coutume plus qu’elle ne contribuerait à sa disparition. Même si elle rassure sur les risques médicaux immédiats, notamment de mortalité, la médicalisation est sans doute une manière confortable de se débarrasser du problème.

L’excision : une affaire de femmes ?

C’est là une de nos grandes interrogations. L’excision pratiquée par des femmes, défendue par elles n’est-elle vraiment qu’une affaire de femmes ? Pour Nicole Sindzingre (9), il est difficile d’éluder cette question, alors s’interroge-t-elle, s’agit-il d’intériorisation ? d’aliénation ?
Même si certaines affirment encore aujourd’hui que c’est une affaire de femmes, « chez nous c’est les mamans qui décident » les africaines de notre enquête ne semblent plus aussi convaincues qu’il y a quelques années.
Plusieurs d’entre elles se laissent aller à penser que si les hommes le voulaient, la pratique de l’excision cesserait et cesserait même rapidement. Pour elles l’abandon de cette pratique leur appartiendrait. Elles s’accordent pour dire qu’il faut convaincre les hommes : « si on ne peut pas convaincre les parents, il faut convaincre les maris ».

L’excision un acte criminel ?

Depuis l’arrêt rendu par la Cour de Cassation en 1983, l’excision est devenue un crime, et chaque année depuis 1988 des parents comparaissent devant la Cour d’Assises. Mais il faut savoir que cet arrêt, qui fait depuis jurisprudence, a été rendu dans des circonstances particulières. Une Française, Bretonne, dans un accès de folie, avait excisé sa fille. Dès lors l’excision rituelle a été considérée également comme une pratique criminelle.
Tous nos interlocuteurs, y compris ceux engagés dans la lutte pour l’abolition de l’excision, refusent la criminalisation et les procès.
Tous sont choqués par cet « acharnement à faire passer ces mères pour des barbares, des assassins » pour reprendre leurs termes : « il faut informer, expliquer mais ne pas condamner » ont-ils été unanimes à déclarer.
Toutefois la seule connaissance de l’interdiction ne permet pas de remettre en cause et de se remettre en cause. Et plus précisément, s’interroge encore Anne Raulin, « peuvent-ils entendre une loi qui fait une description caricaturale, injuste de leur pratique ? Peuvent-ils s’ils ont connaissance de la loi, la reconnaître, la respecter ? » (10) et elle ajoute « les africaines, et les africains responsables de la perpétuation de l’excision en France, peuvent-elles, peuvent-ils se reconnaître dans ce sinistre tableau qui fait d’eux l’équivalent de bourreaux d’enfants et de violeurs ? Il est permis d’en douter lorsqu’on sait que ne pas exciser ou ne pas faire exciser constitue pour elles, pour eux, un manquement à l’éducation de leurs enfants, que d’exciser ou de faire exciser c’est être de bons parents, c’est être une bonne mère » (10).
Nous avons aussi entendu ce « manquement à l’éducation » : « Ne pas exciser est une insulte à la mère… C’est être soi même une mauvaise mère« .

