Mères endeuillées par Kouakou Kouassi*

In : Champ Psychosomatique 213 pp. 67 72, 1995.

Psychanalyste, chargé de consultations d’ethnopsychiatrie, 3 1 e secteur de Paris, co-thérapeute à la consultations d’ethnopsychiatrie du Dr M. R. Moro (service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent du Pr Ph. Mazet), CHU Avicenne, 129, route de Stalingrad, 93009 Bobigny.

RÉSUMÉ

Dans les sociétés traditionnelles africaines le statut de la femme est défini en fonction de sa capacité génitrice. La maternité s’affirme par une multiparité honorée par la société. Face à un tel statut la stérilité devient une source d’angoisse et de réactions mortifères. Quand la mort frappe impitoyablement la même fratrie, la société met en place des rituels thérapeutiques de prise en charge des multipares endeuillées et des rituels pour fixer l’enfant dans le monde des humains.

Mots clés : Bébé baoulé (Côte d’Ivoire), multipare endeuillée, rituel, nomination, ethnopsychiatrie, deuils.

ABSTRACT

Within traditional African societies the status of women defined in terms of their fertility. Motherhood and multiparity is highly respected by society. In the context of such a social structure sterility becomes a source of anguish and mortification. When death pitilessly strikes at siblings within a family, society provides therapeutic rituals for the mourning multipara and rituals to insure that young children wil ! remain living in this world.

Key words : Baoulé infants (Ivory Coast), grieving mother (of multiple children), rituai, naming, ethnopsychiatry.

« Je veux avoir un enfant ! Je n’en ai pas fait, J’ai faim d’un enfant ! » Refrain de complaintes des femmes baoulé frappées de stérilité.

ÉLOGE DE LA FÉCONDITÉ CHEZ LES BAOULÉ

Le bonheur d’une femme baoulé ! a pour nom « enfant ». Selon Luneau (1981., p. 117), ce primat de la fécondité explique sans doute pourquoi la femme africaine trouve d’ordinaire son équilibre psychique non pas dans une relation conjugale élective où le mari tient la première place, mais dans une maternité appelée de tous ses voeux, et que la venue d’un enfant vient exaucer. « Pas de femme heureuse qui ne soit mère et ne rêve de l’être à nouveau ! ».

Autrement dit, la vie sociale est perçue comme une création continue et vivre, c’est être créateur. Tout vivant doit coopérer à cette vie ; une nécessité naturelle devient une obligation morale. On ne conçoit pas qu’un être se dérobe à la procréation.

Le besoin d’épanouissement de la femme africaine, en affirmant sans cesse son identité féminine et maternelle par l’enfantement, se conjugue à l’obligation morale de procréer pour perpétuer l’espèce et à la nécessité de prouver ses potentialités génitrices, faute de quoi, elle se ferait répudier ou se verrait adjoindre une seconde épouse. C’est pourquoi le statut social de l’homme et plus particulièrement de la femme, est fonction de sa fécondité que son groupe jauge à l’aune de la multiparité. C’est ainsi qu’en milieu traditionnel tout individu qui n’a pu procréer de son vivant, subit un traitement post niorteni, c’est à dire, un ensemble de rituels qui consiste à rendre le sein du défunt ou de la défunte fertile en vue d’un retour hypothétique parmi les vivants par le biais du cycle de la mort renaissance, omniprésent dans la représentation des bébés (Kouassi, 1994, p. 12 15).

La femme prouve au groupe familial sa potentialité génitrice par de nombreux enfantements. C’est ainsi qu’en pays baoulé, on reconnaît les multipares honorables selon leur performance dans la fécondité. Le signifiant du nom indique la position de l’enfant dans la fratrie, et le signifié renvoie à la performance louable de la génitrice : le neuvième enfant s’appellera N’goran, le dixième Brou, le onzième Loucou, le douzième N’gbin, le treizième Djahan…

Dans d’autres groupes ethniques tels que les Krou (Bété, Dida … ), la multipare de dix enfants fait l’objet d’un satisfecit ritualisé au cours duquel celle ci est ramenée dans sa famille d’origine à travers une magnificence cérémoniale. De nombreux rites et coutumes attestent quotidiennement de la participation du groupe à la fécondité de la femme africaine.