Les procès : un impossible compromis

Certes les condamnations vont décourager certains d’exciser sur le sol français. Pour autant le problème en sera-t-il réglé ? La voie judiciaire, selon Geneviève Giudicelli Delage (11), « fait trop grand fi du conflit des cultures et pour cette raison même elle présente faiblesses et risques.
Vouloir par la répression faire disparaître une perception « traditionnelle » de la socialisation qui passe par le marquage du corps pour faire émerger une perception « moderniste » sans que réapparaissent les vieux démons du colonialisme culturel risque semble-t-il de compromettre la démarche et relève du défi.
La criminalisation de l’excision met en scène, nous l’avons très fortement ressenti dans le déroulement des audiences, mais aussi dans les discours recueillis, ce conflit de cultures où chacune veut et tente de résister à l’autre. Laquelle va prévaloir ?
Poser le problème de l’excision et des différentes interprétations auxquelles elle donne lieu constitue l’idée principale de ce travail. Pour les africains, il s’agit d’un rituel imposé par la tradition, destiné à marquer les femmes et à les assigner a une place précise dans la sociabilité africaine. C’est donc un rituel culturel mais surtout social. Les occidentaux de leur côté la considèrent avant tout comme un sévice, une atteinte à « l’intégrité corporelle de la personne humaine », un crime, le signe par excellence de l’arriération et du manque de civilisation des Africains. C’est en fait deux façons fortement constituées de concevoir la société et les rapports sociaux qui se heurtent sans se comprendre, sans s’entendre. L’excision éclaire de manière exemplaire ce que l’on a l’habitude de nommer le « choc culturel ».
Les procès mettent en évidence un télescopage de la coutume au crime, un conflit de valeurs, de normes, la loi française contre la loi coutumière, le moderne opposé au traditionnel, l’intégrité corporelle à l’intégrité culturelle, la liste des oppositions pourrait être longue. Dans ce télescopage la France a choisi la voie de la pénalisation, cas unique en Europe, nous l’avons vu.
Le déroulement des procès montre qu’à travers les individus il s’agit d’un procès fait à l’excision, donc à la culture. L’ethnocentrisme domine les débats.
Les condamnations prononcées suscitent tant de la part des condamnés que de la communauté africaine concernée des incompréhensions et montrent le fossé entre la loi et la reconnaissance de la loi. Ceci soulève tout le problème des processus mis en place pour favoriser l’intégration à la société d’accueil. Cette pratique réactive le profond sentiment de supériorité qui domine la pensée occidentale l’égard de l’Afrique depuis des siècles. La lutte contre l’excision telle qu’elle est menée actuellement ne risque-t-elle pas de prendre l’allure d’un nouvelle croisade la civilisation contre la barbarie, qui justifia si longtemps le processus de colonisation depuis le XIX, siècle ? Sur ce thème que fit la France en Afrique Occidentale durant toute cette période ?
Au bout du compte, dans cette impasse où nous conduit l’incompréhension entre les deux cultures en présence, nous sommes amenés à nous interroger sur la position spécifique de la civilisation occidentale représentée en l’occurrence par son système juridique.
La criminalisation de l’excision ne résout pas le problème posé par cette coutume. Côté français la solution est difficile à trouver. Les condamnations blessent, traumatisent, humilient, mais ne semblent parvenir à convaincre réellement. Dans clivage juridico-culturel, un rapport de force s’installe, faisant apparaître un phénomène de résistance qui renforce dans leurs attitudes les parents africains défenseurs de l’excision, poussant certain outrepasser la loi française. N’oublions que dans les sociétés traditionnelle coutume fait également force de loi.

Les effets des condamnations

Depuis les derniers procès, des familles africaines observent une grande méfiance à l’égard des travailleurs sociaux et personnels des centres de Protection Maternelle et Infantile (PMI). Certaines PMI sont boycottées par les mères africaines. Ce qui remet en cause le suivi médical des petits africains de moins de six ans, et le rôle de prévention des PMI.
Quel est l’objectif véritablement recherché ? La fin de l’excision pour les petites filles africaines qui résident en France ? Ou simplement l’arrêt de la pratique sur le territoire français ? Personne ne peut ignorer que depuis les procès un nombre croissant de fillettes sont envoyées en Afrique… et reviennent excisées. Effets pervers des procès, réactions d’affirmation identitaire dont les premières victimes sont celles censées devoir être protégées par la répression.
Dans ce conflit de cultures que représente la pratique coutumière de l’excision, comment peuvent se situer les professionnels de la santé et les travailleurs sociaux ? Toute la difficulté réside dans la manière de poser l’interdiction d’exciser sur le territoire français. En effet, la compréhension d’une interdiction et de la sanction qui l’accompagne nécessite que l’acte réprimé soit considéré, intégré, puis intériorisé comme une faute, selon le code culturel de référence, d’où la complexité du message.
Pour preuve, après plusieurs années de procédure et sa condamnation en Cour d’Assises, une mère nous interrogeait : « Bon, les blancs ont dit c’est pas bon, alors c’est pas bon, mais toi dis-moi pourquoi c’est pas bon, parce que je sais pas« . Dans ce travail nous avons tenté d’amener les éléments de compréhension pour faire valoir, à partir de notre expérience, que la criminalisation n’est peut être pas la solution la plus adaptée car elle impose et ne propose rien. La réflexion d’un burkinabé à propos de la criminalisation nous donne matière à penser. Si, disait-il « on fait l’hypothèse qu’idéologiquement l’excision fait partie du processus du domination de l’homme sur la femme, alors la Cour d’Assises la rend doublement victime : victime en tant que femme puisque dominée par l’homme mais aussi victime en tant que mère devenue criminelle et condamnée en tant que telle« . Pour autant cela ne veut pas dire qu’il faut laisser passivement exciser les petites africaines sur notre territoire.
Lorsqu’une organisation traditionnelle vacille au contact de la modernité, comment envisager une action dans cet univers culturel où le sacré pénètre le quotidien, où rite et vie domestique ne font qu’un, où tout est réglé préalablement, où le passé doit être ritualisé pour être intégré au quotidien, où la parole des anciens est toujours porteuse de celle des ancêtres ?
Les solutions sont d’autant plus difficiles à trouver qu’il ne s’agit pas uniquement de convertir les Africaines aux convenances sociales occidentales mais aussi de mieux faire comprendre aux Occidentaux ce que représente l’excision pour les Africains. Ces solutions ne doivent pas être seulement juridiques, pas seulement éducatives, mais elles devraient démontrer aux Africaines qu’elles ne perdraient pas de leur identité de femme si elles n’étaient plus excisées. Qu’enfin, leurs maris ont sans doute, comme nous l’avons constaté dans notre enquête, un grand rôle à jouer dans la disparition ou dans le remplacement symbolique de ce rite. En terme de génération ont peut penser au rôle qu’ici et là peuvent également jouer leurs fils. Alors il ne s’agit plus de venir seulement rappeler la loi aux familles africaines ou d’avoir une attitude essentiellement répressive, mais de « parler » l’excision pour les amener à s’approprier les raisons qui motivent l’interdiction.
Cet accompagnement, où l’excision serait abordée en tant que telle, peut être envisagé dans le cadre d’une nouvelle approche : la médiation culturelle.
Dans cette perspective nous pourrions solliciter des partenaires africains, appartenant à des ethnies où l’excision est pratiquée, qui auraient eux-mêmes réfléchi et pris position ; en quelque sorte des « sages » qui seraient des relais entre la communauté africaine et les professionnels médico-sociaux. Un lien entre ces deux manières de voir le monde social.
La méconnaissance de l’autre culture, l’appartenance à des codes culturels totalement opposés, font que professionnels et migrants africains ont parfois du mai à communiquer et à se comprendre.
Ainsi, en dehors de toute information et formation, certes nécessaires ; sur la spécificité culturelle, la sensibilisation à la perception des différences devrait partir d’une dynamique des deux identités se donnant mutuellement sens.
Pour nous travailleurs médico-sociaux il s’agit, à la lueur d’autres cultures, d’essayer de cerner nos propres représentations, notre système de valeurs, les normes parfois inconscientes de notre propre culture. Mais aussi nous devons toujours nous souvenir, dans nos rapports professionnels, c’est à dire dans le rapport à l’autre, que « Si Je est un autre, les autres sont aussi des Je » ainsi que le souligne Tzevan Todorov (12), dans une perspective plus large que la nôtre.
Le médiateur, qui aurait un rôle d’acteur,pourrait aborder cette pratique dont l’évocation reste encore taboue dans beaucoup de familles traditionnelles africaines, en évitant l’écueil des généralisations, des clichés, des préjugés si souvent présents dans tout ce qui touche à la sphère culturelle.