LA FEMME STÉRILE

Dans un tel contexte où la femme se définit et où elle est définie d’abord par son statut de génitrice, la non acquisition d’un tel statut ou ses aléas méritent aussi d’être étudiés.

Pour ce qui concerne la femme stérile, les évocations précédentes laissent entrevoir un statut psychosocial douloureux, d’autant qu’en milieu traditionnel non médicalisé la stérilité du conjoint demeure encore difficile à prouver. C’est ainsi que la stérilité de la femme est vécue comme une déchéance sociale ou une négation de son être. L’avortement, tout spontané qu’il soit, est un malheur. Seule la venue d’une autre grossesse à terme pourra effacer la honte et la souffrance.

Si la stérilité interdit l’accession au statut de femme, la ménopause remanie dangereusement la position psychosociologique de la femme africaine en milieu traditionnel.

L’importance de la grande multiparité n’est certainement pas sans conséquence sur l’investissement réel de la mère sur l’enfant durant la première enfance. La rapidité du travail de détachement lors du deuil d’un enfant en bas âge est lié au fait que la mère reporte vite l’investissement sur un enfant plus jeune ou sur une nouvelle grossesse. Au delà de ce mécanisme connu, les sociétés

traditionnelles africaines y ajoutent un ensemble de rituels spécifiques qui aident la multipare au travail de deuil.

LE RITUEL DU FÊA : RITUELS DES MULTIPARES ENDEUILLÉES

Dans le groupe ethnique et socio culturel des Akan de Côted’Noire, le travail de deuil de la multipare est facilité par le rituel du Fêa. Les trois premiers enfants morts de la même mère ne sont pas pleurés, pas même par les parents. Ils n’ont aucune sépulture, pas de funérailles et pas d’offrandes mortuaires. Le moment venu, après la toilette mortuaire, les spécialistes en thanatologie couvrent entièrement le corps de petites touffes de coton, en prenant soin d’éviter la couleur rouge. Ensuite, l’enfant est enterré secrètement et à la hâte.

A la mort du fêa, la famille proche vit un véritable moment de panique, mais ne doit pas pleurer, ni manifester des attitudes de tristesse, sous peine d’être frappée de malheur. Le fêa est une négation ritualisée de la mort qui est en rapport avec le chiffre trois reconnu pour ses valeurs symboliques et magico religieuses. Audelà de cette disposition, le groupe familial exhorte le couple à faire d’autres enfants le plus rapidement possible.

LA DATION DE NOMS MASOUÉS

Quand la mort frappe inexorablement la même fratrie, les parents attribuent au nouveau né qui risque de subir le même sort un nom de « camouflage ». C’est à dire qu’on attribue au nouveau né un nom de chose sans intérêt ; ainsi pense t on que la mort ne voudra pas d’un être ou d’un objet aussi abject : il n’est pas rare d’entendre certaines personnes s’appeler : Nafiassou (je ne compte pas sur lui), Assiê nain (de la viande pour la terre), Owanianko (celui qui vient voir et repart)…

La conception qui sous entend cette pratique est en effet liée à l’univers socio culturel des Akan qui admettent deux dimensions réprésentafionnelles. L’une, visible, est celle des être humains, des animaux… et l’autre, invisible, est représentée par des entités intermédiaires telles que les ancêtres, les génies, les divinités… Il n’y a ni mort, ni naissance, mais tout simplement des migrations perpétuelles d’un monde à l’autre. La naissance et la mort existent en tant que voie de passage nécessaire entre les deux mondes. Un même sujet peut faire plusieurs voyages entre le monde des ancêtres et celui des vivants.

Ainsi, un couple accablé par la perte successive d’enfants pensera qu’en effet, il s’agit du même enfant qui se livre à de sinistres « navettes ». Ainsi, si les premiers enfants d’une mère meurent en bas âge, le dernier né subit des rituels qui ont pour finalité de le fixer à la vie.

Rituel

Dès la naissance, une fois la toilette terminée, le nouveau né est couché sur une natte déchirée. Une vieille femme spécialisée dans l’art d’accoucher marque l’enfant par trois petites scarifications sur chaque joue. Ensuite, elle insulte le bébé et lui dit : « Je vais te tuer, puisque tu ne cesses d’aller et venir ! » Le nouveauné est parfois brutalisé pour faire croire qu’elle met ses menaces à exécution. A l’issue de ces opérations, il est déposé dans un panier, et on l’insulte de nouveau : « Chaque fois que tu viens, tu ne restes pas sur terre, cette fois ci, je te jette vivant aux ordures… » Puis, il est traîné vers les tas d’ordures. Survient alors une autre personne qui tend un igname à la vieille femme chargée du rituel et lui dit : « Donne le moi ; c’est mon esclave, je l’achète ». La transaction conclue, elle lui remet le bébé, et l’acquéreur ramène le nouveau né chez lui avant de revenir le confier à une femme du village pour l’allaiter. Cette dernière n’est autre que la mère, mais en aucun cas le bébé ne doit le savoir…

Fonctions des rituels

Les rites anthroponymiques contiennent le désir du groupe de maltraiter l’enfant pour l’amener à renoncer à sa propre mort : « Par ces mauvais traitements, on retient une vie qui a du mal à s’accrocher à la terre ». La focalisation de l’attention de toute la coinmunauté villageoise sur un enfant menacé, stimule et réoriente l’investissement des parents sur ce dernier.

Le rituel du fêa est un moyen psychothérapique qui permet de venir en aide aux multipares endeuillées. La première intention de cette démarche psychothérapique consiste à dénier la mort et à introduire la croyance qui veut que le même enfant fasse la navette, en annulation rétroactive de l’investissement de l’objet perdu. L’annulation rétroactive, rappelons le, est le mécanisme psychologique par lequel le sujet s’efforce de faire en sorte que des pensées, des paroles, des gestes, des actes passés ne soient pas advenus ; il utilise pour cela une pensée ou un comportement ayant une signification opposée. Il s’agit d’une compulsion d’allure magique caractéristique en psychanalyse de la névrose obsessionnelle. Il s’agit d’actes compulsionnels à deux temps, dont la première séquence est annulée par la seconde. Leur véritable signification réside dans le fait qu’ils représentent le conflit de deux mouvements opposés et d’intensité presque égale ; ce qui revêt selon Freud l’opposition entre l’amour et la haine.

Cependant, l’introduction de l’espoir que cet enfant « migrateur » reviendra d’un moment à l’autre, consiste à relativiser la portée de la mort, à la rendre plus supportable : désormais cette mort n’est plus définitive, irrémédiable et irréversible. Il s’agit surtout de mobiliser chez la mère d’autres investissements que le Moi groupal reportera intégralement sur le prochain enfant qui naîtra.

Par ailleurs, ce processus psychothérapique vise à introduire également chez la mère des sentiments d’agressivité envers cet enfant attendu de tous. Et il a un avantage supplémentaire : celui de déculpabiliser la mère grâce au mécanisme de projection sur le groupe familial qui localise, dans cet enfant, l’expérience de déplaisir que le groupe refuse de reconnaître dans la mère. Ce n’est pas elle qui est mauvaise génitrice, c’est tout simplement cet enfant qui fait souffrir ses parents par ses nombreux passages sur terre ; ceci facilite le désinvestissement de cet enfant. La mère est ainsi mise à l’abri d’un deuil pathologique.

En déculpabilisant la mère et grâce au jeu d’ambivalence caractéristique des structures obsessionnelles, le Moi du groupe semble avoir pris acte des observations selon lesquelles la dépression est indissociable de la problématique de deuil, conflit ambivalent dans lequel le déploiement d’agressivité nécessaire au détachement libidinal est bloqué par la culpabilité.

BIBLIOGRAPHIE

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- LUNEAU R. (l 98 1), Chants de femmes au Mali, Paris, Luneau Ascot, 1981

1. Baoulé : thii ;e du centre de la Côted’Ivoire qui est rattachée linguistiquement au groupe Akan.

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