Le traitement du fait culturel, traitement particulièrement délicat pour ce qui concerne l’excision, pourrait trouver une indication dans cette médiation et donner toute son efficacité à notre travail d’information, d’accompagnement et d’éducation. Ainsi la distinction entre imposer et proposer pourrait garder toute sa pertinence.

BIBLIOGRAPHIE

(1) Bourgeot A.

Mutilations et rites d’initiation : le dilemme de l’excision.
Revue Aujourd’hui l’Afrique, 1989, pp. 14

(2) Waisbard S.R.

es indiens Shamas de l’Ulaya-Li et du Tamaya.
L’Ethnographie. Paris, nouvelle série, 53, 1958/59, 18 -74. Cité par Michel Erlich op.Cit, pp.31

(3) Erlich M.

La femme blessée : essai sur les mutilations sexuelles féminines, préface de Marc Augé.
Paris, 1986, L’Harmattan, 321 p.

(4) Scull A., Favreau D.

Médecines de la folie ou folie de médecins : controverse à propos de la chirurgie sexuelle au XIXe siècle. Traduction de Marie Helsmoortel.
Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°68, juin 1987, pp.31-44.

(5) lrvoas M.

Les Mutilations sexuelles féminines
Paris, 1983, Faculté de Médecine de Créteil, Thèse pour le doctorat en médecine.

(6) Kenyatta J.

Au pied du mont Kenya. Préface de Georges Balandier.
Paris, 1967, Maspero, 207 p.

(7) Excisions « officielles » en Italie. JeanPierre Clerc, Le Monde, 24 février 1988.

(8) Daguerre P.

Les médecins anglais libres d’excision.
Le Quotidien du Médecin, n02791, octobre 1982.

(9) Sindzingre N.

Un excès par défaut : excision et représentation de la féminité.
Paris, l’Homme, XIX, décembre 1979,pp. 171-187.

(10) Raulin A.

L’excision et sa présence en France.
Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. LXXXVIII, 1990, pp. 157-17 1.

(11) Giudicelli-Delage G.

Excision et droit pénal.
Paris, revue Droit et Culture, Erasme. 199. pp. 201-211.

(12) Todorov T.

La conquête de lAmérique. La question de l’autre.
Seuil, 1982, 279 p.

Aller au contenu principal